Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 282-294).


CHAPITRE XXVI.

LE MÉNESTREL.


« Les larmes que je verse doivent toujours couler ; je ne pleure pas sur un amant absent, car le temps peut ramener des moments plus doux, et les amants peuvent se réunir.
« Je ne pleure pas sur ceux qui reposent dans le silence des tombeaux : pour eux plus de peine, leurs maux sont finis. Et ceux qu’ils aimaient doivent les rejoindre : la mort les réunira pour ne plus les séparer. »
Mais elle gémissait sur un mal plus cruel que la mort et l’absence ; elle pleurait l’honneur flétri d’un amant, et enflammée de tout l’orgueil de la naissance, elle pleurait aussi le nom souillé d’un guerrier.
Ancienne Ballade.


La voix franche et bruyante de Richard s’élevait pour accueillir joyeusement ses guerriers.

« Thomas de Vaux, brave Tom de Gills, par la tête du roi Henri ! tu es aussi bien venu ici qu’un flacon de vin le fut jamais d’un franc buveur. Je ne sais pas comment j’aurais fait pour ranger mon ordre de bataille si je n’avais eu devant les yeux ta taille épaisse pour prendre l’alignement. Il va y avoir des coups incessamment, Thomas, si les saints nous sont en aide ; et si je m’étais battu en ton absence, je me serais attendu à apprendre qu’on t’avait trouvé pendu à quelque vieil arbre.

— J’aurais supporté, j’espère, ce désagrément avec assez de patience chrétienne pour ne pas finir par la mort d’un païen, dit Thomas de Vaux ; mais je remercie Votre Grâce de ce bon accueil qui est d’autant plus généreux qu’il s’agit d’un régal de coups de lance, et Votre Grâce, ne lui déplaise, est accoutumée à s’en approprier la plus grosse part ; mais j’amène ici un compagnon qui, j’en suis sûr, sera encore mieux venu de Votre Grâce. »

L’individu qui s’avança pour saluer Richard était un jeune homme d’une taille petite et légère. Son costume était aussi modeste que sa tournure était peu remarquable, mais il portait sur son bonnet une boucle d’or enrichie d’un diamant dont l’éclat ne pouvait être comparé qu’au feu de l’œil qu’ombrageait ce simple bonnet. Cet œil était le seul trait frappant qu’il y eût dans sa figure ; mais quand on l’avait vu une fois, il était difficile d’oublier l’impression qu’on en avait ressentie. Autour de son cou était une écharpe de soie bleu de ciel, à laquelle pendait ce qu’on appelait alors un wrest, c’est-à-dire une clef pour accorder sa harpe ; ce wrest était d’or.

Ce personnage allait s’agenouiller respectueusement devant Richard ; mais le monarque, charmé de le voir, s’empressa de le relever, et l’ayant pressé affectueusement contre son sein, il le baisa sur chaque joue.

« Blondel de Nesle, » s’écria-t-il gaîment, « sois le bien arrivé de Chypre, mon roi des ménestrels ! sois le bien venu chez le roi d’Angleterre qui ne prise pas son propre rang plus que le tien. J’ai été malade, ami, et sur mon âme, je crois que c’était faute de toi ; car, si j’étais à moitié chemin du paradis, il me semble que tes chants auraient le pouvoir de me rappeler sur la terre. Eh bien ! quelles nouvelles, mon gentil maître, de la patrie de la lyre… Y a-t-il quelque chose de nouveau des trouvères de la Provence, ou des ménestrels de la joyeuse Normandie ?… Et surtout, n’as-tu pas travaillé toi-même ? mais je n’ai pas besoin de te le demander… tu ne pourrais rester oisif quand même tu le voudrais. Tes nobles facultés sont pareilles à une flamme qui se consume intérieurement, et qui a besoin de se répandre au dehors dans les vers et les chants qu’elle t’inspire.

— J’ai appris quelque chose, et quelque chose aussi j’ai fait, noble roi, » répondit le célèbre Blondel avec cette modeste réserve que toute l’admiration enthousiaste de Richard n’avait encore pu bannir.

« Nous t’entendrons, ami, nous t’entendrons à l’instant, » reprit le roi… Puis, frappant amicalement Blondel sur l’épaule, il ajouta : « Si pourtant tu n’es pas fatigué de ton voyage, car j’aimerais mieux crever mon plus beau cheval que de fatiguer une seule note de ta voix.

