Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 153-161).


CHAPITRE XIII.

LE PAVILLON.


Vous parlez d’innocence et de gaîté ; dès le moment où le fruit fatal fut mangé, l’une et l’autre se séparèrent pour ne jamais se rejoindre ; et dès lors ce fut la Malice qui devint la compagne inséparable de la Gaîté. Il en est ainsi depuis les premières années de l’homme, lorsque l’enfant folâtre et détruit en souriant la fleur et le papillon qui lui servent de jouets, jusqu’au dernier rire goguenard de l’avare expirant qui sur son lit de mort exhale encore sa joie en apprenant la banqueroute de son riche voisin.
Vieille Comédie.


Sir Kenneth fut livré pendant quelques minutes à la solitude et à l’obscurité. C’était un nouveau retard qui devait prolonger son absence de son poste, et il commença presque à se repentir de la facilité avec laquelle il s’était décidé à le quitter. Mais y retourner sans voir Édith était une chose à laquelle il ne pouvait songer. Après s’être décidé à violer les lois de la discipline militaire, il était résolu du moins à attendre la réalisation des séduisantes espérances qui l’avaient entraîné hors de son devoir. En attendant, sa situation était pénible. Il n’y avait aucune lumière qui pût lui montrer dans quelle espèce d’appartement il s’était introduit. Lady Édith ne quittait pas la personne de la reine, et si l’on venait à découvrir cette invasion furtive dans le pavillon royal, il en pouvait résulter des soupçons plus graves et plus dangereux. Tandis qu’il se livrait à ces réflexions pénibles, qui lui faisaient presque désirer d’effectuer sa retraite sans être aperçu, il entendit des voix de femmes qui conversaient tout bas et en riant dans un appartement adjacent, dont il jugea, d’après l’intensité du bruit, n’être séparé que par un simple coutil. Des lampes y étaient allumées, suivant ce qu’il put apercevoir à travers la toile faiblement transparente qui divisait la tente, et sur laquelle se dessinait l’ombre de plusieurs personnes assises ou marchant dans l’intérieur. On ne peut accuser sir Kenneth de discourtoisie si, dans la position où il se trouvait, il écouta une conversation qui devait l’intéresser vivement. « Qu’elle vienne ! qu’elle vienne ! pour l’amour de Notre-Dame ! » dit la voix d’une des rieuses invisibles. « Nectabanus, on te nommera ambassadeur à la cour du prêtre Jean, pour leur montrer avec quelle sagesse tu sais t’acquitter d’une mission. »

La voix grêle du nain se fit entendre ; mais il parla si bas que le chevalier ne put distinguer ce qu’il dit.

« Mais comment nous débarrasserons-nous de l’esprit que Nectatabanus a évoqué ? mesdames.

— Écoutez-moi, souveraine princesse, dit une autre voix ; si le sage et royal Nectabanus n’est pas trop jaloux de son admirable épouse et impératrice, chargeons-la de nous débarrasser de cet insolent chevalier errant, qui se persuade si facilement que les dames ont besoin de son impertinente et présomptueuse valeur.

— Il serait bien juste, en effet, ce me semble, que la princesse Genèvre employât sa courtoisie pour congédier celui que la finesse de son époux a su attirer ici. »

Frappé au cœur de honte et d’indignation sur ce qu’il venait d’entendre, sir Kenneth allait s’échapper de la tente à tous risques, lorsque les paroles suivantes vinrent l’arrêter dans ce dessein.

« Non, en vérité, dit la première voix ; il faut d’abord que notre cousine Édith apprenne comment s’est conduit ce chevalier si vanté, et nous devons nous réserver l’avantage de lui faire voir de ses propres yeux qu’il a manqué à son devoir. C’est une leçon qui peut lui être utile ; car croyez-moi, Caliste, j’ai cru quelquefois remarquer que cet aventurier du Nord était plus près de son cœur que la raison ne le voudrait. » L’autre murmura quelque chose sur la prudence et la sagesse de lady Édith.

