Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 252-261).


CHAPITRE XXIII.

LA MÉTAMORPHOSE.


Au milieu de ces lieux sauvages, la baguette d’un enchanteur a touché cette contrée mystérieuse, et en a changé tout-à-coup la surface, et les scènes magiques qui nous entourent ressemblent aux vaines images que présentent des rêves fébriles.
Le Roman d’Astolphe.


Quand le chevalier du Léopard s’éveilla de son long et profond sommeil, il se trouva dans une situation si différente de celle dans laquelle il s’était endormi, qu’il se demanda s’il n’était point sous l’influence d’un rêve, ou si la scène n’avait pas été changée magiquement. Au lieu de l’herbe humide, il était couché sur un lit qui offrait un luxe plus qu’oriental ; quelque main bienfaisante l’avait dépouillé du justaucorps de chamois qu’il portait sous son armure, et y avait substitué un vêtement de nuit du plus beau lin, et une ample robe de soie. Il s’était endormi abrité par les palmiers du désert, et il se réveillait sous un riche dais de soie éclatant des plus brillantes couleurs de la Chine ; sa couche était entourée d’un léger rideau de gaze destiné à protéger son repos contre les insectes dont il avait été constamment la proie passive depuis son arrivée dans ces climats. Il regarda autour de lui pour se convaincre qu’il était réellement éveillé, et tout ce qui vint frapper ses yeux était d’accord avec la magnificence de son lit. Un bain était préparé dans une baignoire portative de bois de cèdre doublée en argent, et il exhalait les parfums dont on s’était servi pour le composer. Sur une petite table d’ébène, à côté de la couche, était un vase d’argent contenant un sorbet aussi froid que la neige, et du goût le plus exquis ; la soif occasionée par l’usage du narcotique lui fit paraître cette boisson encore plus délicieuse. Pour achever de dissiper son engourdissement, le chevalier se décida à profiter du bain, et il se sentit agréablement rafraîchi après l’avoir pris. Après s’être essuyé avec des serviettes de laine des Indes, il se préparait à reprendre ses vêtements militaires, afin d’aller voir si le monde était aussi changé au dehors qu’autour de lui. Mais il les chercha vainement ; à leur place il trouva un habit sarrasin d’une riche étoffe, avec l’épée et le poignard, le tout convenable pour un émir de distinction. Il ne put s’expliquer autrement cette recherche de soins que par le soupçon qu’on essayait d’ébranler sa foi religieuse ; car on savait que la haute estime du soudan pour les connaissances et le savoir des Européens le portait à combler de dons ceux qui, après avoir été ses prisonniers, se laissaient persuader de prendre le turban. Sir Kenneth, se signant donc dévotement, résolut de braver tous ces pièges ; et, afin de pouvoir le faire avec plus de fermeté, il se décida à ne faire que l’usage le plus modéré du luxe extraordinaire dont on l’avait entouré. Cependant il se sentit encore la tête pesante et engourdie ; sachant d’ailleurs que son déshabillé ne lui permettait pas de se montrer au dehors, il s’étendit sur sa couche, et s’endormit encore une fois.

Mais cette fois son repos fut interrompu ; il fut éveillé par la voix du médecin qui, à la porte de sa tente, s’informait de sa santé, et lui demandait s’il avait assez dormi.

« Puis-je pénétrer dans votre tente ? ajouta-t-il ; car le rideau qui en ferme l’entrée est fermé.

— Le maître, » répondit sir Kenneth résolu de montrer qu’on ne le surprenait pas dans l’oubli de sa nouvelle condition ; « le maître n’a pas besoin de permission pour entrer dans la tente de son esclave.

— Mais si je ne viens pas en maître, » répliqua El Hakim sans entrer.

« Le médecin, reprit sir Kenneth, a un libre accès auprès du lit de son malade.

— Je ne viens pas non plus en ce moment comme médecin ; c’est pourquoi j’ai besoin de permission avant de passer sous le couvert de ta tente.

— À quiconque vient en ami, et jusqu’à présent tu t’es montré tel à mon égard, l’habitation d’un ami est toujours ouverte.

— Mais supposons encore, » reprit le sage oriental en employant les circonlocutions familières à son pays ; « supposons encore que je ne vienne pas en ami.

— Viens comme il te plaira, » s’écria le chevalier écossais un peu impatienté de toutes ces périphrases ; « sois ce que tu voudras ; tu sais bien que je n’ai ni le pouvoir ni la volonté de t’empêcher d’entrer ici.

