Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 295-311).


CHAPITRE XXVII.

LE COMBAT.


Nous entendîmes le techir : c’est ainsi que les Arabes appellent leur cri de bataille, lorsque par de bruyantes acclamations ils invoquent le ciel pour en obtenir victoire.
Hughes. Siège de Damas.


Le lendemain matin, Richard fut invité à une conférence par Philippe de France ; celui-ci, tout en employant les expressions de la plus haute estime pour son frère d’Angleterre, lui communiqua en termes très positifs son intention de retourner en Europe pour s’occuper des soins que réclamait son royaume. Il lui dit qu’il désespérait entièrement du succès de leur entreprise, d’après la diminution de leurs forces et les discordes civiles qui les partageaient. Richard essaya vainement de le dissuader, et la conférence finie, il reçut sans surprise un manifeste signé du duc d’Autriche et de plusieurs autres princes, exprimant sans aucun ménagement une résolution semblable à celle de Philippe. Ils y déclaraient que leur abandon de la sainte cause était occasioné par l’ambition démesurée et le despotisme de Richard d’Angleterre. Tout espoir de continuer la guerre avec quelque chance de succès s’évanouissait ainsi. Richard versa des larmes amères sur la perte de ses espérances de gloire ; sa douleur était rendue plus vive encore par la pensée que, s’il devait renoncer à son vœu le plus cher, il fallait l’attribuer en partie aux avantages que son imprudence et son impétuosité avaient donnés sur lui à ses ennemis.

« Ils n’auraient pas osé abandonner mon père de la sorte, » dit-il à de Vaux dans l’amertume de son dépit ; « aucune des calomnies qu’ils auraient pu répandre contre un roi si sage n’aurait été accueillie dans la chrétienté ; tandis que moi, insensé que je suis, non seulement je leur ai fourni un prétexte pour m’abandonner, mais même pour rejeter tout le blâme de la rupture de cette alliance sur mes funestes défauts ! »

Ces réflexions aigrissaient à un tel point le chagrin du roi que de Vaux se réjouit lorsque l’arrivée d’un ambassadeur de Saladin le força de donner un autre cours à ses pensées.

Ce nouvel envoyé était un émir très estimé du soudan, et qui se nommait Abdallah El Hadgi ; il tirait son origine de la famille du Prophète et de la race ou tribu de Hasmen ; et en témoignage de cette illustre généalogie, il portait un turban vert d’une énorme dimension. Il avait aussi fait trois fois le voyage de la Mecque, ce qui lui avait fait donner le nom de Hadgi ou Pèlerin. Malgré tous ces droits à la sainteté, Abdallah était, bien qu’Arabe, un bon compagnon qui aimait à entendre un conte joyeux, et qui mettait de côté sa gravité jusqu’à boire gaîment quand le secret le rassurait contre le scandale. C’était aussi un homme d’état dont Saladin avait employé les talents dans plusieurs négociations avec les princes chrétiens, et surtout avec Richard, auquel la personne d’El Hadgi était non seulement connue, mais encore agréable. Satisfait de l’empressement que Saladin mettait à lui faire promettre par son envoyé un terrain convenable pour le combat, et un sauf conduit pour tous ceux qui désiraient y assister, l’ambassadeur offrant de rester en otage comme gage de la fidélité du soudan, Richard oublia bientôt le chagrin que lui causaient ses espérances trompées et la dissolution de la ligue chrétienne, dans les discussions intéressantes qui précèdent un combat en champ clos.

Le lieu appelé le Diamant du désert fut désigné pour le combat, comme étant à peu près à une distance égale du camp des chrétiens et de celui du soudan. Il fut convenu que Conrad de Montferrat, avec ses parrains, l’archiduc d’Autriche et le grand-maître des templiers, y paraîtraient, le jour fixé pour le combat, avec cent hommes armés à leur suite ; que Richard d’Angleterre et son frère Salisbury, qui soutenaient l’accusation, s’y rendraient avec un nombre égal de guerriers pour protéger leur champion, et que le soudan amènerait avec lui une garde de cinq cents hommes d’élite, qui n’était considérée que comme l’équivalent de deux cents lances chrétiennes. Le sultan se chargeait de faire préparer la lice, ainsi que de tous les arrangements et rafraîchissements nécessaires pour recevoir ceux qui devaient assister à cette solennité. Ses lettres exprimaient avec beaucoup de courtoisie le plaisir qu’il se promettait d’une entrevue pacifique avec Melec-Ric, et son extrême désir de lui faire un accueil qui pût lui être agréable.

Tous les préliminaires ayant été réglés et communication en étant faite au défendant et à ses parrains, Abdallah El Hadgi fut admis à une audience plus intime, et il entendit avec délices les accords harmonieux de Blondel. Après avoir pris soin de mettre de côté son turban vert, et de choisir à sa place un bonnet grec, il chanta à son tour une chanson à boire tirée du persan, et avala sans se faire prier un bon verre de vin de Chypre pour prouver que sa pratique ne démentait pas sa théorie. Le lendemain, aussi grave et aussi austère que le buveur d’eau Mirglip, il inclina son front jusqu’à terre devant le marchepied de Saladin, et rendit compte au soudan de son ambassade.