— Ma voix est toujours au service de mon royal patron, répliqua Blondel ; mais Votre Majesté, » continua-t-il en regardant des papiers posés sur une table, « paraît occupée d’une manière plus sérieuse, et il se fait tard.

— Pas du tout, pas du tout, mon cher Blondel… je ne faisais qu’ébaucher un plan de bataille contre les Sarrasins ; c’est une chose qui ne demande qu’un moment ; cela est presque aussitôt fait que de les mettre en déroute…

— Il me semble cependant, dit alors Thomas de Vaux, qu’il ne serait pas mal à propos de savoir de quelles troupes Votre Grâce peut disposer. J’apporte à ce sujet des nouvelles d’Ascalon.

— Tu es un mulet, Thomas, répondit le roi ; un vrai mulet pour la stupidité et l’obstination… Allons ; gentilshommes, formons le cercle, rangez-vous autour de lui. Donnez à Blondel le tabouret… où est le porteur de harpe… ou bien, attendez, donnez-lui la mienne ; la sienne a peut-être été endommagée par le voyage.

— Je voudrais qu’il plût à Votre Grâce d’examiner mon rapport, reprit Thomas… j’ai fait une longue route, et j’ai plus besoin de mon lit que de me faire chatouiller les oreilles.

— Te chatouiller les oreilles ! répéta le roi, il faudrait pour cela avoir recours à une plume d’oiseau plutôt qu’à des sons mélodieux… Dis-moi, Thomas, distingues-tu la voix de Blondel de celle d’un âne qui brait ?

— Ma foi, mon roi, je ne puis trop vous dire ! mais en mettant de côté Blondel qui est né gentilhomme, et qui a sans doute de grands talents, maintenant je ne pourrai jamais voir de ménestrel sans me rappeler la question de Votre Grâce et songer à un âne.

— Et votre politesse n’aurait-elle pas pu, dit Richard, m’excepter aussi, moi qui suis gentilhomme, aussi bien que Blondel, et comme lui, un confrère de la gaie science.

— Votre Grâce devrait songer, » objecta de Vaux en souriant, « qu’il est inutile d’attendre de la politesse d’un mulet.

— Très bien parlé, dit le roi, et surtout d’un mulet aussi mal dressé. Mais voyons, maître mulet, approchez, et que l’on vous décharge, afin que vous puissiez aller à l’écurie sans perdre de temps à écouter de la musique. En attendant, toi, mon bon frère Salisbury, va dans la tente de notre épouse, et dis-lui que Blondel vient d’arriver avec une provision toute fraîche des derniers ouvrages des ménestrels. Dis-lui de se rendre ici sur-le-champ, escorte-la toi-même, et veille à ce que notre cousine Édith Plantagenet l’accompagne. »

Ses yeux s’arrêtèrent en ce moment sur le Nubien avec cette expression douteuse que sa figure prenait ordinairement en le regardant.

« Ah ! ah ! notre silencieux messager est de retour ! approche-toi, l’ami, et tiens-toi derrière lord Neville… Tu vas entendre des accords qui te feront bénir le ciel de l’avoir affligé de mutisme plutôt que de surdité. »

En parlant ainsi il se tourna du côté de de Vaux, et fut bientôt absorbé dans tous les détails militaires que ce baron lui donna.

Au moment où le lord Gilsland avait à peu près fini son rapport, un messager annonça que la reine et sa suite s’approchaient de la tente royale… « Apportez un flacon de vin, s’écria le roi, de ce vin de Chypre que le vieux roi Isaac gardait depuis si long-temps, et que nous conquîmes quand nous primes d’assaut Famagoustar Remplissez le verre du lord Gilsland, messieurs… Jamais prince n’eut un serviteur plus exact et plus fidèle.

— Je suis bien aise, dit Thomas de Vaux, que vous trouviez le mulet un serviteur utile, quoique sa voix ne soit pas si musicale que le crin ou le fil de fer.

