Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 53-66).


CHAPITRE IV.

LA CHAPELLE.


Dans un désert lointain, inconnu aux yeux des mortels, avait vieilli un vénérable ermite. Une caverne formait son humble cellule, son lit était de mousse, des fruits composaient sa nourriture, et la source limpide le désaltérait. Éloigné des hommes, il passait ses jours avec Dieu ; sa seule occupation était de le prier, son unique plaisir de chanter ses louanges.
Parnell. L’Ermite.


Sir Kenneth ignorait combien de temps ses sens avaient pu être ensevelis dans un profond sommeil, quand il fut frappé d’un sentiment d’oppression et de gêne qui lui suggéra d’abord un rêve passager dans lequel il lui semblait lutter contre un puissant adversaire, et qui finit bientôt par l’éveiller tout-à-fait. Il allait demander qui était là, lorsqu’en ouvrant les yeux il aperçut la figure étrange et sauvage de l’anachorète, telle que nous l’avons décrite : il était debout auprès du lit, et appuyait sa main droite sur la poitrine de sir Kenneth, tandis que de l’autre il tenait une petite lampe.

« Silence ! » dit l’ermite au chevalier qui le regardait avec surprise, « j’ai des choses à te dire que cet infidèle ne doit pas entendre. »

Il prononça ces mots en français et non pas dans la langue franque, ce composé de dialectes européens et orientaux, dont ils s’étaient servis jusqu’à présent entre eux.

« Lève-toi, continua-t-il, mets ton manteau, ne prononce pas une parole, mais marche légèrement et suis-moi. »

Sir Kenneth se leva et prit son épée.

« Il n’en est pas besoin, » reprit l’anachorète à voix basse, « nous allons là où les armes spirituelles peuvent tout faire, et où celles de ce monde sont semblables à de frêles roseaux. »

Le chevalier remit son épée à côté du lit, et armé seulement d’un poignard qui ne le quittait jamais dans ce dangereux pays, il obéit au mystérieux ermite.

L’anachorète marcha le premier d’un pas lent, suivi du chevalier encore incertain si la sombre figure qui se glissait devant lui pour l’éclairer n’était pas la création d’un sommeil troublé. Ils passèrent comme des ombres dans la cellule extérieure, sans déranger l’émir qui continua de rester plongé dans le repos. Devant la croix et l’autel une autre lampe brûlait encore, un missel était ouvert, et par terre on voyait une discipline ou fouet pénitentiel, composé de petites cordes et de chaînes de fils de fer fraîchement teintes de sang, ce qui était un témoignage certain de la rigoureuse pénitence que s’infligeait le solitaire. Ici Théodoric s’agenouilla, et fit signe au chevalier de prendre place à côté de lui, sur le roc inégal qui semblait disposé tout exprès pour rendre l’attitude respectueuse de la prière aussi incommode que possible. Il lut plusieurs prières de l’Église catholique, et chanta d’une voix basse, mais fervente, trois des psaumes de la pénitence… Il entremêla ces derniers de soupirs, de larmes et de sanglots convulsifs, qui indiquaient à quel point il sentait profondément la divine poésie qu’il récitait. Le chevalier écossais se joignit avec une profonde sincérité à ces actes de dévotion, et l’opinion qu’il avait conçue de son hôte vint à changer tellement, qu’il doutait, en songeant à l’austérité de sa pénitence et à l’ardeur de ses prières, s’il ne devait pas le regarder comme un saint. Lorsque tous deux se levèrent de terre, il se tint devant lui comme un disciple devant un maître révéré. L’ermite, de son côté, resta silencieux et distrait pendant quelques minutes.

« Regarde dans cette armoire, mon fils, » dit-il en lui montrant l’extrémité la plus éloignée de la cellule, tu y trouveras un voile que tu m’apporteras. »

Le chevalier obéit ; et dans une petite ouverture pratiquée dans le mur et fermée par une porte de joncs, il trouva le voile qui lui était demandé : en l’apportant près de la lumière, il s’aperçut qu’il était déchiré et souillé en divers endroits d’une espèce de substance noirâtre. L’anachorète le regarda avec une émotion profonde, mais contenue, et avant de pouvoir adresser la parole au chevalier, il soulagea son cœur oppressé par un soupir convulsif.