La veille du jour marqué pour le combat, Conrad et ses amis partirent au point du jour pour le lieu indiqué, et Richard quitta le camp à la même heure et dans le même but ; mais, comme il avait été convenu, il voyagea par une route différente, précaution qui avait été jugée nécessaire pour éviter toute possibilité d’une collision entre leurs hommes d’armes.

Quant au bon roi lui-même, il n’était pas d’humeur à se quereller avec personne. Rien n’aurait pu ajouter au plaisir qu’il se promettait d’un combat à outrance en champ clos, si ce n’est d’être lui-même un des combattants, et il se sentait réconcilié avec tout le monde, voire même avec Conrad de Montferrat ! Armé à la légère, richement vêtu, et aussi rayonnant qu’un jeune époux le jour de ses noces, Richard caracolait à côté de la litière de la reine Bérengère, lui faisant remarquer les différents lieux qu’ils traversaient, et égayant, par des récits et des chants, la route monotone du désert inhospitalier.

Lorsque la reine avait accompli son pèlerinage à Engaddi, elle avait pris le chemin qui était de l’autre côté de la chaîne de montagnes, de sorte que le spectacle du désert était nouveau pour elle et pour ses dames. Quoique Bérengère connût trop bien le caractère de Richard pour ne pas témoigner un grand intérêt pour ce qu’il lui plaisait de dire ou de chanter, elle ne put s’empêcher de se livrer à quelques craintes féminines quand elle se vit dans l’effrayant désert avec une si petite escorte, qui semblait n’être qu’un point mouvant sur la surface de la plaine immense : elle savait aussi qu’ils n’étaient pas éloignés du camp de Saladin, et qu’ils pouvaient être surpris et exterminés d’un moment à l’autre par un détachement nombreux de sa redoutable cavalerie, si le païen était assez déloyal pour profiter d’une si favorable occasion. Mais quand elle communiqua ces soupçons à Richard, il les repoussa avec mécontentement et dédain. « Ce serait plus que de l’ingratitude, dit-il, que de douter de la bonne foi du généreux soudan. »

Cependant les mêmes doutes et les mêmes craintes se représentèrent souvent, non seulement à l’esprit timide de la reine, mais à l’âme plus fière et plus courageuse d’Édith Plantagenet, qui n’avait pas assez de confiance dans la bonne foi d’un musulman pour être parfaitement à son aise en se trouvant ainsi en son pouvoir. Sa surprise eût donc été moins grande que sa terreur, si elle eût entendu tout-à-coup retentir dans le désert le cri d’Allah hu ! et qu’une troupe de cavalerie arabe eût fondu sur eux comme des vautours sur leur proie… Ces soupçons ne diminuèrent pas lorsqu’à l’approche du soir on aperçut un seul cavalier, remarquable par son turban et sa longue lance, qui voltigeait sur le bord d’une petite éminence, comme un faucon suspendu dans l’air ; dès que l’Arabe entrevit l’escorte royale, il partit avec la rapidité du même oiseau lorsqu’il fend les airs et disparaît de l’horizon.

« Il faut que nous soyons près du lieu désigné, dit le roi Richard, et ce cavalier est sans doute une des vedettes de Saladin… Il me semble que j’entends le bruit des trompettes et des cymbales maures… Rangez-vous en ordre, mes enfants, et formez-vous autour des dames dans une attitude ferme et militaire. »

À ces mots, chaque chevalier, écuyer ou archer, se hâta de prendre son rang. Ils se mirent en marche dans l’ordre le plus serré, ce qui faisait paraître leur nombre encore plus petit. À dire la vérité, quoique ce ne fût peut-être pas de la crainte, il y avait du moins une espèce d’inquiétude mêlée de curiosité dans l’attention que la troupe prêtait aux éclats sauvages de la musique maure qui se faisait entendre par momens avec force du côté où le cavalier arabe avait disparu.

De Vaux dit à l’oreille du roi : « Ne conviendrait-il pas, monseigneur, d’envoyer un page là-haut sur ce banc de sable, ou votre bon plaisir est-il que je pique moi-même en avant ? Il me semble, d’après tout cet appareil, que s’ils ne sont pas plus de cinq cents hommes de l’autre côté de ces montagnes de sable, la moitié de la suite du sultan doit être composée de tambours et de cymbaliers… Partirai-je ? »

Le baron avait serré le mors à son cheval, et il allait lui donner de l’éperon, lorsque le roi s’écria : « Non, pour rien au monde ! cette précaution indiquerait de la méfiance, et ne nous servirait pas à grand’chose en cas de surprise, ce que je ne crains pas. »

Ils continuèrent donc à s’avancer en bon ordre et les rangs serrés, jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus en haut des collines de sable et en vue du lieu désigné par le soudan. Là un spectacle magnifique, mais imposant, se déroula sous leurs yeux.

