Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 161-170).


CHAPITRE XIV.

LA BANNIÈRE ENLEVÉE.


Ai-je donc perdu ce riche trésor d’honneur accumulé dans ma jeunesse pour mon âge avancé ? La noble source en est-elle donc tarie ? Il n’est que trop vrai ; elle est devenue semblable au lit desséché d’un torrent, que des enfants moqueurs peuvent traverser à pied sec, et dans lequel ils viennent ramasser des cailloux.
Dryden. Don Sébastien.


Après s’être livré à une foule de sensations affligeantes dont la violence l’étourdit et le consterna d’abord, la première pensée de sir Kenneth fut de chercher autour de lui les auteurs de cet outrage fait à la bannière d’Angleterre ; mais il ne put nulle part découvrir leurs traces. Son second mouvement n’étonnera que ceux qui n’ont jamais possédé d’ami parmi la race canine : ce fut d’examiner l’état où se trouvait son fidèle Roswall, mortellement blessé, suivant toute apparence, pour avoir rempli un devoir dont son maître s’était laissé détourner. Il caressa l’animal mourant, qui toujours constant dans ses affections, semblait oublier ses propres souffrances dans la joie que lui causait la présence de son maître, et qui ne cessait de remuer la queue et de lui lécher la main. De temps en temps, à la vérité, des gémissements étouffés exprimaient combien ses douleurs étaient augmentées par les efforts que faisait sir Kenneth pour tirer de la blessure le fragment de lance ou de javeline qui y était resté enfoncé ; mais bientôt le pauvre animal redoublait ses caresses, comme s’il eût craint d’avoir offensé son maître en lui montrant qu’il souffrait. Il y avait dans les dernières démonstrations d’attachement de l’animal expirant quelque chose qui ajoutait une nouvelle amertume au sentiment de désespoir et d’humiliation qui accablait sir Kenneth. Son seul ami allait lui être enlevé au moment où il venait d’encourir le mépris et la haine générale. La force d’âme du chevalier l’abandonna tout entière à cette pensée ; il ne put maîtriser l’excès de sa douleur, et ne sut plus retenir ses gémissements et ses sanglots.

Tandis qu’il se livrait ainsi à son désespoir, une voix claire et solennelle se fit entendre à côté de lui ; du ton sonore des lecteurs de la mosquée, et dans la langue franque, également comprise par les chrétiens et par les Sarrasins, elle prononça ces paroles :

« L’adversité est comme les dernières et les premières pluies, froides, pénibles pour l’homme et les animaux ; et cependant c’est d’elles que naissent la fleur et le fruit, la datte, la rose et la grenade. »

Sir Kenneth du Léopard se tourna vers celui qui parlait, et reconnut le médecin arabe, qui, s’étant approché sans être entendu, s’était assis à quelques pas derrière lui, les jambes croisées, et proférait avec gravité, et non pourtant sans un mélange de compassion, les sentences consolatrices que lui fournissaient le Coran et ses commentateurs ; car, en Orient, pour être considéré comme un sage, il ne s’agit pas de déployer de grandes facultés inventives, mais d’avoir une grande promptitude de mémoire et de faire à propos l’application de ce qui est écrit.

Honteux d’être surpris s’abandonnant ainsi au chagrin comme une femme, sir Kenneth essuya ses larmes avec indignation, et se remit à s’occuper de son pauvre favori. « Le poète a dit, » continua l’Arabe sans faire attention à l’embarras et au mécontentement du chevalier : « Le bœuf est pour les champs et le chameau pour le désert. La main du médecin, moins habile à faire des blessures que celle du soldat, n’est-elle pas plus propre à les guérir ?

— Les secours de ton art ne peuvent rien pour ce blessé, Hakim, répondit sir Kenneth ; et d’ailleurs, d’après ta loi, c’est un animal impur.

— Le sage qu’Allah a doué de lumière, reprit le médecin, se rendrait coupable du péché d’orgueil en refusant de prolonger l’existence ou d’adoucir la souffrance de l’être auquel Allah daigna accorder la vie et le sentiment de la douleur et du plaisir. Pour ce sage il doit exister peu de différence entre la guérison d’un misérable serviteur, d’un pauvre chien, ou d’un monarque conquérant. Laissez-moi examiner le blessé. »

Sir Kenneth consentit en silence, et le médecin visita et sonda la blessure de Roswall avec autant de soin et d’attention que si c’eût été une créature humaine. Il eut ensuite recours à sa boîte d’instruments, et par l’usage judicieux et adroit qu’il fit de ses pinces, il réussit à tirer de l’épaule blessée le fragment de lance qui y était resté ; puis il arrêta avec des styptiques et des bandages l’effusion du sang qui s’ensuivit ; et le pauvre animal souffrait patiemment toutes ces opérations, comme s’il eût compris les intentions bienfaisantes de l’étranger.

