Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 66-71).


CHAPITRE V.

FIN DES MYSTÈRES.


En vain ces apparitions nous poursuivent jusque sous nos tentes. Nous chassons les spectres et défions les artifices d’Astaroth et de Termagant…
Warton.


Le plus profond silence, l’obscurité la plus complète continuèrent encore de régner pendant plus d’une heure dans la chapelle où nous avons laissé le chevalier du Léopard toujours à genoux, rendant alternativement grâces à Dieu et à sa dame de la faveur qui venait de lui être accordée. Sa sûreté personnelle, son propre destin, qui en général l’occupaient assez peu, n’eurent plus maintenant la moindre place dans ses réflexions. Il était près d’Édith, il avait reçu des gages de son souvenir, il se trouvait dans un lieu consacré par la plus sainte de toutes les reliques. Dans de telles circonstances, un soldat chrétien, un amant dévoué ne pouvait songer qu’à ses devoirs envers le ciel et envers sa dame.

Au bout de l’espace de temps dont nous venons de parler, un coup de sifflet, aigu comme celui dont un fauconnier se sert pour appeler son oiseau, se fit entendre jusque sous la voûte de la chapelle. Un pareil son convenait mal à la sainteté du lieu : il rappela à sir Kenneth combien il était nécessaire qu’il se tînt sur ses gardes. Il se releva donc et mit la main sur son poignard ; une espèce de craquement, un bruit semblable à celui de vis ou de poulies succéda au coup de sifflet, et un rayon de lumière venant d’en bas montra qu’une trappe avait été ouverte. En moins d’une minute un long bras décharné, en partie nu, en partie couvert d’une manche de soie rouge, sortit de l’ouverture tenant une lampe aussi élevée que possible, et la figure à laquelle ce bras appartenait monta degré par degré jusqu’au niveau de la chapelle. La taille et la figure de l’être qui s’offrit alors étaient celles d’un nain hideux, avec une tête énorme couverte d’un bonnet bizarrement orné de trois plumes de paon ; une tunique de soie rouge, dont la richesse rendait sa laideur plus frappante, était retenue par une ceinture de soie blanche, dans laquelle on apercevait à demi caché un poignard à monture d’or. Il portait aux bras et aux poignets des bracelets du même métal. Ce singulier individu avait à la main une espèce de balai. Aussitôt qu’il fut sorti de l’ouverture qui lui avait donné passage, il se tint debout à la même place, et comme s’il eût voulu se montrer plus distinctement, il promena lentement devant lui la lampe qu’il tenait à la main, éclairant successivement ses traits sauvages et grotesques et ses membres difformes, mais nerveux. Quoique disproportionné dans sa taille, le nain n’était pas assez contrefait pour qu’on en conclût qu’il manquait de force ou d’activité. Pendant que sir Kenneth contemplait cet objet désagréable, il se rappela la croyance populaire sur les gnomes ou les esprits qui habitent les profondeurs de la terre ; et telle était la ressemblance de cette figure avec l’idée qu’il s’en était formée, qu’il la contempla avec un dégoût mêlé non pas de crainte, mais de cette espèce d’effroi que la présence d’un être surnaturel inspire au cœur le plus ferme.

Le nain siffla de nouveau, et on vit surgir du souterrain un être qui rivalisait avec lui de laideur. Cette seconde figure monta de la même manière que la première ; mais c’était un bras de femme cette fois qui tenait la lampe à l’ouverture de la trappe.

Une figure de femme, ressemblant beaucoup à la première par les formes et les proportions, s’éleva lentement du sol. Ses vêtements, également de soie rouge, étaient d’une forme bizarre et fort large ; son costume ressemblait à celui des mimes et des jongleurs. Son premier soin fut aussi d’approcher successivement la lampe de son visage et de toutes les parties de son corps. Avec un extérieur repoussant, ces deux êtres avaient cependant quelque chose qui annonçait la vivacité et l’intelligence portées au plus haut degré : leurs yeux, enfoncés sous des sourcils noirs et touffus, brillaient d’un feu pareil à celui qu’on voit étinceler dans l’œil d’un reptile, et cet éclat semblait compenser en quelque sorte l’extrême laideur de leurs visages et de leurs personnes.

