Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 170-178).


CHAPITRE XV.

LE CONDAMNÉ.


Le coq avait fait entendre son premier signal ; il annonçait au villageois matinal la venue du jour. Le roi Édouard avait vu les teintes pourpres de l’aurore remplacer l’ombre grisâtre ; il avait entendu le croassement sinistre du corbeau annoncer le jour fatal. Tu as raison, s’écria-t-il, car, de par le Dieu qui siège sur son trône sublime, voici le dernier jour de Charles Baldwin et des siens.
Chatterton.


Le même soir où sir Kenneth avait été chargé de garder la bannière, Richard, après l’événement qui avait troublé la tranquillité du camp, s’était retiré pour se livrer au repos. Plein de confiance en son courage indomptable, il jouissait de l’avantage qu’il avait obtenu sur le duc d’Autriche en présence de l’armée chrétienne ; et comme il n’ignorait pas que plusieurs des chefs croisés y verraient un triomphe remporté sur eux-mêmes, son orgueil était satisfait de songer qu’en terrassant un ennemi il en humiliait cent.

Un autre monarque, en pareil cas, aurait fait doubler sa garde et aurait tenu au moins une partie de ses troupes sous les armes. Mais Cœur-de-Lion renvoya même sa garde ordinaire, et fit distribuer du vin à ses soldats pour célébrer le rétablissement de sa santé, et boire à la bannière de Saint-George. On aurait donc pu remarquer dans ce quartier du camp une absence totale de vigilance et de précautions militaires, si le baron de Vaux, le comte de Salisbury et d’autres seigneurs n’avaient pris soin de conserver l’ordre et la discipline parmi les buveurs.

Le médecin veilla près du roi depuis le moment où il se mit au lit jusque fort avant dans la nuit ; et pendant cet intervalle, il lui administra deux fois des médicaments, remarquant toujours auparavant quelle était dans le ciel la position de la pleine lune, dont il déclarait que l’influence pouvait être ou favorable ou fatale à l’effet de ses drogues.

Il était plus de trois heures du matin, quand El Hakim sortit de la tente royale pour se retirer dans celle qu’on avait dressée pour lui et sa suite. Sur son chemin, il voulut entrer dans la tente de sir Kenneth du Léopard pour voir dans quel état se trouvait le premier malade qu’il eût soigné dans le camp chrétien, le vieux Straunchan, tel était le nom de l’écuyer du chevalier. S’étant informé de sir Kenneth lui-même, El Hakim apprit de quel service on l’avait chargé ; et ce fut probablement cette information qui conduisit le médecin au mont Saint-George. Là il trouva celui qu’il cherchait dans la position désastreuse où nous l’avons représenté dans le chapitre précédent.

À l’heure du lever du soleil, on entendit approcher du pavillon du roi le pas lent d’un homme armé, et de Vaux, qui dormait à côté du lit de son maître, d’un sommeil aussi léger que celui d’un chien de garde, avait à peine eu le temps de se lever et de crier : « Qui vive ! » lorsque le chevalier du Léopard entra dans la tente, portant sur ses traits mâles l’expression d’une sombre résolution.

« D’où vient cette hardiesse ? sire chevalier, » dit de Vaux d’un ton sévère, mais en modérant sa voix par respect pour le sommeil de son maître.

« Paix, de Vaux ! » s’écria Richard en s’éveillant à l’instant, « sir Kenneth vient en brave soldat rendre compte de sa nuit de garde… Dans de tels cas la tente d’un général est toujours ouverte. » Puis se relevant sur son lit et s’appuyant sur son coude, il fixa sur le guerrier ses grands yeux étincelants : « Parle, sire Écossais. Tu viens sans doute me faire le rapport de la manière honorable et vigilante dont tu as gardé ton poste ? Le sifflement des plis de la bannière d’Angleterre suffisait pour la garder, n’eût-elle pas eu le secours d’un chevalier justement renommé.

— Plus de renom pour moi, désormais, répondit sir Kenneth… La manière dont j’ai gardé mon poste n’a été ni honorable ni vigilante… La bannière d’Angleterre a été enlevée.

— Et tu vis pour me le dire ! » s’écria Richard d’un ton d’incrédulité et de dérision… « Allons donc, cela ne peut être… Tu n’as pas même une égratignure au visage ; pourquoi restes-tu muet ? dis la vérité… Ce n’est pas avec un roi qu’on plaisante… Cependant je te pardonnerai si tu as menti.