— Eh bien donc, voyez en moi votre ancien ennemi, mais un ennemi loyal et généreux. »

Il entra en parlant ainsi, et, lorsqu’il s’approcha du lit du proscrit, quoique la voix fût toujours celle d’Adonebec, le médecin arabe, sa taille, son costume et ses traits étaient ceux d’Ilderim du Kurdistan, appelé Sheerkohf. Sir Kenneth le regarda comme s’il s’attendait à tout moment à le voir disparaître comme une vision créée par son imagination.

« Dois-tu donc t’étonner, reprit Ilderim, toi guerrier expérimenté, de voir qu’un soldat entende quelque chose à l’art de guérir ?… Je te dis, nazaréen, qu’un cavalier accompli doit savoir panser son coursier, aussi bien que le monter ; forger son épée non moins que s’en servir dans les combats ; fourbir ses armes comme s’en revêtir, et surtout qu’il doit être aussi habile à guérir les blessures qu’à les faire. »

Pendant qu’il parlait, le chevalier chrétien ferma les yeux à plusieurs reprises ; tant qu’ils étaient fermés, l’image du Hakim, avec sa longue robe flottante, d’une couleur sombre, son haut bonnet tatare, et ses gestes pleins de gravité, venait se présenter à son imagination ; mais aussitôt qu’il les ouvrait, le riche et gracieux turban éclatant de pierreries, le léger haubert de mailles d’acier et d’argent, qui lançait des reflets brillants en obéissant à chaque impulsion du corps, enfin des traits dépouillés de leur rigide gravité, un teint moins basané, une physionomie dégagée de cette énorme barbe (réduite maintenant aux proportions ordinaires et arrangée avec beaucoup de soin), tout enfin lui rappelait le guerrier, et non le sage.

« Ta surprise ne commence-t-elle pas à s’affaiblir ? demanda l’émir, et as-tu parcouru le monde avec un esprit assez peu observateur pour t’étonner que les hommes ne soient pas toujours ce qu’ils paraissent être… Es-tu toi-même l’homme pour lequel tu passes ?

— Non, de par saint André, s’écria le chevalier, car je passe dans tout le camp chrétien pour un traître, et j’ai la conscience d’être loyal, quoique j’aie failli.

— C’est ainsi que je te jugeai, et comme nous avions mangé le sel ensemble, je me regardai comme obligé de t’arracher à la mort et à la honte. Mais pourquoi restes-tu sur ta couche quand le soleil est déjà élevé sur l’horizon ? Les vêtements dont mes chameaux étaient chargés sont-ils indignes que tu les portes ?

— Non pas indignes assurément, mais peu convenables à ma situation ; donne-moi l’habit d’un esclave, noble Ilderim, et je le revêtirai avec plaisir ; mais je ne puis supporter l’idée de porter le costume d’un guerrier libre de l’Orient, et le turban du musulman.

— Nazaréen, reprit l’émir, ta nation se livre si facilement au soupçon, qu’elle peut facilement devenir suspecte. Ne t’ai-je pas dit que Saladin ne veut convertir que ceux que le saint prophète dispose à embrasser sa loi ? la violence et la séduction ne lui servirent jamais à propager sa foi. Écoute-moi, mon frère. Quand l’aveugle fut miraculeusement rendu à la lumière, le voile tomba de ses yeux par la volonté divine… Crois-tu qu’aucun médecin terrestre aurait pu l’arracher ? Non… un médecin aurait pu tourmenter le malade par ses instruments, peut-être le soulager par des baumes et des cordiaux, mais l’aveugle serait resté dans les ténèbres ; il en est de même de l’aveuglement de l’esprit. S’il en est parmi les Francs qui, pour l’amour des biens de ce monde, ont pris le turban du Prophète et suivent les lois d’Ismaël, que le blâme en retombe sur leur conscience. Ce sont eux qui ont cherché l’appât, il ne leur a pas été offert par le soudan ; et quand ils seront un jour condamnés comme hypocrites au gouffre le plus profond de l’enfer, au dessous des chrétiens et des juifs, des magiciens et des idolâtres, et qu’ils mangeront le fruit de l’arbre yacoum, qui est la tête des démons, c’est à eux et non au soudan que leur crime et leur châtiment seront imputés. Ainsi donc, porte sans aucun scrupule le vêtement qui t’est préparé ; car, si tu te rendais au camp de Saladin, ton costume ordinaire t’exposerait à une fâcheuse curiosité, et peut-être à l’insulte.

— Si je vais au camp de Saladin, répéta sir Kenneth, hélas ! suis-je libre d’agir, et ne dois-je pas aller où il vous plaira de me conduire ?

