Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 193-207).


CHAPITRE XVIII.

LA GRÂCE.


Ceci exige le concours planétaire de Jupiter et du soleil, et ces puissantes intelligences sont fantasques et bizarres. Il faut de grandes choses pour leur faire quitter la conduite de leurs sphères et les amener à s’occuper des mortels.
Albumazar.


L’ermite suivit les dames hors du pavillon, comme l’ombre suit un rayon de lumière quand les nuages se succèdent rapidement sur la face du soleil ; mais il se retourna sur le seuil, et étendant sa main vers le roi avec un geste qui semblait l’avertir et presque le menacer : « Malheur, dit-il, à qui rejette les conseils de l’Église pour s’abandonner à ceux de l’infidèle !… Roi Richard… je ne secoue pas encore la poussière de mes pieds hors de ton camp… Le glaive ne tombe pas encore sur ta tête, mais il reste suspendu par un cheveu. Orgueilleux monarque, nous nous reverrons.

— Ainsi soit-il, orgueilleux prêtre, dit Richard… plus orgueilleux sous ta peau de bouc, que ne le sont les princes sous le lin et la pourpre. »

L’ermite disparut de la tente, et le roi continua en s’adressant à l’Arabe.

« Les derviches d’Orient, sage Hakim, se permettent-ils de telles familiarités avec les princes ?

— Un derviche, répondit Adonebec, doit être un sage ou un fou. Il n’y a pas de milieu pour celui qui porte le khir khah[1] et qui veille la nuit et jeûne le jour : de deux choses l’une, où il doit avoir assez de sagesse pour savoir se comporter avec discrétion devant les princes ; ou, la raison ne lui ayant pas été accordée, il ne peut être responsable de ses actions.

— Il me semble que nos moines ont surtout adopté ce dernier caractère… Mais venons-en à nos affaires… En quoi puis-je vous obliger, mon savant médecin ?…

— Grand roi, » dit El Hakim en faisant un profond salut à la manière orientale, « permets à ton serviteur de dire un mot sans émouvoir ton ressentiment. Je voudrais te rappeler que tu dois, non pas à moi qui ne suis qu’un humble instrument, mais aux intelligences dont je dispense les faveurs aux mortels, le bienfait de la vie…

— Et je gage que tu veux m’en demander une autre en retour, interrompit le roi.

— Telle est l’humble prière que je viens adresser au grand Melec-Ric, reprit Hakim… C’est en effet la vie de ce brave chevalier condamné à mourir, et pour une faute telle que celle qui fut commise par le sultan Adam, surnommé Aboulbeschar, ou père de tous les hommes.

— Et ta sagesse aurait pu te rappeler, Hakim, » dit le roi avec un peu de sévérité, « qu’Adam expia cette faute par la mort. » Alors Richard se mit à parcourir à grands pas l’étroit espace de sa tente en se parlant à lui-même avec agitation… « Merci de moi !… murmurait-il, j’ai deviné ce qu’il voulait me demander dès que je l’ai vu entrer dans le pavillon… Voilà un homme que j’ai justement condamné à la mort, et moi, roi et soldat, moi qui ai fait périr des milliers d’hommes par mes ordres, et qui en ai tué des vingtaines de ma main, je n’aurai pas le pouvoir de faire mourir celui-ci, quoique l’honneur de mes armes, de ma maison, de mon épouse elle-même ait été compromis par le coupable… De par saint George ! je ne puis m’empêcher d’en rire… De par saint George ! cela me rappelle le conte dans lequel Blondel décrit si plaisamment un château enchanté. Le chevalier qui veut y entrer se voit successivement arrêté dans son projet par les figures et les apparitions les plus différentes les unes des autres, mais qui toutes s’opposent également à son dessein… L’une n’a pas plutôt disparu que l’autre paraît… femme… parente… ermite… médecin, chacun se montre à son tour dans la lice aussitôt que l’autre a été vaincu ! En vérité, c’est un chevalier combattant tout seul la mêlée entière d’un tournoi… » Et Richard éclata de rire, car au fond son humeur était changée, son ressentiment étant en général trop violent pour pouvoir être de longue durée.

Pendant ce temps le médecin le regardait avec un air de surprise qui n’était pas sans un mélange de mépris ; car les Orientaux ne savent pas excuser ces changements de caractère aussi subits que ceux de la température, et regardent surtout un éclat de rire comme dérogeant à la dignité de l’homme et ne convenant qu’aux femmes et aux enfants. À la fin le sage s’adressa au roi lorsqu’il le vit reprendre son sang-froid.

