Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 311-330).


CHAPITRE XXVIII et dernier.

JUGEMENT DE DIEU.


Avez-vous entendu le choc des combattants, lance contre lance, cheval contre cheval ?
Gray.


Il avait été convenu, à cause de la chaleur du climat, que le combat judiciaire, qui était cause de la réunion de tant de nations diverses au Diamant du désert, aurait lieu aussitôt après le lever du soleil. La vaste lice qui avait été construite sous la conduite du chevalier du Léopard, entourait un espace de cent vingt mètres de long sur quarante de large, dont le terrain était d’un sable dur. Le trône de Saladin était érigé du côté occidental de l’enceinte, juste au centre où les combattants devaient se rencontrer après avoir parcouru chacun la moitié de la lice. En face du trône était une galerie grillée, construite de manière à ce que les dames qui devaient s’y placer pussent voir le combat sans être elles-mêmes exposées aux regards. À chaque extrémité du champ clos était une barrière mobile. On avait aussi élevé des trônes pour le roi Richard et le duc d’Autriche ; mais ce dernier, s’apercevant que le sien était plus bas que celui du roi d’Angleterre, refusa de l’occuper. Cœur-de-Lion, qui aurait tout supporté plutôt que de voir retarder le combat par quelque cérémonie, consentit volontiers à ce que les parrains restassent à cheval pendant tout le temps de la lutte. À un bout de la lice était placée la suite de Richard, et à l’autre bout ceux qui avaient accompagné le défendant Conrad. Autour du trône destiné au Soudan était rangée sa brillante garde géorgienne, et le reste de l’enceinte était occupé par les spectateurs chrétiens et mahométans.

Long-temps avant le jour, la lice était entourée d’un nombre de Sarrasins encore plus considérable que celui qui avait escorté la veille le roi Richard. Quand le premier rayon du soleil vint éclairer le désert, l’appel sonore : « À la prière ! à la prière ! » fut prononcé par le soudan lui-même, et répété par tous ceux à qui leur rang et leur zèle donnaient le droit de remplir les fonctions de muezzins. C’était un spectacle frappant que de les voir tous se tourner vers la Mecque, et tomber à terre pour faire leurs dévotions. Mais quand ils se relevèrent, le disque du soleil qui grandissait rapidement se refléta dans des milliers de fers de lance, et sembla confirmer ainsi les conjectures que le lord Gilsland avait exprimées la veille. De Vaux le fit remarquer à son maître, qui lui répondit impatiemment qu’il avait une parfaite confiance dans la bonne foi du soudan ; mais que si lui de Vaux avait peur, il pouvait se retirer.

Bientôt après on entendit le son de plusieurs tambourins : à ce bruit tous les cavaliers sarrasins se jetèrent à bas de leurs chevaux, et se prosternèrent comme pour faire une seconde prière. C’était pour laisser à la reine, accompagnée d’Édith et de ses dames, la liberté de passer de son pavillon à la galerie qui lui était destinée. Cinquante gardes du sérail de Saladin les escortaient le sabre nu, et ils avaient l’ordre de tailler en pièces quiconque, fût-il noble ou vilain, oserait regarder les dames à leur passage, ou se hasarderait même à lever la tête jusqu’à ce que le silence des tambourins eût appris à tout le monde qu’elles avaient pris place dans la galerie, sur laquelle ne devait s’arrêter aucun regard curieux.

Cette marque éclatante du respect superstitieux que les Orientaux ont pour le beau sexe provoqua de la part de Bérengère quelques critiques très défavorables à Saladin et à son pays. Mais leur cage (c’est ainsi que la galerie était nommée par la belle souveraine) était soigneusement fermée et entourée par la belle garde noire : il fallut donc se contenter de voir et renoncer au plaisir bien plus délicieux d’être vu.

Cependant les parrains chacun de leur côté allèrent, comme il était d’usage, s’assurer que les deux champions étaient bien armés et préparés au combat. L’archiduc d’Autriche n’était nullement pressé d’accomplir cette partie de la cérémonie, ayant fait une orgie plus forte que de coutume le soir précédent avec du vin de Schiraz. Mais le grand-maître du Temple, plus vivement intéressé à l’issue du combat, était de bonne heure devant la tente de Conrad de Montferrat. À sa grande surprise les gens du marquis lui en refusèrent l’entrée.

« Ne me reconnaissez-vous point, coquins ? » demanda le grand-maître très courroucé.

« Pardonnez-moi, très vaillant et très révérend, répondit l’écuyer de Conrad ; mais vous-même ne pouvez entrer en ce moment. Le marquis est sur le point de se confesser.

— Se confesser ! » s’écria le templier d’un ton où un peu d’alarme se mêlait à la surprise et au mépris. « Et à qui, je te prie ?

— Mon maître m’a recommandé le secret, » dit l’écuyer. À ces mots le grand-maître le poussa hors de son passage et entra dans la tente.

Le marquis de Montferrat était aux pieds de l’ermite d’Engaddi et au moment de commencer sa confession.

« Que veut dire ceci, marquis ? demanda le grand-maître. Levez-vous ! n’avez-vous pas de honte ? ou si vous avez besoin de vous confesser, ne suis-je pas ici ?

— Je ne me suis confessé à vous que trop souvent, » répondit Conrad, dont les joues étaient pâles et la voix tremblante : « Pour l’amour du ciel, grand-maître, sortez, et laissez-moi décharger ma conscience devant ce saint homme.

— En quoi est-il plus saint que moi ? demanda le grand-maître. Ermite ! prophète ! insensé ! dis, si tu l’oses, en quoi tu es plus saint que moi ?

— Homme hardi et méchant, répondit l’ermite, je suis comme la fenêtre grillée qui laisse pénétrer les rayons de la lumière divine pour éclairer les autres, quoique, hélas ! je n’en profite pas. Toi, tu es comme une plaque de fer qui ne reçoit point de lumière et l’intercepte pour les autres.

— Cesse ton radotage et quitte cette tente à l’instant, reprit le grand-maître. Le marquis ne se confessera pas ce matin, à moins que ce ne soit à moi, car je ne le quitterai pas.