— Ta propre volonté, dit l’émir, peut diriger tes mouvements aussi librement que le vent chasse la poussière du désert dans la direction qu’il lui plaît. Le noble ennemi qui m’a combattu, et qui faillit se rendre maître de mon épée, ne peut devenir mon esclave comme celui qui rampe à terre devant moi. Si la richesse et le pouvoir pouvaient te décider à te joindre à nous, je pourrais t’en assurer la possession ; mais l’homme qui a refusé les faveurs du soudan quand la hache était suspendue sur sa tête, ne les acceptera pas, je le crains, quand il a la liberté du choix.

— Mettez le comble à votre générosité, noble émir, répliqua sir Kenneth. Ne me parlez plus de reconnaître vos bienfaits par une action que désavouerait ma conscience. Laissez-moi plutôt vous exprimer, comme la courtoisie l’exige, la reconnaissance que m’inspire cette bonté chevaleresque, cette noblesse de procédés si peu méritée

— Ne dis pas si peu méritée, interrompit Ilderim : n’est-ce pas d’après ta conversation et le récit que tu me fis des beautés qui ornent la cour de Melec-Ric, que je me hasardai à m’introduire déguisé dans son camp ? et n’est-ce donc pas toi qui m’as procuré le spectacle le plus doux dont j’eusse jamais joui, dont je jouirai jamais, jusqu’à ce que les gloires du paradis soient révélées à mes yeux ?

— Je ne vous comprends pas, » dit Kenneth en rougissant et pâlissant tour à tour, en homme qui voit la conversation prendre une tournure embarrassante et délicate.

« Tu ne me comprends pas ! s’écria l’émir : si le spectacle qui m’a frappé dans la tente du roi Richard a échappé à ton attention, je l’estime aussi mal affilée que le sabre de bois d’un bouffon ! Il est vrai que tu étais sous sentence de mort dans ce moment : mais, quand ma tête eût été séparée du tronc, le dernier regard de mes yeux mourants se serait tourné avec délices vers cette charmante vision, et ma tête aurait roulé d’elle-même aux pieds de ces houris incomparables, pour toucher de ses lèvres tremblantes le bord de leurs vêtements… Cette reine d’Angleterre qui, pour son adorable beauté, mérite d’être la souveraine de l’univers ! quelle tendresse dans son œil d’azur ! quel éclat que celui de ses tresses dorées ! Par la tombe du Prophète ! j’ai peine à concevoir que la houri qui me présentera la coupe de diamant de l’immortalité puisse mériter d’aussi ardentes caresses !

— Sarrasin, » dit sévèrement sir Kenneth, « tu parles de l’épouse de Richard d’Angleterre : aucun homme ne doit s’occuper d’elle comme d’une femme qui puisse être enviée, mais comme d’une reine faite pour inspirer la vénération.

— Je vous demande merci, reprit le Sarrasin, j’avais oublié votre superstitieuse idolâtrie pour un sexe que vous considérez comme un objet d’admiration et d’adoration, et non d’amour et de jouissance. Et puisque tu exiges un si profond respect à l’égard de cet être charmant et fragile, dans lequel on reconnaît à chaque mouvement, à chaque pas, à chaque regard, une véritable femme selon toi, je le gage, on ne peut donner moins qu’un culte absolu à la belle aux cheveux bruns, au regard expressif et imposant. J’avoue que son noble maintien et son air majestueux indiquent à la fois le courage et la pureté. Et cependant je t’assure que, vaincue par l’occasion, elle-même remercierait au fond du cœur l’amant entreprenant qui la traiterait en mortelle plutôt qu’en déesse.

— Respecte la parente de Cœur-de-Lion ! » dit Kenneth avec une colère qu’il ne cherchait pas à réprimer.

— La respecter ! » reprit l’émir avec mépris. « Par la Caaba ! si je la respecte, ce sera plutôt comme épouse de Saladin.

— L’infidèle soudan est indigne de baiser la trace des pieds d’Édith Plantagenet, » s’écria le chrétien en s’élançant de sa couche.

« Ah, ah ! qu’a dit le giaour ? » repartit l’émir en portant la main sur son poignard, tandis que son front devenait semblable au cuivre étincelant et que les contractions de sa bouche et de ses joues faisaient dresser chaque poil de sa barbe comme s’il eût frémi d’une rage instinctive.

Mais le chevalier écossais, qui avait soutenu la colère du lion Richard, ne se laissa pas effrayer par la fureur de tigre du Sarrasin.

« Ce que j’ai dit, » reprit-il en croisant les bras d’un air intrépide, « je le soutiendrais envers et contre tous, et je ne regarderais pas comme l’action la plus mémorable de ma vie de le prouver avec ma bonne épée contre une trentaine de ces faucilles et de ces épingles ; » il désignait le sabre et le poignard de l’émir.