— Menti ! sire ! » répéta l’infortuné chevalier avec une soudaine expression de fierté ; et ses yeux lancèrent un éclair aussi brillant, aussi fugitif que l’étincelle qui sort du caillou. « Mais cela aussi, je dois l’endurer… J’ai dit la vérité.

— De par Dieu et saint George ! » s’écria le roi, laissant éclater une fureur dont cependant il se rendit maître à l’instant… « De Vaux, rendez-vous sur les lieux… Il faut que la fièvre lui ait troublé la cervelle… Cela ne peut être : cet homme est d’un courage à toute épreuve… Cela ne peut être ! hâtez-vous de partir, ou envoyez, si vous n’y voulez point aller. »

Le roi fut interrompu par sir Henri Neville, qui arrivait hors d’haleine annoncer que la bannière était enlevée, et que le chevalier qui la gardait, sans doute accablé par le nombre, avait été probablement massacré ; car il y avait une longue trace de sang à l’endroit où gisait brisé le bâton qui soutenait la bannière.

« Mais que vois-je ici ? » dit sir Neville, dont les yeux s’arrêtèrent tout-à-coup sur sir Kenneth.

« Un traître ! » s’écria le roi, en sautant sur ses pieds, et saisissant sa hache d’armes qui était toujours auprès de son lit. « Un traître ! que tu vas voir périr de la mort des traîtres. » Et il retira sa hache en arrière comme s’apprêtant à frapper.

Pâle, mais immobile comme une statue de marbre, l’Écossais était debout, la tête nue et sans aucune protection, les yeux attachés sur la terre ; ses lèvres remuaient d’une manière imperceptible, comme s’il eût murmuré une prière. En face de lui, et à portée d’un coup de hache, était Richard, dont le corps robuste était enveloppé dans les plis d’une camiscia de lin, qui s’était écartée dans la violence de son mouvement, et laissait à découvert son bras droit, son épaule et une partie de sa poitrine, échantillon d’une structure digne du surnom de Côte-de-Fer, qu’avait porté un de ses prédécesseurs saxons. Il s’arrêta un moment prêt à frapper ; puis, laissant retomber sa hache sur la terre, il s’écria : « Mais il y avait du sang, dites-vous, Neville : sur la place… il y avait du sang… Écoute, sire Écossais… Tu étais brave autrefois, car je t’ai vu combattre… Dis-moi que tu as tué deux de ces chiens en défendant l’étendard… dis seulement que tu as frappé un bon coup pour notre cause, et va porter loin du camp ta vie et ta honte.

— Vous m’avez accusé de mensonge, sire, » reprit Kenneth avec fermeté, « et en cela du moins vous m’avez fait injure. Sachez donc qu’il n’y a eu d’autre sang répandu pour la défense de l’étendard que celui d’un pauvre lévrier : plus fidèle que son maître, il avait gardé le poste que celui-ci avait abandonné.

— De par saint George ! » s’écria encore une fois Richard en soulevant son arme ; mais de Vaux se jeta entre le roi et l’objet de sa vengeance, et lui parla avec la brusque franchise de son caractère. « Mon roi, ce n’est pas dans un tel lieu, ni de votre propre main… C’est assez de folie en un jour et une nuit que d’avoir confié votre bannière à un Écossais… Ne vous avais-je pas dit que sous de beaux semblants ils portaient des cœurs de traîtres ?

— Il n’est que trop vrai, de Vaux, tu avais raison, je dois l’avouer, dit Richard… J’aurais dû me rappeler de quelle manière William, ce rusé renard, me trompa au sujet de cette croisade.

— Sire, reprit Kenneth, William d’Écosse n’a jamais trompé, mais les circonstances l’ont empêché d’amener ses forces.

— Paix, lâche ! s’écria le roi… tu souilles le nom d’un prince rien qu’en le prononçant… Et cependant, il est étrange, ajouta-t-il, de voir conserver un tel maintien à cet homme. Il ne peut être qu’un poltron ou un traître, et néanmoins il attend le coup de Richard Plantagenet comme si notre main était prête à lui conférer l’ordre de la chevalerie. S’il eût laissé échapper le moindre signe de crainte… si un de ses nerfs eût tremblé, qu’il eût sourcillé seulement, je lui aurais brisé la tête de même qu’un gobelet de cristal. Mais je ne saurais frapper là où je ne trouve ni résistance ni crainte. »

Il se fit un silence.