« Cet animal peut être guéri, dit El Hakim, si vous voulez me permettre de l’emporter dans ma tente, où je le traiterai avec le soin que mérite la noblesse de sa nature ; car sachez que votre serviteur Adonebec n’est pas moins habile dans la connaissance des différentes races et espèces qui distinguent le chien fidèle et le noble coursier, que dans celle des maladies qui affectent la race humaine.

— Emportez-le donc avec vous, répondit le chevalier ; s’il guérit, je vous en fais volontiers le don. Je vous dois une récompense pour avoir soigné mon écuyer, et je n’ai d’autre moyen de m’acquitter. Quant à moi, c’en est fait, je ne ferai plus résonner le cor, je ne ferai plus entendre le cri de chasse. »

L’Arabe ne répliqua point, il frappa dans ses mains, et à ce signal deux esclaves noirs parurent immédiatement. Il leur donna ses ordres en arabe, et en reçut la réponse habituelle, entendre est obéir. Prenant alors l’animal dans leurs bras, ils l’emportèrent sans trop de résistance de sa part, car, quoiqu’il tournât les yeux vers son maître, il était trop faible pour se débattre.

« Adieu donc, cher Roswall ! s’écria Kenneth, adieu, mon dernier, mon unique ami ! Tu es quelque chose de trop noble pour devoir rester dans la possession d’un être tel que je suis devenu. Je voudrais, » ajouta-t-il pendant que les esclaves s’éloignaient, « je voudrais, tout mourant qu’il est, pouvoir changer de sort avec ce généreux animal.

— Il est écrit, » reprit l’Arabe, quoique cette exclamation ne lui eût pas été adressée, « que tous les animaux ont été faits pour le service de l’homme ; le souverain de la terre prononce donc des paroles insensées lorsque, dans l’impatience et le mécontentement de son sort, il souhaite de changer ses espérances présentes et à venir pour la condition servile d’un être inférieur à lui.

— Un chien qui meurt en remplissant son devoir, » répliqua le chevalier d’un ton grave, « vaut mieux qu’un homme qui a trahi le sien. Laisse-moi, Hakim, tu possèdes sur cette terre, où l’on ne voit plus de miracles, la science la plus merveilleuse qu’ait jamais déployée aucun homme ; mais les blessures de l’âme sont au dessus du pouvoir de ton art.

— Non pas, si le malade veut expliquer le mal dont il souffre et se laisser guider par son médecin, répondit Adonebec El Hakim.

— Sache donc, dit sir Kenneth, puisque tu y mets tant d’insistance, sache qu’hier au soir la bannière d’Angleterre fut déployée sur ce monticule… j’avais été choisi pour la garder… l’aube commence à paraître, il ne reste plus que les débris de la hampe ; l’étendard lui-même a disparu… et je vis pour en être le témoin !

— Eh quoi ! » dit El Hakim en l’examinant, — ton armure est entière… je ne vois pas de sang sur tes armes, et la renommée parle de toi comme d’un homme non accoutumé à revenir ainsi du combat. Tu auras été attiré hors de ton poste par les yeux noirs et les joues roses d’une de ces houris à qui vous autres Nazaréens rendez vraiment le culte que l’on doit à Allah, au lieu de l’amour qu’il est permis d’accorder à une enveloppe d’argile semblable à la nôtre. Il faut assurément qu’il en ait été ainsi, car c’est de cette manière que l’homme a failli dès les jours d’Adam.

— Et quand il en serait ainsi, médecin, dit sir Kenneth, quel remède y aurait-il ?

— La science est la mère du pouvoir, répliqua El Hakim, de même que la valeur produit la force… Écoute, l’homme n’est pas un arbre attaché pour toujours à tel ou tel coin de terre… il n’est pas destiné à se fixer à un rocher comme le poisson renfermé dans un coquillage, et qui n’a qu’une demi-existence. Ta loi chrétienne elle-même te commande, lorsque tu es persécuté dans une ville, de te réfugier dans une autre ; et nous, musulmans, nous savons que Mahomet, le prophète d’Allah, chassé de la sainte ville de la Mecque, trouva un asile et des partisans à Médine.