« Un arrêt de mort ne peut sortir des lèvres que le rire épanouit… Permets à ton serviteur d’espérer que tu lui as accordé la vie de cet homme.

— Accepte en place la liberté de mille captifs, rends un pareil nombre de tes compatriotes à leurs tentes et à leurs familles, et j’en donnerai l’ordre à l’instant : mais la vie de cet homme ne peut te servir à rien, et elle est condamnée.

— Nous sommes tous condamnés, » dit Hakim en portant la main à son turban ; « mais celui qui dispose de nos jours est miséricordieux, et il n’exige pas notre tribut avec rigueur et d’une manière prématurée.

— Tu ne peux me prouver que tu aies un intérêt particulier à intercéder pour que j’abandonne l’exécution de la justice qu’en qualité de roi j’ai juré de faire observer.

— Tu as promis de te montrer clément aussi bien que juste : mais en ce moment, grand roi, c’est l’accomplissement de ta propre volonté que tu recherches. Et quant à l’intérêt que je puis avoir dans cette affaire, sache que la vie de plus d’un homme dépend de la grâce que tu vas accorder.

— Explique tes paroles, dit le roi, mais ne cherche pas à m’abuser par de faux prétextes.

— Ton serviteur s’en garderait bien, répondit Adonebec : sache donc que la médecine à laquelle, toi puissant roi, et bien d’autres ont dû leur rétablissement, est un talisman composé sous l’influence de la conjonction de certains astres, à l’heure où les intelligences divines sont le plus favorables. Je ne suis que l’humble mortel chargé d’administrer son efficacité… je la trempe dans l’eau, j’observe l’heure convenable pour la faire prendre au malade, et la puissance de la boisson opère la cure.

— Voilà une rare médecine, dit le roi, et des plus commodes ! et comme elle peut se porter dans la bourse du médecin, elle épargne toute la caravane de chameaux employée ordinairement à transporter des drogues et des médicaments… Je m’étonne qu’on se serve des autres.

— Il est écrit, » répondit Hakim avec une gravité imperturbable : « N’abuse pas du coursier qui t’a rapporté du combat. » Apprends que si l’on peut former de tels talismans, il n’est qu’un petit nombre d’adeptes qui aient osé en essayer la vertu et en entreprendre l’application. Des privations rigoureuses, des règles sévères, le jeûne et la pénitence sont nécessaires de la part du sage qui emploie ce mode de guérison, et si par négligence, si par amour pour la mollesse, ou pour satisfaire ses passions sensuelles, il ne guérit pas au moins douze personnes dans le courant de chaque lune, la vertu du don divin abandonne l’amulette, et le médecin ainsi que les malades se trouvent exposés tous deux à de grands dangers, et ne passent pas l’année. J’ai encore besoin d’une vie pour compléter le nombre voulu.

— Va-t’en dans le camp, mon bon Hakim, dit le roi, tu n’en manqueras point, sans enlever ses pratiques au bourreau. Il ne convient pas à un médecin de ton mérite de faire du tort à un autre. D’ailleurs, je ne vois pas comment, en délivrant un criminel de la mort, tu compléterais ton compte de cures miraculeuses.

— Quand tu pourras m’expliquer comment il se fait qu’un verre d’eau t’ait guéri, toi sur qui les drogues les plus précieuses avaient été employées en vain, tu pourras raisonner sur les autres mystères qui se joignent à celui-ci. Quant à moi, je suis inhabile à opérer la grande œuvre, ayant touché ce matin un animal impur. Ne me fais donc plus de questions, et qu’il te suffise de savoir qu’en épargnant la vie de cet homme à ma demande, tu éviteras, grand roi, à toi et à ton serviteur, un danger imminent.

— Écoute, Adonebec, répliqua le roi, je ne m’oppose pas à ce que les médecins enveloppent leurs paroles d’obscurité, et prétendent tirer leurs connaissances des astres ; mais quand tu dis à Richard Plantagenet qu’il est menacé de quelque danger à cause de quelque présage ridicule, ou pour avoir omis quelque cérémonie futile, apprends que tu ne parles pas à un ignorant Saxon, ni à quelque vieille femme en enfance, qui abandonne son dessein parce qu’un lièvre aura passé devant elle, qu’elle aura entendu croasser un corbeau, ou éternuer un chat.

