Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 241-252).


CHAPITRE XXII.

DÉPART DU CAMP.


Qui est là ? Approchez… c’est bien bon de votre part ! c’est mon savant médecin, c’est un ami.
Crabbe. Sir Eustache Grey.


Nous sommes obligés de faire rétrograder notre narration et de la rapporter à une époque un peu antérieure aux derniers événements que nous venons de raconter, c’est-à-dire au moment où, comme le lecteur se le rappellera, le malheureux chevalier du Léopard fut donné au médecin arabe par le roi Richard, plutôt comme un esclave qu’autrement, et fut exilé du camp des croisés où il s’était si souvent distingué d’une manière brillante. Il suivit son nouveau maître, car tel est le nom que nous devons maintenant donner au Hakim, sous les tentes maures qui contenaient la suite et les bagages du médecin, avec la stupéfaction d’un homme qui, tombé du sommet d’un précipice, et à peine échappé à la mort d’une manière inattendue, n’a que tout juste la force de se traîner hors du lieu fatal, sans avoir la faculté de sentir toute l’étendue du mal qu’il a souffert. Arrivé à la tente, il se jeta sans dire un mot sur une couche couverte d’une peau de buffle que son conducteur lui indiqua, et cachant sa figure dans ses mains il gémit et sanglota comme si son cœur allait se briser. Le médecin l’entendit en donnant l’ordre à ses nombreux domestiques de tout préparer pour partir le lendemain avant le point du jour, et, touché de compassion, il s’interrompit, et vint s’asseoir les jambes croisées auprès de la couche, pour lui offrir des consolations à la manière orientale.

« Mon ami, dit-il, ayez bon courage ; car, comme dit le poète, il vaut mieux pour un homme être le serviteur d’un bon maître que l’esclave de ses passions déréglées. Je le répète, ayez bon courage, et songez que si Ysouf ben Yagoub[1] a été vendu par ses frères à Pharaon, roi d’Égypte, votre roi vous a donné à un homme qui sera pour vous un frère. »

Sir Kenneth fit un effort pour remercier le Hakim ; mais son cœur était trop plein, et les sons confus qui accompagnèrent ses tentatives infructueuses pour parler, engagèrent le bon médecin à cesser ses consolations prématurées. Il laissa son nouveau serviteur, ou son hôte, se livrer sans contrainte à ses chagrins ; et ayant ordonné tous les préparatifs nécessaires pour leur départ du matin, il s’assit sur le tapis de la tente et prit un léger repas. Après qu’il eut satisfait à ce besoin, les mêmes mets furent offerts au chevalier écossais ; mais quoique les esclaves lui fissent entendre que la journée du lendemain serait fort avancée avant qu’ils pussent faire halte pour se rafraîchir, sir Kenneth ne put vaincre la répugnance que lui causait toute nourriture, et on ne put le décider à rien prendre qu’un verre d’eau fraîche.

Le médecin arabe avait depuis long-temps fait ses dévotions ordinaires, et s’était livré au repos, que l’Écossais avait encore les yeux ouverts, et le sommeil ne s’était pas encore emparé de lui à l’heure de minuit, quand un mouvement eut lieu parmi les domestiques ; ce mouvement, bien qu’il ne fût accompagné d’aucune parole et de très peu de bruit, lui fit comprendre qu’on chargeait les chameaux et qu’on se préparait au départ. Dans le cours de ces préparatifs le dernier individu qui fut dérangé, le médecin excepté, fut le chevalier écossais, auquel une espèce de majordome on d’intendant de la maison vint annoncer qu’il fallait se lever. Il le fit sans rien répondre, et le suivit au clair de lune là où se tenaient les chameaux, dont la plupart étaient déjà chargés, et dont un seulement était agenouillé en attendant que sa charge fût complète.