« Sire, reprit le chevalier écossais.

— Ah ! » reprit Richard en l’interrompant, « as-tu retrouvé la parole ? Demande grâce au ciel, mais non à moi, car l’Angleterre est déshonorée par ta faute ; et fusses-tu mon propre frère, mon frère unique, il n’y aurait point de pardon pour ton crime.

— Le but de mes paroles n’est pas de demander grâce à un homme, continua sir Kenneth : il dépend du bon plaisir de Votre Majesté de m’accorder ou de me refuser le temps nécessaire pour me confesser. Si cette faveur ne m’est pas permise, Dieu m’accordera peut-être l’absolution que j’aurais voulu demander à son Église… Mais, soit que je meure à l’instant, soit qu’il me reste encore une demi-heure à vivre, je supplie également Votre Grâce de me permettre de lui communiquer des choses qui sont du plus grand intérêt pour sa gloire en sa qualité de roi chrétien.

— Parle, » dit le roi, ne doutant pas qu’il ne fût sur le point d’entendre quelque aveu au sujet de la bannière.

« Ce que j’ai à vous apprendre, observa sir Kenneth, intéresse le trône royal d’Angleterre, et ne peut être confié à d’autres oreilles qu’aux vôtres.

— Sortez, messieurs, » dit le roi à Neville et à de Vaux.

Le premier obéit, mais le second ne voulut pas s’éloigner de la personne du roi.

« Puisque vous avez dit que j’avais raison, » répliqua le baron de Gilsland à son souverain, « je veux être traité comme doit l’être un homme dont le jugement est juste… c’est-à-dire que j’en veux faire à ma volonté, et je ne vous laisserai pas tête-à-tête avec ce traître Écossais.

— Comment, Thomas ! » dit Richard contrarié et frappant du pied avec un léger mouvement de colère… « oses-tu craindre pour notre personne le bras d’un seul traître ?

— C’est en vain que vous froncez le sourcil et frappez du pied, mon prince, reprit de Vaux… Je n’abandonnerai point un homme encore malade et à moitié nu en présence d’un guerrier qui se porte bien, et qui est revêtu d’une armure à l’épreuve.

— Peu m’importe, dit le chevalier écossais. Ceci n’est pas un prétexte pour chercher à gagner du temps… Je parlerai en présence du baron de Gilsland : c’est un brave et fidèle chevalier.

— Il n’y a qu’une demi-heure, » répondit de Vaux avec un soupir qui exprimait un mélange de chagrin et de reproche, « j’en aurais dit autant de toi.

— Roi d’Angleterre, continua Kenneth, la trahison vous environne…

— Cela peut bien être, interrompit Richard ; je viens d’en avoir un exemple convaincant.

— Une trahison qui vous fera plus de mal que la perte de cent bannières… La… la… » Sir Kenneth hésita et prononça enfin, en baissant la voix, « lady Édith…

— Ah ! » dit le roi en se redressant tout-à-coup et lui prêtant une attention hautaine, tandis qu’il fixait d’un œil ferme le prétendu criminel. « Eh bien ! que peux-tu m’apprendre sur Édith ? Qu’a-t-elle à faire dans tout ceci ?

— Monseigneur, il est question d’un complot pour déshonorer votre royal lignage en donnant la main de lady Édith au soudan sarrasin, afin d’acheter une paix honteuse pour la chrétienté au prix d’une alliance humiliante pour l’Angleterre. »

Cette communication eut précisément l’effet contraire à celui que sir Kenneth en attendait. Richard Plantagenet était un de ces hommes qui, suivant les expressions de Jago, « ne veulent pas servir Dieu quand c’est le diable qui le leur ordonne. » Les avis ou renseignements qu’on lui donnait ne l’affectaient donc pas en raison de leur importance réelle, mais de la couleur que leur donnaient son esprit, le caractère et les vues de la personne qui les lui communiquait. Malheureusement, le nom de sa parente rappela au monarque anglais le souvenir de ce qu’il regardait comme une extrême présomption dans le chevalier du Léopard, même lorsque cet infortuné avait un rang élevé dans les fastes de la chevalerie. Dans l’état de dégradation où sir Kenneth se trouvait, c’était donc un outrage fait pour jeter l’irritable monarque dans la plus violente fureur.

