Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 178-184).


CHAPITRE XVI.

RÉSOLUTION.


Ce n’est pas pour son jugement, car assurément il n’a rien que d’ordinaire ; et quant à son esprit, ce n’est que le babil d’une femme.
Chanson.


« L’illustre Bérengère, fille de Sanchez, roi de Navarre, et la compagne de l’héroïque Richard, était regardée comme une des plus belles femmes de cette époque. Sa taille était légère et ses formes d’une perfection exquise. Elle avait une blancheur de teint peu commune dans son pays, une profusion de cheveux blonds, et des traits si délicats et si jeunes qu’elle paraissait avoir quelques années de moins que son âge, quoiqu’elle n’eût pas plus de vingt et un ans. Peut-être le sentiment de cet air d’extrême jeunesse lui faisait-il affecter une pétulance d’enfant, et des manières capricieuses : elle pensait sans doute que cet abandon ne pouvait paraître malséant dans une jeune épouse, à qui son rang et son âge donnaient le droit d’avoir des fantaisies et de les satisfaire. Elle avait naturellement un excellent caractère ; et toutes les fois qu’on lui rendait la part qu’elle se croyait due d’admiration et d’hommage (et dans son opinion cette part n’était pas médiocre), personne n’avait un meilleur cœur et un plus grand fonds de bienveillance ; mais aussi, comme tous les despotes, plus on lui cédait volontairement de pouvoir, plus elle en abusait pour étendre son empire. Quelquefois même, quand tous ses désirs étaient satisfaits, il lui plaisait de tomber dans l’abattement et de se plaindre de sa santé : alors il fallait que les médecins se missent l’esprit à la torture afin d’inventer de nouveaux noms pour des maladies imaginaires, tandis que ses dames se fatiguaient l’imagination à trouver de nouveaux jeux, de nouvelles parures, de nouvelles anecdotes scandaleuses, pour faire passer ces heures fatigantes ; et, pendant ce temps, leur propre situation n’était guère digne d’envie. Leur plus commode ressource, pour distraire la belle malade, était de se jouer les unes aux autres quelque tour malin, et la bonne reine, dans le retour de sa vivacité et de sa gaîté, ne s’inquiétait pas assez (il faut l’avouer) si de semblables espiègleries étaient convenables à sa dignité, et si la peine qu’en éprouvait celle qui en était l’objet ne surpassait pas de beaucoup le plaisir qu’en recueillait sa royale personne. Forte de l’amour de son mari, de son rang illustre, et du pouvoir qu’elle se croyait de réparer le mal que produisaient de telles malices, elle folâtrait comme une jeune lionne, qui joue sans avoir la conscience de l’acuité de ses griffes.

La reine Bérengère aimait passionnément son mari, mais elle craignait la rudesse et la fierté de son caractère, et comme elle se sentait inférieure à lui en facultés intellectuelles, elle était mécontente de voir qu’il préférait quelquefois la conversation d’Édith Plantagenet à la sienne propre, parce qu’il trouvait en elle un esprit plus étendu, des pensées et des sentiments plus élevés que chez la belle reine. Bérengère n’en avait pas conçu de haine contre Édith, elle était loin de lui vouloir du mal : car, excepté un peu d’égoïsme, le caractère de l’épouse de Richard était au total bienveillant et généreux. Mais les dames de sa suite, qui avaient la vue perçante en pareilles matières, avaient découvert depuis quelque temps qu’une plaisanterie piquante, aux dépens de lady Édith, était un spécifique excellent pour dissiper les vapeurs de la reine d’Angleterre, et cette découverte leur avait épargné beaucoup de frais d’imagination.

Cela était fort peu généreux : car lady Édith passait pour être orpheline ; et quoiqu’on lui donnât le nom de Plantagenet et de la belle Vierge d’Anjou ; quoique Richard lui eût accordé certains privilèges dont il n’est donné qu’à la famille royale de jouir, et qu’elle tînt en conséquence une des premières places dans le cercle de la cour, cependant peu de personnes savaient, et aucune de celles qui connaissaient la cour d’Angleterre n’eût osé demander quel était exactement son degré de parenté avec Richard. Elle était venue d’Angleterre avec la reine-mère, la célèbre Éléonore de Guienne, et avait rejoint Richard à Messine, comme une des dames destinées à entourer Bérengère, dont les noces n’étaient pas éloignées. Richard traitait sa parente avec beaucoup d’égard et de respect ; et la reine, qui l’avait sans cesse auprès d’elle, malgré la petite jalousie dont nous venons de parler, en agissait généralement envers elle avec les égards convenables.