« Tu vas maintenant contempler le plus riche trésor que possède la terre, dit-il enfin… Malheur à moi dont les yeux sont indignes de s’élever vers lui… Hélas ! je ne suis que l’enseigne vile et méprisée qui indique au voyageur fatigué un lieu de sécurité et de repos, mais qui doit-elle même toujours rester en dehors. En vain me suis-je réfugié dans le sein du désert aride et jusque dans les profondeurs des rochers ! Mon ennemi m’a trouvé ; celui même que j’ai abjuré m’a poursuivi dans cette retraite. »

Il s’arrêta encore un moment, et se tournant vers le chevalier écossais, il lui dit d’un ton de voix plus ferme : « Vous m’apportez le salut de Richard d’Angleterre.

— Je viens du conseil des princes chrétiens, dit le chevalier, mais le roi d’Angleterre étant indisposé. Sa Majesté ne m’a pas honoré de ses ordres.

— Votre gage ? » demanda le solitaire.

Sir Kenneth hésita… Ses premiers soupçons et les signes de démence qu’avait donnés l’ermite lui revinrent soudainement à l’esprit… Mais comment se méfier d’un homme d’un extérieur si religieux ?… « Mon mot de passe, dit-il, est celui-ci : « Les rois ont demandé l’aumône à un mendiant.

— C’est juste, » dit l’ermite après une pause, « je vous connais bien ; mais la sentinelle qui est à son poste, et le mien est assez important, crie qui vive à un ami comme à un ennemi. »

Il prit alors la lampe et passa dans la chambre qu’ils venaient de quitter. Le Sarrasin était étendu sur sa couche, profondément endormi.

Il dort, dit-il, il est dans les ténèbres ; il ne faut pas l’éveiller. »

L’attitude de l’émir présentait en effet l’image d’un profond repos. Il était couché sur le côté, le visage à demi tourné vers le mur ; un de ses bras jeté en travers de son corps cachait de sa longue et large manche la plus grande partie de sa figure, mais le front restait à découvert. Ses nerfs si agités pendant les heures de veille, étaient maintenant immobiles comme si sa figure avait été de marbre, et ses longues paupières soyeuses étaient abaissées sur ses yeux au regard de faucon. Sa main ouverte et sans force, le retour régulier et calme de sa respiration, tout indiquait en lui le plus profond sommeil. La figure couchée du dormeur complétait un groupe singulier avec les formes gigantesques de l’ermite couvert de peaux de bouc, tenant une lampe à la main, et du chevalier revêtu de son justaucorps de buffle : le premier, portant sur ses traits l’empreinte austère d’une sombre et ascétique gravité, l’autre, sur son mâle visage, l’expression d’une curiosité vive et inquiète.

« Il dort profondément, » reprit l’ermite du même ton qu’auparavant, et en employant les mêmes paroles, quoiqu’il leur donnât maintenant un sens figuré au lieu d’un sens littéral : « Il dort ; il est dans les ténèbres : mais il y aura pour lui une aurore… Ilderim ! tes pensées, lorsque tu veilles, sont aussi chimériques, aussi décevantes que celles qui abusent en ce moment ton imagination endormie ; mais la trompette se fera entendre, et le rêve aura cessé. »

En parlant ainsi, faisant signe au chevalier de le suivre, l’ermite alla vers l’autel, et passant derrière, il pressa un ressort qui, agissant à l’instant sans bruit, entrouvrit une porte de fer pratiquée dans le mur de la caverne, de manière à être presque imperceptible, à moins de l’examen le plus minutieux. Avant de se risquer à ouvrir entièrement cette porte, l’ermite jeta sur ses gonds un peu de l’huile de la lampe, et lorsqu’il l’eut tirée à lui, on aperçut un petit escalier creusé dans le roc.