Un peu à l’écart des chameaux étaient plusieurs chevaux tout bridés et tout sellés. Le Hakim lui-même parut bientôt et monta sur l’un d’eux avec autant d’agilité que la gravité de son caractère le permettait, puis il en désigna un autre pour être donné à sir Kenneth. Un officier anglais était présent pour les escorter à travers le camp des croisés, et pour assurer leur sûreté. Tout étant ainsi prêt pour leur départ, la tente qu’ils venaient de quitter fut enlevée avec une promptitude merveilleuse, et les poteaux qui la soutenaient, ainsi que la couverture, composèrent la charge du dernier chameau. Le médecin prononça alors d’une voix solennelle ce vers du Coran : « Que Dieu soit notre guide, et Mahomet notre protecteur dans le désert comme dans la prairie fertile ! » et toute la cavalcade se mit en route.

En traversant le camp ils furent reconnus par les différentes sentinelles qui y étaient de garde et qui les laissèrent aller en silence, ou en murmurant quelque malédiction quand ils passaient le poste de quelque croisé plus zélé. À la fin, ils laissèrent derrière eux les dernières barrières, et la troupe se disposa pour la marche avec toutes les précautions militaires. Deux ou trois cavaliers formèrent l’avant-garde, deux ou trois autres restèrent en arrière à une portée d’arbalète pour protéger les derrières, et lorsque le terrain le permettait d’autres se détachaient pour surveiller les flancs. Ils s’avancèrent dans cet ordre, tandis que sir Kenneth jeta un regard sur le camp éclairé par les rayons de la lune. Privé à la fois de son honneur et de sa liberté, il se voyait chassé bien loin de ces bannières éclatantes sous lesquelles il avait espéré obtenir un grand renom ; de ces tentes asile de la chevalerie, de la chrétienté, et de la présence d’Édith Plantagenet.

Le Hakim, qui voyageait à cheval à côté de lui, observa avec le ton solennel qui lui était ordinaire, qu’il n’était pas sage de jeter un regard en arrière quand la route était devant nous, et pendant qu’Adonebec parlait, le destrier du chevalier fit un saut si périlleux qu’il courut le risque de faire l’expérience de cette maxime.

Cet avis obligea l’Écossais à donner plus d’attention à la conduite de son coursier, qui plus d’une fois demanda le secours de la bride et du mors ; néanmoins l’allure de cet animal, qui était une jument, fut aussi vive et en même temps aussi douce qu’il était possible de le désirer.

« Les qualités de ce cheval, dit le sentencieux médecin, sont comme celles de la fortune ; car c’est au moment où son pas est le plus égal et le plus léger, que le cavalier doit se tenir le plus en garde contre une chute : de même, lorsque nous sommes au plus haut point de prospérité, notre prudence doit être active et vigilante pour prévenir le malheur. »

Un estomac rassasié repousserait un rayon de miel. On ne s’étonnera donc pas que le chevalier, accablé de malheurs et d’humiliations, éprouvât quelque impatience en voyant ses chagrins fournir à chaque instant le texte d’un proverbe ou d’une sentence, quelle que fût d’ailleurs la justesse de l’application.

« Il me semble, » dit-il avec un peu d’humeur, « que je n’avais pas besoin d’un nouvel exemple de l’instabilité de la fortune ; et j’aurais lieu de te remercier, sir Hakim, du choix de ton cheval si l’animal faisait une assez bonne chute pour nous casser le cou à tous deux. — Frère, » répondit le sage Arabe avec une imperturbable gravité, « tu parles comme ceux qui ont perdu la raison… Tu dis dans ton cœur que le sage aurait dû donner à son hôte le plus jeune cheval et le meilleur, et se réserver le plus vieux pour lui. Mais apprends que les défauts du vieux cheval peuvent être compensés par l’énergie du jeune cavalier, tandis que le plus jeune a besoin d’être modéré par la prudence et le sang-froid d’un homme mûr. »

Ainsi parla le sage ; mais sir Kenneth ne répondit rien à cette remarque qui pût prolonger la conversation ; et le médecin, fatigué de prodiguer des avis et des consolations à quelqu’un qui ne voulait pas être consolé, fit signe à l’un des gens de sa suite de s’approcher. « Hassan, dit-il, n’as-tu pas quelque chose à nous dire pour charmer les ennuis de la route ? »