— Est-ce là votre volonté ? demanda l’ermite à Conrad ; car ne croyez pas que j’obéisse à cet orgueilleux si vous continuez de désirer mes secours.

— Hélas ! » murmura Conrad avec irrésolution, « que voulez-vous que je dise ? Adieu pour un moment, nous nous reverrons plus tard.

— Ô fatal délai ! s’écria l’ermite ; tu es l’assassin de son âme ! malheureux homme ! Adieu, non pour un moment, mais jusqu’à ce que nous nous rejoignions tous deux, je ne sais où. Et quant à toi, tremble !

— Trembler ! » répondit le templier avec mépris, « je ne le pourrais pas quand je le voudrais. »

L’ermite n’entendit pas sa réponse, car il avait quitté la tente.

« Allons, dépêchons-nous d’expédier cette affaire, dit le grand-maître, puisque tu veux en passer absolument par cette niaiserie. Mais écoute : je crois connaître la plupart de tes péchés par cœur, ainsi nous en supprimerons les détails qui pourraient être un peu longs, et nous commencerons par l’absolution. À quoi bon compter les taches de souillure dont nous allons nous laver les mains ?

— Te connaissant toi-même, tu blasphèmes en parlant d’absoudre les autres.

— Voilà qui n’est pas d’accord avec les canons ; tu es plus scrupuleux qu’orthodoxe, l’absolution d’un mauvais prêtre est aussi bonne que celle d’un saint, autrement que deviendraient les pauvres pénitents ? Quel est l’homme blessé qui demanda jamais au chirurgien s’il avait les mains propres ? Allons ; en finirons-nous avec cette bagatelle ?

— Non ! j’aime mieux mourir sans confession que de profaner le sacrement.

— Alors, noble marquis, reprends courage et ne parle pas ainsi ; dans une heure tu seras vainqueur de la lice, ou tu te confesseras le casque en tête comme un vaillant chevalier.

— Hélas ! grand-maître, tout est d’un funeste augure dans cette affaire : cette étrange découverte faite par l’instinct d’un chien ; la résurrection de ce chevalier écossais qui apparaît dans la lice comme un spectre, tout me présage une fin sinistre.

— Bah ! dit le templier, je t’ai vu diriger vaillamment la lance contre lui dans une joute et avec une chance égale de succès. Imagine-toi que tu es dans un tournoi : et quel est celui qui se comporta mieux que toi en champ clos ? Allons, écuyers et armuriers, il faut équiper votre maître. »

Les gens du marquis entrèrent effectivement et commencèrent à l’armer.

« Quel temps fait-il au dehors ? demanda Conrad.

— Le soleil s’est levé couvert d’un nuage, répondit un écuyer.

— Tu vois, grand maître, dit Conrad, rien ne nous sourit.

— Tu combattras à l’ombre, mon fils, répondit le templier ; rends grâces au ciel qui a tempéré le soleil de la Palestine, afin que cela te fût plus commode. »

Ainsi plaisantait le grand-maître ; mais ses plaisanteries avaient perdu toute influence sur l’esprit du marquis, et malgré les efforts qu’il faisait lui-même pour paraître gai, ce sombre abattement se communiquait au grand-maître. « Cette poule mouillée, pensa-t-il, se laissera vaincre par pure faiblesse et lâcheté d’âme, c’est ce qu’elle appelle des scrupules de conscience ; moi qu’aucune vision, qu’aucun augure ne peut émouvoir, moi qui suis ferme dans mes desseins comme le rocher, j’aurais dû soutenir le combat moi-même. Fasse le ciel que l’Écossais le tue sur la place ; c’est ce qui peut arriver de mieux après la victoire. Mais quoi qu’il arrive, il ne doit avoir d’autre confesseur que moi. Ses péchés sont les nôtres, et il pourrait confesser ma part avec la sienne. »

Tout en roulant ces pensées dans son esprit, il continuait en silence d’aider à l’armement du marquis.

L’heure arriva enfin ; les trompettes sonnèrent, les chevaliers entrèrent en lice armés de toutes pièces et montés comme des hommes qui vont combattre pour l’honneur d’un royaume. Ils avaient leurs visières levées, et firent trois fois le tour de la lice à cheval, se montrant aux spectateurs. Tous deux étaient de beaux hommes et avaient les traits nobles ; mais il y avait un air de confiance mâle sur le front de l’Écossais, et la sérénité de l’espérance y devenait presque de la joie : tandis que sur celui de Conrad, quoique son orgueil lui eût rendu une partie de son courage naturel, on remarquait de sombres nuages et un sinistre abattement. Son coursier même semblait fouler la terre d’un pas moins léger et moins joyeux au son de la trompette que le noble cheval arabe monté par sir Kenneth. Enfin le spruch sprecher secoua la tête en observant que, tandis que le poursuivant parcourait la lice en suivant le cours du soleil, c’est-à-dire de droite à gauche, le défendant faisait le même circuit widdersens, c’est-à-dire de gauche à droite, ce qui, dans beaucoup de pays, est regardé comme de mauvais augure.

Un autel temporaire fut élevé au dessous de la galerie occupée par la reine ; à côté se tenait l’ermite portant l’habit de son ordre, qui était celui du Mont-Carmel ; d’autres ecclésiastiques étaient aussi présents. Le poursuivant et le défendant furent successivement conduits devant cet autel par leurs parrains respectifs. Chaque chevalier, descendant de cheval, protesta de la justice de sa cause par un serment solennel prononcé sur l’Évangile, et demanda au ciel de réussir ou d’échouer, suivant qu’il avait affirmé la vérité ou le mensonge. Ils jurèrent aussi qu’ils venaient combattre en chevaliers avec les armes ordinaires, dédaignant l’emploi des enchantements, des charmes et des inventions magiques pour faire pencher la victoire de leur côté. Le poursuivant prononça son serment d’une voix mâle, avec un visage ferme et tranquille. Quand la cérémonie fut finie, il leva les yeux sur la galerie et s’inclina profondément, comme pour rendre hommage aux beautés invisibles qui y étaient renfermées ; malgré le poids de son armure, il sauta en selle sans se servir de l’étrier, et il se rendit ensuite à l’extrémité orientale de la lice en faisant caracoler légèrement son coursier. Conrad se présenta aussi devant l’autel avec assez de fermeté, mais sa voix, lorsqu’il prêta serment, rendit un son creux comme si elle se fût perdue dans son casque ; ses lèvres, lorsqu’il conjura le ciel d’adjuger la victoire à celui dont la cause était juste, devinrent blanches et tremblantes, car ses paroles étaient impies et dérisoires. Comme il se retournait pour remonter à cheval, le grand-maître s’approcha de lui ; et comme s’il eût voulu arranger quelque chose à son hausse-col, il lui dit à l’oreille : « Lâche et insensé, reprends tes sens, et que je te voie te comporter bravement dans ce combat, ou, de par le ciel, si tu échappes à celui-ci, tu ne m’échapperas pas ! »