— Comment ! tu n’as pas encore digéré cette épithète de mulet ? Fais-la couler avec une rasade, l’ami, ou cela t’étouffera… Allons, voilà qui est bien ! et maintenant je te dirai que tu es un soldat comme moi, et que par conséquent il faut que nous nous passions mutuellement nos plaisanteries, en temps de paix, de même que les coups que nous nous donnons réciproquement dans un tournoi, et que nous nous aimions d’autant plus que nous frappons plus fort. Mais voici la différence qu’il y a entre toi et Blondel. Tu n’es que mon camarade, je pourrais dire même mon élève dans l’art de la guerre, et Blondel est mon maître dans la science des troubadours et des ménestrels. À toi je te permets la familiarité de l’intimité ; mais lui, je le respecte comme mon supérieur dans son art… Allons, l’ami, ne sois pas maussade, et reste ici pour entendre nos chants.

— Par ma foi, pour voir Votre Majesté de si bonne humeur, dit le lord Gilsland, je resterais à entendre Blondel jusqu’à ce qu’il eût achevé la grande romance du roi Arthur, qui dure trois jours.

— Nous ne mettrons pas ta patience à une si rude épreuve, dit le roi. Mais voici la lueur des torches du dehors qui nous annonce l’approche de notre royale épouse… Hâte-toi d’aller la recevoir, l’ami, et tâche de te faire bien voir des yeux les plus brillants de la chrétienté… Allons, ne reste pas là à ajuster ton manteau, vois-tu, tu as laissé passer Neville entre le vent et les voiles de ta galère.

— Il ne m’a jamais précédé sur le champ de bataille, » dit de Vaux fort peu satisfait de se voir devancé par le chambellan.

« Non, et ni lui ni personne ne s’y montra jamais avant toi, mon bon Tom de Gills, répondit le roi, à moins que ce ne soit nous-même de temps en temps.

— Oui, mon roi, dit de Vaux ; mais rendons aussi justice aux malheureux… L’infortuné chevalier du Léopard m’y a quelquefois précédé aussi, car voyez-vous, il pèse moins à cheval, et…

— Paix ! » dit le roi en l’interrompant d’un ton impérieux ; « pas un mot de lui… » Et en parlant ainsi il s’empressa d’aller au devant de la reine. Il lui présenta ensuite Blondel comme le roi des ménestrels et son maître dans la gaie science… Bérengère, qui n’ignorait pas que la passion de son royal époux pour la poésie et la musique égalait presque son avidité de gloire militaire, et que Blondel était surtout son favori, n’oublia rien pour le recevoir avec toutes les distinctions flatteuses dues à celui que le roi voulait honorer. Cependant, il était évident que, tout en répondant convenablement aux compliments que la belle reine faisait pleuvoir sur lui avec un peu trop d’abondance peut-être, Blondel était plus flatté et plus reconnaissant de l’accueil simple et gracieux que lui fit Édith, dont l’affabilité lui paraissait peut-être d’autant plus sincère qu’elle l’exprimait avec plus de concision et de simplicité.

La reine et son royal époux s’aperçurent tous deux de cette distinction ; et Richard, voyant que la reine paraissait un peu piquée de la préférence donnée à sa cousine, préférence dont il n’était pas fort satisfait lui-même, dit de manière à être entendu de toutes deux : « Nous autres ménestrels, Bérengère, comme tu peux le voir par Blondel, nous respectons plutôt un juge sévère comme notre parente, qu’une amie indulgente et impartiale comme toi, qui veux bien nous en croire sur parole.

Édith fut blessée de ce sarcasme de son royal parent, et elle répondit sans hésiter : « Que d’être un juge dur et sévère n’était pas un attribut réservé à elle seule parmi les Plantagenet. »

Elle en aurait peut-être dit davantage, ayant une forte dose du caractère de cette maison qui, tout en prenant son nom et sa devise d’une humble plante (planta genista), fut peut-être une des familles les plus orgueilleuses qui aient jamais gouverné l’Angleterre. Mais son œil, animé par la vivacité de sa réponse, rencontra tout-à-coup celui du Nubien, quoiqu’il eût essayé de se cacher derrière les nobles qui étaient présents, et elle retomba sur son siège, en devenant fort pâle. Aussi la reine Bérengère se crut obligée de demander de l’eau et des essences, et d’avoir recours à toutes les cérémonies d’usage en semblable occurrence. Richard, qui appréciait mieux la force d’esprit d’Édith, pria Blondel de prendre sa harpe et de commencer ses chants, assurant que la musique était la meilleure de toutes les recettes pour faire revenir un Plantagenet. « Chante-nous, dit-il, la romance du Vêtement sanglant dont tu me communiquas le sujet avant mon départ de Chypre. Tu dois l’avoir achevée maintenant, ou, comme le disent nos archers, ta lyre est brisée… »