Hassan, narrateur et poète de profession, se voyant ainsi appelé à exercer sa charge, poussa son cheval en avant. « Seigneur du palais de la vie, » dit-il en s’adressant au médecin, « toi devant qui l’ange Azraël déploie ses ailes et prend la fuite ; toi plus sage que Soliman ben Daoud[2] sur le cachet duquel était écrit le véritable nom de celui qui domine les esprits des éléments, fasse le ciel que, poursuivant la route de la bienfaisance, portant la guérison et l’espérance sur ton passage, ton voyage ne soit point attristé par l’ennui, faute d’un conte ou d’une chanson. Vois ton serviteur, tant qu’il sera près de toi, tu le trouveras disposé à prodiguer pour toi les trésors de sa mémoire, de même que la source épanche ses eaux le long d’un sentier pour rafraîchir le voyageur. »

Après cet exorde, Hassan éleva la voix, et commença un conte d’amant et de magie, mêlé d’exploits guerriers et orné d’abondantes citations des poètes persans avec les compositions desquels l’orateur paraissait être familier. Les gens de la suite du médecin, excepté ceux qui étaient nécessairement occupés à conduire les chameaux, s’approchèrent en foule du narrateur, et se pressèrent autour de lui, autant que le leur permit le respect qu’ils avaient pour leur maître, afin de jouir du plaisir que procurent toujours aux Orientaux ces sortes de récits.

Dans tout autre temps, malgré sa connaissance imparfaite du langage, sir Kenneth aurait pu prendre quelque intérêt à une narration qui, bien que dictée par une imagination encore plus extravagante, et faite dans des termes plus boursouflés et plus métaphoriques, avait pourtant un grand air de ressemblance avec les romans de chevalerie, alors si à la mode en Europe ; mais dans l’état de son esprit, il s’aperçut à peine qu’un homme, au centre de la cavalcade, parlait et chantait à demi-voix durant deux heures. Le conteur modulait ses intonations sur les différents caractères introduits dans son récit, et recevait en retour, tantôt de sourds murmures d’applaudissements, tantôt des expressions involontaires d’étonnement, quelquefois des soupirs et des larmes ; et d’autres fois même, ce qui était plus difficile à arracher à un auditoire de ce genre, un tribut de sourires et même de rires bruyants.

Pendant le récit, l’attention de l’exilé, tout absorbée qu’elle fût par ses profonds chagrins, fut de temps en temps réveillée par le gémissement sourd d’un chien attaché dans une cage d’osier suspendue sur un des chameaux, et qu’en chasseur expérimenté il n’eut pas de peine à reconnaître pour celui de son fidèle lévrier… Il pensa que cet animal sentait son maître auprès de lui, et implorait son secours à sa manière pour être rendu à la liberté.

« Hélas ! pauvre Roswall, » se dit-il en lui-même, « tu invoques l’assistance et la pitié d’un être dont l’esclavage est encore plus sévère que le tien… Je ne ferai pas semblant de t’entendre, et je ne répondrai point à tes plaintes, puisque ce serait augmenter encore l’amertume de notre séparation. »

Ainsi se passèrent les heures de la nuit et l’espace de cette aurore sombre et vaporeuse qui est le crépuscule d’un matin de la Syrie. Mais quand la première ligne du disque du soleil commença à se lever au dessus de l’horizon perpendiculaire, et quand son premier rayon jaillit et vint faire étinceler chaque goutte de rosée sur la surface du désert que les voyageurs venaient d’atteindre, la voix sonore d’El Hakim lui-même couvrit et interrompit tout d’un coup le récit du narrateur, en faisant retentir les sables de l’appel solennel que les muezzins font chaque jour d’une voix retentissante au minaret de chaque mosquée :

« À la prière ! à la prière ! Dieu est le seul Dieu ! À la prière ! Mahomet est le prophète de Dieu ! À la prière ! à la prière ! le temps fuit et vous échappe ! À la prière, à la prière ! le jour du jugement s’approche ! »

En un moment chaque musulman fut en bas de son cheval ; et tournant son visage vers la Mecque, fit avec le sable le mouvement imitatif de ces ablutions qu’ils étaient obligés en tout autre cas de faire avec de l’eau, tandis que chaque individu, par une courte mais fervente prière, se recommanda à la protection de Dieu et du Prophète, et en implora le pardon de ses péchés.