Le ton farouche avec lequel ces mots furent prononcés acheva de troubler les sens du marquis ; il trébucha en s’approchant de son cheval, et quoiqu’il reprît pied, s’élançât en selle avec son agilité ordinaire, et déployât son adresse en équitation en allant prendre sa place en face du poursuivant, cependant cet accident n’échappa point à ceux qui étaient à l’affût des augures afin d’en former des conjectures sur le sort du combat.

Les prêtres, après avoir adressé à Dieu une prière solennelle pour qu’il fît connaître le bon droit, sortirent de la lice.

Les trompettes du poursuivant sonnèrent une fanfare, et un héraut d’armes proclama au bout oriental de la lice : « Voilà un loyal chevalier, sir Kenneth d’Écosse, champion du roi Richard d’Angleterre, qui accuse Conrad, marquis de Montferrat, de lâche et déshonorante trahison envers ledit roi. »

Quand les mots Kenneth d’Écosse annoncèrent le nom du champion qui jusque-là n’avait pas été généralement connu, de hautes et bruyantes acclamations éclatèrent parmi la suite du roi Richard, et malgré les ordres répétés de faire silence, on eut de la peine à entendre la réponse du défendant. Celui-ci, naturellement, protesta de son innocence, et offrit son corps au combat. Les écuyers des combattants s’approchèrent alors, chacun remit à son maître le bouclier et la lance, et lui suspendit l’arme défensive autour du cou, afin que ses deux mains pussent rester libres, l’une pour manier la bride, l’autre pour diriger la lance.

Le bouclier de l’Écossais offrait ses anciennes armoiries : le Léopard ; mais on y avait joint un collier et une chaîne brisée, par allusion à sa dernière captivité. Le bouclier du marquis portait, conformément à son nom, une montagne escarpée, dont la cime était dentelée comme une scie. Chacun brandit sa lance en l’air comme pour s’assurer du poids et de la résistance de cette arme redoutable, et la mit ensuite en arrêt. Les parrains, les hérauts et les écuyers se retirèrent alors aux barrières, et les combattants se tinrent vis-à-vis l’un de l’autre, face à face, la lance en arrêt, la visière baissée, les membres si complètement couverts de fer, qu’ils ressemblaient plus à des statues de fonte qu’à des êtres vivants. Le silence de l’incertitude devint alors général, la respiration des spectateurs était plus pressée, et leur âme semblait être passée dans leurs yeux. On n’entendait d’autre bruit que le souffle et le piaffement des coursiers qui, comprenant ce qui allait arriver, étaient impatients de s’élancer dans la carrière. Cet état dura peut-être trois minutes ; mais à un signal donné par le soudan, cent instruments déchirèrent l’air de leurs sons aigus, et chaque champion donnant des éperons à son coursier et laissant aller un peu les rênes, les chevaux partirent au grand galop, et les chevaliers se heurtèrent au milieu de la lice avec un choc semblable au bruit du tonnerre. La victoire ne fut pas douteuse un seul moment. Conrad à la vérité se montra guerrier expérimenté. Il frappa son antagoniste en vrai chevalier au milieu de son bouclier, portant sa lance si droite et avec tant de précision qu’elle se brisa en éclats jusqu’au gantelet ; le cheval de sir Kenneth recula de cinq ou six pas et retomba sur ses hanches, mais le cavalier le releva facilement avec la main et la bride. Quant à Conrad, il n’y avait pas moyen qu’il se relevât ; la lance de sir Kenneth avait percé son bouclier, traversé une armure plaquée d’acier de Milan, et pénétrant à travers un secret ou cotte de mailles qu’il portait sous sa cuirasse, lui avait fait une profonde blessure à la poitrine ; il avait été enlevé de sa selle, le manche de la lance restait enfoncé dans la blessure. Les parrains, les hérauts et Saladin lui-même s’empressèrent autour du blessé, tandis que sir Kenneth, qui avait tiré l’épée avant de s’apercevoir que son antagoniste était tout-à-fait hors de combat, lui commanda alors d’avouer son crime. On se hâta de lever la visière de son casque, et le blessé regardant le ciel avec des yeux égarés répondit : « Que voulez-vous de plus ? Dieu a décidé avec justice, je suis coupable : mais il y a de pires traîtres que moi dans le camp ; par pitié pour mon âme, procurez-moi un confesseur. »

Il se ranima un peu en prononçant ces mots. « Le talisman, le puissant remède, royal frère, dit Richard à Saladin.

— Ce traître, répondit le soudan, mérite plutôt d’être traîné hors de la lice à la potence, que de profiter des vertus de ce divin remède ; et un sort de ce genre est écrit dans ses regards, » ajouta-t-il après avoir fixé un moment le blessé ; « car, quoique sa blessure puisse être guérie, le sceau d’Azraël est sur le front de ce misérable.

— Néanmoins, dit Richard, je vous prie de faire pour lui ce qui sera possible, afin qu’il ait du moins le temps de se confesser ; nous ne voulons pas tuer son âme avec son corps. Pour lui une demi-heure peut être dix mille fois plus utile que la vie entière du plus vieux des patriarches.

— Le vœu de mon royal frère sera accompli. Esclaves, portez ce blessé dans notre tente !

— Ne faites pas cela, » dit le templier, qui jusque-là avait regardé dans un sombre silence ; « le royal duc d’Autriche et moi-même ne permettons pas que ce malheureux prince chrétien soit abandonné aux Sarrasins pour qu’ils essaient leurs enchantements sur lui ; nous sommes ses parrains et nous demandons qu’il soit remis à nos soins.