« Prenez le voile que je tiens, » dit l’ermite d’un ton mélancolique, « et couvrez-m’en les yeux, car il ne m’est pas permis de regarder le trésor que vous allez contempler tout à l’heure, sans me rendre coupable de péché et de présomption. »

Sans répliquer, le chevalier enveloppa à la hâte la tête du solitaire dans le voile qu’il lui présentait, et ce dernier monta l’escalier comme quelqu’un qui connaît trop bien le chemin pour avoir besoin de lumière. En même temps il tenait la lampe pour l’Écossais qui enjamba derrière lui un assez grand nombre de marches. À la fin, ils arrivèrent à un petit caveau d’une forme irrégulière, à l’un des coins duquel l’escalier se terminait, tandis qu’à une autre extrémité se trouvait un second escalier tout semblable qui conduisait plus haut. Dans un troisième angle était une porte gothique, grossièrement ornée de groupes de colonnettes et de tous les attributs ordinaires de ce genre de sculpture. Elle était défendue par un guichet fortement garni de fer et de larges clous. Ce fut vers ce dernier point que l’ermite dirigea ses pas, qui semblèrent trembler lorsqu’il s’approcha.

« Ôte tes souliers, » dit-il au chevalier qui le suivait. « Le sol que tu foules est sacré… Bannis des profondeurs de ton âme toute pensée profane ou mondaine, car en conserver une seule dans ce saint lieu serait une horrible impiété. »

Le chevalier quitta ses souliers comme on le lui commandait, et pendant ce temps l’ermite semblait s’être retiré en lui-même et prier intérieurement. Lorsqu’il s’approcha de nouveau, il ordonna au chevalier de frapper trois fois au guichet. Celui-ci obéit… la porte s’ouvrit spontanément ; du moins sir Kenneth ne vit personne, et ses sens furent tout-à-coup frappés par un torrent de la plus pure lumière et par les émanations délicieuses et presque enivrantes des plus riches parfums. Il recula deux ou trois pas, et il lui fallut l’espace d’une minute pour se remettre de l’éblouissement et de la surprise que lui avait causés ce passage soudain des ténèbres à la lumière.

Lorsqu’il entra dans l’appartement d’où sortait tant d’éclat, il vit que la lumière provenait d’un assemblage de lampes d’argent, alimentées par l’huile la plus précieuse, et exhalant les parfums les plus suaves, suspendues par des chaînes d’argent à la voûte d’une petite chapelle gothique qui, semblable aux autres appartements de la singulière habitation de l’ermite, avait été creusée aussi dans le roc solide. Mais dans toutes les autres divisions de la caverne que sir Kenneth avait vues, le travail fait dans le roc était du genre le plus simple et le plus grossier : cette chapelle, au contraire, avait mis à contribution l’invention et le ciseau des artistes les plus habiles. La voûte était soutenue de chaque côté par six colonnes enrichies de la sculpture la plus précieuse ; et la manière dont les nervures des arcs venaient se rejoindre avec des ornements analogues, était dans le meilleur style de l’architecture du temps. Sur la même ligne que les colonnes il y avait de chaque côté six niches travaillées richement, dont chacune contenait l’image d’un des douze apôtres.

Au bout, et dans la partie orientale de la chapelle, s’élevait l’autel, derrière lequel un magnifique rideau surchargé de broderies en or cachait un enfoncement qui contenait probablement quelque image ou quelque relique d’une sainteté peu commune, en l’honneur de laquelle cette singulière chapelle avait été élevée. Dans la persuasion que cela devait être ainsi, le chevalier s’avança vers l’autel ; et s’agenouillant sur les marches, se mit à réciter ses prières avec ferveur Son attention cependant fut bientôt distraite par une nouvelle surprise. Le rideau fut levé, ou plutôt tiré de côté subitement, mais comment et par quelle main ? c’est ce qu’il ne put voir ; toutefois dans la niche qui lui fut ainsi découverte, il aperçut une armoire d’ébène et d’argent, avec une porte à double battant, et offrant en miniature l’image d’une église gothique.

