Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 184-192).


CHAPITRE XVII.

L’INTERCESSION.


S’il avait autant de vies que de cheveux sur la tête, et qu’il fît quatre fois autant de prières pour chacune de nos vies… chacune de ses vies disparaîtrait cependant comme les étoiles s’effacent avant le lever du jour, ou comme les lampes d’un festin, après avoir prêté leur clarté à l’orgie nocturne, s’éteignent au départ des convives.
Vieille Comédie.


Lorsque la reine Bérengère se présenta devant la tente de Richard, les chambellans qui étaient de service à l’extérieur s’opposèrent, quoique avec tout le respect possible, à ce qu’elle pénétrât plus avant ; elle put même entendre la voix sévère du roi qui défendait qu’on la laissât entrer.

« Vous voyez, » dit alors la reine en faisant un appel à Édith comme si elle eût épuisé tous les moyens d’intercession. « Je le savais ; le roi ne veut pas nous recevoir. »

En ce moment elles entendirent Richard parler à quelqu’un dans l’intérieur : « Va, et acquitte-toi promptement de ton office, maraud ; car c’est en cela que consiste ta merci. Il y aura dix besants pour toi si tu l’expédies d’un seul coup. Écoute, drôle, remarque bien si ses joues pâlissent. Sache me rendre compte de la moindre convulsion, du plus léger sourcillement : j’aime à savoir comment meurent les braves.

— S’il voit ma hache se lever sur sa tête sans tressaillir, ce sera le premier à qui cela soit arrivé, » répondit une voix rauque et sourde ; mais qui, intimidée d’une manière peu ordinaire, n’osait s’élever à son degré habituel de rudesse.

Édith ne put garder plus long-temps le silence : « Si Votre Grâce, dit-elle à la reine, ne se décide pas à entrer, je le ferai, moi, sinon pour Votre Majesté, du moins pour moi-même… Chambellan, la reine demande à voir le roi Richard ; l’épouse veut parler à son époux.

— Noble dame, » répondit l’officier baissant sa baguette officielle, « j’ai regret de vous refuser : mais Sa Majesté est occupée d’affaires dans lesquelles il est question de vie ou de mort.

— Et c’est à propos de vie et de mort que nous voulons lui parler, reprit Édith. J’ouvrirai le chemin à Votre Majesté ; » et, repoussant d’une main le chambellan, elle saisit le rideau de l’autre.

« Je n’ose m’opposer à la volonté de Votre Altesse, » dit le chambellan cédant à la véhémence de la belle suppliante ; et, ayant laissé le passage libre, la reine fut obligée d’entrer dans l’appartement de Richard.

Le monarque était étendu sur son lit, et à quelque distance était un homme qui semblait attendre ses ordres, et dont il n’était pas difficile de deviner la profession. Il était vêtu d’une jaquette de toile rouge qui lui couvrait à peine les épaules, et laissait ses bras nus environ jusqu’au dessus du coude. Tour vêtement de dessus il portait, comme en ce moment, chaque fois qu’il devait remplir son horrible charge, une espèce de cotte d’armes, sans manches, ressemblant à peu près à celle d’un héraut, faite de cuir de bœuf tanné, et souillée sur le devant de plus d’une tache d’un rouge noirâtre. La jaquette et la cotte de dessus descendaient jusqu’aux genoux, et les jambes étaient couvertes du même cuir dont était fait le vêtement supérieur. Un bonnet de poil grossier servait à cacher la partie supérieure d’un visage qu’on paraissait désirer dérober à la lumière. La partie inférieure était couverte par une longue et épaisse barbe rousse qui se mêlait à des cheveux de même couleur. Ce qu’on voyait des traits était sombre et farouche. La taille de cet homme était courte, épaisse et robuste ; il avait le cou large et court comme celui d’un taureau ; de très larges épaules, des bras d’une longueur disproportionnée, le tronc fort et carré, les jambes courtes et cagneuses. Ce farouche personnage était appuyé sur une épée dont la lame avait près de quatre pieds et demi de long, tandis que la poignée de vingt pouces était entourée d’un cercle en plomb pour faire contrepoids à la lame, et s’élevait beaucoup plus haut que la tête de l’homme appuyé sur la garde en attendant les ordres du roi Richard.