— C’est-à-dire que vous refusez les moyens certains qui s’offrent de le guérir, dit Richard.

— Non pas, » reprit le grand-maître en revenant à lui-même. « Si le soudan se sert de drogues permises, il peut soigner le malade dans ma tente.

— Fais-le, je t’en prie, mon bon frère, dit Richard à Saladin, quoique la permission en soit accordée de si mauvaise grâce. Mais livrons-nous maintenant à une plus joyeuse occupation. Sonnez, trompettes ! braves Anglais, saluez par vos acclamations le champion de l’Angleterre. »

Les tambours, les clairons, les trompettes et les cymbales résonnèrent à la fois, et les acclamations régulières et soutenues qui depuis des siècles ont été en usage parmi les Anglais, retentirent au milieu des hurlements aigus des Arabes, comme le diapason de l’orgue au milieu des sifflements de la tempête. Le silence se rétablit enfin.

— Brave chevalier du Léopard, reprit Cœur-de-Lion, vous avez prouvé que l’Éthiopien peut changer de peau, et le Léopard effacer ses taches, quoique les docteurs citent l’Écriture pour en démontrer l’impossibilité. Cependant, j’aurai quelque chose de plus à vous dire quand je vous aurai conduit en la présence de ces dames, les meilleurs juges et les plus dignes de récompenser les faits de chevalerie. »

Le chevalier du Léopard s’inclina en signe d’assentiment.

« Et toi, royal Saladin, ne viendras-tu pas les saluer ? Je t’assure que la reine regardera ton accueil comme incomplet si tu lui refuses l’occasion de remercier son royal hôte de cette magnifique réception. »

Saladin inclina gracieusement la tête, mais refusa cette invitation.

« Il faut que j’aille voir le blessé, dit-il, le médecin ne quitte pas son malade plus que le champion la lice, quand même il serait appelé dans des jardins aussi délicieux que ceux du paradis. Et d’ailleurs, royal Richard, sache que notre sang oriental ne coule pas avec calme en présence de la beauté. Que dit le livre lui-même ? « Son œil est comme le tranchant de l’épée du Prophète : qui osera le regarder ! Celui qui ne veut pas se brûler doit éviter de marcher sur des cendres chaudes… L’homme prudent n’approche pas le lin de la torche flamboyante… Celui, dit le sage, qui a perdu un trésor, n’agit pas prudemment s’il retourne la tête pour le regarder… »

Richard, comme on peut le croire, respecta le motif d’une délicatesse qui prenait sa source dans des mœurs si différentes des siennes.

« À midi, » reprit le soudan en partant, « j’espère que vous accepterez une collation sous la tente de peaux de chameaux noirs d’un chef de Kurdistans. »

Il fit circuler la même invitation parmi les chrétiens, et l’étendit à tous ceux dont le rang était suffisant pour leur permettre de s’asseoir à un banquet de princes.

« Écoutez, dit Richard, les tambourins annoncent que notre souveraine et ses dames vont quitter la galerie ; et voyez, les turbans se prosternent à terre comme s’ils avaient été frappés par l’ange exterminateur. Les voilà tous le front incliné dans la poussière comme si le regard d’un Arabe pouvait flétrir l’éclat des joues d’une dame ! Allons, rendons-nous au pavillon et menons-y notre vainqueur en triomphe. Combien je plains ce noble soudan qui ne connaît de l’amour que ce qui est connu des êtres d’une nature inférieure ! »

Blondel tira de sa harpe les accords les plus hardis pour célébrer l’entrée du vainqueur dans le pavillon de la reine Bérengère. Sir Kenneth entra, soutenu de chaque côté par ses parrains, Richard et William Longue-Épée, et fléchit le genou avec grâce devant la reine, quoique plus de la moitié de cet hommage fût silencieusement adressée à Édith qui était assise à la droite de Bérengère.

« Désarmez-le, mesdames, » dit le roi qui prenait un plaisir extrême à l’accomplissement de ces usages chevaleresques ; « que la beauté honore la chevalerie ! Détache ses éperons, Bérengère ; toute reine que tu es, tu lui dois toutes les marques de faveur qui sont en ton pouvoir. Délace son casque, Édith ; je veux que tu le fasses de ta propre main, serais-tu la plus fière des Plantagenet, et lui le plus pauvre chevalier de l’univers… »

Les deux dames obéirent aux ordres du roi, Bérengère avec empressement pour complaire à son mari, et Édith rougissant et pâlissant alternativement, pendant qu’à l’aide de Longue-Épée elle défaisait avec lenteur et embarras les agrafes qui attachaient le casque au hausse-col.

« Et qui vous attendiez-vous à trouver sous cette enveloppe d’acier ? » dit Richard lorsque le casque ayant été enlevé permit de voir les nobles traits de sir Kenneth, dont le visage était enflammé par suite du combat qu’il venait de soutenir, et peut-être autant par l’émotion du moment.

« Que pensez-vous de lui, belles dames et braves chevaliers ? demanda Richard ; ressemble-t-il à un esclave éthiopien, ou vous présente-t-il les traits d’un aventurier obscur ? Non, par ma bonne épée ! ici se terminent ces déguisements divers. Il s’est agenouillé devant vous sans autre illustration que son mérite, il se relève également distingué par la naissance et la fortune ; le chevalier Kenneth se relève David, comte de Huntingdon, prince royal d’Écosse. »

Il y eut une exclamation générale de surprise, et Édith laissa tomber de ses mains le casque qu’elle venait de recevoir.

« Oui, mes maîtres, dit le roi, la chose est ainsi. Vous savez ce que fit l’Écosse, lorsque après nous avoir promis d’envoyer ce vaillant comte avec une brave compagnie de ses meilleurs et de ses plus nobles lances afin de se joindre à nos armes pour la conquête de la Palestine, elle manqua à tous ses engagements. Ce noble jeune homme, qui devait être le chef des croisés écossais, regarda comme une honte de ne point prêter l’appui de son bras à la sainte guerre ; il nous joignit en Sicile avec un petit nombre de serviteurs fidèles et dévoués, qui fut augmenté par plusieurs de ses compatriotes auxquels le rang de leur chef était inconnu. Les confidents du prince royal, excepté un vieil écuyer, avaient tous péri, et ce secret trop bien gardé faillit me laisser anéantir, sous le nom d’aventurier écossais, une des plus brillantes espérances de l’Europe. Pourquoi ne me confiâtes-vous pas votre rang, noble Huntingdon, lorsque vous vîtes vos jours en danger par la sentence précipitée que me dicta le premier emportement de ma colère ? Croyiez-vous donc Richard capable d’abuser de l’avantage que le hasard lui donnait sur l’héritier d’un roi qui se montra si souvent son ennemi ?