— Et quel rapport cela peut-il avoir avec moi ? demanda l’Écossais.

— Un grand, répondit le médecin : le sage lui-même fuit la tempête à laquelle il ne peut commander. Ne perds donc pas de temps pour te mettre à l’abri de la vengeance de Richard sous la bannière victorieuse de Saladin.

— En effet, » reprit le chevalier d’un ton d’ironie, « il me serait facile de cacher ma honte dans le camp des infidèles, auxquels le nom même d’honneur est inconnu ; mais ne ferais-je pas mieux de m’assimiler encore davantage à eux ? Tes avis ne vont-ils pas jusqu’à m’engager à prendre le turban. Il me semble qu’il ne me manque plus que de devenir apostat pour consommer mon infamie.

— Ne blasphème pas, Nazaréen, » dit le médecin d’un ton sévère. « Saladin ne reçoit point de convertis à la loi du Prophète, si ce n’est ceux que ses préceptes ont convaincus. Ouvre tes yeux à la lumière, et le grand soudan, dont la libéralité n’a pas plus de bornes que le pouvoir, peut te faire don d’un royaume… Reste, si tu veux, dans ton aveuglement ; et quoique tu sois condamné à souffrir dans l’autre vie, Saladin, dans celle-ci, ne t’en rendra pas moins riche et heureux. Mais ne crains pas que ta tête soit jamais ceinte du turban, à moins que ce ne soit de ton propre choix.

— Mon choix serait plutôt, s’écria le chevalier, de subir le supplice qui probablement m’attend aujourd’hui au coucher du soleil.

— Et cependant tu n’es pas sage, Nazaréen, reprit El Hakim, de rejeter cette offre avantageuse ; car j’ai du crédit auprès de Saladin, et je pourrais t’élever assez haut dans ses bonnes grâces. Écoute-moi, mon fils ; cette croisade, suivant le nom que vous donnez à cette folle entreprise, est comme un immense vaisseau dont toutes les pièces se détachent ; toi-même tu as été porteur des conditions d’une trêve demandée au puissant soudan par les rois et les princes dont les forces sont ici rassemblées, et tu ne connaissais peut-être pas entièrement le but de ta mission.

— Je ne le connais pas et ne m’en soucie guère, » dit le chevalier avec impatience. « À quoi me sert-il d’avoir été dernièrement l’envoyé des princes, quand avant la nuit je puis avoir péri sur un infâme gibet ! quand ce soir il ne restera peut-être plus de moi qu’un cadavre déshonoré !

— C’est précisément pour éviter un tel sort que je te parle ainsi, dit le médecin. De tous côtés on recherche l’amitié de Saladin ; les différents chefs de cette ligue formée contre lui se sont réunis pour lui faire des propositions d’accommodement et de paix, telles que, dans toute autre circonstance, l’honneur lui eût permis de les accepter. D’autres lui ont fait des offres particulières pour leur propre compte : ils veulent séparer leurs forces de celles du roi du Frangistan, et même prêter l’appui de leurs armes à la défense de l’étendard du Prophète. Mais Saladin ne veut pas profiter d’une défection si lâche et si intéressée : le roi des rois ne veut rien conclure qu’avec le roi lion ; Saladin ne veut faire de pacte qu’avec Melec-Ric, et il prétend traiter avec lui en monarque, ou le combattre en brave champion. Il peut accorder à Richard, par l’effet de sa propre générosité, des conditions que toutes les épées de l’Europe ne lui arracheraient point par la force ou par la terreur ; il permettra le pèlerinage de Jérusalem et de tous les lieux en vénération parmi les Nazaréens ; bien plus, il partagera son empire avec son frère Richard jusqu’à permettre aux chrétiens d’établir une garnison dans les six plus fortes villes de la Palestine, une même dans Jérusalem, qui sera sous le commandement immédiat des officiers de Richard, auquel il consent à laisser porter le nom de Roi gardien de Jérusalem. Il y a mieux, et quelque étrange et surprenant que cela puisse vous paraître, sachez, sire chevalier, car je puis confier à votre honneur ce secret presque incroyable, sachez donc que Saladin scellera d’une manière sacrée cette heureuse union entre ce que le Frangistan et l’Asie ont de plus brave et de plus noble, en élevant au rang de son épouse une fille chrétienne alliée par le sang au roi Richard, et connue sous le nom de lady Édith de Plantagenet[1]