— Je ne puis vous empêcher de douter de mes paroles, dit Adonebec ; mais cependant si mon maître veut admettre que son serviteur ait dit la vérité, trouverait-il juste de priver le monde et tous les infortunés qui peuvent être atteints du mal qui le retenait dernièrement encore sur ce lit, du bienfait de ce précieux talisman, plutôt que d’étendre sa miséricorde sur un criminel ? Songez-y, grand roi, bien que vous puissiez détruire des milliers d’hommes, vous ne pouvez rendre la vie à un seul. Les rois qui ont comme Satan le pouvoir de persécuter les sages, n’ont pas comme Allah celui de guérir. Prends donc garde à ne pas priver l’humanité d’un bien que tu ne peux toi-même lui donner ; tu peux faire couper une tête, et ne peux guérir un mal de dent.

— Voilà qui est par trop insolent ! » s’écria le roi, qui s’endurcissait à mesure que Hakim prenait un ton plus fier et plus impérieux. « Nous t’avons pris pour médecin et non pour conseiller ou directeur de conscience.

— Et c’est ainsi que le prince le plus renommé du Frangistan reconnaît le bien fait à sa personne royale ? » reprit El Hakim, qui changea tout-à-coup la posture humble et suppliante dans laquelle il avait jusqu’alors sollicité le roi, contre une altitude imposante et majestueuse. « Sache donc, continua-t-il, que dans toutes les cours d’Europe et de l’Asie, chez les musulmans et les nazaréens, parmi les chevaliers et les dames, dans tous les coins du globe où la harpe du ménestrel se fait entendre et où l’épée du guerrier est en honneur, je te proclamerai, Melec-Ric, comme un prince sans générosité et sans reconnaissance, et les nations mêmes, s’il en existe, auxquelles ton nom ne parvint jamais, entendront parler de ta honte.

— Oses-tu bien te servir de ces termes, vil infidèle ! » s’écria Richard avec fureur ; « es-tu donc las de la vie ?

— Frappe, cette action te peindra mieux qu’aucune de mes paroles, quand chacune serait armée d’un dard. »

Richard se détourna brusquement, croisa ses bras, se mit à parcourir sa tente comme auparavant ; enfin il s’écria : « Sans générosité et sans reconnaissance ! autant vaudrait être appelé un lâche ou un infidèle ! Hakim, tu as choisi ta récompense. J’eusse préféré que tu me demandasses les joyaux de ma couronne : cependant comme roi je ne puis te refuser ; prends donc cet Écossais sous ta garde. Le prévôt te le remettra sur cet ordre. »

Il traça à la hâte deux ou trois lignes et les donna au médecin. « Sers-t’en comme d’un esclave, fais-en ce qu’il te plaira, seulement qu’il prenne garde de s’offrir jamais aux yeux de Richard. Écoute, tu es sage… Cet homme a été téméraire à l’égard de celles aux beaux yeux et au faible jugement desquelles nous confions notre honneur ; semblables à vous autres d’Orient, qui serrez vos trésors dans des cassettes de filigrane d’argent aussi fin et aussi fragile que le tissu d’un ver à soie.

— Ton serviteur entend la parole du roi, » répondit le sage en reprenant subitement le ton respectueux sur lequel il avait commencé : « quand un riche tapis est souillé, le fou montre du doigt la tache ; le sage la couvre de son manteau. J’ai entendu la volonté de mon seigneur ; et entendre, c’est d’obéir.

— C’est bien, dit le roi ; qu’il consulte donc sa sûreté personnelle, et ne paraisse jamais en ma présence. Ne puis-je faire autre chose pour l’obliger ?

— La bonté de mon roi a rempli ma coupe jusqu’aux bords : oui, elle a été aussi abondante que la fontaine qui jaillit au milieu du camp des descendants d’Israël quand le rocher fut frappé par la verge de Moussa ben Amran.

— Oui, » répliqua Richard en souriant ; « mais il a fallu, comme dans le désert, frapper un grand coup sur le rocher avant d’en obtenir ce bienfait. Je voudrais connaître quelque chose qui te fût agréable, et que je pusse t’accorder aussi librement qu’une source naturelle épanche ses eaux.

— Permets-moi de toucher cette main victorieuse, afin que si jamais Adonebec El Hakim requiert une grâce de Richard d’Angleterre, il puisse alors lui rappeler sa promesse.

— Je le donne pour cela ma main et mon gant, ami. Tâche seulement de t’arranger de manière à compléter ton compte de guérisons sans avoir à me demander quelque criminel réservé à ma justice, car j’aimerais mieux acquitter ma dette de toute autre façon.

— Puissent vos jours être multipliés ! » dit El Hakim ; et il se retira de l’appartement en s’inclinant profondément selon sa coutume.

Le roi Richard le regarda sortir de l’air d’un homme qui n’est qu’à demi satisfait de ce qui s’est passé.