À l’entrée soudaine des dames, Richard, qui était étendu le visage tourné vers la porte et la tête appuyée sur son coude, tandis qu’il parlait à l’affreux individu qu’il avait devant lui, se jeta précipitamment de l’autre côté comme surpris et mécontent, tournant de cette manière le dos à la reine et à ses dames, et attirant sur lui la couverture du lit qui, d’après son choix, et plus probablement par une attention flatteuse des chambellans, était faite de la peau de deux énormes lions, préparée à Venise avec un art si admirable qu’elle semblait plus douce au toucher qu’une peau de daim.

Bérengère, telle que nous l’avons peinte, savait bien (et quelle femme l’ignore ?) quels moyens il lui fallait employer pour vaincre. Après avoir jeté un regard plein d’une inexprimable horreur sur l’effroyable ministre de la vengeance de son époux, elle s’élança auprès du lit de Richard, tomba à genoux, laissa glisser la mante qui l’enveloppait, et montra flottantes sur ses belles épaules les longues tresses de ses cheveux dorés. En ce moment, le visage de la reine eût pu se comparer au soleil qui sort d’un nuage, portant encore sur son front pâli la trace des vapeurs qui l’effaçaient ; elle saisit le bras du roi qui, au moment où il s’était retourné, était occupé à remonter sur lui la couverture ; et, l’attirant à elle avec une force à laquelle il essaya faiblement de résister, elle s’empara de ce bras, l’appui de la chrétienté et la terreur du païen, l’enlaça de ses deux petites mains, et, y appuyant son front, elle le pressa de ses lèvres.

— Que signifie cela, Bérengère ? » demanda Richard la tête toujours tournée de l’autre côté, mais ne retirant plus sa main.

« Renvoyez cet homme, sa vue me tue, murmura la reine.

— Sors d’ici, maraud » dit Richard sans se retourner. « Qu’attends-tu là ; es-tu fait pour regarder ces dames ?

— Quelle est la volonté de Votre Altesse concernant la tête ? dit l’homme.

— Hors d’ici, chien ! répéta Richard. La sépulture chrétienne ! »

L’homme disparut après avoir jeté un regard sur la charmante reine qui, dans sa parure négligée, brillait de tout l’éclat de sa beauté naturelle ; et le sourire d’admiration qui lui échappa avait quelque chose de plus hideux encore que son regard habituel plein de cynisme et de haine contre l’humanité.

— Et maintenant, petite folle, que nous veux-tu ? » dit Richard en se tournant lentement et comme avec répugnance vers la reine suppliante.

Mais il n’était pas dans la nature d’un homme, et moins encore d’un aussi ardent admirateur de la beauté à laquelle il ne préférait que la gloire, de regarder sans émotion le visage altéré et l’effroi d’une aussi belle créature, et de sentir, sans éprouver une vive sympathie, des lèvres si douces s’appuyer sur une main qu’elle arrosait en même temps de larmes. Insensiblement, il tourna vers elle son mâle visage, et son grand œil bleu, qui brillait souvent d’un éclat presque effrayant, s’anima de l’expression la plus douce dont il fût capable. Caressant cette belle tête, et passant ses larges doigts à travers ses boucles charmantes dans leur désordre, il releva et baisa tendrement la figure de chérubin qui semblait vouloir se cacher dans sa main. Les formes robustes du héros anglais, son front ouvert et noble, son air majestueux, son bras et son épaule nus, les peaux de lion au milieu desquelles il était couché, et cette femme d’une beauté si délicate et si frêle agenouillée devant lui, auraient pu servir de modèle pour peindre Hercule se réconciliant avec Déjanire.

« Et encore une fois, que vient chercher la dame de mes affections dans la tente de son chevalier, à cette heure matinale et inaccoutumée ?

— Pardon, pardon, mon très gracieux souverain, » dit la reine que ses craintes rendaient de nouveau incapable de faire l’office de supplante.

« Pardon de quoi ? » demanda le roi.

— D’abord, de m’être introduite devant votre présence royale avec trop de hardiesse et de précipitation. »

Elle s’arrêta.

« Toi ! entrer ici avec trop de hardiesse ! Le soleil aurait autant besoin d’excuse pour avoir éclairé de ses rayons le cachot d’un malheureux captif. Mais j’étais occupé d’une affaire dont il ne convenait pas que tu fusses témoin, ma douce amie ; et je craignais d’ailleurs de te voir risquer ta précieuse santé dans un lieu où la maladie régnait si récemment.

— Mais te voilà bien maintenant, » dit la reine, cherchant à différer encore la communication qu’elle redoutait tant.