Le Diamant du désert, cette fontaine solitaire qui ne se distinguait ordinairement que par un groupe de palmiers, était devenu le centre d’un camp dont les bannières brillantes et les ornements dorés étincelaient de mille teintes riches et variées aux rayons du soleil couchant. Les étoffes qui formaient les vastes tentes étaient des plus éclatantes couleurs. On y voyait briller l’écarlate, le jaune d’or, le bleu d’azur… Le haut pilier central qui soutenait chaque pavillon était décoré de grenades d’or et de petites flammes de soie. Mais outre ces pavillons remarquables, il y avait un nombre de tentes noires, comme le sont ordinairement celles des Arabes, qui parut formidable à Thomas de Vaux, et qu’il jugea capables de loger une armée orientale de cinq mille hommes. Une multitude d’Arabes et de Kourdes se hâtaient de s’assembler, chacun conduisant son cheval à la laisse, et leur rassemblement était accompagné du bruit assourdissant de leurs bruyants instruments militaires : car les Arabes ont été de tout temps animés à la guerre par les sons de cette musique belliqueuse.

Ils formèrent bientôt une masse confuse devant leur camp, et, à un sifflement aigu qui se fit entendre par dessus les fanfares des instruments, chaque cavalier fut en selle.

Un nuage de poussière, qui s’éleva au moment de cette manœuvre, déroba aux yeux de Richard et de sa suite le camp, les palmiers et le sommet éloigné des montagnes : il cessa même d’apercevoir les troupes dont le mouvement soudain avait soulevé ces nuées, qui prenaient la forme fantastique de colonnes torses, de dômes et de minarets. Un autre cri aigu se fit entendre du sein de ce tourbillon de poussière : c’était le signal du départ. La cavalerie partit au grand galop, et en manœuvrant de manière à envelopper la petite troupe de Richard ; celle-ci se trouva bientôt entourée et presque étouffée par le sable qui s’élevait de tous les côtés. Au travers de ce rideau de poussière on apercevait de temps à autre les figures sauvages des Sarrasins brandissant et agitant leurs lances dans toutes les directions avec des cris et des clameurs effrayantes ; ils poussaient souvent leurs chevaux jusqu’à une portée de lance des chrétiens, tandis que ceux qui étaient derrière lançaient d’épaisses volées de flèches. Une de ces flèches vint frapper contre la litière de la reine, qui poussa un cri aigu, et le front de Richard se rembrunit au même instant.

« Par saint George ! s’écria-t-il, il est temps de remettre à l’ordre ce vil ramas d’infidèles. »

Mais Édith, dont la litière était proche, avança la tête au dehors, et, tenant à la main une de ces flèches, elle dit : « Roi Richard, prends garde à ce que tu vas faire… Vois, ces flèches n’ont point de fer !

— Fille noble et sensée ! reprit Richard, par le ciel, tu nous fais honte à tous par la promptitude de ton coup d’œil et de ta pensée. Ne vous troublez pas, mes braves Anglais, s’écria-t-il à ses guerriers, leurs flèches n’ont pas de dards, et ils ne portent que des lances inoffensives. Ce n’est qu’une manière sauvage de nous faire accueil, quoique probablement nous les réjouissions en nous montrant inquiets ou troublés… Avancez lentement et en bon ordre. »

La petite phalange s’avança donc environnée par les Arabes, qui poussaient les cris les plus perçants et les plus aigus : leurs archers s’exerçaient à montrer leur adresse en faisant siffler leurs flèches aussi près que possible du casque des chrétiens sans cependant les atteindre, et les lanciers se déchargeaient les uns les autres de si rudes coups de leurs armes émoussées, que plus d’un vida les arçons et pensa perdre la vie à ce jeu dangereux.

Comme ils étaient à peu près à moitié chemin du camp, le roi Richard et sa suite formant le noyau autour duquel ce corps tumultueux de cavaliers criait, hurlait, escarmouchait, galopait et formait une scène de confusion indescriptible, un autre cri aigu se fit entendre, et tous ces guerriers qui entouraient irrégulièrement le front et les flancs des Européens se rassemblèrent tout d’un coup, et formant une colonne longue et profonde, marchèrent, avec ordre et silence, à la suite de l’escorte de Richard. La poussière commençait à s’abaisser devant ceux qui formaient l’avant-garde, lorsqu’ils virent s’approcher à leur rencontre, à travers cette épaisse atmosphère, un corps de cavalerie d’un genre différent et plus régulier, pourvu d’armes offensives et défensives, et digne de servir de gardes-du-corps au plus superbe monarque de l’Orient. Chaque cheval de cette troupe, composée d’environ cinq cents hommes, valait la rançon d’un comte. C’étaient des esclaves géorgiens et circassiens dans la fleur de l’âge. Leurs casques et leurs hauberts étaient formés de mailles d’acier si polies qu’elles étincelaient comme de l’argent ; leurs vêtements étaient des plus éclatantes couleurs, et quelques uns même de drap d’or ou d’argent ; leurs ceintures étaient tissues d’or et de soie ; sur leurs riches turbans flottaient des plumes et étincelaient des pierreries, et la poignée ainsi que le fourreau de leur sabre et de leur poignard, de fin acier de Damas, étaient incrustés d’or.