« Étrange obstination, se dit-il, dans cet El Hakim ; singulière chance qui vient se placer entre cet audacieux Écossais et le châtiment qu’il avait si bien mérité ! Qu’il vive ! il y aura un brave de plus dans le monde. Maintenant occupons-nous de l’Autriche. Ho, ho ! le baron de Gilsland est-il là ? »

Sir Thomas de Vaux, s’entendant ainsi appeler, présenta immédiatement sa forme massive à l’entrée du pavillon, tandis que derrière lui se glissait comme un spectre, sans se faire annoncer, et sans pourtant rencontrer d’obstacle, la figure sauvage de l’ermite d’Engaddi enveloppé dans son manteau de peau de bouc.

Richard, sans faire attention à sa présence, cria à haute voix au baron : « Sir Thomas de Vaux de Lanercost et de Gilsland, prenez un trompette et un héraut, et rendez-vous à l’instant à la tente de celui qu’on nomme l’archiduc d’Autriche, Ayez soin d’en approcher au moment où il sera entouré de tous ses chevaliers et de ses vassaux, comme il est probable qu’il doit être à cette heure, car le sanglier allemand déjeune avant d’entendre la messe. Présentez-vous devant lui aussi cavalièrement que possible, et accusez-le au nom de Richard d’Angleterre, d’avoir, cette nuit, de sa propre main ou par celle des autres, enlevé de sa hampe la bannière d’Angleterre. C’est pourquoi vous lui direz que notre volonté est que dans une heure, à compter du moment où je parle, il restaure la bannière d’Angleterre avec tout respect, lui et ses barons se tenant debout pendant la cérémonie, la tête découverte et vêtus de leurs robes d’honneur. De plus il plantera d’un côté sa propre bannière d’Autriche renversée, comme ayant été déshonorée par le vol et la félonie, et de l’autre une lance portant la tête sanglante de celui qui lui a donné le premier conseil de ce lâche outrage et l’a aidé ensuite dans l’exécution. Et dites-lui que notre volonté étant fidèlement accomplie, nous consentirons, par égard pour notre vœu et pour le bien de la Terre-Sainte, à lui pardonner ses autres méfaits.

— Et que ferai-je si le duc d’Autriche nie avoir participé à cette injure ? demanda Thomas de Vaux.

— Vous lui direz, répondit le roi, que nous le prouverons sur son corps oui, fût-il encore soutenu de ses deux plus braves champions, nous le prouverons en chevalier, à pied ou à cheval au désert ou en champ clos, lui laissant le choix du temps, du lieu et des armes.

— Songez, mon gracieux seigneur, objecta le baron de Gilsland, que les princes engagés dans cette croisade sont tenus à maintenir la paix de Dieu et de l’Église.

— Songez à exécuter mes ordres, mon fidèle vassal, » reprit Richard avec impatience ; « on dirait que tout le monde s’imagine me faire changer d’avis par un mot, aussi facilement que le souffle d’un enfant agite une plume. La paix de l’Église parmi les croisés signifie la guerre avec les Sarrasins, et les princes ayant jugé à propos de faire une trêve avec eux, l’une commence quand l’autre finit. D’ailleurs, ne voyez-vous pas que tous ces princes-là visent chacun à leur but particulier ? Je veux aussi chercher le mien, et c’est l’honneur. C’est pour l’honneur que je suis venu ici ; et si je n’en dois pas acquérir avec les Sarrasins, du moins ne souffrirai-je pas que le mien souffre la moindre tache par égard pour ce misérable duc, quand il serait appuyé et soutenu de tous les princes de la croisade. »

De Vaux se retournait pour exécuter les ordres du roi, tout en haussant les épaules, la brusque franchise de son caractère ne lui permettant pas de cacher que son opinion était contraire à la teneur de ce message, quand l’ermite d’Engaddi s’avança de l’air d’un homme chargé d’ordres supérieurs à ceux de tous les potentats de la terre. Et en effet, son costume composé de peaux velues, ses cheveux et sa barbe en désordre, son visage décharné, ses traits sauvages, ses yeux étincelants sous d’épais sourcils, et dont l’éclat était presque celui de la démence, réalisaient à peu près l’idée que nous nous formons de quelque prophète de l’Écriture, quand, chargé d’une mission divine pour les coupables rois de Juda ou d’Israël, il quittait les rochers et les cavernes où il passait sa vie dans la solitude, pour venir confondre les tyrans de la terre au milieu de leur orgueil, et lancer sur eux les menaces du vrai Dieu, de même que le nuage lance l’éclair sur les tours et les créneaux des châteaux et des palais. Au milieu de toutes ses violences, Richard respectait l’Église et ses ministres ; et quoique offensé que l’ermite se fût introduit de cette manière dans sa tente, il le salua avec respect, tout en faisant signe cependant à sir Thomas de se hâter de remplir son message.