— De la prudence ! damoiselle, c’est de l’orgueil tout pur, et le désir de passer pour plus sévère qu’aucune de nous. Non, je ne veux pas renoncer à ce petit avantage ; vous le savez assez, lorsqu’elle nous trouve en faute, personne ne sait plus poliment nous en faire apercevoir. »

La personne qui en ce moment entra dans l’appartement, dessina sur la toile de séparation une ombre qui glissa lentement jusqu’à ce qu’elle se fût jointe à celles des dames. En dépit du cruel mécompte qu’il venait d’éprouver, et de l’insulte ou de l’injure qui lui était faite par la malice ou du moins la légèreté de la reine Bérengère (car il avait déjà conclu que celle qui parlait le plus haut et du ton le plus impérieux était la femme de Richard), le chevalier éprouva un bien grand adoucissement à sa peine en apprenant qu’Édith n’avait point participé à la ruse dont il venait d’être la dupe. D’ailleurs, sa curiosité se trouva vivement intéressée à entendre ce qui allait suivre. Poussé par ces deux motifs, au lieu d’exécuter le projet prudent de se retirer sans délai, il chercha, au contraire, quelque fente ou crevasse qui pût lui permettre d’être témoin, par ses yeux comme par ses oreilles, de la scène qui se passait dans l’appartement voisin.

« Assurément, se dit-il, la reine à qui il a plu, pour satisfaire un caprice, de mettre ma réputation et peut-être ma vie en danger, n’a pas le droit de se plaindre si je mets à profit la chance que le hasard m’offre en ce moment de connaître jusqu’au bout ses intentions. » Il semblait pendant ce temps qu’Édith attendait les ordres de la reine, et que cette dernière différait de lui parler parce qu’elle craignait de ne pouvoir commander à sa gaîté ni à celle de ses compagnes, car sir Kenneth ne pouvait distinguer qu’un murmure sourd tel que celui de chuchotements et de rires étouffés.

« Votre Majesté, dit enfin Édith, paraît de joyeuse humeur, quoiqu’il me semble que cette heure avancée soit plutôt celle du sommeil ; je me disposais à me coucher quand j’ai reçu l’ordre de Votre Majesté de me rendre auprès d’elle.

— Je ne vous retiendrai pas long-temps, cousine, dit la reine, je crains cependant que votre sommeil ne soit moins profond quand je vous aurai dit que votre gageure est perdue.

— Pardon, noble dame, répliqua Édith ; mais c’est revenir trop souvent sur une plaisanterie qui me semble un peu usée. Je n’ai fait aucune gageure, quoi qu’il ait plu à Votre Majesté de supposer qu’il en était ainsi.

— Certes, nonobstant notre pèlerinage, Satan a bien de l’empire sur vous, ma belle cousine. Pouvez-vous nier que vous ayez gagé votre bague de rubis contre mon bracelet d’or, que ce chevalier du Léopard, ou quel que soit le nom que vous lui donnez, ne pourrait être attiré hors de son poste ?

— Il ne m’appartient pas d’oser contredire Votre Majesté, répondit Édith ; mais ces dames peuvent en rendre témoignage, ce fut Votre Altesse qui me proposa cette gageure, et me prit la bague du doigt au moment même où je déclarais qu’il ne me semblait pas convenable à une jeune fille de rien parier sur un tel sujet.

— Oui ; mais, ne vous en déplaise, lady Édith, reprit une des filles de la reine, il faut avouer que vous montrâtes beaucoup de confiance dans la valeur de ce même chevalier du Léopard.

— Et quand cela serait, mignonne, » dit Édith avec humeur, « est-ce une raison pour que tu dises ici ton mot dans le but de complaire à Sa Majesté… J’ai parlé de lui comme en parlent tous ceux qui l’ont vu se battre, et je n’ai pas plus d’intérêt à le défendre que tu n’en as à en médire !

— La noble lady Édith, ajouta une troisième, n’a jamais pardonné à Caliste et à moi d’avoir dit à Votre Majesté qu’elle avait laissé tomber deux boutons de rose dans la chapelle.

— Si Votre Majesté, » dit Édith d’un ton qui parut à sir Kenneth celui d’un respectueux reproche, « n’attend autre chose de moi que de souffrir les sarcasmes de ses femmes, je lui demanderai la permission de me retirer.

— Silence ! Florise, dit la reine, et que notre indulgence ne vous fasse pas oublier la distance qui existe entre vous et la parente du roi d’Angleterre. Mais vous, ma chère cousine, » continua-t-elle en reprenant son ton enjoué, « comment pouvez-vous, bonne comme vous êtes, envier à de pauvres femmes quelques minutes de gaîté, après tant de jours passés dans les pleurs et les grincements de dents.