Le regard inquiet du ménestrel, cependant, s’était arrêté sur Édith, et ce ne fut qu’après avoir vu ses joues reprendre leur couleur qu’il obéit aux invitations réitérées du roi. Alors, accompagnant sa voix de la harpe, de manière à prêter plus de charme à son chant, sans le couvrir, il chanta sur un air qui n’était qu’une espèce de récitatif, une de ces anciennes aventures d’amour et de chevalerie qui ne manquaient jamais de captiver l’attention des auditeurs. Dès qu’il commença à préluder, l’insignifiance de sa personne, et son extérieur peu remarquable se transformèrent subitement. Sa figure devint rayonnante d’inspiration et de génie… sa voix mâle, sonore et suave, guidée par le goût le plus pur, pénétrait jusqu’au cœur. Richard, aussi joyeux qu’un jour de victoire,

donna le signal du silence :

Paix, mes braves, que l’on se taise !
Dans le jardin et le château !


et avec le double zèle d’un patron et d’un élève, il fit ranger le cercle autour de lui, et recommanda l’attention à tout le monde ; lui-même s’assit avec l’air d’un profond intérêt, non sans y mêler quelque chose de la gravité d’un critique de profession. Les courtisans attachèrent leurs yeux sur le roi, afin d’être à portée de deviner et d’imiter les émotions qui se peindraient sur ses traits, et Thomas de Vaux bâilla d’une manière formidable comme un homme qui se soumet avec répugnance à une pénitence ennuyeuse. Le chant de Blondel était en langue normande, mais les vers qui suivent en indiqueront le sens et en donneront une idée.

LA ROBE SANGLANTE.
PREMIÈRE PARTIE.

L’astre du jour, d’une clarté mourante,
Dorait encor les murs de Bénévent,
Tout preux guerrier, au château, sous la tente,
Se préparait pour le tournoi suivant.
Un jouvenceau, portant habit de page,
Devers le camp poussait son destrier,
Et demandait à tous, sur son passage,
Thomas de Kent, Anglais et chevalier.

Il chevaucha plus loin que son attente,
Sans rencontrer le guerrier qu’il cherchait ;
Mais, découvrant enfin son humble tente,
Où nul métal que le fer ne brillait,
Trouva le preux rempli d’un noble zèle,
Qui réparait de sa vaillante main
Le bon haubert qu’en l’honneur de sa belle
Dans le tournoi il portera demain.

Le page dit : « Mon illustre maîtresse
(À ce grand nom s’incline le guerrier),
De Bénévent souveraine princesse,
Ne peut aimer un obscur chevalier ;
Mais si, malgré son rang et sa naissance,
D’un fol espoir ton cœur s’était flatté,
Par de grands faits prouve que ta vaillance
Est haute autant que ta témérité. »

« De la princesse écoutant l’ordre étrange,
Jette demain ton haubert de côté ;
Et pour armure il faut prendre en échange
Ce vêtement qu’elle-même a porté.

Dans le tournoi va montrer ton courage,
Quand le danger redouble tes efforts,
Et combattant au plus fort du carnage
Reviens vainqueur, ou reste au rang des morts. »

D’un air joyeux, et d’une main avide,
Le chevalier saisit le vêtement,
Puis le pressant sur son cœur intrépide,
Il dit (d’abord le baisant humblement) :
« Fort honoré me tiens de ce doux gage,
Bienheureux, est l’instant où le reçois
Et bienheureux est aussi le message
Que viens ici d’entendre par ta voix. »

« Page, va dire à la princesse,
Que, sous ce lin frêle et léger,
Mon cœur palpitant de tendresse,
Défiera le fer meurtrier ;
Mais dis-lui que si ma prouesse
Dans la lice cueille un laurier,
Il faut qu’à son tour ta maîtresse
Accorde un don au chevalier. »

« Tu nous as changé la mesure tout d’un coup dans ce dernier couplet, mon cher Blondel, dit le roi.