Mais l’ermite, du geste, du regard et de la voix, défendit au baron de faire un pas pour exécuter cet ordre, et étendant son bras nu, dont son manteau de peau de bouc s’écarta par la violence de ce mouvement, il éleva en l’air ce bras amaigri par le jeûne, et couvert des cicatrices qu’y avaient laissées les coups de discipline.

« Au nom de Dieu et du très saint Père, chef de l’Église chrétienne sur la terre, je prohibe ce défi profane, cruel et sanguinaire entre deux princes chrétiens dont l’épaule porte le bienheureux signe au nom duquel ils se sont juré alliance et fraternité. Malheur à celui qui la romprait !… Richard d’Angleterre, révoque le message impie que tu viens de donner à ce baron… Le danger et la mort t’environnent… Le poignard brille sur ta gorge.

— Le danger et la mort sont des jeux pour Richard, » répondit le monarque avec orgueil, « et il a bravé trop d’épées pour craindre un poignard.

— Le danger et la mort sont proches, » répéta le prophète ; et baissant la voix de manière à lui donner un ton sourd et sépulcral, ajouta : « et après la mort le jugement !

— Bon et saint père, dit Richard, je révère ta sainteté.

— Ne me révère pas, interrompit l’ermite, révère plutôt le plus vil insecte qui rampe sur les rivages de la mer Morte et se nourrit de son limon impur ; mais révère celui dont je transmets les ordres ; révère celui dont tu as juré de délivrer le sépulcre ; respecte le serment de concorde que tu as fait, et ne romps pas les nœuds d’union et de fidélité par lesquels tu t’es lié aux princes tes confédérés.

— Bon père, répliqua le roi, vous autres membres de l’Église, vous me semblez vous prévaloir un peu de la dignité de votre saint caractère, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Sans vous contester le droit que vous avez de prendre soin de notre conscience, il me semble du moins que vous devriez nous laisser celui de notre honneur.

— Moi, me prévaloir ! répéta l’ermite : est-ce à moi que conviendrait la présomption, royal Richard, à moi qui ne suis que la cloche obéissant à la main de celui qui l’agite, ou la trompette indigne annonçant l’ordre de celui qui la fait résonner !… Vois-moi à tes genoux te supplier d’avoir pitié de la chrétienté et de toi-même.

— Lève-toi, lève-toi, « dit le roi en le forçant de se relever ; « il ne faut pas que des genoux qui fléchissent si souvent en l’honneur de la Divinité pressent la terre devant un homme… Quel danger nous menace ? révérend père. Et depuis quand le pouvoir de l’Angleterre est-il si faible, qu’elle ou son monarque doive s’alarmer de la vaine et bruyante colère de cet archiduc de nouvelle création ?

— Du haut de la tour située au faite de mes montagnes, j’ai observé les astres dans la voûte étoilée, chacun, pendant sa marche nocturne, communiquant à l’autre son influence, et étant une source de connaissances et de lumières pour le petit nombre d’êtres qui comprennent leurs mouvements… Il existe un ennemi dans ta constellation, ô roi, un ennemi qui en veut à la fois à ta gloire et à ta prospérité… Une émanation de Saturne te menace d’un péril immédiat et sanglant, et t’anéantira dans tout l’orgueil de ta puissance, si tu ne fais pas céder ta volonté hautaine devant la règle de ton devoir.

— Assez, assez ; ce sont là des notions toutes païennes, interrompit le roi ; les chrétiens les rejettent, et les sages n’y croient pas… Vieillard, tu délires.

— Je ne délire pas, Richard… je ne suis pas si heureux ; je connais mon état, et je sais qu’un peu de raison m’est encore accordé, non pour mon propre usage, mais pour l’usage de l’Église et la propagation de la croix. Je suis l’aveugle qui porte une torche pour les autres, quoiqu’elle ne puisse l’éclairer lui-même. Parle-moi touchant les intérêts de la chrétienté et de cette croisade, et je te répondrai comme le plus sage conseiller auquel le ciel puisse accorder le don de la persuasion. Parle-moi de mon misérable individu, et mes paroles seront celles d’un malheureux proscrit livré à la démence et au désespoir.

— Je ne voudrais pas rompre les liens d’union entre les princes croisés, » dit Richard d’un ton plus doux ; « mais quelle réparation m’offriront-ils pour l’injuste outrage qui m’a été fait ?