« Silence ! s’écria-t-il, silence ! homme audacieux et infâme traître ! Par le ciel, je te ferai arracher la langue avec des pinces ardentes pour te punir d’oser prononcer le nom d’une noble damoiselle chrétienne… Apprends que je savais déjà jusqu’où tu avais osé élever les yeux ; et je le supportais, quoique ce fût une insolence, même à l’époque où tu nous trompais (car tu n’es que mensonge), en nous faisant croire que tu méritais quelque renom… Mais maintenant que tes lèvres ont été souillées par l’aveu de ton propre déshonneur, oses-tu bien nommer notre noble parente, et avouer l’intérêt que tu prends à son sort ? Et que t’importe si elle épouse un Sarrasin ou un chrétien ? que t’importe, si dans un camp où les princes se montrent des lâches le jour et des brigands pendant la nuit, où des chevaliers braves deviennent de misérables déserteurs et des traîtres, que t’importe, dis-je, s’il me plaît de m’allier à la loyauté et à l’honneur en la personne de Saladin ?

— Cela doit en effet peu m’importer à moi… pour qui le monde ne sera bientôt plus rien, » répondit le chevalier avec assurance ; « mais je serais en ce moment livré à la torture que je répéterais encore qu’une telle communication intéresse sérieusement ta conscience et ta gloire. Je te répète, Richard d’Angleterre, que si tu as jamais formé, seulement en pensée, le projet d’unir ta parente lady Édith…

— Ne la nomme pas, ne pense pas à elle un seul instant, » s’écria le roi en saisissant de nouveau sa hache d’armes avec tant de violence, que les muscles de son bras nerveux ressemblaient aux cordes qu’étend le lierre sur la branche d’un chêne.

— Ne pas la nommer, ne pas penser à elle ! » reprit sir Kenneth qui commençait à sortir de son abattement, et à reprendre, par cette espèce de dispute, son indépendance et sa fermeté d’esprit ordinaires. « De par la croix sur laquelle repose ma dernière espérance ! son nom sera le dernier que prononcera ma bouche ; son image, la dernière pensée dont s’occupera mon esprit. Essaie ta force si vantée sur cette tête sans défense, et vois si tu peux m’en empêcher.

— Il me rendra fou, » dit Richard, qui, malgré lui, sentit sa résolution chanceler devant l’intrépide fermeté du coupable.

Avant que Thomas de Gilsland pût répliquer, on entendit quelque mouvement au dehors, et de l’intérieur du pavillon on annonça l’arrivée de la reine.

« Retiens-la, retiens-la, Neville, cria le roi, ceci n’est pas un spectacle fait pour une femme… Honte à moi de m’être animé ainsi pour un misérable traître ! emmenez-le, de Vaux, » ajouta-t-il à voix basse : « emmenez-le par la porte de derrière de notre tente, faites-le enfermer et garder à vue, vous me répondez de lui sur votre vie… Et, écoutez-moi, il n’a plus que quelques moments à vivre, procurez-lui un saint confesseur… Nous ne voudrions pas condamner son âme ainsi que son corps à une mort éternelle. Arrêtez un peu… écoutez-moi… nous ne voulons pas qu’il soit dégradé : il mourra en chevalier, avec son baudrier et ses éperons, car sa trahison fût-elle aussi noire que l’enfer, son intrépidité est comparable à celle du diable. »

De Vaux, charmé, comme on peut le croire, que cette scène se terminât sans que Richard se fût souillé par l’action très peu royale de frapper un prisonnier qui ne lui opposait aucune résistance, se hâta d’emmener sir Kenneth par une porte secrète, et de le conduire dans une tente particulière, pour le faire désarmer et mettre aux fers. Le baron contemplait son prisonnier avec une attention mélancolique, pendant que les officiers du prévôt auxquels sir Kenneth venait d’être commis s’acquittaient de ces rigoureuses mesures de sûreté.

Lorsqu’ils eurent fini, de Vaux dit d’un ton solennel au malheureux sir Kenneth : « Le bon plaisir du roi Richard est que vous mouriez sans être dégradé, sans mutilation, sans flétrissure… et que votre tête soit séparée de votre corps par l’épée du bourreau.