Pendant qu’il la contemplait avec une curiosité inquiète, les deux battants de l’armoire s’ouvrirent soudainement aussi, et il aperçut un grand morceau de bois sur lequel étaient gravés ces mots : Vera crux. En même temps un chœur de voix de femmes chanta le Gloria Patri. Dès que les chants cessèrent, l’armoire se referma, le rideau la couvrit de nouveau, et le chevalier, toujours agenouillé devant l’autel, put continuer, sans être troublé, d’offrir ses dévotions à la sainte relique qui venait d’être offerte à ses yeux. Il le fit, plein de l’impression profonde qu’éprouve celui qui vient d’être témoin par ses propres yeux d’une preuve auguste de la vérité de sa religion, et il s’écoula quelque temps avant que ses oraisons fussent achevées, et que, se levant de terre, il se hasardât à chercher autour de lui l’ermite qui l’avait guidé vers ce lieu sacré et mystérieux. Il l’aperçut, la tête toujours enveloppée du voile dont il l’avait lui-même entouré, couché comme un chien qu’on a rebuté, sur le seuil de la chapelle sans oser le franchir. Son attitude exprimait tout ce que le respect a de plus humble, le remords de plus peignant et la pénitence de plus sincère. C’était celle d’un homme accablé et renversé à terre par le poids de ses sensations intérieures. Il parut à l’Écossais que la plus profonde humilité, le sentiment le plus accablant de repentir et de pénitence avaient pu seuls prosterner ainsi un être doué d’un corps aussi robuste, d’une âme aussi énergique.

Sir Kenneth s’approcha de lui comme pour lui parler, mais le solitaire prévint son intention, et murmura d’une voix étouffée par le voile qui enveloppait sa tête, et dont les accents semblaient sortir d’un suaire… « Reste… reste… heureux mortel, puisque cela t’est permis… la vision n’est pas encore terminée… » En parlant ainsi, il se retira en arrière du seuil où il s’était couché, et ferma la porta de la chapelle qui, assurée en dedans par un ressort dont le bruit fit retentir la voûte, se rejoignit au roc vif dans lequel ce caveau avait été creusé. Elle parut faire tellement partie du rocher, que Kenneth eut de la peine à distinguer aucune fente qui lui en indiquât l’existence. Il se trouva alors tout seul dans la chapelle bien éclairée qui contenait la relique à laquelle il venait de rendre hommage, seul, sans autre arme que son poignard, sans autre compagnie que celle de ses pieuses réflexions et de son courage intrépide.

Incertain de ce qui allait lui arriver, mais décidé à suivre le cours des événements, sir Kenneth se promena à pas lents dans la chapelle solitaire jusqu’au moment où se fait entendre le premier chant du coq. À cette heure silencieuse où le jour et la nuit se touchent, il crut ouïr, mais sans pouvoir distinguer de quel côté venait le son, le tintement d’une de ces petites sonnettes d’argent qui annoncent l’élévation de l’hostie pendant le sacrifice de la messe. L’heure et le lieu donnaient à ce bruit léger quelque chose de solennel et d’effrayant ; et tout intrépide qu’il était, le chevalier jugea à propos de se retirer dans le coin le plus éloigné de la chapelle et en face de l’autel, pour observer sans interruption les conséquences de ce signal inattendu.

Il ne fut pas long-temps sans voir le rideau s’ouvrir de nouveau et la relique s’offrir encore à ses regards. En tombant respectueusement à genoux, il entendit le chant des laudes, ou le premier office du matin de l’Église catholique que célébraient des voix de femmes, jointes en chœur comme précédemment. Le chevalier ne tarda pas à s’apercevoir que ces voix ne restaient plus stationnaires dans l’éloignement, mais qu’elles s’approchaient de la chapelle et devenaient de plus en plus fortes. Bientôt une porte aussi imperceptible lorsqu’elle était fermée, que celle par laquelle il était entré lui-même, s’ouvrit de l’autre côté de la chapelle, et les chants du chœur vinrent résonner avec plus d’éclat sous les voûtes sacrées du temple.

Le chevalier, les yeux fixés sur la porte, respirant à peine et palpitant d’une impatiente curiosité, continua d’attendre, à genoux et dans l’attitude pieuse que cette scène et ce lieu lui commandaient le résultat de tout ce qu’il voyait. Il lui sembla qu’une procession allait paraître. Quatre jeunes garçons, d’une grande beauté, dont les bras, le cou et les jambes, restés nus, offraient la teinte bronzée de l’Orient et contrastaient avec les blanches tuniques dont ils étaient vêtus, entrèrent d’abord deux à deux. Le premier couple portait des encensoirs qu’ils agitaient devant eux, et qui ajoutaient de nouveaux parfums à ceux qui embaumaient déjà la chapelle. Le second couple joncha le pavé de fleurs.