Sir Kenneth lui-même, quoique sa raison et ses préjugés fussent également révoltés de voir ses compagnons se livrer à ce qu’il regardait comme un acte d’idolâtrie, ne put s’empêcher de respecter la sincérité de leur ferveur, et d’être excité par leur zèle à adresser au ciel des supplications dans une forme plus pure. Cependant il se demandait quel nouveau sentiment pouvait le porter à se joindre par la prière, quoique avec un mode d’invocation différent, à ces mêmes Sarrasins dont il avait considéré le culte comme souillant la terre où s’étaient accomplis de si grands miracles, et où l’étoile de la rédemption avait paru.

Cet acte de dévotion néanmoins, accompli dans une si étrange société, partait du sentiment naturel qu’il avait de ses devoirs religieux, et sir Kenneth en ressentit bientôt l’effet ; son esprit recouvra le calme qui lui avait été enlevé par une suite si rapide de malheurs. La sincère et fervente approche d’un chrétien vers le trône de la Divinité lui donne sans doute la plus efficace leçon de patience dans les afflictions, car comment pourrions-nous supplier la Providence, tandis que nous l’insultons par nos murmures ? Ou comment, après avoir reconnu par nos prières la vanité et le néant des intérêts temporels en comparaison de ceux de l’éternité, aurions-nous l’espoir d’abuser celui qui sonde les cœurs, en laissant le monde et ses passions reprendre immédiatement leur empire sur notre âme ? Sir Kenneth était trop réellement pieux pour être aussi inconséquent : il se sentit consolé et fortifié ; mieux préparé enfin à se soumettre à sa destinée.

Cependant les Sarrasins étaient remontés à cheval et continuaient leur route… Le narrateur Hassan avait repris le fil de son récit ; mais il n’était plus écouté par des auditeurs aussi attentifs. Un cavalier, qui avait gravi une élévation de terrain à droite de la petite colonne, était revenu au grand galop vers le Hakim, et lui avait fait quelque communication ; quatre ou cinq autres cavaliers avaient alors été dépêchés en avant, et la petite troupe, qui était composée de vingt ou trente personnes, commença à les suivre des yeux comme si leurs gestes, leurs mouvements avancés ou rétrogrades, devaient être des signes de bon ou mauvais augure. Hassan, voyant qu’on ne lui prêtait plus d’attention, et remarquant lui-même ces symptômes alarmants, suspendit son récit, et la marche se continua dans un silence qui n’était troublé que lorsque un conducteur de chameau interpellait le patient animal commis à ses soins ou que quelqu’un des gens de Hakim parlait à bas son voisin d’un ton précipité et qui annonçait de l’inquiétude.

Cette incertitude dura jusqu’à ce qu’ils eussent tourné un groupe de collines de sable qui cachaient aux regards du corps de la troupe l’objet qui avait causé tant d’alarmes aux vedettes. Sir Kenneth put alors apercevoir, à la distance d’un mille ou un peu plus, une masse noire s’avançant rapidement sur la surface du désert, et son œil expérimenté eut bientôt reconnu un détachement de cavalerie qui leur était supérieur en nombre ; d’après les reflets brillants et nombreux qui effaçaient presque les rayons du soleil levant, il était évident que c’était des Européens couverts de leurs armures.

Les regards inquiets que les cavaliers d’El Hakim jetèrent alors sur leur chef semblaient indiquer les plus vives craintes ; mais celui-ci, avec une gravité aussi solennelle que lorsqu’il appelait ses gens à la prière, détacha deux de ses cavaliers les mieux montés, avec l’ordre de s’approcher aussi près que la prudence le permettait de ces voyageurs du désert, de connaître exactement leur nombre, et, s’il était possible, leur but. L’approche du danger, ou de ce qu’on redoutait comme tel, produisit l’effet d’une potion stimulante sur quelqu’un qui est dans un état d’apathie, et rappela sir Kenneth à lui-même et à sa situation.

« Qu’avez-vous à craindre de ces cavaliers chrétiens, car ils me paraissent être tels ? dit-il à Hakim.