— Il est généreux ! » dit le chevalier à voix basse et d’un ton presque soumis, comme un homme qui vient de recevoir une faveur inattendue. « Ma famille n’apprendra donc pas la plus honteuse partie de mon histoire… Oh ! mon père ! mon père ! »

Cette invocation, que sa bouche murmura presque involontairement, n’échappa point à l’Anglais, dont la brusquerie cachait un naturel affectueux… Force lui fut de passer le revers de sa large main sur son austère visage avant de pouvoir continuer…

« C’est encore le bon plaisir de Richard d’Angleterre, ajouta-t-il enfin, que vous puissiez communiquer avec un saint homme, et j’ai rencontré en venant ici un moine carmélite qui peut vous préparer à ce passage. Il attend en dehors que vous soyez dans une disposition d’esprit convenable pour le recevoir.

— Que ce soit à l’instant, répondit le chevalier. En ceci encore, Richard s’est montré généreux… je ne puis être dans une meilleure disposition que celle où je me trouve maintenant, pour recevoir le bon père, car la vie et moi nous avons pris congé, comme le font deux voyageurs arrivés à un point où leurs routes se séparent.

— C’est bien, » reprit de Vaux d’un ton lent et solennel, « car c’est avec douleur que je dois ajouter ce qui va terminer mon message. La volonté du roi Richard est que vous vous prépariez immédiatement à la mort.

— Que la volonté de Dieu et celle du roi soient faites ! » répondit le chevalier avec résignation…. « Je suis loin de contester la justice de cet arrêt, et de désirer le moindre délai dans son exécution. »

De Vaux se prépara à quitter la tente, mais d’un pas très lent. Arrivé à la porte, il s’y arrêta, et retourna la tête pour regarder l’Écossais. Celui-ci se livrait à des actes intérieurs de dévotion, et semblait n’être plus occupé d’aucune pensée de ce monde. La sensibilité du vaillant baron anglais n’était pas en général des plus vives ; néanmoins, dans cette occasion, il ne put maîtriser une émotion extraordinaire. Il se rapprocha précipitamment de la botte de joncs sur laquelle le prisonnier était couché, prit une de ses mains enchaînées, et lui dit avec autant de douceur que son organe brusque et rude était capable d’en exprimer… « Sir Kenneth, tu es encore jeune… tu as un père… Mon Ralph, que j’ai laissé dressant son petit bidet sur les bords de l’Irthing, peut un jour arriver à ton âge, et, sans la nuit dernière, j’aurais demandé au ciel que sa jeunesse donnât d’aussi belles espérances que la tienne… Ne peut-on rien dire ou rien faire pour toi ?…

— Rien, » répondit tristement le chevalier. « J’ai abandonné mon poste… La bannière qui me fut confiée est perdue… Quand le bourreau et l’échafaud seront prêts, la tête et le corps ne le seront pas moins.

— S’il en est ainsi, que le ciel te prenne en pitié ! dit de Vaux ; et cependant, je donnerais mon plus beau cheval pour avoir pris moi-même la garde de ce poste… Il y a un mystère là-dedans, jeune homme ; tout homme peut s’en apercevoir, quoiqu’on ne puisse l’expliquer… De la lâcheté, fi donc ! jamais un lâche ne se battit comme je te l’ai vu faire… Une trahison ! mais je ne puis croire qu’un traître se prépare à la mort avec tant de calme… tu auras été détourné de ton poste par quelque stratagème bien concerté… Le cri d’une damoiselle en détresse aura frappé ton oreille, ou le sourire enjoué de quelque belle aura fasciné tes yeux. N’en rougis pas, qui de nous ne s’est laissé égarer par de semblables séductions ? Allons, je t’en conjure, décharge ta conscience avec moi au lieu de le faire avec le prêtre… Lorsque le premier moment est passé, Richard est clément… n’as-tu rien à me confier ? »

Le malheureux chevalier détourna son visage du compatissant guerrier, et répondit : « Rien ! »

Alors de Vaux, qui avait épuisé tous ses moyens de persuasion, se leva et quitta la tente, les bras croisés, et dans une mélancolie plus profonde, selon lui, que l’occasion ne l’exigeait. Il était fâché contre lui-même de voir qu’un événement aussi indifférent que la mort d’un Écossais pouvait l’affecter à ce point.

« Et cependant, se disait-il, quoique ces coquins-là soient nos ennemis dans le Cumberland, en Palestine on les regarde bientôt comme des frères. »