— Que dis-tu ? » s’écria sir Kenneth, qui, ayant écouté avec indifférence la première partie du discours d’El Hakim, parut soudainement frappé de cette dernière nouvelle : ainsi le tressaillement subit d’un nerf peut occasionner une sensation de douleur aiguë, même dans l’engourdissement de la paralysie. Ayant ensuite réussi, non sans avoir besoin des plus grands efforts, à modérer la violence de ce premier mouvement, et déguisant son indignation sous un air de doute et de mépris, il poursuivit la conversation : car il voulait s’éclairer sur ce qu’il regardait comme un complot contre la gloire et le bonheur de celle qui lui était toujours chère, quoique cette fatale passion dût, suivant toute apparence, causer sa propre perte et celle de son honneur. « Et quel est le chrétien, » dit-il avec assez de calme, « qui voudrait sanctionner l’union impie d’une fille chrétienne avec un infidèle Sarrasin ?

— Tu n’es qu’un Nazaréen ignorant et aveugle ! Ne vois-tu pas tous les jours, répliqua El Hakim, les princes mahométans d’Espagne s’allier à de nobles Nazaréens, sans qu’il en résulte de scandale parmi les Maures ou les chrétiens ? Plein de confiance dans le sang de Richard, le noble soudan laissera jouir la jeune Anglaise de la liberté que les mœurs frankes ont accordée aux femmes. Il lui permettra de suivre librement sa religion, pensant que, dans le fond, il est assez indifférent qu’une femme soit d’une croyance ou d’une autre… Et il lui assignera un rang tellement élevé au dessus de toutes les femmes de son harem, qu’elle sera, sous tous les rapports, son unique épouse et leur souveraine absolue.

— Quoi ! s’écria sir Kenneth, oses-tu penser, musulman, que Richard consente à voir sa parente, illustre et vertueuse princesse, devenir la sultane favorite du harem d’un infidèle ! Apprends, Hakim, que le dernier des chevaliers chrétiens dédaignerait pour son enfant cette brillante ignominie.

— Tu es dans l’erreur, répondit El Hakim… Philippe de France et Henri de Champagne, ainsi que plusieurs autres alliés de Richard, ont entendu cette proposition sans étonnement, et ont promis le concours de tous leurs efforts pour assurer une alliance qui mettrait un terme à ces guerres dévastatrices. Le sage archevêque de Tyr, lui-même, s’est chargé de communiquer ces offres à Richard, ne doutant pas de l’issue favorable de cette affaire. La sagesse du soudan n’a point encore communiqué cette proposition à certains autres chefs, tels que le marquis de Montferrat, le grand-maître des templiers, parce que ces hommes ont fondé leur élévation sur la mort ou la honte de Richard, non sur sa vie et sur sa gloire… Debout donc, sire chevalier, et à cheval. Je te donnerai pour le soudan une recommandation écrite, qui te servira puissamment près de lui ; et ne crois pas que ce soit abandonner ton pays, ou sa cause, ou sa religion, puisque les intérêts des deux monarques vont bientôt devenir les mêmes. Tes conseils ne pourront manquer d’être agréables à Saladin ; car tu peux lui donner beaucoup de renseignements sur le mariage des chrétiens, la manière dont ils traitent leurs femmes, et d’autres points de leurs lois et de leurs usages qu’il lui importera beaucoup de connaître. La main droite du soudan dispose des trésors de l’Asie ; c’est une source inépuisable de générosités. Ou bien, si tu le désires, Saladin, une fois allié avec l’Angleterre, obtiendra facilement de Richard non seulement ton pardon et le retour de sa faveur, mais encore un commandement honorable dans les troupes que le roi d’Angleterre pourra laisser en Palestine pour y maintenir l’autorité commune des deux princes… Hâte-toi donc de monter à cheval. Une route facile et toute tracée se trouve devant toi.