Après eux venaient dans un ordre majestueux et imposant les femmes qui composaient le chœur. Six d’entre elles, à leurs noirs scapulaires et à leurs voiles noirs qui retombaient sur leurs blanches robes, paraissaient être des religieuses professes de l’ordre du Mont-Carmel, et un semblable nombre portaient des voiles blancs qui annonçaient qu’elles étaient des novices, ou qu’elles habitaient le cloître sans y être encore liées par aucun vœu. Les premières tenaient entre leurs mains de grands rosaires, tandis que les vierges plus jeunes et plus agiles qui les suivaient portaient chacune un chapelet de roses blanches et de roses rouges. Elles firent en procession le tour de la chapelle, sans paraître accorder la plus légère attention à sir Kenneth, quoiqu’elles passassent assez près de lui pour que leurs robes le touchassent presque. Pendant qu’elles continuaient leurs chants, le chevalier se persuada tout-à-fait qu’il était dans un de ces cloîtres où de nobles filles chrétiennes s’étaient ouvertement dévouées au service de Dieu. La plupart de ces couvents avaient été supprimés depuis que les mahométans avaient reconquis la Palestine ; mais plusieurs des religieuses ayant obtenu par des présents que les vainqueurs fermassent les yeux sur leur existence, ou étant peut-être l’objet de leur clémence et même de leur mépris, continuaient encore d’observer secrètement les rites auxquels leurs vœux les avaient consacrées. Quoique sir Kenneth sût bien qu’il en était ainsi, la solennité de l’heure et du lieu, la surprise que lui avait causée l’aspect soudain de ces religieuses, et la manière dont elles venaient de passer près de lui, et qui ressemblait tant à l’étrange vision d’un rêve, tout cela cependant eut tant de puissance sur son imagination, qu’il eut de la peine à se persuader que la majestueuse apparition qu’il contemplait était formée de créatures de ce monde : elle lui représentait plutôt un chœur d’êtres célestes, rendant hommage à l’objet des adorations universelles.

Telle fut la première idée du chevalier quand le cortège passa sous ses yeux, d’un pas lent et régulier et sans faire un mouvement qui ne fût nécessaire ; de manière que, vu à la lumière mystérieuse et voilée que les lampes jetaient à travers les nuages d’encens qui s’élevaient vers la voûte, il semblait plutôt glisser que marcher.

Mais lorsque, faisant une seconde fois le tour de la chapelle, les religieuses arrivèrent près de la place où il était agenouillé, une des jeunes filles à voile blanc détacha du chapelet qu’elle tenait un bouton de rose qui tomba peut-être par hasard sur le pied de sir Kenneth. Le chevalier tressaillit comme si un dard l’eût soudainement frappé ; car lorsque l’esprit est parvenu à un haut degré d’attente et d’exaltation, le moindre incident imprévu fait franchir à l’imagination toutes ses bornes. Cependant il maîtrisa son agitation en se rappelant combien cette circonstance était simple et insignifiante en elle-même : il se dit que l’uniformité monotone des mouvements des choristes l’avait seule rendue remarquable.