— Craindre ! » répéta El Hakini d’un ton de mépris. « Le sage ne craint que le ciel… Mais on attend toujours des méchants tout le mal qu’ils peuvent faire.

— Ce sont des chrétiens, dit sir Kenneth, et nous sommes en temps de trêve… Pourquoi croiriez-vous à une violation de la paix ?

— Ce sont les prêtres-soldats du Temple, répondit El Hakim, dont le vœu est de ne connaître ni foi ni trêve avec les adorateurs d’Islam. Puisse le Prophète les détruire jusqu’à la racine avec leurs branches et leurs rejetons ! Leur paix n’est que guerre, leur parole une perfidie. Les autres ennemis de la Palestine ont leurs moments de courtoisie. Le lion Richard épargne ceux qu’il a vaincus… L’aigle Philippe ferme ses ailes quand il a abattu sa proie… L’ours autrichien lui-même s’endort quand il est rassasié ; mais cette horde de loups toujours affamés ne connaît ni relâche ni satiété dans ses rapines. Ne voyez-vous pas qu’ils détachent une petite troupe de leur corps principal, et qu’ils prennent la route de l’est ?… Ce sont leurs pages et leurs écuyers, initiés comme les maîtres dans ces infâmes mystères, et que ceux-ci envoient, comme plus légèrement montés, pour nous empêcher d’arriver à la source où nous devons nous rafraîchir… Mais ils seront frustrés dans leur attente… Je connais la guerre du désert encore mieux qu’eux. »

Il dit quelques paroles à son principal officier, et l’expression de ses traits et de ses manières changeant tout-à-coup, au calme solennel d’un sage d’Orient, plus accoutumé à méditer qu’à agir, succéda le maintien fier et résolu d’un brave soldat dont l’énergie est excitée par l’approche d’un danger qu’il prévoit et qu’il méprise.

Aux yeux de sir Kenneth, la crise qui se préparait avait un tout autre aspect, et lorsque Adonebec lui dit : « Il faut que tu restes attaché à mes côtés, » il répondit par une ferme négation.

« Là-bas, dit-il, sont mes compagnons d’armes… ceux avec lesquels j’ai juré de combattre ou de mourir… Sur leur étendard brille le signe de notre bienheureuse rédemption… Je ne puis pas fuir devant la croix avec les adorateurs du croissant.

— Insensé ! reprit El Hakim, leur première action serait de te condamner à mort, ne fût-ce que pour cacher leur violation de la trêve.

— Il faut que j’en coure le risque, répondit sir Kenneth ; mais je ne porterai pas les fers des infidèles quand je pourrai m’en affranchir.

— En ce cas je te forcerai de me suivre, dit El Hakim.

— Me forcer ! » s’écria Kenneth avec colère ; « si tu n’étais pas mon bienfaiteur, ou du moins si tu ne t’étais montré disposé à l’être, et si je ne devais à ta confiance la liberté de ces mains que tu aurais pu charger de fers, je te montrerais que, tout désarmé que je suis, employer la force avec moi n’est pas chose facile.

— Assez, assez, dit le médecin arabe, nous perdons du temps au moment où il devient précieux. »

À ces mots il éleva son bras en l’air, et poussa un cri fort et aigu qui servit de signal à toute sa suite, qui se dispersa à l’instant sur la surface du désert, de même qu’un chapelet de perles dont le fil est rompu. Sir Kenneth n’eut pas le temps de remarquer ce qui s’ensuivit, car le Hakim saisit les rênes de son cheval ; et excitant l’ardeur du sien propre, il les fit partir tous deux avec la promptitude de l’éclair, et avec une telle rapidité, que le chevalier écossais en perdit presque la faculté de respirer, ce qui le mit dans l’incapacité absolue, lors même qu’il l’eût désiré, d’arrêter la course de son guide. Quelque habileté en équitation qu’eût sir Kenneth dès sa tendre jeunesse, le cheval le plus rapide qu’il eût jamais monté était une tortue en comparaison de ceux de l’Arabe. Les sables s’effaçaient sous leurs pieds ; ils semblaient dévorer le désert devant eux ; les milles disparaissaient avec les minutes, et cependant leur vigueur ne semblait pas décliner, et leur respiration était la même que lorsqu’ils avaient commencé cette course étonnante. Leur mouvement, aussi facile qu’il était rapide, ressemblait plus au vol qui traverse l’air qu’à une course sur terre, et n’était accompagné d’aucune sensation désagréable, excepté l’effroi qu’éprouve naturellement celui qui se sent emporter avec une aussi inconcevable rapidité, et la difficulté de respirer, occasionnée par la vélocité avec laquelle il traversait l’air.