— Puissiez-vous jouir de votre gaîté, illustre dame ! dit Édith ; quant à moi, j’aimerais mieux ne jamais sourire de ma vie que… »

Ici elle s’arrêta sans doute par respect ; mais sir Kenneth put s’apercevoir qu’elle était fort agitée. « Pardonnez-moi, » dit Bérengère, jeune princesse de la maison de Navarre, étourdie et légère, mais sans malveillance ; « pardonnez-moi, mais après tout, que grand crime avons-nous commis ? Un jeune chevalier a été attiré ici. S’il a quitté un moment son poste, que personne ne viendra prendre en son absence, c’est pour l’amour d’une belle dame : car pour rendre justice à votre champion, cousine, Nectabanus, malgré toute sa finesse, n’a pu l’attirer ici qu’en votre nom.

— Dieu de merci ! ai-je bien entendu Votre Majesté, » s’écria Édith d’une voix qui indiquait beaucoup plus d’alarme qu’elle n’en avait encore montré. « Il n’est pas possible que vous ayez parlé sérieusement… Cela est incompatible avec votre honneur et le mien, celui de la parente de votre époux… Dites-moi que ce n’était qu’une plaisanterie, ma royale maîtresse, et pardonnez-moi d’avoir pu, pour un moment, prendre la chose au sérieux.

— Lady Édith, » dit la reine d’un air mécontent, « regrette la bague que nous lui avons gagnée. Nous vous rendrons ce bijou, ma belle cousine ; seulement il ne faut pas nous envier ce petit triomphe sur une prudence qui s’est si souvent étendue sur nous comme une bannière sur une armée.

— Un triomphe ! » s’écria Édith avec indignation ; « un triomphe ! le triomphe sera du côté des infidèles quand ils apprendront que la reine d’Angleterre a pu, dans un accès de folle gaîté, se faire un jeu de la réputation de la parente de son époux.

— Vous êtes fâchée, belle cousine, de perdre votre bague favorite, répéta la reine. Allons, puisque vous regrettez de payer votre gageure, nous renoncerons à notre droit. C’est votre nom et ce bijou qui l’ont amené ici, et nous nous soucions fort peu de l’hameçon une fois le poisson pris.

— Madame, » reprit impatiemment Édith, « Votre Grâce sait bien qu’elle ne peut rien désirer de ce qui est à moi que l’objet ne lui appartienne à l’instant. Mais je donnerais un boisseau de rubis pour que ma bague et mon nom n’eussent point attiré un brave chevalier dans un piège, et ne l’eussent point exposé peut-être à la honte et au châtiment.

— Oh ! c’est pour le salut de votre fidèle chevalier que vous tremblez, dit la reine. Vous avez une trop faible idée de notre pouvoir, belle cousine, quand vous dites que, dans un accès de gaîté, nous pourrions exposer la vie d’un homme. Ô lady Édith ! d’autres que vous ont de l’influence sur le cœur d’airain des guerriers… Le cœur d’un lion même est de chair et non de pierre ; et croyez-moi, j’ai assez de crédit sur Richard pour sauver ce chevalier auquel lady Édith s’intéresse si vivement, de la peine qu’il peut avoir encourue par sa désobéissance.

— Pour l’amour de la bienheureuse croix, ma très royale dame, dit Édith (et ce fut avec des sentiments difficiles à peindre que sir Kenneth l’entendit se prosterner aux pieds de la reine), pour l’amour de Notre-Dame et de tous les bienheureux saints du paradis, prenez garde à ce que vous faites ! Vous ne connaissez pas le roi Richard… Il n’y a que peu de temps qu’il est votre époux… Votre souffle pourrait tout aussi bien lutter contre le vent d’ouest quand il donne avec plus de furie, que vos paroles persuader à mon royal parent de pardonner une faute contre la discipline… Oh ! pour l’amour du ciel ! renvoyez ce gentilhomme si vous l’avez attiré ici… Je me résignerais presque à supporter la honte de l’y avoir invité moi-même, si je le savais de retour où son devoir l’appelle.