— Hakim, dit le chevalier écossais, tu es un homme de paix ; tu as sauvé la vie de Richard d’Angleterre, et qui plus est même celle de mon pauvre écuyer Straunchan ; c’est pourquoi j’ai écouté jusqu’au bout une proposition que j’aurais interrompue d’un coup de ce poignard, si elle m’eût été faite par tout autre musulman. En retour de tes bonnes intentions, Hakim, je te conseille de veiller à ce que le Sarrasin qui viendra proposer à Richard une union entre le sang des Plantagenet et celui d’une race infidèle, porte un casque capable de résister à un coup de lance aussi vigoureux que celui qui abattit la porte de Saint-Jean-d’Acre ; sans quoi toute la puissance de ton art ne pourrait rien pour lui.

— Tu es donc obstinément résolu à ne pas te réfugier dans l’armée sarrasine ? Songes-y bien pourtant : en restant ici, tu te dévoues à une destruction certaine, et les préceptes de ta loi, ainsi que les nôtres, défendent à l’homme de briser le tabernacle de sa propre vie.

— Dieu m’en préserve ! » répliqua l’Écossais en se signant ; « mais il nous est également défendu d’éviter le châtiment que nos crimes ont mérité ; et puisque tu as des notions si peu exactes sur les devoirs de la fidélité, je regrette presque, Hakim, de t’avoir donné mon bon lévrier, car s’il en revient, il aura un maître qui ne connaîtra pas ce qu’il vaut.

— Un don regretté est en même temps révoqué, dit El Hakim ; seulement, nous autres médecins ne sommes pas habitués à quitter un malade avant sa guérison. Si le chien en revient, il est à toi de nouveau.

— Allez, Hakim, répondit sir Kenneth, ce n’est pas le moment de s’occuper de lévrier ou de faucon, quand on n’a plus qu’une heure entre soi et la mort. Laissez-moi me rappeler mes péchés et me réconcilier avec le ciel.

— Je t’abandonne à ta folle obstination, dit le médecin… Le brouillard cache le précipice à ceux qui sont destinés à y tomber. »

Il se retira lentement, retournant la tête de temps à autre, comme pour voir si le chevalier qui se dévouait ainsi, ne le rappellerait point par un mot ou par un signe. À la fin son turban disparut au milieu du labyrinthe de tentes qui se déroulait dans le lointain et que blanchissait déjà la pâle lumière de l’aurore, devant laquelle les derniers rayons de la lune venaient de s’effacer.

Mais quoique les paroles du médecin Adonebec n’eussent pas fait sur Kenneth l’impression que le sage avait désiré produire, elles avaient cependant donné à l’Écossais un motif pour désirer de conserver la vie ; tandis que, déshonoré comme il croyait l’être, il avait souhaité d’abord s’en défaire comme d’un vêtement souillé qu’il ne convenait plus de porter… Une foule de circonstances qui s’étaient passées entre lui et l’ermite, une certaine intelligence qu’il avait remarquée entre l’anachorète et Sheerkohf ou Ilderim, tout cela vint subitement se retracer à son souvenir et lui confirmer ce qu’Hakim lui avait dit de l’article secret du traité.

« L’imposteur ! s’écria-t-il en lui-même, l’hypocrite à cheveux blancs ! Il parlait du mari infidèle converti par une épouse chrétienne… Et que sais-je si le traître n’a pas exposé aux regards du Sarrasin maudit de Dieu la beauté d’Édith Plantagenet, afin que le chien d’infidèle pût décider si elle était digne d’être admise dans le harem d’un païen. Si je tenais encore une fois entre les mains ce mécréant, comme le jour où je le serrais d’aussi près qu’un lévrier serre sa proie, jamais du moins il ne reviendrait chargé d’un message aussi outrageant pour l’honneur d’un roi chrétien, et d’une noble et vertueuse damoiselle. Mais, hélas !… les derniers moments de ma vie se réduisent peut-être à quelques minutes… N’importe ! puisqu’il me reste encore le souffle de l’existence, je puis agir et je le ferai sans délai. »

Il s’arrêta un moment, jeta son casque loin de lui, descendit à grands pas la colline, et prit le chemin du pavillon du roi Richard.



  1. Ce projet du soudan peut paraître si extraordinaire et si invraisemblable, qu’il est nécessaire de déclarer qu’il fut réellement question d’un arrangement de cette nature. Cependant, à la place d’Édith, les historiens citent la reine douairière de Naples, sœur de Richard, pour l’épouse fiancée, et le frère de Saladin pour le mari. Ils semblent avoir ignoré totalement l’existence d’Édith Plantagenet. Histoire des Croisades, par Mill, II, page 61.