Sir Kenneth restait attaché à sa place comme par enchantement, tandis que ces deux êtres difformes, parcourant la chapelle côte à côte, paraissaient occupés de la balayer comme des domestiques ; mais comme ils ne se servaient que d’une main, le pavé ne gagnait pas beaucoup à cet exercice auquel ils se livraient avec une singularité de gestes et de manières qui répondait à leur extérieur bizarre. Lorsqu’ils s’approchèrent du chevalier dans le cours de leurs occupations, ils quittèrent leurs balais, et se posant directement en face de sir Kenneth, ils élevèrent de nouveau lentement la lumière qu’ils portaient, de manière à lui permettre de voir distinctement des traits qui ne s’embellissaient pas à être examinés de près, et de remarquer l’extrême vivacité et le feu dont à la clarté de la lampe étincelaient leurs yeux noirs et perçants. Ils dirigèrent ensuite leur lumière sur le chevalier ; puis, l’ayant attentivement examiné, ils se retournèrent l’un vers l’autre, se regardèrent en face, et partirent d’un éclat de rire rauque et bruyant. Le son parut si effroyable à sir Kenneth, qu’il se hâta de leur demander au nom de Dieu qui ils étaient pour venir profaner le saint lieu par leurs gestes étranges et leur rire discordant.

« Je suis le nain Nectabanus, » dit l’avorton qui paraissait appartenir au sexe masculin ; et sa voix ressemblait au nocturne croassement du corbeau plus qu’à aucun des sons qui se font entendre de jour.

« Et moi, je suis Genèvre, la dame de ses pensées, » ajouta l’autre d’une voix qui étant plus grêle paraissait encore plus sauvage que celle de son compagnon.

« Pourquoi êtes-vous ici ? » leur demanda le chevalier qui n’était pas encore bien sûr d’avoir devant les yeux des créatures humaines.

« Je suis, » répliqua le nain, avec une grande affectation de sérieux et de dignité, « je suis le douzième iman, je suis Mahomet, Mohadi, le guide et le conducteur des fidèles. Cent chevaux sont sellés, sont prêts pour moi et ma suite dans la cité sainte, et un pareil nombre dans la cité du refuge ; je suis celui qui portera témoignage, et voilà une de mes houris.

— Tu mens, » répondit la femme interrompant son compagnon avec des accents plus perçants que les siens ; « je ne suis pas une houris, et tu n’es pas un infidèle tel que le Mahomet dont tu parles : que ma sincère malédiction s’appesantisse sur sa tombe ! je te le dis, âne d’Issachar, que tu es le roi Arthur de Bretagne, que les fées enlevèrent du champ de bataille d’Ascalon ; et moi je suis la belle Genèvre, célèbre par ses charmes.

— En vérité, noble sire, reprit le nain, nous sommes des princes malheureux, qui nous étions retirés sous l’aile de Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, lorsqu’il fut chassé de son propre nid par ces brigands infidèles.

— Paix ! » dit une voix partant du côté par où le chevalier était entré, « paix ! bouffons, et partez ! votre ministère est fini. «

Les nains n’eurent pas plus tôt entendu cet ordre que, se baragouinant l’un à l’autre à voix basse quelques phrases dans un jargon baroque, ils éteignirent leurs lampes, et laissèrent le chevalier dans une obscurité totale : enfin, lorsque le bruit de leurs piétinements eut cessé, un profond silence régna parmi les ténèbres.