— C’est vrai, milord, répliqua Blondel, j’ai traduit de l’italien ces vers qui me furent donnés par un vieux harpiste que je rencontrai à Chypre, et n’ayant pas eu le temps d’en faire une traduction bien exacte, ni de les apprendre par cœur, je suis obligé de suppléer, comme je peux et pour le moment, aux lacunes qui se trouvent dans la musique et les vers, à peu près comme vous voyez les paysans raccommoder une haie vive avec un fagot.

— Non, sur ma foi, dit le roi, j’aime ces petits vers rapides et qui frappent à coups répétés. Il me semble qu’ils vont fort bien et varient agréablement la musique au milieu d’une mesure plus prolongée.

— L’une et l’autre sont permises, comme Votre Grâce le sait bien, reprit Blondel.

— Je le sais, Blondel ; cependant je trouve que des scènes où il doit être question de combats sont mieux décrites soit en rimes de dix syllabes, soit en vers de huit pieds entremêlés, que si l’on emploie les solennels alexandrins : la rapidité des petits vers rappelle la charge de la cavalerie, tandis que l’autre mesure ressemble à l’allure plus modérée du palefroi d’une dame[1].

— Je continuerai le rhythme qui plaît à Votre grâce, » dit Blondel en recommençant à préluder.

« Mais auparavant excite ton imagination par une coupe de vin de Chio, reprit le roi : je voudrais te voir mettre de côté cette nouvelle invention qui vient de t’assujettir à terminer ton dernier couplet sur deux seules rimes. C’est une contrainte que tu imposes à ton génie, et qui te fait ressembler à un homme qui danse dans les fers.

— Ce sont du moins des fers qu’on soulève facilement, » dit Blondel en faisant voltiger ses doigts sur les cordes de la harpe, comme s’il eût préféré jouer au lieu d’écouter cette critique.

« Mais pourquoi les prendre, mon ami, continua le roi, pourquoi enchaîner ton imagination avec des liens de fer ? Je m’étonne que tu puisses continuer ainsi… Je suis bien sûr qu’il m’aurait été impossible, à moi, de composer une stance dans cette mesure embarrassante. »

Blondel baissa la tête et parut s’occuper des cordes de sa harpe pour cacher un sourire involontaire qui s’était glissé sur ses traits. Mais il ne put se dérober à l’observation de Richard.

« Par ma foi ! tu te moques de moi, Blondel, s’écria-t-il, et en bonne conscience, tout homme qui ose faire le maître quand il n’est que l’écolier mérite bien cela… Mais nous autres rois, nous prenons la mauvaise habitude d’être entiers dans nos opinions… Allons, continue ton lai, cher Blondel… continue à ta manière qui vaut mieux que tout ce que nous pourrions dire. »

Blondel reprit son lai ; mais comme la composition improvisée lui était familière, il ne manqua pas de suivre les avis du roi en reprenant les rimes croisées, et ne fut peut-être pas fâché de montrer par là avec quelle facilité il pouvait changer la forme d’un poème, même pendant qu’il le récitait.

LA ROBE SANGLANTE.
SECONDE PARTIE.

Cent chevaliers, tous brillants de vaillance.
Dans le tournoi mesurèrent leurs bras ;

Maint y perdit son cheval ou sa lance,
Maint y trouva la gloire ou le trépas.
Mais un d’entre eux les surpasse en audace,
À tous les coups il exposé son sein :
C’était celui qui n’avait pour cuirasse
Et pour écu qu’un blanc tissu de lin.

Son sang coulait au plus fort du carnage,
Et mainte fois, craignant de le férir,
Plus d’un guerrier, qu’étonnait son courage,
Crut que d’un vœu ce preux était martyr.
Le prince aussi dont il a touché l’âme
Clôt le tournoi par un signal soudain,
Et pour vainqueur de la lice il proclame
Le chevalier au vêtement de lin.

On s’apprêtait à célébrer la messe
Que devait suivre un banquet somptueux,
Quand tout-à-coup, saluant la princesse,
Un écuyer vient offrir à ses yeux
Ce lin fatal, percé de coups de lance.
Contre le fer bouclier impuissant,
Dont la blancheur, emblème d’innocence,
A disparu sous la fange et le sang.