— C’est sur quoi je suis chargé de vous entretenir de la part du conseil qui, s’assemblant à la hâte sur la demande de Philippe de France, a pris des mesures à cet effet.

— Il est étrange, objecta Richard, que d’autres s’occupent de l’offense faite à la majesté de l’Angleterre.

— On a désiré prévenir vos demandes autant que possible, répondit l’ermite. Les chefs assemblés consentent à ce que la bannière d’Angleterre soit replacée sur le mont Saint-George. Ils prononcent anathème contre le criminel ou les criminels audacieux par qui elle fut outragée, et promettent une récompense royale à celui qui dénoncera le coupable et donnera sa chair aux loups et aux corbeaux.

— Et que dit le duc d’Autriche, que les plus fortes présomptions accusent d’être l’auteur de cet outrage ? demanda Richard.

— Pour prévenir la discorde dans l’armée, le duc d’Autriche se justifiera de ce soupçon en se soumettant à quelque épreuve que le patriarche voudra lui imposer.

— Se justifiera-t-il par le jugement par combat ?

— Son serment l’en empêche, et d’ailleurs le conseil des princes…

— N’autorisera jamais le combat ni contre les Sarrasins, ni contre tout autre, interrompit Richard… Mais c’est assez, mon père ; vous m’avez fait apercevoir la folie d’agir dans cette affaire comme je le voulais… Il est plus facile d’allumer une torche dans un bourbier que de faire jaillir une étincelle de courage d’un lâche dont le sang est glacé dans les veines… Il n’y a aucun honneur à acquérir avec l’Autrichien ; ainsi laissons cela… Cependant j’aurai le plaisir de lui voir commettre un parjure ; j’insisterai pour qu’il subisse l’épreuve… Combien je rirai en voyant ses doigts se crisper sur le globe de fer rouge, et sa grande bouche se tordre, et son gosier s’enfler jusqu’à la suffocation quand il essaiera d’avaler l’hostie consacrée !

— Paix, Richard, dit l’ermite ; oh ! paix, par respect pour vous-même ; sinon par charité ! Qui louera et honorera des princes qui s’insultent et se calomnient les uns les autres ? Hélas ! pourquoi faut-il que, si noble, si grand par tes pensées et ta généreuse audace, si bien fait pour honorer la chrétienté par tes faits d’armes, et la gouverner par ta sagesse dans le calme de tes passions, tu joignes la fureur sauvage du lion à la dignité et au courage de ce roi des forêts ? »

Il resta un moment rêveur, les yeux fixés à terre, et continua. « Mais le ciel, qui connaît notre nature imparfaite, accepte notre imparfaite soumission, et a retardé, sans la révoquer, la fin sanglante de ta vie. L’ange exterminateur s’est arrêté à ta porte comme jadis sur le seuil d’Araunah le Jébuséen, et il tient dans sa main l’épée qui dans peu de temps mettra Richard Cœur-de-Lion au niveau du dernier vilain.

— Faut-il donc que ce soit sitôt, dit Richard… Mais, n’importe, que mon sort s’accomplisse… Puisse du moins ma carrière être aussi brillante qu’elle sera courte !

— Hélas ! noble roi, » dit le solitaire, et on aurait dit qu’une larme (tout étrangères qu’elles fussent à ses paupières) venait mouiller ses yeux habituellement secs et ternes ; « il sera court, mélancolique et marqué par le malheur et la captivité, l’intervalle qui te sépare encore du tombeau ouvert pour te recevoir. Tu y descendras sans laisser de postérité, sans y être suivi par les regrets de ton peuple fatigué des guerres continuelles de ton règne, sans avoir augmenté les lumières de tes sujets, ni rien fait pour leur bonheur.

— Mais non pas sans gloire, moine ; non pas sans y emporter les larmes de la dame de mes pensées… Ces consolations, que tu ne peux ni connaître ni apprécier, attendent Richard dans son tombeau.

— Moi ! je ne puis connaître, je ne puis apprécier la valeur des louanges d’un ménestrel ou de l’amour d’une dame ! » répondit l’ermite d’un ton dont l’enthousiasme sembla un moment égal à celui qui animait Richard. « Roi d’Angleterre, » ajouta-t-il en étendant son bras décharné… « le sang qui bouillonne dans tes veines azurées n’est pas plus noble que celui qui s’est refroidi dans les miennes, et bien qu’il n’y en ait plus que quelques gouttes rares et glacées, c’est encore le sang du royal Lusignan… de l’héroïque et bienheureux Godefroi… Je suis… c’est-à-dire je fus au temps où j’appartenais à ce monde, Albérick Mortemar…

— Dont les hauts faits, demanda Richard, ont si souvent occupé la trompette de la renommée ? Est-il vrai, est-il seulement possible qu’un astre tel que toi soit tombé de l’horizon de la chevalerie, et que le monde doute encore dans quel lieu ses derniers feux se sont éteints ?