Tandis que sir Kenneth prononçait ces paroles, le Sarrasin reprit assez de calme pour retirer la main qu’il avait portée à son arme, comme si le mouvement eût été fait sans intention, mais il était encore profondément irrité.

« Par l’épée du Prophète, dit-il, qui est à la fois la clef du ciel et de l’enfer, il faut faire peu de cas de la vie, frère, pour employer le langage dont tu te sers ! Crois-moi, si tes mains étaient libres comme tu le dis, un seul des vrais croyants leur donnerait tant d’occupation que tu souhaiterais bientôt qu’elles fussent de nouveau enchaînées par des menottes de fer.

— J’aimerais mieux que l’on m’arrachât les bras des épaules ! répondit sir Kenneth.

— Bien ! mais tu as les mains liées en ce moment, » dit le Sarrasin d’un ton plus amical, « liées par tes propres sentiments de délicatesse et de courtoisie, et je n’ai pas, quant à présent, le projet de les rendre libres. Nous avons éprouvé mutuellement notre force et notre courage avant aujourd’hui ; nous pouvons nous rencontrer encore sur le champ de bataille, et honte à celui qui s’éloignerait alors le premier de son ennemi !… Mais en ce moment nous sommes amis, et j’attends plutôt de toi des services que des paroles d’insulte et de défi.

— Nous sommes amis ! » répéta le chevalier, et il y eut une pause, pendant laquelle l’ardent Sarrasin parcourut la tente à grands pas, comme le lion qui, dit-on, après un accès violent de fureur, emploie ce moyen pour calmer la chaleur de son sang avant de s’étendre dans son antre. L’Européen, plus froid, garda la même altitude et le même visage qu’auparavant ; mais sans doute il cherchait aussi intérieurement à dompter l’irritation qui s’était éveillée si subitement.

« Raisonnons là-dessus avec calme, dit le Sarrasin ; tu sais que je suis médecin, et il est écrit que celui qui veut la guérison de ses blessures ne doit pas reculer quand le médecin veut les sonder… Je vais donc mettre le doigt sur la plaie… Tu aimes cette parente de Melec-Ric… Soulève le voile qui couvre tes pensées, ou, si tu le préfères, ne le soulève pas, mais sache que mes yeux t’ont pénétré.

— Je l’ai aimée, » répondit sir Kenneth après un moment de silence, « mais comme un homme aime la grâce du ciel ; et j’ai sollicité ses regards comme on sollicite le pardon du ciel.

— Et tu ne l’aimes plus ?

— Hélas ! je ne suis plus digne de l’aimer… Changeons de conversation, je te prie ; chacune de tes paroles est pour moi un coup de poignard.

— Permets encore une seule question, continua Ilderim : lorsque, soldat pauvre et obscur, tu fixas tes affections d’une manière si présomptueuse et si élevée, avais-tu quelque espoir ?

— L’amour n’existe pas sans espérance : mais mon amour ressemblait au désespoir ; c’était le sentiment qu’éprouve un matelot livré à la merci des ondes, et qui, nageant de vague en vague, aperçoit par intervalle la lueur d’un phare. Il attache opiniâtrement son regard sur cette étoile de salut, quoique l’épuisement de ses forces lui fasse sentir qu’il ne l’atteindra jamais.

— Et maintenant cette étoile de salut s’est voilée pour jamais ?

— Pour jamais ! » répéta sir Kenneth comme l’écho qui sortirait du fond d’un sépulcre ruiné.

« Il me semble, reprit encore le Sarrasin, que si tu n’as besoin pour être heureux que des faibles lueurs d’un phare éloigné, le phare peut reparaître, ton espoir se remettre à flot ; et à cette heure, bon chevalier, rien ne doit t’empêcher de reprendre l’occupation agréable d’alimenter ta passion idéale avec la substance idéale d’un clair de lune : car si demain tu étais aussi pur de réputation que tu le fus jamais, celle que tu aimes n’en serait pas moins la fille des princes et la fiancée de Saladin.

— Je voudrais qu’il en fût ainsi, dit l’Écossais, et je… »

Il s’arrêta comme un homme qui craint de se vanter dans des circonstances qui ne permettent pas qu’il soit mis à l’épreuve. Le Sarrasin sourit en achevant la phrase : « Tu défierais le soudan au combat singulier.

— Et quand cela serait, » reprit sir Kenneth avec fierté, « ce n’est ni le premier, ni le plus brave musulman contre lequel j’aurais mis ma lance en arrêt.