Or, l’écuyer lui parla ce langage :
« Je viens au nom du preux Thomas de Kent,
Chargé par lui de remettre ce gage
Entre vos mains, dame de Bénevent.
Mon maître a dit : Au péril de ma vie,
J’ai de ma dame osé remplir la loi,
J’obtiens le prix de la chevalerie ;
Mais j’en attends un autre de sa foi.

« Point ne craignis, a dit encor mon maître.
De m’exposer sans défense aux combats ;
Or maintenant peut-elle méconnaître
Le chevalier qui lui voua son bras ?
En lui rendant la tunique trop chère,
Qui, de mon sang, a gardé la couleur,
Veux qu’à son tour, s’en parant pour me plaire,
Ma dame aussi la porte sur son cœur. »

L’écuyer dit ; la princesse tremblante,
En rougissant étend vers lui la main,
Et recevant la tunique sanglante.
Avec ardeur la presse sur son sein.
« Brave écuyer, dit-elle, veux apprendre
Aujourd’hui même à mon preux chevalier
Que de ce sang que je lui fis répandre,
Connais le prix et saurai le payer. »


Messe a sonné, sur sa robe pourprée
La dame a mis ce vêtement sanglant,
Et vers la nef, d’une marche assurée,
Elle conduit un cortège brillant ;
Puis apprenant que le prince, son père,
Aux chevaliers donnait riche festin,
En ces atours vint, comme à l’ordinaire,
À deux genoux lui présenter le vin.

Dames et preux contemplent la princesse ;
On se regarde, on chuchote, on sourit.
Le prince alors, que la colère oppresse,
D’un ton sévère en la voyant lui dit :
« Puis donc qu’à tous n’a pas honte d’apprendre
Et ta folie et ses tristes effets ;
Deviens le prix du sang que fis répandre,
Mais de ma cour sois bannie à jamais. »

Faible de corps, mais toujours ferme d’âme,
Était Thomas présent à ce banquet.
« Prince, dit-il, mon cœur est à ma dame,
Mon sang lui fut prodigué sans regret.
Mais si ta fille encourut ta colère,
Fuyant tous deux les mors de Bénévent,
Lui veux offrir, dans la riche Angleterre,
Avec mon cœur le beau comté de Kent. »

Un murmure d’applaudissemens circula dans l’assemblée, chacun suivant l’exemple du roi Richard qui combla de louanges son ménestrel favori, et finit par lui donner une bague d’un prix considérable. La reine s’empressa d’offrir une marque de distinction au favori, et lui fit don d’un riche bracelet ; la plupart des nobles qui étaient présents suivirent l’exemple de leurs souverains.

« Notre cousine Édith, demanda le roi, est-elle insensible aux sons de la harpe qu’elle aimait autrefois ?

— Elle remercie Blondel de son lai, répondit Édith ; mais elle est encore plus sensible à la bonté du parent qui a choisi ce sujet.

— Vous êtes irritée, cousine, reprit le roi, d’avoir entendu parler d’une femme plus fantasque que vous ; mais vous ne m’échapperez pas ; je veux vous accompagner jusqu’au pavillon de la reine ; il faut que nous ayons ensemble une conférence avant que la nuit fasse place au matin. »

La reine et sa suite se levèrent aussitôt pour partir, et les autres personnes présentes se retirèrent aussi de la tente royale. Les gens de la reine, munis de torches, avec une escorte d’archers, attendaient Bérengère au dehors, et elle se mit en marche pour retourner chez elle… Richard, comme il l’avait annoncé, marcha près de sa cousine, et la força de s’appuyer sur son bras, de sorte qu’ils purent se parler sans être entendus.

« Quelle réponse dois-je donc rendre au brave soudan ? demanda Richard. Les rois et les princes se détachent de moi, Édith ; cette nouvelle querelle me les aliène de nouveau. Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour le Saint-Sépulcre, par accommodement, sinon par la victoire, et la seule chance que j’aie d’y réussir, dépend, hélas ! des caprices d’une femme… J’aimerais mieux porter ma lance en arrêt devant dix des meilleures lances de la chrétienté que d’avoir à raisonner avec une jeune fille obstinée qui ne sait pas ce qui est pour son bien. Quelle réponse, cousine, ferai-je donc à Saladin ? Il faut prendre un parti décisif.

— Dites-lui, répliqua Édith, que la plus pauvre des Plantagenet aimerait mieux s’allier à la misère qu’à l’infidélité.