— Levez-vous, cousine, dit la reine Bérengère, et soyez assurée que les choses iront mieux que vous ne pensez. De grâce, levez-vous, chère Édith !… Je suis fâchée de m’être ainsi divertie aux dépens d’un chevalier auquel vous prenez un si profond intérêt… Allons, ne tordez pas ainsi vos mains… Je croirai, si vous voulez, qu’il vous est indifférent. Je ne puis supporter de vous voir un air si affligé… Je vous répète que je prendrai tout le mal sur moi auprès du roi Richard, en plaidant pour votre ami, ou pour votre connaissance, puisque vous ne voulez pas l’avouer pour ami… De grâce, ne prenez pas cette expression de reproche… Nous chargerons Nectabanus de renvoyer à son poste ce chevalier de l’étendard… Il est caché, je suppose, dans quelque tente voisine.

— Par ma couronne de lis et mon sceptre d’un merveilleux éclat, dit Nectabanus, Votre Majesté se trompe… Il est plus près que vous ne pensez… Il se tient caché derrière cette tenture de coutil.

— Et à portée d’entendre chacune des paroles que nous avons dites ! » s’écria la reine frappée de surprise et violemment agitée à son tour… « Hors d’ici, monstre de folie et de méchanceté ! »

Comme elle prononçait ces mots, Nectabanus sortit du pavillon en poussant un hurlement qui était de nature à faire douter si Bérengère avait borné sa réprimande à des paroles, ou si elle y avait ajouté quelque témoignage plus énergique.

« Que faire maintenant ? » dit la reine à Édith, mais fort bas et d’un ton qui trahissait toute son inquiétude.

« Il n’y a qu’un parti à prendre, » répondit Édith avec fermeté ; « il faut voir ce gentilhomme et nous livrer à sa générosité. »

En parlant ainsi, elle tira rapidement un rideau qui couvrait une porte de communication.

« Pour l’amour du ciel… arrêtez… dit la reine… Dans mon appartement… ainsi vêtues ! à une telle heure ! songez aux convenances, à l’honneur… »

Mais avant qu’elle pût continuer les représentations, le rideau était écarté, et rien ne séparait plus le chevalier armé du groupe de dames. La chaleur d’une nuit d’Orient avait engagé la reine Bérengère et ses dames à prendre un déshabillé un peu plus négligé qu’il ne convenait à leur rang, et surtout en présence d’une personne de l’autre sexe. La reine, se rappelant cette circonstance, poussa un grand cri et s’enfuit précipitamment par une autre sortie du vaste pavillon. La douleur et l’agitation de lady Édith, ainsi que le puissant intérêt qu’elle avait à en venir à une prompte explication avec le chevalier écossais, lui firent peut-être oublier que sa chevelure était plus en désordre, et sa personne moins soigneusement couverte que ne le voulait l’usage parmi les demoiselles d’un haut rang dans un siècle qui cependant ne fut pas le plus sévère et le plus scrupuleux de ces temps reculés. Son principal vêtement était une légère robe flottante de soie rose ; ses pieds nus n’avaient d’autre chaussure qu’une paire de pantoufles orientales, et elle avait jeté à la hâte une riche écharpe sur ses épaules… Sa tête n’avait d’autre voile que sa belle chevelure qui retombait en boucles de tous côtés, et ombrageait en partie un visage qu’un mélange de pudeur et de ressentiment, avec d’autres émotions non moins puissantes, avait couvert du plus vif incarnat.

Mais quoiqu’elle sentît l’embarras de sa situation avec cette pudeur qui est le plus grand charme de son sexe, elle ne parut pas hésiter un moment entre sa timidité et le devoir qu’elle croyait avoir à remplir envers celui qui avait été entraîné dans l’erreur et le danger pour l’amour d’elle. Elle ajusta seulement avec plus de soin son écharpe sur son cou et son sein, et posa une lampe qu’elle tenait à la main, et qui répandait trop de clarté sur sa figure. Alors, et tandis que sir Kenneth se tenait immobile à l’endroit où il avait été découvert, elle s’avança de quelques pas vers lui en s’écriant : « Hâtez-vous de retourner à votre poste, vaillant chevalier… On vous a trompé en vous attirant ici… Ne me faites pas de questions.

— Je n’ai besoin d’en faire aucune, s dit le chevalier en mettant un genou en terre, avec le respect d’un homme pieux qui se prosterne devant un autel, et fixant ses yeux sur le sol dans la crainte d’augmenter par ses regards la confusion de la dame.

« Avez-vous tout entendu, » s’écria Édith avec impatience.

« Juste ciel ! alors pourquoi rester quand chaque minute qui s’écoule peut vous apporter le déshonneur ?