Le chevalier se sentit soulagé par le départ de ces créatures. D’après leur langage, leur costume et leurs manières, il ne pouvait douter qu’ils n’appartinssent à cette classe d’êtres dégradés que la difformité de leur personne et la faiblesse de leur raison faisaient recevoir comme cortège et meubles indispensables dans les familles les plus puissantes, où leur physique grotesque et leur imbécillité servaient d’aliment à la gaîté de toute la maison. Le chevalier écossais, qui n’était pas au dessus des idées et des mœurs de son temps, aurait pu, dans tout autre moment, s’amuser beaucoup des bouffonneries de ces misérables rebuts de l’humanité ; mais leur aspect, leurs gestes et leur langage étaient venus interrompre le cours de sentiments profonds et solennels ; il se réjouit donc de voir disparaître ces êtres difformes.

Quelques minutes après qu’ils se furent retirés, la porte d’entrée s’ouvrit lentement, et restant mi-close, laissa pénétrer une faible lumière provenant d’une lanterne placée sur le seuil. Sa clarté douteuse et vacillante permit d’apercevoir une ombre épaisse couchée à l’entrée, mais en dehors. En approchant de plus près, sir Kenneth reconnut l’ermite étendu dans l’humble posture qu’il lui avait déjà vu prendre, et dans laquelle il était sans doute resté tout le temps que son hôte était demeuré dans la chapelle.

« Tout est fini, » dit l’ermite quand il entendit le chevalier s’approcher : « le plus misérable des pécheurs de la terre, et celui qui de tous les mortels a droit de se croire le plus favorisé et le plus heureux, doivent également se retirer ; prenez la lumière et guidez-moi jusqu’en bas, car il ne m’est pas permis de me découvrir les yeux que je ne sois hors de ce lieu sacré. »

Le chevalier écossais obéit en silence, car le sentiment à la fois extatique et solennel de tout ce qu’il avait vu avait fait taire en lui la voix inquiète de la curiosité. Il traversa le premier, d’un pas sûr et sans se tromper, les divers passages et escaliers secrets qui les avaient conduits à la chapelle ; et ils se retrouvèrent enfin dans la première cellule de la caverne.

« Le condamné est rendu à sa prison : il est renvoyé d’un jour à l’autre jusqu’à ce que son juge terrible décide que la sentence bien méritée doit être mise à exécution. »

En disant ces mots, l’ermite ôta le voile qui lui couvrait les yeux, et le regarda avec un soupir profond et étouffé. Il ne l’eut pas plus tôt remis dans la cachette dont il l’avait fait tirer par l’Écossais, qu’il dit d’un ton bref et sévère à son compagnon : « Partez, partez, allez chercher du repos : vous pouvez dormir, vous pouvez vous reposer ; moi, je ne le puis ni ne le dois. »

Respectant l’agitation profonde avec laquelle ceci fut prononcé, le chevalier se retira dans la cellule du fond ; mais ayant jeté un regard derrière lui en quittant la caverne extérieure, il vit l’anachorète qui, avec un empressement frénétique, se dépouillait les épaules du manteau velu qui le couvrait ; et avant d’avoir pu fermer la porte fragile qui séparait les deux divisions de la caverne, il entendit les sifflements du fouet, et les gémissements qu’arrachait au pénitent le châtiment qu’il s’infligeait à lui-même. Un frisson glacial parcourut les membres du chevalier quand il réfléchit à l’énormité du péché et à la profondeur du remords qu’une aussi rigoureuse pénitence ne pouvait ni effacer ni affaiblir. Il dit dévotement son chapelet sur sa couche grossière, jeta un regard sur le musulman toujours plongé dans le sommeil, et fatigué lui-même des diverses scènes de la journée et de la nuit, il s’endormit bientôt aussi profondément qu’un enfant. En s’éveillant le matin, il eut avec le solitaire une longue conférence sur des intérêts importants ; et le résultat de cet entretien le força de prolonger de deux fois vingt-quatre heures son séjour dans la caverne. Durant cette intervalle, il remplit régulièrement, ainsi qu’il convenait à un pèlerin, ses exercices de dévotion ; mais il ne fut plus admis dans la chapelle où il avait été témoin de choses si merveilleuses.