Cette troupe brillante s’avança au son de la musique militaire, et quand elle joignit le petit corps des chrétiens, elle ouvrit ses rangs à droite et à gauche pour le laisser défiler. Richard se mit alors à la tête de sa troupe, comprenant que Saladin lui-même s’approchait. En effet, un moment après, au milieu de sa garde, des officiers de sa maison et de ces nègres hideux qui gardent les harems, et dont la difformité ressortait encore sous la magnificence de leurs vêtements, parut le soudan, avec le regard et le maintien de celui sur le front duquel la nature a écrit : « Ceci est un roi ! » La tête couverte d’un turban blanc comme la neige, et portant une robe et de larges pantalons à l’orientale, d’un blanc également pur, noués par une ceinture de soie écarlate et sans ornement, Saladin pouvait paraître, au premier coup d’œil, l’homme le plus simplement vêtu de sa garde. Mais, en l’examinant de plus près, on remarquait sur son turban cette perle inestimable que les poètes ont appelée le siège de la lumière ; le diamant qu’il portait au doigt, et sur lequel son cachet était gravé, valait probablement tous les joyaux de la couronne d’Angleterre, et le saphir qui terminait la poignée de son cangiar ne lui était pas inférieur en valeur. On doit ajouter que pour se protéger contre la poussière qui, dans le voisinage de la mer Morte, ressemble à des cendres tamisées, ou peut-être par un raffinement d’orgueil oriental, le soudan portait à son turban une espèce de voile qui dérobait en partie la vue de ses nobles traits. Il montait un coursier arabe, blanc comme la neige, qui semblait fier du noble fardeau qu’il portait.

Il n’y avait pas besoin de présentation. Les deux héros, car ils l’étaient véritablement tous deux, se jetèrent en même temps à bas de leurs chevaux ; les troupes s’arrêtèrent, et la musique cessa tout d’un coup ; ils s’avancèrent en silence au devant l’un de l’autre ; après s’être courtoisement salués, les deux souverains s’embrassèrent comme des frères et des égaux. Le luxe et la magnificence étalée des deux côtés cessèrent d’attirer les regards, chacun ne vit plus que Richard et Saladin, et eux aussi ne virent bientôt plus qu’eux-mêmes. Cependant les regards que Richard jetait sur Saladin étaient plus attentifs et plus curieux que ceux que le soudan portait sur lui ; ce fut le sultan qui rompit le silence.

« Le Mélec-Ric est aussi bien venu près de Saladin que l’eau dans ce désert. J’espère que ce grand nombre de cavaliers ne lui inspire pas de méfiance. Excepté les esclaves armés de ma maison, ceux qui vous entourent et vous accueillent avec des regards d’étonnement et d’admiration sont tous les nobles privilégiés de mes mille tribus ; car quel est celui qui, pouvant être présent, aurait voulu rester chez lui lorsqu’il s’agissait de voir un prince comme Richard, dont le nom inspire tant de terreur que dans les sables du Yemen la nourrice s’en sert pour faire taire son enfant, et le libre Arabe pour soumettre son coursier rétif !

— Et voilà les nobles de l’Arabie, » répliqua Richard contemplant autour de lui des individus d’un aspect sauvage, couverts de shaicks. Leurs visages étaient brûlés par les rayons du soleil, leurs dents aussi blanches que l’ivoire, et leurs yeux noirs étincelaient d’un feu farouche et presque surnaturel sous les plis de leurs turbans ; ils étaient vêtus en général avec une simplicité qui ressemblait assez à de la négligence.

« Ils ont droit à ce titre, répondit Saladin ; mais, quoique nombreux, ils ne dépassent pas les conditions du traité, et ne portent d’autres armes que le sabre. L’acier même de leur lance a été laissé de côté.

— Je crains, » murmura de Vaux en anglais, « qu’ils ne l’aient laissé là où ils sauront bientôt le retrouver. Voilà, je l’avoue, une brillante assemblée de pairs, et je crois que la salle de Westminster serait un peu trop petite pour eux,

— Silence ! de Vaux, dit Richard ; je te le commande. Noble Saladin, ajouta-t-il, le soupçon ne peut pas exister quand il s’agit de toi… Vois, » poursuivit-il en montrant les litières, « moi aussi j’ai amené quelques champions avec moi, en contravention des termes de notre traité ; des yeux brillants et de beaux traits sont des armes qu’il faut porter avec soi. »

Le soudan, se tournant du côté des litières, fit une inclination aussi profonde que s’il se fût humilié devant la Mecque, et baisa la poussière en signe de respect.

« Approche, frère, dit Richard, elles ne craindront pas de te voir de plus près… Ne veux-tu pas approcher ? les rideaux de leurs litières te seront ouverts sur-le-champ.

— Qu’Allah m’en préserve ! répondit Saladin ; car il n’y a pas un Arabe ici qui ne regardât comme une honte pour ces nobles dames d’être vues le visage découvert.

— Tu les verras en particulier, frère.