Il y avait plus d’une heure que durait ce mouvement effrayant, et ils avaient laissé toute poursuite humaine bien loin derrière eux, quand le Hakim ralentit sa course, et ayant modéré le pas de ses chevaux qui reprirent le galop, il commença d’une voix aussi calme que s’il venait de marcher d’un pas ordinaire, à vanter à l’Écossais l’excellence de ses coursiers ; celui-ci hors d’haleine, à demi aveuglé, à moitié sourd et tout-à-fait étourdi par la promptitude de cette singulière course, comprenait à peine les paroles que son compagnon prononçait avec tant d’aisance.

« Ces chevaux, disait le médecin, sont de la race que l’on appelle ailée, et à laquelle aucune n’est égale en rapidité, excepté le Borack du Prophète. Ils sont nourris avec l’orge dorée du Yémen, mêlée d’épices et d’une petite quantité de chair de mouton séchée. Des rois ont donné des provinces pour les posséder ; et leur vieillesse est aussi active que leur jeune âge. Toi, nazaréen, tu es le premier qui, sans faire partie des vrais croyants, ait pressé les flancs d’un de ces nobles animaux dont le Prophète fit don lui-même au bienheureux Ali, si justement surnommé son parent et son lieutenant. La main du temps passe si légèrement sur ces généreux coursiers, que la jument que tu montes à présent a vu s’écouler cinq fois cinq ans, et cependant elle conserve sa rapidité et sa vigueur primitives ; seulement l’aide d’une bride maniée par une main plus expérimentée que la tienne est devenue nécessaire pour la diriger dans la carrière. Béni soit le Prophète qui a donné aux vrais croyants le moyen d’avancer et de se retirer, tandis que leurs ennemis, revêtus du fer, succombent sous leur propre poids ! Comme les chevaux de ces chiens de templiers ont dû souffler et haleter après s’être enfoncés dans le désert jusqu’au dessus du fanon, pendant la vingtième partie de l’espace que ces braves coursiers ont parcouru, sans que leur respiration devînt pénible, sans qu’une goutte de sueur mouillât leur robe lisse et veloutée ! »

Le chevalier écossais, qui avait commencé à reprendre la faculté de respirer et d’écouter, ne put s’empêcher de reconnaître intérieurement l’avantage que ces chevaux, aussi propres à l’attaque qu’à la fuite, et si admirablement constitués pour parcourir les déserts plats et sablonneux de l’Arabie et de la Syrie, donnaient aux guerriers orientaux. Mais il ne voulait pas augmenter l’orgueil du musulman en convenant de cette supériorité ; il laissa donc tomber la conversation, et, regardant autour de lui, il put, au pas modéré dont ils marchaient alors, distinguer qu’il était dans un pays qui ne lui était pas inconnu.

Les bords désolés et les eaux stagnantes de la mer Morte, la chaîne de montagnes raboteuses et escarpées qui s’élevaient à gauche, le petit groupe de palmiers qui formait le seul point de verdure sur le sein de ce vaste désert, tous ces objets qu’il n’était pas possible d’oublier après les avoir vus une fois, annoncèrent à sir Kenneth qu’il approchait de la fontaine appelée le Diamant du désert, qui avait été le théâtre de son entrevue, dans une circonstance différente, avec l’émir sarrasin, Sheerkohf ou Ilderim. Quelques minutes après, ils arrêtèrent leurs coursiers auprès de la fontaine, et le Hakim engagea sir Kenneth à descendre de cheval, et à se reposer dans un lieu de sécurité. Ils débridèrent leurs coursiers, et Adonebec observa qu’il était inutile de s’en occuper davantage, puisque les mieux montés de ses esclaves ne tarderaient pas à les joindre, et en prendraient le soin nécessaire.