Les dames de la reine n’eurent pendant long-temps d’autre avantage sur Édith que celui que pouvait leur donner une coiffure peu soignée ou une robe mal coupée ; car on la regardait comme très inférieure dans l’art de la toilette. Le silencieux dévoûment du chevalier n’avait pas non plus échappé à leur attention. Ses couleurs, ses emblèmes, sa devise et ses faits d’armes, étaient examinés avec soin, et fournissaient souvent le sujet d’une plaisanterie passagère. Puis vint le pèlerinage de la reine et de ses dames à Engaddi, voyage que la reine avait entrepris en exécution d’un vœu qu’elle avait formé pour le rétablissement de son époux, et qu’elle avait accompli par le conseil de l’archevêque de Tyr, qui cachait là-dessous un but politique. Ce fut alors, et dans la chapelle de ce saint lieu, qui communiquait par en haut avec un couvent de carmélites, et par en bas avec la cellule de l’ermite, qu’une des femmes de la reine remarqua le signe secret d’intelligence qu’Édith avait donné à son amant. Cette dame s’empressa aussitôt de faire part de sa découverte à Sa Majesté. La reine rapporta donc de son pèlerinage cette recette admirable contre la langueur et l’ennui, et sa suite s’augmenta en même temps de ces deux abominables nains dont nous avons parlé, et qui lui furent envoyés par la ci-devant reine de Jérusalem. Ce couple ignoble possédait les qualités qu’on recherche par excellence dans sa misérable espèce, c’est-à-dire qu’il était aussi difforme de corps et d’esprit qu’une reine pouvait le désirer. Un des passe-temps de Bérengère avait été d’essayer l’effet que l’aspect soudain de ces figures effrayantes et fantastiques produirait sur les nerfs du chevalier resté seul dans la chapelle ; mais le sang-froid de l’Écossais et l’intervention de l’ermite avaient dérangé sa plaisanterie ; ce fut alors qu’elle en essaya une autre dont les résultats menaçaient de devenir plus sérieux.

Les dames se rassemblèrent de nouveau après que sir Kenneth eut quitté la tente, et la reine, peu émue dans le premier moment par les vives représentations d’Édith, ne lui répondit qu’en l’accusant de pruderie, et en se livrant à son goût pour la raillerie aux dépens du chevalier du Léopard. Elle se moqua tour à tour, avec malice et gaîté, de son équipement, de son pays, et surtout de sa pauvreté, jusqu’à ce qu’enfin Édith fût forcée d’aller cacher son inquiétude dans son appartement. Mais lorsque, le lendemain matin, une femme qu’elle avait chargée de s’en informer vint lui apporter la nouvelle que l’étendard était enlevé et que son champion ne paraissait pas, Édith, s’élançant dans l’appartement de la reine, la supplia de se lever immédiatement et de se rendre sans délai dans la tente du roi, pour employer près de lui sa puissante médiation et prévenir les fatales conséquences de cette plaisanterie.

La reine effrayée à son tour, rejeta selon l’usage le blâme de sa propre folie sur celles qui l’entouraient, et elle chercha à calmer la douleur d’Édith et à apaiser son mécontentement par mille arguments déraisonnables… Elle était sûre qu’il n’était arrivé aucun mal… Le chevalier dormait probablement après sa veille de la nuit… Et quand même la crainte du mécontentement du roi l’aurait fait déserter en emportant l’étendard… ce n’était après tout qu’un morceau de soie perdu et un pauvre aventurier en fuite ; enfin s’il était tenu prisonnier pendant quelque temps, elle obtiendrait bientôt du roi de lui pardonner… Il fallait seulement laisser passer le premier emportement de Richard.

Elle continuait à parler sans s’interrompre, et à entasser une foule de raisonnements absurdes dans le vain espoir de persuader à Édith et à elle-même qu’aucun malheur ne pouvait résulter d’une espièglerie qu’au fond du cœur elle se reprochait amèrement ; mais tandis qu’Édith cherchait inutilement à interrompre ce torrent de paroles insignifiantes, son regard rencontra celui d’une des dames qui venaient d’entrer chez la reine. La mort était peinte dans les yeux de cette femme ; et sa vue aurait fait perdre connaissance à Édith, si une puissante nécessité et l’énergie naturelle de son caractère ne lui eussent permis de conserver au moins une apparence de calme.

« Madame, » dit-elle à la reine, « ne perdez plus un moment de plus en paroles ; mais sauvez la vie d’un homme… si toutefois, » ajouta-t-elle d’une voix étouffée, « il en est encore temps.