« Assez bien pour rompre une lance sur le casque du champion assez audacieux pour oser refuser de reconnaître en toi la plus belle de la chrétienté.

— Tu ne me refuseras donc pas une grâce, une seulement, une pauvre vie.

— Ah ! continue, » dit le roi en fronçant le sourcil.

« Ce malheureux chevalier écossais, murmura la reine.

— N’en parlez pas, madame, » répliqua sévèrement Richard ; « son arrêt est prononcé.

— De grâce ! mon royal bien-aimé ; ce n’est qu’une bannière perdue. Bérengère vous en donnera une autre brodée de sa propre main, et plus riche qu’aucune qui se joua jamais avec le vent. Je l’ornerai de toutes les perles que je possède, et chaque perle que j’y attacherai sera accompagnée d’une larme de reconnaissance en songeant à la générosité de mon chevalier.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, » reprit le roi l’interrompant avec courroux. « Des perles ! toutes les perles d Orient peuvent-elles réparer l’injure faite à l’honneur de l’Angleterre ? Toutes les larmes qu’une femme peut verser laveront-elles jamais une tache qui souillerait la gloire de Richard ? Allez, madame, connaissez mieux votre place et restez dans votre sphère. Nous avons en ce moment des devoirs que vous ne pouvez partager avec nous.

— Tu entends, Édith ! » dit tout bas la reine ; « nous ne ferions que l’irriter davantage.

— Et quand cela devrait être ainsi ! » dit Édith en s’avançant. « Milord, moi, votre pauvre parente, je viens vous demander justice plutôt que merci, et les oreilles d’un roi doivent être ouvertes en tout temps, en tout lieu, en toutes circonstances à ce cri de justice.

— Ah ah ! notre cousine Édith, » dit Richard se levant et se tenant sur son séant de ce côté du lit couvert de sa large camiscia ; « elle parle toujours royalement, et c’est royalement que je lui réponds si la requête qu’elle vient me présenter n’est pas indigne d’elle ou de moi. »

La beauté d’Édith était plus intellectuelle et moins voluptueuse que celle de la reine ; mais l’impatience et l’inquiétude avaient donné à son teint un éclat dont il manquait quelquefois, et à son maintien une dignité énergique qui imposa silence pendant un moment à Richard lui-même, quoique, à en juger par ses regards, il parût désirer de l’interrompre.

« Milord, reprit-elle, ce brave chevalier dont vous allez répandre le sang a rendu dans son temps plus d’un service à la chrétienté. Il a manqué à son devoir en tombant dans un piège qu’on lui a dressé par pure légèreté, désœuvrement d’esprit. Un message qui lui fut envoyé au nom de celle qui… pourquoi le cacherais-je, en mon propre nom, l’entraîna à abandonner son poste pour un instant. Et quel est le chevalier de la chrétienté qui aurait refusé d’obéir à l’ordre d’une fille qui, sans autre qualité, a néanmoins dans les veines le sang des Plantagenet ?

— Ainsi, vous l’avez vu, cousine ? » demanda le roi se mordant les lèvres et s’efforçant de réprimer sa colère.

« Je l’ai vu, mon roi, répondit Édith. Il est inutile d’expliquer pourquoi : je ne suis venue ni pour me justifier, ni pour accuser les autres.

— Et où lui avez-vous fait une telle grâce ?

— Dans la tente de Sa Majesté la reine.

— De notre royale épouse ! s’écria Richard. De par le ciel, saint George d’Angleterre et tous les autres saints qui foulent son plancher de cristal, ceci est par trop audacieux ! J’ai remarqué et méprisé l’insolente admiration de ce guerrier pour une dame qui lui était si supérieure, et je ne pouvais empêcher qu’une femme de mon sang, du haut de la sphère élevée où l’a placée son rang, étendît sur lui cette influence que le soleil répand sur ce monde qui est au dessous de lui. Mais, ciel et terre ! que vous l’ayez admis à une audience de nuit, dans la tente même de notre royale épouse, et que vous osiez m’offrir une semblable excuse pour sa désobéissance et sa désertion ! Par l’âme de mon père ! Édith, tu t’en repentiras toute ta vie dans un monastère !