Néanmoins lorsque la procession revint une troisième fois sur ses pas, la pensée et les yeux de sir Kenneth suivirent exclusivement celle des novices qui avait jeté le bouton de rose. Elle ressemblait si parfaitement aux autres chanteuses par la démarche, l’air et la taille, qu’il était impossible de l’en distinguer par aucun signe particulier, et cependant le cœur de sir Kenneth bondit comme s’il eût voulu s’échapper de son sein : cette impulsion sympathique lui apprit que la jeune vierge qui se tenait du côté droit sur le second rang des novices, lui était plus chère, non seulement que toutes celles qui étaient présentes, mais encore que tout le reste de son sexe. La passion romanesque de l’amour, telle qu’elle était encouragée et même prescrite par les lois de la chevalerie, s’accordait parfaitement avec la dévotion non moins romanesque de ce temps, et l’on pouvait dire qu’elles contribuaient réciproquement à se fortifier plutôt qu’à s’affaiblir. Ce fut donc avec une ardeur d’impatience, qui avait une espèce de caractère religieux, que sir Kenneth, en proie à des sensations qui le faisaient tressaillir depuis le fond du cœur jusqu’au bout des doigts, attendit qu’un second signe lui annonçât la présence de celle dont il croyait fortement avoir reçu le premier. Quelque court que fût l’intervalle qui s’écoula avant que la procession eût encore achevé le tour de la chapelle, il parut une éternité à sir Kenneth. À la fin, celle qu’il suivait des yeux avec une attention exclusive s’approcha. Il n’y avait aucune différence entre cette figure voilée et les autres dont elle suivit avec une parfaite harmonie tous les mouvements jusqu’à ce qu’étant arrivée pour la troisième fois auprès du chevalier agenouillé, une petite main dont les proportions ravissantes étaient de nature à donner la plus haute idée de la perfection des formes auxquelles elle appartenait, sortit des plis de la gaze comme un rayon de lune à travers les nuages ondoyants d’une nuit d’été ; et un nouveau bouton de rose tomba aux pieds du chevalier du Léopard.

Cette fois ce ne pouvait être une circonstance purement accidentelle… Ce ne pouvait être l’effet du hasard que la ressemblance de cette petite main qu’il venait d’entrevoir avec une autre que ses lèvres avaient touchée une fois tandis qu’en son cœur il faisait secrètement le vœu d’une fidélité éternelle envers celle à qui elle appartenait. S’il eût eu besoin d’une autre preuve, il l’eût trouvée dans la présence du rubis précieux qui ornait ce doigt de neige, joyau dont sir Kenneth aurait moins prisé la valeur que le plus léger signe de ce joli doigt ; et toute voilée qu’était la jeune vierge, le hasard ou sa bonne étoile lui avait permis d’apercevoir une boucle détachée de ces tresses d’ébène dont un seul cheveu lui était plus précieux cent fois que la plus belle chaîne d’or massif. C’était la dame de ses amours ! Mais comment se trouvait-elle là, dans ce lieu lointain et sauvage, parmi les vierges qui se faisaient habitantes des déserts et des cavernes, afin d’accomplir en secret ces rites chrétiens auxquels elles n’osaient assister publiquement… Il paraissait incroyable que ce fût une réalité… Ce devait être un rêve, une illusion trompeuse de son imagination. Pendant que ces pensées occupaient l’esprit de sir Kenneth, la procession sortit par le même passage qui lui avait donné entrée dans la chapelle. Les jeunes acolytes, les religieuses voilées de noir, disparurent successivement par cette issue… À la fin, celle dont il avait reçu ce double gage de souvenir passa encore à son tour ; mais en sortant elle fit un léger mouvement de tête vers l’endroit où le chevalier restait immobile comme une statue. Il suivit des yeux les dernières ondulations de son voile, ces plis disparurent aussi, et l’âme du chevalier resta plongée dans une obscurité aussi profonde que celle qui frappa soudainement ses sens extérieurs, car à peine la dernière choriste eut-elle passé le seuil de la porte qu’elle se ferma avec bruit, que les voix se turent tout-à-coup, et que les lumières de la chapelle s’étant éteintes aussi soudainement, sir Kenneth se trouva seul et dans les ténèbres. Mais qu’étaient pour sir Kenneth la solitude, l’obscurité et l’incertitude de sa mystérieuse situation ? Il ne s’en occupa pas, il n’y donna pas une pensée. Il ne songea d’abord à rien qu’à la vision fugitive qui venait de lui apparaître, et aux gages de souvenir qu’elle lui avait jetés. Se précipiter à terre, et y chercher à tâtons les boutons qu’elle avait laissés tomber ; attacher ses lèvres sur les froides pierres qu’elle venait de fouler ; se livrer à toutes les folies qu’une passion ardente suggère à ceux qui s’y abandonnent et qu’elle justifie à leurs yeux, telles étaient les marques d’un amour passionné qui sont communes à tous les siècles. Mais ce qui caractérisait le siècle de la chevalerie, c’est qu’au milieu de ses transports les plus extravagants le chevalier ne songea point un moment à faire le moindre effort pour suivre ou découvrir l’objet de cet attachement exalté : c’était une déité qui, ayant jugé à propos de se montrer un instant à son adorateur zélé, était rentrée de nouveau dans les profondeurs de son sanctuaire ; c’était un astre qui, dans un moment favorable, avait jeté sur lui un rayon propice, et s’était enveloppé de nouveau dans un voile de vapeurs. Les actions de la dame de ses affections étaient pour lui celles d’un être supérieur, qui ne devaient être ni observées ni contraintes… Elle pouvait le réjouir par son aspect ou le désoler par son absence, le ranimer par sa boulé ou le désespérer par sa rigueur, le tout suivant sa libre volonté, et sans avoir à craindre aucune importunité, aucun reproche de son champion dévoué. Ce champion ne devait se rappeler à elle que par les sentiments de son cœur et la fidélité de son épée, et son seul but dans cette vie devait être d’accomplir les ordres de sa dame, et d’étendre le renom de sa beauté par l’éclat de ses propres exploits.