— Il y a encore un reste d’espoir, reprit lady Caliste… Je viens d’apprendre qu’il a été conduit devant le roi… Tout n’est pas encore fini…. Mais, » ajouta-t-elle sans pouvoir plus long-temps retenir ses sanglots et ses larmes, car une vive inquiétude de personnelle augmentait encore son agitation… « tout le sera bientôt, à moins de prendre immédiatement un parti.

— J’offrirai un chandelier d’or au Saint-Sépulcre… une châsse d’argent à Notre-Dame d’Engaddi, un manteau de la valeur de cent besants à Saint-Thomas d’Orthey… » s’écria la reine agitée par la plus vive anxiété.

« Levez-vous, levez-vous, madame, dit Édith ; invoquez tous les saints si vous voulez, mais soyez votre propre saint à vous-même.

— En vérité, madame, ajouta la dame d’atour, lady Édith a raison. Levez-vous, madame, et allons à la tente du roi Richard lui demander la vie de ce pauvre gentilhomme…

— J’irai, j’irai… J’y vais à l’instant même, » dit la reine en se levant toute tremblante, tandis que ses femmes, dans une aussi grande confusion qu’elle-même, étaient incapables de lui rendre les services indispensables à son lever… Calme et tranquille en apparence, quoique pâle comme la mort, Édith habilla la reine de ses propres mains, et remplaça seule auprès d’elle ses nombreuses femmes.

« Comment ! mesdames ? » dit la reine, qui même dans un pareil moment ne cessait de s’occuper d’une frivole étiquette… « vous souffrez que lady Édith fasse votre service ?… Voyez, Édith, elles ne sont capables de rien ce matin… Je ne serai jamais habillée à temps… Nous ferons mieux d’envoyer chercher l’archevêque de Tyr, et de l’employer comme médiateur.

— Oh ! non, non, s’écria Édith ; allez-y vous-même, madame : vous avez fait le mal… apportez-y le remède.

— J’irai… je vais y aller, reprit la reine ; mais si Richard est dans ses emportements, je n’oserai lui parler, il me tuerait.

— Allez-y, gracieuse souveraine, » dit lady Caliste qui connaissait mieux le caractère de sa maîtresse… « Il n’y a pas de lion en fureur qui pût jeter les yeux sur tant de charmes, et conserver un sentiment de courroux… moins encore un chevalier aussi loyal, aussi dévoué que le roi Richard, pour lequel vos moindres désirs sont des ordres.

— Tu crois, Caliste ? demanda la reine ; ah ! tu ne sais guère… Cependant, j’irai ; mais regardez ce que vous avez fait ; vous m’avez habillée de vert, et c’est la couleur qu’il déteste. C’est bien imaginé ; allons, vite, qu’on me donne une robe bleue, et qu’on cherche la chaîne de rubis qui fit partie de la rançon du roi de Chypre… Elle est, je crois, dans la cassette de fer ou quelque autre part.

— Vous pouvez vous arrêter à de tels soins quand un moment peut coûter la vie d’un homme ! » s’écria Édith avec indignation… « C’est plus que la patience humaine n’en peut supporter. Restez, madame, j’irai moi-même trouver le roi Richard.. Je suis partie intéressée dans cette affaire… Je lui demanderai s’il est permis de se jouer de l’honneur d’une pauvre fille de son sang, au point d’abuser de son nom pour détourner un brave gentilhomme de son devoir, l’exposer à la mort et à l’infamie, et livrer la réputation de l’Angleterre à la risée et au mépris de l’armée chrétienne. »

Bérengère écouta cette explosion soudaine de colère, immobile d’étonnement et d’effroi. Mais comme Édith se préparait à quitter la tente, elle s’écria d’une voix faible : « Arrêtez-la… arrêtez-la…

— Il faut en effet vous arrêter, noble lady Édith, » dit Caliste en la prenant doucement par le bras ; « et vous, madame, vous irez, j’en suis sûre, et sans tarder davantage… Si lady Édith allait seule chez le roi, sa colère ne connaîtrait plus de bornes, et une seule vie ne suffirait pas pour assouvir sa fureur.

— J’y vais, j’y vais, » dit la reine cédant à la nécessité ; et Édith, bien qu’avec impatience, attendit qu’elle achevât de s’apprêter.

Elles furent prêtes à partir en aussi peu de temps qu’il était permis de l’espérer. La reine s’enveloppa à la hâte d’un vaste manteau, qui couvrit toutes les négligences de sa toilette ; puis, accompagnée d’Édith et de ses femmes, et avec une suite composée de quelques officiers et hommes d’armes, elle se dirigea précipitamment vers la tente de son redoutable époux.