— Dirai-je à l’esclavage, Édith ? Il me semble que c’est plutôt là votre pensée.

— Il n’y a pas lieu au soupçon que vous osez m’insinuer… L’esclavage du corps aurait pu inspirer la compassion… Celui de l’âme ne peut exciter que le mépris. Honte à toi, roi Richard d’Angleterre ! tu as réduit à l’asservissement et à la dégradation les membres et l’esprit d’un chevalier dont la gloire était jadis presque égale à la tienne.

— Ne devais-je pas empêcher ma parente de boire du poison, en souillant le vase qui le contenait, si je ne voyais aucun autre moyen de la dégoûter de cette fatale liqueur ?

— C’est toi-même qui veux me forcer à boire du poison, parce qu’il est contenu dans un vase d’or.

— Édith… Je ne puis pas forcer ta résolution ; mais prends garde de fermer la porte que le ciel daigne encore nous ouvrir. L’ermite d’Engaddi, que les papes et les conciles ont regardé comme un prophète, a lu dans les astres que ton mariage doit me réconcilier avec un ennemi puissant, et que ton époux sera chrétien ; ainsi nous avons lieu d’espérer que la conversion du soudan et l’entrée des fils d’Ismaël dans le sein de l’Église seront les fruits de ton union avec Saladin. Allons, il faut faire quelque sacrifice plutôt que de détruire une si belle perspective.

— Des hommes peuvent sacrifier des béliers et des chèvres, mais non l’honneur et la conscience… J’ai entendu dire que c’était la honte d’une fille chrétienne qui avait amené les Sarrasins en Espagne. Il n’est pas probable que le déshonneur d’une autre chrétienne les chasse de la Palestine…

— Appelles-tu une honte de devenir impératrice ?

— J’appelle honte et déshonneur de profaner un sacrement chrétien en le recevant avec un infidèle qu’il ne peut pas lier ; et je me croirais couverte d’une ignominie ineffaçable si moi, descendante d’une princesse chrétienne, je devenais volontairement la première sultane d’un harem de concubines païennes.

— Eh bien ! cousine, je ne veux pas me fâcher avec toi, quoiqu’il me semble que ton état dépendant eût pu te disposer à plus de condescendance.

— Mon roi, répondit Édith, Votre Grâce a dignement succédé aux états, dignités et richesses de la maison des Plantagenet… N’enviez donc pas à votre pauvre parente quelque portion de leur orgueil.

— Par ma foi, jeune fille, dit le roi, tu m’as désarçonné par ce seul mot… Ainsi donc embrassons-nous et soyons amis… Je dépêcherai présentement un messager à Saladin… Mais après tout ne feriez-vous pas mieux de différer la réponse jusqu’après l’avoir vu. On le dit d’une beauté remarquable.

— Il n’y a pas de chance que nous nous voyions, milord.

— Par saint George ! il y a certitude du contraire, reprit le roi ; car Saladin nous fournira probablement un champ clos pour ce combat de la bannière, et sans doute il en sera spectateur lui-même… Bérengère meurt d’envie de le voir aussi, et j’oserais jurer qu’aucune de ses dames ne restera en arrière. Vous moins que toute autre, belle cousine… Mais allons, nous voici arrivés au pavillon, et il faut nous séparer, sans rancune, je l’espère… Il faut sceller notre réconciliation, belle Édith, avec tes lèvres comme avec ta main… Comme souverain, j’ai droit d’embrasser mes jolies vassales. »

Il l’embrassa respectueusement et avec affection, et retourna chez lui par le clair de lune, se fredonnant à lui-même ceux des refrains de Blondel qui lui revenaient à la mémoire.

À son arrivée dans sa tente, il se mit aussitôt à préparer ses dépêches pour Saladin, et il les remit au Nubien en lui recommandant de partir à la pointe du jour pour retourner vers le soudan.



  1. On a été obligé de faire subir quelque altération au sens original de ce passage, à cause des propriétés différentes de la versification anglaise et de celle de notre langue. Le texte de la ballade est moitié en vers de dix syllabes, moitié en alexandrins anglais très différents des nôtres : mais toutes les stances de la première partis en anglais sont chacune sur une seule rime huit fois répétée, ce qu’il était impossible d’imiter en français, bien que les observations du roi Richard portent sur cette difficulté vaincue. a. m.