— Je ne vous ai pas fait cette injure, royal Richard, répondit le comte de Huntingdon ; mais mon orgueil ne pouvait supporter que je fisse connaître mon rang de prince d’Écosse, dans le but de sauver une vie que j’avais compromise en trahissant mon devoir. D’ailleurs, j’avais fait le vœu de garder le secret sur ma naissance jusqu’à ce que la croisade fût achevée ; et effectivement je n’en ai parlé qu’in articulo mortis, et sous le sceau de la confession, à ce révérend ermite.

— C’est donc la connaissance de ce secret qui fit que le saint homme me pressa avec tant d’instance de révoquer mon arrêt sévère ? dit Richard ; il avait raison de dire que si ce noble chevalier périssait par mon ordre, le jour viendrait où je souhaiterais n’avoir pas commis cette action, dût-il m’en coûter un membre. Un membre ! j’aurais voulu l’effacer au prix de ma propre vie ; car le monde aurait pu dire que Richard avait abusé de la situation où l’héritier de l’Écosse s’était placé par confiance dans sa générosité.

— Mais pouvons-nous savoir de Votre Grâce, demanda la reine Bérengère, par quel heureux et étrange hasard cette énigme se trouve expliquée ?

— Des lettres me parvinrent d’Angleterre, répondit le roi, dans lesquelles on me mandait, entre autres nouvelles désagréables, que le roi d’Écosse s’était emparé de trois de nos barons pendant qu’ils étaient en pèlerinage à Saint-Ninian[1], et qu’il alléguait pour raison, que son héritier, qu’on supposait d’abord combattant dans les rangs des chevaliers teutoniques contre les païens de la Prusse, était en effet dans notre cour ; le roi William se proposait de retenir ces barons comme otages de la sûreté de son fils. Ce fut ce qui me donna le premier rayon de lumière sur le véritable rang du chevalier du Léopard, et mes soupçons furent confirmés par de Vaux qui, à son retour d’Ascalon, me ramena avec lui l’unique serviteur du comte de Huntingdon, un serf à crâne épais, qui avait fait trente milles pour aller dévoiler à de Vaux un secret qu’il aurait pu me communiquer à moi-même.

— Il faut excuser le vieux Strauchan, dit le lord de Gilsland ; il savait par expérience que j’ai le cœur plus tendre que si je me nommais Plantagenet.

— Toi, le cœur tendre ! toi, vieille barre de fer ! toi, rocher du Cumberland ! s’écria le roi : c’est nous autres Plantagenet qui pouvons nous vanter d’avoir des cœurs tendres et sensibles. Édith, » ajouta-t-il en se tournant vers sa cousine, avec une expression qui couvrit de rougeur les joues de la noble fille, « donne-moi ta main, belle cousine, et toi, prince d’Écosse, la tienne.

— Arrêtez, monseigneur, » dit Édith en se reculant, tandis qu’elle cherchait à cacher sa confusion en plaisantant son royal cousin, « ne vous rappelez-vous pas que ma main était destinée à convertir à la foi chrétienne le Sarrasin et l’Arabe, Saladin et toute son armée de turbans ?

— Oui, mais le vent de cette prophétie a changé, et souffle maintenant sur un autre point, répondit Richard.

— Ne raillez point, de peur que le ciel ne vous en fasse repentir, » dit l’ermite en s’approchant. « L’armée des corps célestes n’inscrit rien que de vrai dans ses brillantes annales. Ce sont les yeux de l’homme qui sont trop faibles pour en bien lire les caractères. Lorsque Saladin et Kenneth d’Écosse couchèrent dans ma grotte, je lus dans les astres que sous mon toit il reposait un prince, ennemi naturel de Richard, auquel le sort d’Édith Plantagenet devait être uni. Pouvais-je douter qu’il ne fût question du soudan, dont le rang m’était bien connu ; car il visitait souvent ma cellule pour converser avec moi sur les révolutions des corps célestes ? Les planètes m’annonçaient aussi que ce prince, cet époux d’Édith Plantagenet, serait un chrétien ; et moi, interprète aveugle et insensé, j’en conclus la conversion du noble Saladin dont les bonnes qualités semblaient souvent le porter vers une meilleure croyance. Le sentiment de ma faiblesse m’a humilié jusqu’à la poussière, mais dans la poussière j’ai trouvé des consolations ; je n’ai pas su lire le sort des autres, qui peut m’assurer que je ne me suis pas trompé sur le mien ? Dieu ne veut pas que nous pénétrions ses secrets, ni que nous cherchions à deviner les mystères qu’il nous cache. Il faut attendre son heure dans les veilles et les prières, dans la crainte et dans l’espérance. Je suis venu ici en prophète austère et orgueilleux, je me croyais habile à instruire les princes, et doué même de facultés surnaturelles, quoique chargé d’un fardeau que je ne pensais pas que d’autres forces que les miennes pussent supporter ; mais le bandeau est tombé de mes yeux, je m’en retourne humble et pénétré de mon ignorance, pénitent, et non sans espoir. »

À ces mots il sortit de l’assemblée, et on dit que depuis ce moment ses accès de frénésie devinrent fort rares ; que sa pénitence prit un caractère plus doux et fut accompagnée de plus d’espoir pour l’éternité : tant il existe de présomption jusque dans la folie ! La conviction d’avoir conçu et exprimé avec tant de force une prédiction sans fondement parut produire sur lui le même effet que la perte du sang sur le corps humain qui calme et apaise la fièvre du cerveau.