— À quoi bon ? » reprit Saladin avec tristesse. « Ta dernière lettre a éteint les espérances que j’avais osé concevoir, comme l’eau éteint le feu. Pourquoi m’exposerais-je à voir se rallumer une flamme qui me consumerait en vain ? Mais mon frère ne veut-il pas passer sous la tente que son serviteur lui a fait préparer ? Mon premier esclave noir a reçu des ordres pour la réception des princesses. Les officiers de ma maison s’occuperont de votre suite, et nous-même voulons être le chambellan du roi Richard. »

Il le conduisit effectivement sous un superbe pavillon où se trouvait réuni tout le luxe que la magnificence asiatique avait pu inventer. De Vaux, qui suivait le roi, débarrassa alors Richard de la cape ou long manteau de cheval qu’il portait, et le roi d’Angleterre parut devant Saladin sous un vêtement étroit propre à faire ressortir la force et la symétrie de sa personne, et qui formait le contraste le plus remarquable avec les vêtements larges et flottants qui dissimulaient les membres grêles du monarque d’Orient. Mais ce qui attira surtout l’attention du Sarrasin fut l’épée à double poignée dont la lame large et droite, d’une longueur qui semblait la rendre impossible à manier, s’étendait depuis l’épaule jusqu’au talon de Richard.

— Si je n’avais pas vu ce fer, dit le soudan, flamboyer dans le combat comme l’épée de l’ange Azraël, j’aurais eu de la peine à croire que le bras d’un homme pût le porter. Oserai-je demander au noble Melec-Ric d’en frapper un coup en toute amitié, et pour me donner un échantillon de sa force ?

— Volontiers, noble Saladin, » répondit le roi, et cherchant autour de lui quelque chose sur quoi il pût exercer sa force, il vit une hache d’acier que portait un des spectateurs, et dont le manche, de même métal, avait à peu près un pouce et demi de diamètre.

Le soin jaloux que prenait de Vaux de l’honneur de son maître l’excita à lui dire tout bas : « Pour l’amour de la bienheureuse Vierge, prenez garde à ce que vous allez entreprendre, monseigneur ! Vos forces ne sont pas encore entièrement revenues, ne fournissez pas un triomphe à l’infidèle.

— Paix, fou ! » dit Richard en jetant un regard fier autour de lui… « Crois-tu que je puisse échouer en sa présence ? »

Le roi, prenant à deux mains sa lourde épée, l’éleva au dessus de son épaule gauche, et lui faisant faire le moulinet au dessus de sa tête, il la fit retomber avec la force de quelque machine redoutable : la barre d’acier roula sur le plancher, séparée en deux comme un jeune arbre fendu par la hache du bûcheron.

« Par la tête du Prophète ! voilà un coup merveilleux, » s’écria le soudan examinant avec une minutieuse attention la barre de fer qui venait d’être coupée en deux ; et la lame dont la trempe était si bonne qu’elle ne portait aucune marque après un coup si violent. Il prit alors la main du roi, et, en examinant la grandeur et la force musclée, il sourit en plaçant à côté la sienne, si grêle et si maigre, et si inférieure en chair et en nerf.

« Oui, regardez bien, » dit de Vaux en anglais, « il se passera du temps avant que vos longs doigts de singe en puissent faire autant avec la faucille dorée que vous avez là.

— Silence, de Vaux, dit Richard. Par Notre-Dame ! il entend et devine ce que tu dis. Ne sois pas si grossier, je t’en prie. »

Le soudan dit effectivement l’instant d’après : « Je voudrais bien essayer aussi de faire quelque chose ; mais pourquoi le faible montrerait-il son infériorité aux yeux du fort ?… Cependant chaque pays a ses exercices différents, et ceci paraîtra peut-être nouveau à Melec-Ric. » En parlant ainsi il prit un coussin de duvet et de soie, et, le plaçant devant lui : « Ton arme pourrait-elle couper en deux ce coussin ? demanda-t-il à Richard.

— Non, assurément, répondit Richard ; aucune épée sur la terre, quand ce serait l’Excalibur du roi Arthur, ne peut couper ce qui n’oppose aucune résistance solide.

— Eh bien ! regarde, dit Saladin ; » et relevant la manche de sa robe, il montra un bras long et maigre auquel un exercice constant n’avait laissé que des os, des muscles et des nerfs. Il tira son cimeterre, dont la lame était étroite et recourbée, et qui, loin d’être étincelante comme les épées des Francs, était d’un bleu terne, marquée de nombreuses lignes ondulées qui indiquaient le travail minutieux de l’armurier. Le soudan, maniant cette arme, qui paraissait si faible auprès de celle de Richard, resta suspendu sur le pied gauche qu’il avait légèrement avancé. Il se balança un moment comme pour assurer son coup, puis faisant un pas en avant, il fendit le coussin avec tant d’adresse et si peu d’effort que le coussin parut plutôt se détacher en deux morceaux que séparé avec violence. »

« C’est le tour d’un jongleur, » s’écria de Vaux s’élançant en avant, et ramassant une moitié du coussin qui avait été coupé, comme pour s’assurer de la réalité du fait… « Il y a du grimoire dans tout ceci. »

Le soudan parut le comprendre, car il détacha l’espèce de voile qu’il avait gardé jusque-là ; il le mit en double sur la lame de son sabre, et élevant l’arme en l’air, il partagea le voile flottant sur la lame en deux parties qui voltigèrent séparément dans la tente, montrant en même temps par cet exploit la trempe exquise de son arme et l’adresse merveilleuse de celui qui s’en servait.