— Mon roi, reprit Édith, votre grandeur devient de la tyrannie. Mon honneur, sire, est aussi intact que le vôtre, et madame peut le prouver si elle le trouve bon. Mais je l’ai déjà dit, je ne suis ici ni pour me justifier, ni pour inculper les autres. Je vous demande seulement d’étendre sur celui dont la faute fut le résultat d’une forte tentation cette miséricorde que vous-même, seigneur, vous pourrez implorer un jour d’un tribunal supérieur, et pour des fautes plus sérieuses peut-être.

— Est-ce bien Édith Plantagenet ! » dit le roi avec amertume, « Édith Plantagenet, la sage, la noble Édith… et n’est-ce point quelque femme que l’amour égare et qui compte pour rien sa gloire en comparaison de la vie de son amant ?… Par l’âme du roi Henri ! je ne sais ce qui me tient que je n’ordonne qu’on apporte de la potence le crâne de ton amant pour le mettre au bas du crucifix de ta cellule et en faire le perpétuel ornement.

— Et quand vous le feriez descendre du gibet pour le rendre perpétuellement présent à ma vue, dit Édith, je n’en dirais pas moins que c’est la dépouille d’un brave chevalier injustement et cruellement mis à mort par… (elle se contint) par celui qui aurait dû mieux savoir récompenser le mérite chevaleresque… Vous l’avez appelé mon amant, » continua-t-elle avec une véhémence croissante ; « il l’était en effet ! l’amant le plus loyal et le plus fidèle… Mais content de cette humble dévotion que les hommes vouent aux saints, jamais il n’a cherché à gagner mes bonnes grâces par une parole, par un regard… Et c’est pour cela qu’il doit mourir ce brave, ce vaillant, ce fidèle chevalier !

— Ô paix ! paix ! pour l’amour de vous-même, » dit tout bas la reine, « vous ne faites que l’offenser davantage.

— Il m’importe peu, dit Édith, la vierge sans tache ne craint pas le lion rugissant. Qu’il accomplisse sa volonté sur ce digne chevalier… Cette Édith, pour laquelle il meurt, saura pleurer son trépas. Personne ne viendra plus me parler d’alliances politiques qui demandent la sanction de cette malheureuse main… Vivant, je n’aurais pu, je n’aurais pas voulu être son épouse, trop de distance nous séparait ; mais la mort égalise tous les rangs… Je suis désormais la fiancée de la mort. »

Le roi allait répondre avec emportement, lorsqu’un moine carmélite entra dans son appartement, la tête et le corps enveloppés de la robe et du capuchon grossier qui distinguent son ordre ; il se précipita aux pieds du roi, et le conjura par tout ce qu’il y avait de saint et de sacré, d’arrêter l’exécution.

« Par mon sceptre et par mon épée, s’écria Richard, le monde entier s’est ligué pour me faire perdre la tête. Je me vois arrêté à chaque pas des fous, des femmes et des moines. Comment se fait-il qu’il vive encore ?

— Mon gracieux souverain, dit le moine, j’ai supplié le lord Gilsland de différer l’exécution jusqu’à ce que je me sois jeté à vos pieds.

— Et il a été assez présomptueux pour t’accorder ta demande, reprit le roi ; mais je reconnais bien là son entêtement ordinaire. Et qu’as-tu à dire ? parle, au nom du démon !

— Sire, c’est un important secret, mais je l’ai reçu sous le sceau de la confession, et je n’ose le révéler, ni même en ouvrir la bouche… Je te le jure cependant par mon saint ordre, par l’habit que je porte, et par le bienheureux Élie notre fondateur, qui fut transféré au ciel sans subir les angoisses ordinaires de la mort, ce jeune homme m’a révélé un secret tel que, si j’avais la faculté de te le confier, il te ferait renoncer immédiatement à ton arrêt fatal.

— Bon père, dit Richard, les armes que je porte maintenant disent assez si je respecte l’Église. Faites-moi connaître ce secret, et je verrai ce qu’il me convient de faire dans tout ceci. Mais je ne suis pas aveugle comme le cheval Bayard pour céder à l’éperon d’un prêtre et prendre mon élan dans les ténèbres. »

Le saint homme, rejetant son capuchon en arrière et ouvrant sa robe de carmélite, découvrit un vêtement de peau de bouc, et une figure si étrangement altérée par le climat, le jeûne et la pénitence, qu’elle ressemblait plutôt à un squelette animé qu’à un visage humain. « Milord, dit-il, depuis vingt ans j’ai macéré ce misérable corps et continué ma pénitence dans la caverne d’Engaddi. Croyez-vous que moi, qui suis mort au monde, je voulusse inventer une fausseté pour mettre mon âme en danger ? Ou bien, que celui qui s’est engagé par les serments les plus sacrés, et qui n’a plus qu’un seul désir dans ce monde, c’est-à-dire la reconstruction du temple de Sion, voulût trahir les secrets du confessionnal ? L’un et l’autre révolteraient également mon âme.