— Cherche une étoile tombée, dit l’ermite, et tu ne trouveras qu’une trace visqueuse qui en traversant l’horizon a produit pendant un moment une traînée de lumière. Richard, si je croyais, en arrachant le voile sanglant qui couvre mon funeste sort, disposer ton âme orgueilleuse à se soumettre à la discipline de l’Église, je trouverais assez de fermeté pour te révéler un secret que j’ai tenu caché jusqu’ici, et qui a dévoré mon sein comme le renard que portait le jeune Spartiate… Écoute donc, Richard, et puissent le regret et le désespoir, qui ne peuvent plus servir aux misérables débris de ce qui fut jadis un homme, offrir un salutaire exemple à un être aussi noble, mais aussi furieux dans ses passions que tu l’es… Oui, je veux déchirer ces blessures si long-temps cachées, dussent-elles saigner jusqu’à ma mort en ta présence. »

Le roi Richard, sur qui l’histoire d’Albérick de Mortemar avait fait une profonde impression dans les premières années de sa jeunesse, quand les ménestrels qui remplissaient les salles de son père amusaient leurs nobles auditeurs par des légendes de la Terre-Sainte, écouta avec attention et respect un récit qui, bien que raconté imparfaitement et dans des termes obscurs, indiquait cependant assez la cause des accès de démence où tombait de temps en temps cet être extraordinaire et malheureux.

« Je n’ai pas besoin de vous dire que j’étais d’une naissance illustre, d’une haute fortune, vaillant dans les combats et sage dans le conseil, je possédais tous ces avantages ; mais tandis que les plus nobles dames de la Palestine se disputaient l’honneur d’orner mon casque de leurs couleurs, j’avais fixé mes affections d’une manière irrévocable sur une jeune fille de basse extraction. Son père, vieux soldat de la croix, découvrit notre passion, et connaissant la différence de rang qui existait entre nous, il ne vit d’autre refuge pour l’honneur de sa fille que le cloître. Je revins d’une expédition lointaine, chargé de dépouilles et de gloire, et ce fut pour apprendre que mon bonheur était à jamais détruit. Moi aussi je me réfugiai dans un cloître ; et Satan, qui m’avait marqué pour devenir sa créature, souffla dans mon âme une bouffée d’orgueil spirituel qui ne pouvait s’échapper que de ses régions infernales. Je m’étais élevé aussi haut dans l’Église que je l’avais été précédemment dans l’État. Je me crus l’homme sage par excellence, capable de se suffire à lui-même et à l’abri du péché…. J’étais le conseiller des conciles, le directeur des prélats… Comment aurais-je failli ? Pourquoi aurais-je craint la tentation ?… Hélas ! je devins confesseur d’une communauté de religieuses, et parmi elles je retrouvai celle que j’avais aimée, que j’avais perdue depuis si long-temps… Épargnez-moi de pousser plus loin cet aveu… Une religieuse séduite, que la honte entraîna au suicide, dort maintenant sous les voûtes d’Engaddi, tandis que sur sa tombe même gémit, rugit et délire un être auquel il ne reste que ce qu’il faut de raison pour lui faire sentir complètement l’horreur de son sort.

— Infortuné ! dit Richard, je ne m’étonne plus de ton désespoir. Comment échappas-tu à la sentence que les lois de l’Église prononcent contre ta faute ?

— Demande-le à celui qui appartient encore à ce monde d’amertume, et il te parlera d’une existence épargnée par des motifs purement humains, par des considérations pour le rang et la naissance… Mais moi, Richard, je te dirai que la Providence m’a conservé pour m’élever aussi haut que la lumière d’un phare dont les cendres, lorsque le feu terrestre en sera éteint, ne seront pas moins jetées dans le Tophet. Tout flétri et contracté que soit ce misérable corps, il est encore animé de deux esprits : l’un actif, pénétrant et subtil, est dévoué à la cause de l’Église de Jérusalem ; l’autre, vil, abject et désespéré, flottant entre la folie et la douleur, n’est capable que de pleurer sur mes misères, et de garder les saintes dépouilles sur lesquelles je ne pourrais, sans profanation, jeter un seul regard. Ne me plains pas… Ce serait un péché de plaindre un objet tel que moi… Ne me plains pas, mais profite de mon exemple !… Tu occupes la place la plus élevée, et par conséquent la plus dangereuse parmi tous les princes chrétiens ; ton cœur est plein d’orgueil ; ta vie est dissolue, ta main sanguinaire. Défais-toi de ces péchés que tu chéris comme des filles, tout attaché que leur soit le coupable fils d’Adam ; chasse de ton sein ces furies que tu y nourris… ton orgueil, ta luxure et ta cruauté.