Il est inutile de donner de plus grands détails sur la suite de la conférence qui eut lieu sous la tente de la reine, et de dire si David, comte de Huntingdon, fut aussi muet en présence d’Édith Plantagenet que lorsqu’il avait été forcé de jouer le rôle d’un esclave. On croira facilement qu’il sut lui exprimer avec vivacité la passion qu’il avait été forcé pendant si long-temps de réduire au silence.

L’heure de midi approchait, et Saladin attendait les princes de la chrétienté dans sa tente, qui, excepté sa vaste étendue, ne différait pas beaucoup de celles qui servent ordinairement d’asile au simple Arabe ou à l’habitant du Kurdistan. Cependant sous son vaste couvert était préparé un banquet des plus magnifiques, étalé d’après la coutume orientale sur des tapis de riches étoffes avec des coussins pour les convives. Mais nous ne pourrions décrire les draps d’or et d’argent, les broderies en arabesques, les châles de Cachemire, les mousselines de l’Inde, qui y étaient déployés dans toute leur richesse ; bien moins encore les friandises, les ragoûts entourés de riz coloré de différentes manières, et toute la recherche de la cuisine orientale. Des agneaux rôtis tout entiers, le gibier et la volaille empilés sur des plats d’or, d’argent et de porcelaine, étaient entremêlés de grands vases de sorbets rafraîchis dans la neige ou avec la glace des cavernes du mont Liban. Une pile de magnifiques coussins placée au haut bout de la table semblait préparée pour le roi du festin et pour les dignitaires qu’il voudrait inviter à partager cette place d’honneur. Du toit de la tente flottaient de tous les côtés des pennons et des bannières, trophées de batailles gagnées et de royaumes renversés. Au milieu dominait une longue lance portant la bannière de la mort avec cette inscription frappante : Saladin, roi des rois ; Saladin, vainqueur des vainqueurs ; Saladin doit mourir ! Les esclaves qui avaient servi le festin étaient dans la tente ; ils se tenaient la tête penchée et les bras croisés, comme des statues funèbres ou comme des automates qui attendent que la main de l’artiste les mette en mouvement.

En attendant ses hôtes royaux, le sultan, imbu des superstitions de son temps, méditait sur un horoscope et sur une lettre que l’ermite d’Engaddi lui avait fait remettre quand il avait quitté le camp.

« Science étrange et mystérieuse ! » se murmurait-il à lui-même ; « en paraissant écarter le voile qui couvre l’avenir, elle égare ceux qu’elle paraît guider et remplit de ténèbres le lieu qu’elle semble éclairer ! Qui n’aurait dit que j’étais ce dangereux ennemi de Richard dont l’inimitié devait se terminer par un mariage avec sa parente ? et cependant il paraît maintenant que l’union du brave comte avec cette dame établira une alliance entre Richard et William d’Écosse, ennemi plus dangereux pour le roi d’Angleterre que je ne le suis moi-même ; car un chat sauvage renfermé dans une chambre avec un homme est plus à craindre pour lui qu’un lion dans un désert lointain. Mais aussi, » continua-t-il en se parlant toujours à lui-même ; « cette combinaison indique que le mari serait chrétien ; chrétien ! » répéta-t-il après une pause ; « voilà ce qui donnait à cet insensé fanatique l’espoir que je pourrais renoncer à ma foi. Mais moi, moi fidèle adorateur du Prophète, cela eût dû suffire pour me désabuser ! Reste là, mystérieux écrit ; tes pronostics sont étranges et funestes, puisque lors même qu’ils sont vrais en eux-mêmes, ils produisent sur ceux qui cherchent à deviner leur sens tous les effets de la fausseté. Mais qu’est ceci, que signifie cette importunité ? »

Il s’adressait au nain Nectabanus, qui s’était élancé dans la tente avec une effrayante agitation ; l’expression d’horreur peinte sur ses traits bizarres et disproportionnés en rendait la laideur encore plus hideuse ; ses yeux étaient fixes, sa bouche béante, ses mains aux doigts difformes et crochus étaient convulsivement étendues.

« Qu’y a-t-il ? » dit le Soudan d’un air sévère.

« Accipe hoc[2], murmura en gémissant le nain.

« Comment ! que dis-tu ? demanda Saladin.

Accipe hoc, » répéta le nain terrifié, sans s’apercevoir peut-être qu’il répétait les mêmes mots qu’auparavant.

« Hors d’ici, fou ; je ne suis point d’humeur à souffrir tes bouffonneries.

— Et je ne suis fou, répondit le nain, qu’autant que ma folie peut venir au secours de mon esprit pour m’aider à gagner mon pain, pauvre malheureux que je suis, Écoutez-moi, écoutez-moi, grand soudan.

— Si tu as en effet à te plaindre de quelque outrage, reprit Saladin, sage ou fou tu as le droit de te faire entendre du roi ; viens ici avec moi, » et il le conduisit dans la tente intérieure.

Quelle que fût leur conférence, elle fut bientôt interrompue par des fanfares annonçant l’arrivée des princes chrétiens que Saladin accueillit dans sa tente avec une courtoisie qui convenait également à leur rang et au sien. Il salua surtout le jeune comte de Huntingdon, et le félicita généreusement sur des espérances de bonheur qui semblaient avoir détruit celles qu’il avait formées lui-même.

« Mais ne pense pas, noble jeune homme, ajouta le soudan, que le prince d’Écosse soit mieux venu de Saladin que ne le fut Kenneth de l’émir Ilderim quand ils se rencontrèrent dans le désert, et le malheureux Éthiopien du médecin Adonebec ! un naturel aussi brave, aussi généreux que le tien a un prix indépendant du rang et de la naissance, de même que le breuvage glacé que je t’offre maintenant est aussi délicieux dans un vase de terre que dans une coupe d’or. »

Le comte de Huntingdon fit une réponse convenable dans laquelle il exprimait sa reconnaissance des nombreux et importants services qu’il avait reçus du généreux soudan ; mais quand il eut fait raison à Saladin avec le vase de sorbet que celui-ci lui avait présenté, il ne put s’empêcher de dire en souriant : « Le brave cavalier Ilderim ne connaissait pas la formation de la glace, mais le magnifique soudan rafraîchit son sorbet avec de la neige.