« En attendant, » dit-il en plaçant sur l’herbe quelques aliments, « bois et mange, et ne te décourage pas. La fortune peut élever ou abaisser l’homme vulgaire, mais le sage et le soldat doivent avoir une âme capable de braver son pouvoir. »

Le chevalier écossais tâcha de témoigner sa reconnaissance en se montrant docile ; mais, quoiqu’il s’efforçât de manger par complaisance, le contraste violent de sa situation actuelle avec celle où il était lors de son passage dans le même lieu, comme envoyé des princes et vainqueur d’un combat singulier, ce contraste remplissait de nuages son esprit ; d’ailleurs le jeûne, la fatigue et le chagrin triomphaient de ses facultés physiques. El Hakim examina le mouvement pressé de son pouls, ses yeux rouges et enflammés, sa main brûlante, et sa respiration oppressée.

« L’esprit, dit-il, acquiert plus de sagesse par les veilles ; mais le corps, son frère, composé de matériaux plus grossiers, a besoin de repos pour se soutenir. Il faut que tu dormes ; et, afin que ton sommeil soit rafraîchissant, tu prendras un breuvage mêlé de cet élixir. »

Il tira de son sein un petit flacon de cristal revêtu d’un tissu de filigrane d’argent, et versa dans une petite coupe d’or une faible quantité d’un liquide de couleur foncée.

« Voilà, dit-il, une de ces productions qu’Allah a envoyées sur la terre pour notre bien, quoique la faiblesse et la méchanceté de l’homme en aient quelquefois abusé pour se livrer à des œuvres maudites. Elle a autant que le vin des nazaréens la faculté de fermer l’œil fatigué d’insomnie, et de soulager l’estomac épuisé d’un fardeau trop pesant ; mais lorsque l’homme l’emploie pour la satisfaction de ses passions, et qu’il la fait servir à ses débauches, elle agite les nerfs, détruit les forces, affaiblit la raison et mine la vie. Cependant ne crains pas d’avoir recours à sa vertu au moment du besoin ; car le sage se chauffe avec le même tison qui ne servirait au fou qu’à incendier sa tente.

— J’ai trop vu les effets de ton art, sage Hakim, dit Kenneth, pour contester ton avis ; » et, après avoir avalé le narcotique mêlé avec un peu d’eau de la fontaine, l’Écossais s’enveloppa dans le manteau arabe qu’on avait attaché au pommeau de sa selle ; et, suivant les conseils du médecin, il s’étendit commodément à l’ombre pour y attendre le repos. Le sommeil ne vint pas aussitôt, mais à sa place une suite de sensations douces et vagues le conduisit insensiblement à un état, où, conservant le sentiment de son identité et de sa situation, le chevalier la considérait non seulement sans crainte et sans chagrin, mais avec autant de calme que s’il eût vu l’histoire de ses malheurs représentée sur un théâtre, ou plutôt comme un esprit délivré des liens du corps regarderait les événements de sa vie passée. De cet état de repos qui allait presque à l’apathie relativement au passé, ses pensées se reportèrent vers l’avenir qui, malgré tous les nuages qui en pouvaient obscurcir la perspective, lui apparut brillant de couleurs telles que son imagination, sans stimulant factice, ne les aurait jamais revêtues, même dans son plus haut point d’exaltation. La liberté, la gloire, l’amour heureux allaient bientôt embellir la destinée du captif exilé, du chevalier déshonoré, de l’amant sans espoir, qui avait placé ses espérances de bonheur là où il ne semblait pas probable que la fortune même, dans ses caprices les plus bizarres, pût les accomplir jamais. Graduellement, son observation intellectuelle devint confuse ; ces brillantes visions s’obscurcirent comme les teintes mourantes du soleil couchant, et vinrent enfin se perdre dans un anéantissement total. Sir Kenneth resta étendu aux pieds d’El Hakim, et, sans sa forte respiration, il eût offert l’apparence d’un corps privé de vie.



  1. Joseph, fils de Jacob. a. m.
  2. Salomon, fils de David. a. m.