« Par ma foi, mon frère, dit Richard, tu es sans égal pour le maniement du cimeterre, et il serait vraiment dangereux d’avoir à te combattre ! Cependant je mettrais encore quelque confiance dans un coup vigoureux comme nous en déchargeons nous autres Anglais ; ce que nous ne pouvons faite par l’adresse il faut l’emporter par la force. Néanmoins, tu es aussi expérimenté dans l’art de faire des blessures que mon sage Hakim dans celui de les guérir. J’espère que je verrai le savant, médecin… Je lui ai de grandes obligations, et lui ai apporté un modeste présent. »

Comme il disait ces mots, Saladin changea son turban contre un bonnet tatare. À cette vue, de Vaux ouvrit à la fois sa large bouche et ses grands yeux ronds, et Richard contempla l’étranger avec un étonnement qui ne fit qu’augmenter quand le soudan prononça ces paroles en changeant le ton ordinaire de sa voix contre un ton grave et sentencieux : « Le malade, dit le poète, connaît le médecin à son pas ; mais quand il est rétabli, il ne reconnaît pas même ses traits quand il l’a devant lui. »

— Au miracle ! au miracle ! s’écria Richard.

— Un miracle de Mahomet, sans doute ? dit Thomas de Vaux.

— Est-il possible que j’aie méconnu mon savant Hakim, reprit Richard, faute de sa robe et de son bonnet, et que je le retrouve dans mon royal frère Saladin !

— Cela se voit souvent dans ce monde, répondit le soudan : la robe déchirée ne fait pas toujours le derviche.

— Et ce fut par ton intercession, dit le roi, que le chevalier du Léopard fut sauvé de la mort, et par ton artifice qu’il rentra déguisé dans mon camp.

— Précisément, répondit Saladin. Je fus assez médecin pour comprendre qu’à moins que la blessure faite à son honneur fût guérie, il n’aurait que peu de jours à vivre. Son déguisement fut plus aisément découvert que je ne l’avais imaginé d’après le succès du mien.

— Un accident, » répondit le roi Richard, qui voulait sans doute parler de la circonstance où il avait appliqué ses lèvres sur la blessure du Nubien… « un accident me fit d’abord connaître que sa peau ne devait sa couleur qu’à l’art, et une fois cette découverte faite, le reste était facile à deviner, car sa taille et ses traits ne sont pas de ceux qu’on oublie. J’ai la confiance que c’est lui qui combattra demain.

— Il est plein d’espérance et tout entier à ses préparatifs. Je lui ai fourni des armes et un cheval, ayant une haute opinion de lui, d’après ce que j’ai vu sous différents déguisements.

— Et sait-il à qui il a de si grandes obligations ?

— Il le sait. Je fus obligé de me faire connaître en lui faisant part de mon dessein.

— Et vous a-t-il rien avoué ?

— Rien de précis ; mais d’après beaucoup de choses qui se sont passées entre nous, j’ai dû penser que son amour était placé trop haut pour avoir une heureuse issue.

— Et savais-tu que cette passion téméraire s’opposait à tes propres vœux ?

— J’ai pu le deviner ; mais sa passion existait avant que j’eusse formé ces vœux, et je dois ajouter qu’il est probable qu’elle leur survivra. L’honneur ne me permet pas de tirer vengeance du refus que j’essuie sur celui qui n’y eut pas de part. Et d’ailleurs si cette noble dame me le préfère, qui osera dire qu’elle n’a pas rendu justice à un chevalier plein de noblesse ?

— Et cependant de trop bas lignage pour mêler son sang à celui des Plantagenet, » dit Richard avec hauteur.

« Telles peuvent être vos maximes dans le Frangistan, répondit le soudan. Nos poètes d’Orient disent qu’un vaillant conducteur de chameau est digne de baiser les lèvres d’une belle reine, tandis qu’un prince sans courage ne mérite pas de presser des siennes le bas de ses vêtements. Mais avec ta permission, noble frère, je vais prendre congé de toi pour le moment, afin d’aller recevoir le duc d’Autriche et cet autre chevalier nazaréen, tous deux bien moins dignes de notre hospitalité, mais qui cependant doivent être convenablement traités, non pas pour eux-mêmes mais pour notre propre honneur… Car le sage Lokman a dit : « La nourriture que tu as donnée à l’étranger n’est point perdue pour toi ; tandis que son corps en a été fortifié, ton renom et ta gloire en ont également profité. »

Le monarque sarrasin sortit de la tente du roi Richard, et lui ayant indiqué, plutôt par des signes que par des paroles, où était situé le pavillon de la reine et de ses dames, il alla recevoir le marquis de Montferrat et sa suite, pour qui, avec moins de bienveillance, mais avec autant de luxe, le magnifique soudan avait fait préparer des logements. Les rafraîchissements les plus abondants d’Orient et d’Europe furent présentés aux souverains et aux princes, hôtes de Saladin. Chacun fut servi séparément dans sa tente, et le soudan s’était occupé avec tant de sollicitude des habitudes et des goûts de ceux qu’il recevait, que des esclaves grecs étaient placés auprès d’eux pour leur présenter la liqueur défendue à la religion de Mahomet. Avant que Richard eût achevé son repas, le vieil omrah qui avait apporté la lettre du soudan au camp des chrétiens entra avec le plan du cérémonial qui devait être observé le lendemain, jour du combat. Richard, qui était au fait des goûts de son ancienne connaissance, l’invita à lui faire raison avec un verre de vin de Schiraz ; mais Abdallah lui donna à entendre d’un air piteux qu’il y allait de sa vie de s’en abstenir dans les circonstances actuelles, car Saladin, quoique tolérant sous bien des rapports, observait et faisait observer, sous peine des châtiments les plus graves, les lois du Prophète.