— Cela se peut, mais il me semble qu’il pourrait regarder la chance comme trop inégale pour risquer ainsi l’espoir d’une fiancée royale, et peut-être l’issue d’une grande guerre.

— On peut le rencontrer un jour de bataille, à la tête de ses troupes, » dit le chevalier dont les yeux brillaient d’espoir à cette pensée.

« On est toujours sûr de le rencontrer là, et il n’est pas habitué à détourner la tête de son cheval quand un brave ennemi lui offre le combat… Mais ce n’est pas du soudan que je voulais te parler. En un mot, si ce peut être une satisfaction pour toi que de faire connaître à Richard le brigand qui vola la bannière d’Angleterre, je puis te donner les moyens d’accomplir cette œuvre ; c’est-à-dire si tu veux te laisser guider, car Lockman a dit : « Si l’enfant veut marcher, il faut que la nourrice le conduise, et si l’ignorant veut comprendre, il faut qu’il écoute les instructions du sage. »

— Et tu es un sage, Ilderim, quoique Sarrasin, et généreux quoique infidèle ; j’ai des preuves de l’un et de l’autre. Dirige-moi donc dans cette affaire, et pourvu que tu ne me demandes rien qui soit contraire à ma loyauté et à ma foi de chrétien, je t’obéirai ponctuellement. Enseigne ce que tu me promets, et prends ma vie quand l’œuvre sera accomplie.

— Écoute-moi donc, dit le Sarrasin, ton noble chien est maintenant guéri par l’effet bienfaisant de cette médecine divine qui guérit les hommes et les animaux, et sa sagacité te fera découvrir ceux qui l’ont assailli.

— Ah ! il me semble que je te comprends ; je ne sais comment je ne pensais point à cela.

— Mais, dis-moi, n’as-tu dans le camp aucun serviteur ou écuyer duquel cet animal puisse être reconnu ?

— Au moment où je m’attendais à recevoir la mort, j’ai envoyé en Écosse, avec des lettres pour mes amis, mon vieil écuyer (ton malade), et le varlet qui me servait… Il n’y a aucune autre personne qui connaisse le chien… Mais ma personne est bien connue… Ma voix seule suffirait pour me trahir dans un camp où je n’ai pas joué le dernier rôle pendant plusieurs mois.

— Tu seras déguisé, ainsi que lui, de manière à échapper au plus rigoureux examen… Je te le répète, ton frère d’armes même, ton propre frère, ne te reconnaîtrait pas si tu te laisses guider par mes conseils. Tu m’as vu faire des choses plus difficiles. Celui qui peut rappeler les mourants des ombres de la mort, peut aisément couvrir d’un nuage les yeux des vivants. Mais écoute : il y a une condition attachée à ce service, c’est que tu remettras une lettre de Saladin à la nièce de Melec-Ric, dont le nom est aussi difficile à prononcer pour notre langue orientale que sa beauté est délicieuse à nos yeux. »

Sir Kenneth réfléchit un moment avant de répondre, et le Sarrasin, remarquant qu’il hésitait, lui demanda s’il craignait de se charger de ce message.

« Non pas, quand même la mort devrait en suivre l’exécution, répondit sir Kenneth ; mais j’examinais si mon honneur me permettait de porter la lettre du soudan, et s’il était compatible avec celui de lady Édith de la recevoir d’un prince païen.

— Par la tête de Mahomet et par l’honneur d’un soldat ! par la tombe de la Mecque et par l’âme de mon père ! s’écria l’émir, je te jure que cette lettre est écrite dans les termes les plus honorables et les plus respectueux. Le chant du rossignol flétrira plutôt la rose dont il est amoureux, que les paroles de Saladin n’offenseront les oreilles de la belle parente de Richard.

— En ce cas, dit le chevalier, je porterai la lettre du soudan aussi fidèlement que si j’étais son vassal ; bien entendu qu’excepté ce message, dont je m’acquitterai avec exactitude, je suis de tous les hommes le moins disposé à lui servir d’intermédiaire ou de conseil dans ses étranges amours.

— Saladin est noble, répondit l’émir, et il n’excitera pas un cheval généreux à sauter un pas qu’il ne saurait franchir… Viens avec moi dans ma tente, ajouta-t-il, et tu seras promptement pourvu d’un déguisement aussi impénétrable que la nuit. Alors tu pourras parcourir le camp des nazaréens avec autant de sécurité que si tu portais à ton doigt l’anneau de Giaougi[1].



  1. Peut-être le même que Gygès, dont l’anneau rendait invisible celui qui le portait. a. m.