— Voudrais-tu qu’un Arabe ou un Kourde fût aussi sage qu’un hakim ? Celui qui prend un déguisement doit faire accorder les sentiments de son cœur et les connaissances de son esprit avec l’habit qu’il porte. Je voulais voir comment un brave et loyal chevalier du Frangistan aurait soutenu la discussion avec un chef tel que je paraissais être, et je mis en doute la vérité d’un fait bien connu, pour savoir par quels arguments tu soutiendrais ton assertion. »

Pendant que le soudan parlait ainsi, l’archiduc d’Autriche, qui se tenait un peu à part, fut frappé de la mention du sorbet glacé, et saisit avec avidité et même un peu brusquement la large coupe, au moment où le comte de Huntingdon allait la remettre à sa place.

« C’est vraiment délicieux ! » s’écria-t-il après avoir bu largement du sorbet que la température brûlante et la chaleur qui enflamme le sang le lendemain d’une orgie lui rendaient doublement agréable. Il poussa un soupir et présenta le vase au grand-maître des templiers. Saladin fit alors un signe au nain qui s’avança et prononça d’une voix rauque : Accipe hoc ! Le templier tressaillit comme le coursier qui voit sur son chemin un lion caché dans un buisson ; cependant il se remit à l’instant ; et pour dérober son trouble à toute observation, il leva le vase à ses lèvres ; mais ses lèvres ne devaient point toucher les bords du vase. Le sabre de Saladin sortit du fourreau comme l’éclair sort du nuage ; on le vit briller en l’air, et la tête du grand-maître roula à l’extrémité de la tente ; le tronc resta un moment debout, le vase serré dans sa main, puis il tomba, et la liqueur du sorbet se mêla dans le sang qui sortait des veines.

Il y eut un cri général de trahison, et le duc d’Autriche, qui se trouvait le plus près de Saladin, qui tenait encore son sabre sanglant à la main, se recula en tressaillant comme s’il eût craint que son tour ne vînt après.

« Ne craignez rien, noble duc d’Autriche, lui dit Saladin ; et vous, roi d’Angleterre, ne soyez pas courroucé de ce que vous venez de voir. Ce n’est pas pour ses nombreuses trahisons, ni pour avoir attenté à la vie du roi Richard, comme son propre écuyer l’affirmera, ni pour avoir poursuivi le prince d’Écosse et moi-même dans le désert en nous réduisant à faire dépendre nos vies de la rapidité de nos chevaux, ni pour avoir excité les Maronites à nous attaquer dans l’occasion présente, si je n’avais inopinément amené avec moi assez d’Arabes pour faire avorter ce projet ; non, ce n’est pour aucun ni même pour la totalité de ses crimes, quoiqu’ils lui aient bien mérité un tel sort, que vous le voyez maintenant étendu devant vous ; c’est parce que, à peine une demi-heure avant de venir souiller notre présence comme le simoun[3] empoisonne l’atmosphère, il a poignardé son frère d’armes et son complice, dans la crainte qu’il ne confessât les infâmes complots auxquels tous deux s’étaient livrés.

— Comment ! s’écria Richard, Conrad assassiné, et par le grand-maître, son parrain et son plus intime ami ! Noble soudan, je ne doute point de ta parole ; cependant ceci doit être prouvé autrement…

— Voici le témoin, » interrompit Saladin en montrant le nain encore tremblant d’horreur. « Allah, qui envoie le ver luisant pour éclairer les heures de la nuit, peut faire découvrir les crimes secrets par les moyens les plus humbles. »

Le soudan raconta ensuite ce que lui avait appris le nain. Par une puérile curiosité, ou plutôt, comme il le laissa entendre, dans l’espoir de trouver quelque chose à piller, Nectabanus s’était glissé dans la tente de Conrad qui avait été abandonné par ses serviteurs ; quelques uns avaient quitté le camp pour porter à son frère la nouvelle de sa défaite, et les autres profitaient des moyens que Saladin leur avait donnés de faire bombance. Le blessé dormait sous l’influence du merveilleux talisman de Saladin, de sorte que le nain eut l’occasion de fureter à son aise jusqu’au moment où il fut effrayé par le bruit d’un pas lourd ; il se cacha derrière un rideau d’où il pouvait voir cependant les mouvements et entendre les paroles du grand-maître qui entra et ferma soigneusement la tente derrière lui ; sa victime se réveilla en sursaut, et il paraît que Conrad devina immédiatement le dessein de son ancien camarade, car ce fut d’une voix alarmée qu’il lui demanda pourquoi il venait le déranger.

« Je viens te confesser et t’absoudre, » lui répondit le grand-maître.

Le nain, épouvanté, n’avait pas retenu grand’chose de la conversation qui suivit entre eux ; mais Conrad, disait-il, conjura le grand-maître de ne point achever de rompre un roseau brisé, et le templier le frappa au cœur avec un poignard turc, en disant : Accipe hoc, paroles qui, long-temps après, absorbèrent l’imagination terrifiée du témoin secret.

« J’ai vérifié ce récit, dit Saladin, en faisant examiner le corps, et j’ai fait répéter en votre présence au malheureux être qu’Allah a choisi pour découvrir le crime les mots que le meurtrier prononça ; vous avez vu vous-mêmes l’effet qu’ils ont produit sur sa conscience. »

Le soudan s’arrêta, et le roi d’Angleterre rompit le silence.

« Si cela est vrai, comme je n’en doute pas, nous venons d’être témoins d’un grand acte de justice, quoique nous en ayons d’abord jugé différemment ; mais pourquoi, dans cette assemblée, pourquoi de ta propre main ?

— J’en avais décidé autrement, répondit Saladin ; mais si je n’avais pas hâté son sort, il y aurait échappé tout-à-fait, car après lui avoir permis de boire dans ma coupe, comme il était sur le point de le faire, je n’aurais pu, sans violer les saintes lois de l’hospitalité, le punir comme il le méritait. Quand il aurait assassiné mon père, s’il eût ensuite partagé ma coupe, je n’aurais pu toucher à un seul cheveu de sa tête. Mais en voilà assez sur lui, que son cadavre et sa mémoire disparaissent du milieu de nous. »

Le corps fut emporté, et l’on fit disparaître les traces du sang avec une promptitude et une dextérité qui prouvèrent que le cas n’était pas assez rare pour déconcerter les serviteurs et les officiers de la maison de Saladin.