« Alors, dit Richard, si le sultan n’aime pas le vin, ce grand consolateur du cœur humain, sa conversion est désespérée, et la prédiction du prêtre insensé d’Engaddi se dissipe comme la paille chassée parle vent. »

Le roi s’entretint alors avec lui pour fixer les conditions du combat, ce qui prit un temps considérable ; car il fut nécessaire sur quelques points de se concerter avec les parties adverses aussi bien qu’avec le soudan.

Tout cela fut enfin réglé et écrit en français et en arabe, et fut signé par Saladin, comme juge de la lice, et par Richard et Léopold, comme garants des deux champions. Au moment où l’omrah prenait congé du roi pour le soir, de Vaux entra.

« Le bon chevalier, dit-il, qui doit combattre demain désire savoir s’il lui sera permis ce soir de rendre ses hommages à son royal parrain ?

— L’as-tu vu, de Vaux, » lui demanda le roi en souriant ; « n’as-tu pas retrouvé une ancienne connaissance ?

— Par Notre-Dame de Lanercost ! répondit de Vaux, il y a tant de surprises et de métamorphoses dans ce pays que ma pauvre tête en tourne. J’aurais à peine reconnu sir Kenneth d’Écosse si son beau lévrier, qui a été pendant quelque temps confié à mes soins n’était venu me lécher et me caresser ; et même alors je n’ai reconnu le chien qu’à la largeur de sa poitrine, à la rondeur de sa patte et à sa manière d’aboyer ; car le pauvre animal est peint comme une courtisane vénitienne.

— Tu te connais mieux en bêtes qu’en hommes, de Vaux, dit le roi.

— Je ne le nierai pas, répondit de Vaux, et j’ai souvent trouvé que de ces deux espèces d’animaux, les premiers étaient les plus honnêtes. Ensuite il plaît quelquefois à Votre Grâce de m’appeler brute moi-même ; et d’ailleurs, je sers le lion que tout le monde reconnaît pour le roi des animaux.

— Ma foi, tu as rompu ta lance sur ma tête. J’ai toujours dit que tu avais une espèce d’esprit, de Vaux, quoiqu’il faille le frapper avec un gros marteau de forge pour en tirer des étincelles. Mais occupons-nous de l’affaire en question : notre chevalier est-il bien armé et bien équipé ?

— Complètement, monseigneur, et noblement, répondit de Vaux ; j’ai reconnu l’armure qu’il porte, c’est celle que le provéditeur de Venise offrit à Votre Altesse, avant sa maladie, pour cinq cents besants.

— Il l’a vendue à l’infidèle soudan, je gage, pour quelques ducats de plus, et en argent comptant. Ces Vénitiens vendraient jusqu’au Sépulcre.

— Cette armure ne pouvait être portée dans une plus noble cause, répliqua de Vaux.

— Grâce à la noblesse du Sarrasin, et non à l’avarice du Vénitien.

— Plût au ciel que Votre Grâce voulût parler avec plus de prudence ! » dit de Vaux avec inquiétude. « Nous voilà abandonnés par nos alliés pour des offenses faites aux uns et aux autres ; nous ne pouvons espérer aucun avantage dans ce pays ; il ne nous reste plus qu’à nous brouiller avec la république amphibie pour perdre les moyens de nous retirer par mer.

— Je serai prudent, » dit Richard avec impatience ; « mais cesse de me sermonner. Dis-moi plutôt, car c’est une chose importante, si le chevalier a un confesseur ?

— Il en a un. C’est ce même ermite d’Engaddi qui lui a déjà rendu ce service lorsqu’il se préparait au supplice. L’ermite s’est rendu ici, attiré sans doute par le bruit du combat.

— C’est bon ; et maintenant, quant à la requête du chevalier, dis-lui que Richard le recevra, quand, par l’accomplissement de son devoir auprès du Diamant du désert, il aura réparé la faute commise au mont Saint-George. En traversant le camp va prévenir la reine que mon intention est d’aller lui rendre visite dans sa tente, et dis à Blondel de s’y trouver. »

De Vaux partit, et environ une heure après, Richard, enveloppé dans son manteau et sa ghittern à la main, prit la route du pavillon de la reine. Plusieurs Arabes passèrent auprès de lui, mais en détournant la tête et en fixant leurs yeux sur la terre, quoiqu’il pût remarquer qu’ils se retournaient avec empressement après qu’il était passé. Ceci lui fit soupçonner que sa personne leur était connue, mais que l’ordre du sultan ou leur politesse orientale leur défendait de remarquer un souverain qui voulait rester incognito. Quand le roi arriva au pavillon de la reine, il le trouva gardé par ces malheureux esclaves que la jalousie des Orientaux place autour de leurs harems. Blondel se promenait devant la porte, et touchait sa harpe de temps en temps d’une manière qui faisait montrer aux Africains leurs dents d’ivoire, tandis qu’ils accompagnaient ces refrains de leurs gestes bizarres et de leurs voix claires et contre nature.