— J’ai entendu ma honte, je l’ai entendue de votre bouche, noble dame ; qu’importe maintenant quand le châtiment suivra ? Je n’ai qu’une prière à vous adresser, et j’irai essayer ensuite parmi les sabres des infidèles si le sang ne peut laver le déshonneur.

— Non, pas ainsi, dit la dame… soyez prudent… Ne vous arrêtez pas ici… tout n’est pas encore perdu peut-être, si vous vous hâtez.

— Je n’attends que votre pardon, » dit le chevalier toujours à genoux, « pour la présomption qui m’a fait croire que vous pouviez requérir mes faibles services et en faire quelque cas.

— Je vous pardonne… oh ! je n’ai rien à vous pardonner… C’est moi qui suis la cause du danger où vous êtes… Oh ! partez, de grâce ! je vous estime, autant que j’estime tout brave croisé ; mais partez sans perdre un moment.

— Reprenez d’abord ce précieux et fatal bijou, » dit le chevalier en offrant la bague à Édith, qui faisait des gestes d’impatience.

« Oh ! non, non, » dit-elle en le refusant… « Gardez-la comme une marque d’intérêt… de regret, veux-je dire… Oh ! partez, partez ! si ce n’est pour vous, du moins pour moi. »

Presque dédommagé de la perte même de son honneur, malgré la sentence que sa dame même avait prononcée, par l’intérêt qu’elle semblait prendre à sa sûreté, sir Kenneth se releva, et jetant un regard fugitif sur Édith, il s’inclina profondément et se retira. En ce moment, cette pudeur virginale, dont un mouvement de sensibilité énergique avait triomphé dans Édith, reprit à son tour son ascendant sur elle. Elle quitta précipitamment ce lieu, éteignit sa lampe en sortant, et sir Kenneth se trouva plongé, d’esprit comme de corps, dans une complète obscurité. Elle devait être obéie, ce fut la première pensée qui le tira de sa rêverie, et il s’avança vers l’endroit par lequel il était entré dans le pavillon. Se glisser sous le coutil, comme il l’avait fait en entrant, aurait demandé du temps et de l’attention ; il fit donc avec son poignard une ouverture qui lui permit de passer plus promptement. Lorsqu’il se trouva en plein air, il se sentit tellement accablé et stupéfait par une foule de sensations opposées, qu’il eut peine à se rendre compte de sa véritable situation ; il fut obligé de s’exciter à agir, en se rappelant que lady Édith lui avait recommandé de se hâter. Mais engagé comme il l’était au milieu des tentes et de leurs cordages, obligé de marcher avec précaution jusqu’à ce qu’il rejoignît l’avenue dont le nain l’avait écarté pour éviter d’être remarqué par les gardes de la reine, force lui fut de cheminer lentement et avec précaution, de crainte de donner l’alarme, soit en tombant, soit par le bruit de son armure. Un léger nuage avait obscurci la lune à l’instant même où il quittait la tente, et c’était un inconvénient de plus pour lui au moment où la confusion de son esprit et la plénitude de son cœur lui laissaient à peine la faculté de diriger ses mouvements. Mais tout-à-coup son oreille fut frappée de sons qui lui rendirent subitement toute l’énergie de ses facultés. Ils partaient du mont Saint-George. Il entendit d’abord un seul aboiement furieux et effrayant, qui fut bientôt suivi d’un cri d’agonie… Jamais daim, à la voix de Roswall, ne bondit avec autant d’effroi que sir Kenneth lorsqu’il crut entendre le cri de mort de son noble lévrier, à qui un mal ordinaire n’aurait pu arracher le moindre signe de douleur. Il franchit l’espace qui le séparait encore de l’avenue, et ayant enfin atteint la route directe, il se mit à courir vers le mont avec une telle vitesse, malgré le poids de son armure, qu’il n’eût pas été facile à un homme même désarmé de le suivre. Il gravit, sans ralentir le pas, la pente escarpée du monticule, et en moins de quelques minutes, il était arrivé à la plate-forme qui se trouvait au sommet. La lune en ce moment perça le nuage qui la couvrait, et lui montra que la bannière d’Angleterre avait disparu ; le bâton au bout duquel elle flottait était brisé à terre, et à côté gisait son fidèle lévrier, livré en apparence aux dernières angoisses de la mort.