Mais la scène qui venait de se passer avait produit une profonde impression sur l’esprit des princes chrétiens, et quoique sur l’invitation courtoise du soudan ils eussent pris place au banquet, le silence de l’inquiétude et de la consternation régnait parmi eux.

Richard s’éleva par son caractère seul au dessus de toute méfiance et de tout embarras. Cependant il semblait réfléchir comme s’il eût eu quelque proposition à faire et qu’il eût désiré la présenter de la manière la plus agréable. À la fin, il avala une grande coupe de vin, et s’adressant au soudan, il lui demanda : « S’il était vrai qu’il eût honoré le comte de Huntingdon d’une rencontre personnelle. »

Saladin répondit en souriant, qu’il avait éprouvé son cheval et ses armes contre sir Kenneth, comme font les chevaliers quand ils se rencontrent dans le désert, et il ajouta modestement que, bien que le combat n’eût pas été entièrement décisif, il n’avait pas lieu, pour sa part, de s’en enorgueillir. L’Écossais, de son côté, nia qu’il eût remporté l’avantage, et voulut l’attribuer au soudan.

« Tu as eu assez d’honneur dans cette rencontre, reprit Richard, et je te l’envie bien plus que tous les sourires d’Édith Plantagenet, quoiqu’un seul pût récompenser dignement les dangers d’un jour de bataille. Mais qu’en pensez-vous, nobles princes ? sera-t-il dit qu’une si illustre assemblée de chevaliers se séparera sans avoir fait quelque chose dont les temps futurs puissent parler ? Qu’est-ce que la défaite et la mort d’un traître pour la brillante guirlande d’honneur et de chevalerie qui nous entoure ? Ce cercle doit-il se rompre avant d’être témoin de quelque exploit plus digne de son attention ? Qu’en dis-tu, royal Saladin, si tous deux aujourd’hui, devant cette noble compagnie, nous décidions la question long-temps contestée, relative au sort de la Palestine, et finissions d’un coup ces guerres fatigantes ? La lice est ici toute prête ! Jamais l’islamisme ne peut avoir de meilleur champion que toi ; quant à moi, à moins que de plus dignes ne se présentent, je jette le gant du combat comme défenseur de la chrétienté, et en tout honneur et tout amour, nous nous livrerons un combat à mort pour la possession de Jérusalem. »

Il y eut un long silence avant la réponse du soudan. Ses joues et son front se colorèrent ; et l’opinion de plusieurs personnes fut qu’il avait hésité un moment s’il accepterait le défi. À la fin, il dit : « En combattant pour la Cité sainte contre ceux que nous regardons comme des idolâtres et des adorateurs d’images, je pourrais espérer qu’Allah voudrait fortifier mon bras ; ou si je tombais sous l’épée de Melec-Ric, je ne pourrais passer au paradis par une mort plus glorieuse : mais Allah a donné Jérusalem aux vrais croyants, et ce serait tenter le Dieu du Prophète que de faire dépendre de l’adresse et de la vigueur de mon bras une possession qui m’est assurée par la supériorité de mes forces.

— Eh bien ! si ce n’est pas pour Jérusalem, » reprit Richard du ton d’un homme qui sollicite une faveur d’un ami intime, « que ce soit pour l’amour de la gloire ; et rompons au moins une lance à fer émoulu.

— Il ne m’est pas même permis, » répondit Saladin en souriant de l’air presque caressant avec lequel Richard lui proposait le combat ; « il ne m’est pas même permis de consentir à cela : le maître place le berger à la tête de ses brebis, non à cause de lui, mais pour l’amour du troupeau. Si j’avais un fils pour soutenir le sceptre après moi, je pourrais avoir la liberté, comme j’en ai le désir, de risquer cette téméraire rencontre ; mais vos propres Écritures vous disent que quand le berger est frappé, le troupeau se disperse.

— Tu as eu tout le bonheur de ton côté, » dit Richard en se retournant vers le comte de Huntingdon avec un soupir ; « j’aurais donné la plus belle année de ma vie pour cette seule demi-heure de combat auprès du Diamant du désert. »

Cette folie chevaleresque de Richard ranima la gaîté de l’assemblée ; et quand à la fin du banquet on se leva pour se séparer, Saladin s’avança et prit la main de Cœur-de-Lion.

« Noble roi d’Angleterre, dit-il, nous nous séparons maintenant pour ne jamais nous revoir ; je n’ignore pas que votre ligue est dissoute pour ne plus se réformer, et que les forces de votre royaume ne vous permettent point de poursuivre votre entreprise. Je ne puis pas vous céder cette Jérusalem que vous désiriez tant : elle est pour nous comme pour vous une ville sainte. Mais toute autre chose que Richard pourra demander à Saladin lui sera accordée aussi facilement que cette fontaine épanche ses eaux. Oui, et Saladin ferait cette offre avec autant de franchise, quand bien même Richard, seul dans le désert, n’aurait que deux archers à sa suite. »


Le jour suivant, Richard revint au camp, et peu de temps après le jeune comte de Huntingdon épousa Édith Plantagenet.

À cette occasion, le soudan envoya pour présent de noce le célèbre talisman, mais quoiqu’il ait opéré beaucoup de cures en Europe, aucune n’égala en succès et en célébrité celles qui furent faites par le soudan. Il existe encore, ayant été légué par le comte de Huntingdon à un brave chevalier écossais, sir Simon du Lee, dans l’ancienne et honorable famille duquel on le conserve aujourd’hui ; et quoique les pierres magiques aient été bannies de la pharmacopée moderne, on a recours à sa vertu pour arrêter les hémorrhagies, ou dans des cas d’hydrophobie causée par la morsure d’un animal.

Notre histoire se termine ici : les conditions auxquelles Richard abandonna ses conquêtes peuvent se trouver dans toutes les histoires de l’époque.


FIN DU TALISMAN.



  1. Abbaye de Stirling, en Écosse. a. m.
  2. Reçois ceci. a. m.
  3. Le simoun, vent du désert d’Arabie, non moins redoutable que le samiel, autre vent du même désert, plus connu des Européens. a. m.