— Il délire, » dit Richard en se tournant vers de Vaux comme s’il eût ressenti quelque peine de ce reproche dont il ne pouvait s’irriter ; puis se retournant d’un air calme : « Tu as découvert un assez grand nombre de filles à un homme qui n’est marié que depuis quelques mois, révérend père ; mais puisqu’il faut que je les expulse de chez moi, je dois au moins en bon père les pourvoir convenablement. Ainsi, je me déferai de mon orgueil en faveur des princes de l’Église ; je donnerai ma luxure, puisque tu l’appelles ainsi, aux moines, et ma cruauté aux chevaliers du Temple.

— Ô cœur d’acier et main de fer, pour qui tout exemple et tout conseil sont également perdus ! s’écria l’anachorète. Et cependant tu serais encore épargné quelque temps si tu venais à changer et à faire ce qui est agréable au ciel. Quant à moi, il faut que je retourne à l’endroit d’où je suis venu… Kyrie eleison ! Les rayons de la grâce divine se communiquent par moi, de même que ceux du soleil pénètrent à travers un verre qui les concentre sur d’autres objets, au point de les enflammer et de les brûler, tandis qu’il reste lui-même froid et inaccessible à leur influence. Kyrie eleison ! Le pauvre doit être appelé au banquet, puisque le riche a refusé de s’y asseoir… Kyrie eleison !

En parlant ainsi il sortit de la tente en poussant de grands cris.

« Ce n’est qu’un prêtre insensé, » dit Richard, de l’esprit duquel les exclamations fanatiques de l’ermite avaient en partie effacé l’impression produite par le récit des malheurs d’Albérick. « Suis-le, de Vaux, et veille à ce qu’il ne lui arrive aucun mal, car tous croisés que nous sommes, un bouffon trouvera plus d’égards parmi nos varlets qu’un prêtre ou un saint, et il se pourrait qu’on le traitât avec mépris. »

Le chevalier obéit, et Richard resté seul s’abandonna aux pensées que lui inspiraient les prophéties menaçantes du moine. « Une mort prématurée, sans lignage, sans laisser de regrets après soi… C’est un arrêt sévère, et il est heureux qu’il ne soit pas prononcé par un juge plus éclairé ; et cependant les Sarrasins qui sont instruits dans les sciences mystiques prétendent que celui aux yeux duquel les lumières du sage ne sont que ténèbres accorde au fou l’esprit de prophétie. Cet ermite, dit-on, sait lire aussi dans les astres dont la connaissance est généralement répandue dans ce pays où les corps célestes furent autrefois un objet d’idolâtrie… J’ai regret de ne pas lui avoir fait de questions sur la perte de ma bannière ; car le bienheureux fondateur de son ordre ne pouvait avoir de plus merveilleuses extases, ni parler un langage plus semblable à celui d’un prophète… Eh bien, de Vaux, te voilà de retour, quelles nouvelles de ce prêtre insensé ? que fait-il ?

— Prêtre insensé, dites-vous, monseigneur, répondit de Vaux ; il ressemble au bienheureux Jean-Baptiste sortant du désert. Il s’est placé sur l’une des machines de guerre, et de là il prêche aux soldats comme jamais homme n’a prêché depuis le temps de Pierre l’Ermite. Le camp ému par ses cris s’est rassemblé autour de lui ; et le moine, interrompant de temps en temps le fil de son discours, s’adresse en particulier aux diverses nations dans leur langue respective, et emploie les arguments les plus propres à les exciter à la persévérance dans la délivrance de la Palestine.

— Par la lumière du ciel ! c’est un noble ermite, reprit Richard. Mais que ne doit-on pas attendre du sang de Godefroi ? Il désespère de son salut pour avoir autrefois cédé à l’amour. Je veux obtenir du pape une ample rémission de ses péchés, quand même sa belle amie aurait été abbesse. »

Comme il finissait de parler, l’archevêque de Tyr vint demander audience pour inviter Richard, dans le cas où sa santé le lui permettrait, à assister à un conclave secret des chefs de la croisade, et pour lui rendre compte des événements militaires qui s’étaient passés pendant sa maladie.



  1. Mot arabe, littéralement, la robe déchirée. a. m.