Telles étaient les lois de la chevalerie et de l’amour qui en était le principe dominant. Mais la passion de sir Kenneth avait été exaltée par des circonstances particulières. Il n’avait jamais entendu le son de voix de sa dame, quoiqu’il eût souvent contemplé sa beauté avec ivresse. Elle vivait dans un cercle dont son titre de chevalier lui permettait bien de s’approcher, mais auquel il lui était défendu de se mêler. Enfin, quoique hautement distingué par son courage et ses talents militaires, le pauvre guerrier écossais n’en était pas moins forcé d’adorer sa divinité à une distance presque aussi grande que celle qui sépare le Guèbre du soleil, objet de son culte. Mais quelle femme, si haut qu’elle porte les yeux, manqua jamais de remarquer le dévoûment passionné d’un amant même bien inférieur à son rang dans le monde ? Son regard s’était arrêté sur lui dans le tournoi, son oreille avait recueilli ses louanges dans les récits des combats qui se livraient journellement ; et tandis que comtes, ducs et barons se disputaient à l’envi un de ses regards, elle les laissa tomber involontairement d’abord, et peut-être même sans le savoir, sur le pauvre chevalier du Léopard, qui, pour soutenir son rang, n’avait guère que son épée. Quand elle l’examina et l’écouta avec plus d’attention, la noble damoiselle en vit et en ouït assez pour encourager un penchant qui s’était d’abord glissé dans son cœur à son insu. Si on louait la beauté personnelle d’un chevalier, les dames les plus prudes de la cour guerrière d’Angleterre oubliaient leur réserve pour citer le jeune Écossais ; il arrivait même souvent que, malgré les largesses que les princes et les seigneurs prodiguaient aux ménestrels, un noble esprit d’indépendance et d’impartialité s’emparant du poète, sa harpe célébrait l’héroïsme de celui qui n’avait ni palefrois ni riches vêtements à donner en récompense de telles louanges.

Les moments où elle écoutait l’éloge de son amant acquéraient chaque jour plus de prix pour la noble Édith. C’était une douce distraction à la flatterie dont ses oreilles étaient fatiguées ; c’était, pour ses méditations secrètes, un objet qui, d’après le bruit public, se trouvait plus digne de les occuper que tous ceux qui le surpassaient en rang et en fortune. À mesure qu’elle fixait davantage son attention sur sir Kenneth, elle se sentait plus convaincue de son dévouement pour elle ; elle s’affermissait de plus en plus dans la certitude secrète qu’elle voyait dans sir Kenneth d’Écosse le chevalier destiné à partager avec elle les douceurs et les vicissitudes d’une passion dont la perspective n’était pas sans dangers, mais à laquelle les poètes du siècle attribuaient un empire universel et irrésistible, et que le siècle lui-même, dans ses mœurs et ses usages, élevait au niveau des vertus et de la piété.