— Ainsi, dit le roi, tu es cet ermite dont on parle tant ? Tu ressembles assez, je le confesse, à ces apparitions qui errent, dit-on, dans les déserts ; mais Richard ne craint pas les esprits. C’est donc à toi, ce me semble, que les princes chrétiens envoyèrent ce même chevalier pour ouvrir des négociations avec le soudan, tandis que moi qui aurais dû être le premier consulté, j’étais retenu au lit par la maladie. Vous pouvez, si vous le voulez, vous arranger ensemble. Je ne mettrai pas mon cou dans le nœud coulant de la ceinture d’un carmélite ; et quant à votre envoyé, il n’en mourra que plus tôt et que plus sûrement, puisque tu intercèdes pour lui.

— Que Dieu te soit miséricordieux, prince ! » reprit l’ermite avec beaucoup d’émotion. « Tu vas commettre une action dont les conséquences seront telles, que tu souhaiteras un jour ne pas l’avoir faite, eût-il dû t’en coûter un membre. Homme téméraire et aveuglé, arrête, il en est temps encore !

— Hors d’ici ! » dit le roi en frappant du pied. « Eh ! quoi ! le soleil s’est levé sur la honte de l’Angleterre, et elle n’est pas encore vengée ! Mesdames, et vous, prêtre, retirez-vous, si vous ne voulez pas recevoir des ordres qui nous seraient désagréables, car, de par saint George ! je jure…

— Ne jure pas ! » dit la voix d’un nouveau personnage qui venait d’entrer dans le pavillon.

« Ah ! c’est mon savant Hakim, qui vient, je l’espère enfin, blâmer notre générosité.

— Je viens demander à vous parler sans délai et pour des affaires de l’intérêt le plus grave.

— Regardez d’abord ma femme, Hakim, qu’elle voie en vous le sauveur de son époux.

— Il ne m’appartient pas, » dit le médecin, en croisant ses bras avec un air de modestie et de respect tout oriental ; « il ne m’appartient pas de regarder la beauté sans voile et armée de tout son éclat.

— Retire-toi donc, Bérengère, dit le monarque ; et vous, Édith, retirez-vous aussi. Surtout ne renouvelez plus vos importunités ! J’accorde que l’exécution soit différée jusqu’à midi. Allez et tranquillisez-vous, chère Bérengère. Édith, » ajouta-t-il avec un regard qui frappa d’effroi l’âme de sa courageuse parente elle-même, « allez, si vous êtes prudente. »

Les femmes se retirèrent, ou plutôt sortirent avec précipitation de la tente, oubliant le rang et l’étiquette, et semblables à une troupe d’oiseaux sauvages qui se rassemble après que la poursuite du faucon a cessé. Elles rentrèrent dans le pavillon de la reine pour se livrer à des regrets et à des récriminations également inutiles. Édith était la seule qui dédaignât d’épancher sa douleur par ces moyens ordinaires. Sans pousser un soupir, sans proférer un mot de reproche, elle resta près de la reine, dont le chagrin et la faiblesse de caractère s’étaient manifestés par de violentes attaques de nerfs, et la soigna non seulement avec assiduité mais même avec affection.

« Il est impossible qu’elle ait pu aimer ce chevalier, » dit Florise à Caliste, qui était depuis plus long-temps qu’elle auprès de la reine. « Nous nous sommes trompées. Elle s’afflige seulement de son sort, mais comme de celui d’un étranger qui va mourir à cause d’elle.

— Chut, chut ! » répondit sa compagne plus expérimentée et plus pénétrante, « elle est de cette orgueilleuse maison des Plantagenet, qui n’avouent jamais leurs souffrances. On les a vus quelquefois pendant qu’ils saignaient eux-mêmes d’une blessure mortelle, bander les égratignures qu’avaient reçues leurs camarades moins courageux. Florise, nous avons fait une chose effroyable, et quant à moi, je donnerais tous les bijoux que je possède pour que cette fatale plaisanterie n’eût pas eu lieu. »