« Que fais-tu là avec ce troupeau de bétail noir, Blondel ? demanda le roi ; pourquoi n’entres-tu pas dans la tente ?

— Parce que mon art ne mettrait à l’abri ni ma tête ni mes doigts, dit Blondel ; et ces honnêtes noirs ont menacé de me mettre en pièces si j’avançais.

— Hé bien, entre avec moi et je serai ta sauvegarde. »

Les noirs effectivement baissèrent leurs piques et leurs épées devant le roi Richard, et fixèrent leurs yeux à terre comme s’ils étaient indignes de le regarder. Dans l’intérieur du pavillon Richard et Blondel trouvèrent Thomas de Vaux auprès de la reine. Pendant que Bérengère accueillait Blondel, le roi Richard s’entretint quelques moments avec sa belle cousine.

À la fin il lui dit tout bas : « Sommes-nous encore ennemis, ma belle Édith ?

— Non, monseigneur, » dit Édith d’une voix assez basse pour ne pas interrompre la musique ; « personne ne peut conserver d’inimitié contre le roi Richard quand il daigne se montrer ce qu’il est réellement, aussi généreux, aussi noble qu’il est vaillant et plein d’honneur. »

En disant ces mots elle lui tendit la main, le roi la baisa en signe de réconciliation, et continua ainsi :

« Vous croyez peut-être, aimable cousine, que ma colère était feinte ; mais vous vous trompez. Le châtiment auquel j’avais condamné ce chevalier était juste, car il avait abandonné son poste, et l’attrait d’une séduction, quelle qu’elle fût, belle cousine, ne peut lui servir d’excuse. Mais je me réjouis autant que vous qu’il ait demain la chance d’être vainqueur, et d’effacer ainsi la tache de lâcheté et de trahison qui l’a flétri pendant quelque temps. Non, la postérité pourra blâmer dans Richard une folle impétuosité ; mais elle dira que dans ses arrêts il consultait la justice quand il le devait, et la clémence quand il le pouvait.

— Ne te loue pas toi-même, cousin roi, répliqua Édith ; la postérité peut appeler ta justice cruauté, ta clémence caprice.

— Et toi ne te presse pas de t’enorgueillir, comme si déjà ton chevalier, qui n’a pas encore vêtu son armure, la déposait après la victoire. Conrad de Montferrat est regardé comme une bonne lance. Que dirais-tu si l’Écossais était vaincu ?

— Cela est impossible, » reprit Édith d’un ton assuré ; « mes propres yeux ont vu ce Conrad trembler et changer de visage comme un lâche voleur. Il est coupable, et le jugement par combat est un appel à la justice de Dieu. Moi-même, dans une telle cause, je combattrais cet homme sans crainte.

— Par la messe ! je crois que tu en serais capable, jeune fille, et je crois aussi que tu pourrais le vaincre, car il n’exista jamais de plus véritable Plantagenet que toi. » Il s’arrêta, et ajouta d’un ton très grave : « Songe pourtant à te rappeler toujours ce qui est dû à ta naissance.

— Que signifie cet avis donné avec tant de gravité dans un tel moment ? demanda Édith ; suis-je d’un caractère assez léger pour oublier mon nom et mon rang ?

— Je vais te parler franchement et en ami, répondit le roi. Comment traiteras-tu ce chevalier s’il sort vainqueur de la lice ?

— Comment je le traiterai ? » répondit Édith rougissant de honte et de déplaisir ; « et comment puis-je le traiter si ce n’est en noble chevalier, digne des grâces que la reine Bérengère pourrait lui accorder elle-même, s’il l’eût choisie pour sa dame au lieu de faire un choix moins glorieux ? Le dernier des chevaliers peut se dévouer au service d’une impératrice ; mais la gloire de son choix, » ajouta-t-elle avec orgueil, « doit être sa récompense.

— Cependant il vous a beaucoup servie ; et il a bien souffert pour vous, reprit le roi.

— J’ai payé ses services par des honneurs et des applaudissements, et ses souffrances par des larmes, répondit Édith ; s’il eût désiré une autre récompense, il aurait aimé une femme de son rang.

— Ainsi vous n’auriez pas porté le vêtement sanglant pour l’amour de lui, dit le roi Richard.

— Pas plus que je n’aurais exigé de lui qu’il exposât sa vie pour une action dans laquelle il y avait plus de folie que d’honneur.

— Les jeunes filles parlent toujours ainsi ; mais quand l’amant favorisé les presse un peu vivement, elles disent en soupirant qu’elles doivent céder à leur étoile.

— Voici la seconde fois que Votre Grâce me menace de l’influence de ma planète, » répondit Édith avec dignité. « Mais croyez-moi, monseigneur, quelle que soit la puissance des astres, votre pauvre cousine n’épousera jamais ni un infidèle ni un obscur aventurier. Permettez-moi cependant d’écouter la musique de Blondel, car elle est au moins aussi agréable à mes oreilles que les représentations de Votre Grâce. »

Le reste de la soirée n’offre rien qui mérite d’être rapporté.