Nous ne chercherons pas à abuser nos lecteurs. Lorsqu’Édith s’aperçut de l’état de son âme, tout chevaleresques que fussent ses sentiments, et dignes d’une fille que sa naissance approchait du trône d’Angleterre, quelque flatté que dût être son orgueil de l’hommage silencieux, mais continuel du chevalier préféré, il y avait des moments où son cœur de femme, aimant et aimé, murmurait contre la tyrannie des formes dont elle était environnée, et accusait presque la timidité de son amant, qui paraissait décidé à ne pas les enfreindre : l’étiquette du rang et de la naissance avait tracé autour d’elle un cercle magique, en dehors duquel il était bien permis à sir Kenneth de la saluer et de l’admirer, mais qu’il ne pouvait pas plus dépasser qu’un esprit ne peut franchir les bornes imposées par la baguette d’un puissant enchanteur. Elle était involontairement poursuivie par la pensée qu’elle-même devait risquer, ne fût-ce que le bout de son petit pied de fée en dehors de la limite prescrite, si elle voulait jamais donner à cet amant timide et réservé l’occasion de baiser les attaches de ses souliers. Il y avait un exemple mémorable, celui de la fille du roi de Hongrie, qui avait eu la générosité d’encourager les espérances d’un écuyer de basse extraction, et Édith, quoique issue du sang royal, n’était pas la fille du roi, pas plus que son amant n’était d’une extraction vulgaire. La fortune n’avait pas opposé une semblable barrière à leurs affections. Quelque chose cependant, dans le cœur de la jeune et noble fille, ce modeste orgueil qui jette un voile sur l’amour lui-même, lui défendait, malgré la supériorité de son rang, de faire ces avances que, dans tout autre cas, la délicatesse doit laisser à l’amant. Enfin, sir Kenneth était un chevalier si plein d’honneur et de perfection (du moins tel son imagination le lui dépeignait) ; il avait un sentiment si sévère de ce qu’il devait à elle-même et à lui-même, que, malgré toute la contrainte qu’elle s’imposait en recevant ses vœux comme la statue d’une divinité insensible aux hommages de ses adorateurs, l’idole craignait encore qu’en descendant trop tôt de son piédestal elle ne se dégradât elle-même aux yeux de celui qui lui offrait un culte si dévoué.

Cependant, comme l’adorateur même d’une véritable idole trouve moyen de découvrir des signes d’approbation sur les traits immobiles d’une statue de marbre, il n’est pas étonnant qu’on pût aussi favorablement interpréter un certain éclat qui sortait des yeux de la charmante Édith, dont la beauté consistait plutôt dans la puissance de l’expression que dans la régularité parfaite des contours, et l’éclat du coloris. Quelques marques légères de distinction lui étaient échappées ; autrement, comment notre chevalier aurait-il pu reconnaître si promptement, et avec certitude, la jolie main dont il avait à peine aperçu deux doigts à travers le voile, et comment aurait-il pu être convaincu que les deux fleurs successivement jetées près de lui étaient un gage de souvenir de la dame de ses affections ? Nous n’essaierons pas d’expliquer par quelle suite d’observations, par quels signes, regards ou gestes secrets, par quel mystérieux instinct de l’amour, cette vive sympathie s’était établie entre Édith et son amant ; car nous sommes vieux déjà, et d’aussi légers indices de tendresse découverts par de plus jeunes yeux pourraient défier la puissance des nôtres. Il suffit de dire que l’attachement le plus passionné existait entre ces deux êtres qui ne s’étaient jamais parlé : cet attachement était, du côté d’Édith, réprimé par la prévoyance des obstacles et des dangers qui devaient être la suite de ses progrès ; du côté du chevalier, il était contraint par mille doutes, mille craintes d’avoir trop présumé des légers signes d’attention qu’il avait reçus de sa dame, interrompus comme ils l’étaient par de longs intervalles de froideur apparente : car elle était arrêtée par la crainte d’exciter des remarques jalouses, et d’exposer ainsi la sûreté de son amant ; ou bien elle redoutait de se dégrader dans son estime en lui montrant trop de penchant à se laisser toucher, et toutes ces appréhensions la portaient à affecter un air d’indifférence et à ne pas paraître prendre garde à son pauvre chevalier.

Cette explication, un peu longue peut-être, mais qui était nécessaire à notre histoire, doit servir à expliquer l’espèce d’intelligence, si on peut se servir d’une expression aussi forte, qui existait entre les deux amants, lorsque la présence inattendue d’Édith dans la chapelle vint produire un si puissant effet sur le cœur de sir Kenneth.