Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 18-31).


CHAPITRE II.

LA FONTAINE DES PALMIERS.


Entre deux compagnons qui conversent, et devisent ensemble pour passer le temps, et dont les cœurs sont également soumis au joug de l’amour, il doit y avoir un rapport de manières, de sentiments et de pensées.
Shakspeare.


Les temps de guerre et de dangers ont toujours leurs intervalles de paix et de sécurité. Il en était ainsi dans les anciens siècles de la féodalité : les mœurs de l’époque ayant fait de la guerre la principale et la plus honorable des occupations du genre humain, les trêves ne pouvaient manquer d’être fort agréables à ces guerriers qui en jouissaient si rarement, et auxquels elles paraissaient d’autant plus douces qu’elles étaient plus passagères. On ne croyait pas qu’il valût la peine de conserver une inimitié permanente contre un ennemi qu’on avait combattu la veille, et avec lequel on pouvait encore se rencontrer en armes le lendemain. Le temps et la situation des choses offraient aux passions violentes tant d’occasions de se satisfaire, que les hommes, à moins de se trouver en opposition directe les uns avec les autres, ou d’être animés par le souvenir d’outrages personnels, jouissaient gaîment, dans une société mutuelle, des courts moments de liaisons pacifiques que leur permettait leur vie guerrière.

La différence de religion, nous dirons plus, le zèle fanatique qui animait les uns contre les autres les défenseurs de la croix et ceux du croissant, s’effaçaient presque devant un sentiment si naturel à des guerriers généreux, et que fortifiait surtout l’esprit de chevalerie. Cette dernière impulsion s’était insensiblement communiquée des chrétiens à leurs ennemis mortels les Sarrasins d’Espagne et de Palestine. Ce n’étaient plus les sauvages fanatiques qui s’étaient élancés du centre des déserts de l’Arabie, le sabre d’une main et le Coran de l’autre, imposant la mort ou la loi de Mahomet, ou tout au moins un tribut et l’esclavage à quiconque osait contester la mission du prophète de la Mecque. Les Grecs et les Syriens, peu belliqueux, n’avaient eu que cette alternative. Mais en combattant contre les chrétiens de l’Occident, animés d’un zèle aussi ardent que le leur, d’un courage aussi indomptable, et non moins habiles dans la guerre, non moins favorisés par le sort des armes, les Sarrasins prirent par degrés une partie de leurs mœurs, et adoptèrent surtout ces coutumes chevaleresques qui entraient si bien dans le génie d’un peuple orgueilleux et conquérant. Ils eurent leurs tournois et leurs jeux guerriers. Ils eurent même leurs ordres de chevalerie ou quelque institution analogue. Ils se piquaient surtout de garder la foi donnée avec une fidélité qui aurait pu faire rougir bien souvent ceux qui se vantaient d’une meilleure religion. Leurs trêves nationales ou particulières étaient exactement observées, et il arrivait de là que la guerre, quoique en elle-même le plus grand des maux, donnait lieu au développement d’une foule de sentiments généreux, tels que la bonne foi, le courage, la clémence et même l’humanité, qui se seraient moins fréquemment déployés dans des temps plus paisibles : car alors les passions des hommes fomentent des querelles dont l’issue ne peut être aussi immédiate, et restent plus long-temps renfermées dans le sein de ceux qui ont le malheur de s’y livrer.

Sous l’influence de ces sentiments qui adoucissent l’horreur des guerres, le chrétien et le Sarrasin qui, peu de moments auparavant, venaient de tout tenter pour s’entre-détruire, chevauchaient alors lentement vers la fontaine des Palmiers. Tous deux parurent quelques instants absorbés dans leurs réflexions, et reprirent haleine après un combat qui avait menacé d’être fatal à l’un ou à l’autre, et peut-être à tous les deux. Leurs bons chevaux ne paraissaient pas jouir moins que leurs maîtres de cet intervalle de repos. Celui du Sarrasin, cependant, quoiqu’il eût été contraint à un exercice bien plus violent, semblait souffrir beaucoup moins de la fatigue que le coursier du chevalier européen. Les membres de ce dernier étaient encore couverts de gouttes de sueur, tandis que ceux du noble cheval arabe s’étaient complètement séchés pendant un court intervalle d’exercice modéré, et l’on ne voyait plus sur lui que quelques flocons d’écume épars çà et là sur sa bride et sur la housse qui le couvrait. Le sol mouvant dans lequel s’enfonçait le cheval du guerrier chrétien, accablé du poids de sa propre armure, et de celui de son cavalier, augmentait tellement sa fatigue, que le chevalier du Léopard qui s’en aperçut sauta aussitôt à terre, et conduisit lui-même son coursier à travers les poudreuses fondrières de cette terre argileuse qui, brûlée par le soleil, formait une substance plus impalpable que le sable le plus fin. Il procura ainsi un peu de soulagement à son fidèle destrier, en s’imposant un surcroît de fatigue ; car, enfermé comme il l’était dans une armure d’acier, il s’enfonçait dans le sol de manière à y ensevelir ses chaussures de fer, chaque fois qu’il mettait le pied sur cette surface légère et mobile.

« Vous avez raison, » dit le Sarrasin, et c’était le premier mot qui eût été prononcé depuis que leur trêve était conclue… « Votre bon cheval mérite vos soins ; mais que faites-vous, dans le désert, d’un animal qui s’enfonce jusqu’au fanon à chaque pas, comme s’il allait prendre des racines aussi profondes que celles du dattier.

— Tu parles bien, Sarrasin, » répondit l’Européen fort peu charmé de la manière dont l’infidèle critiquait son cheval favori… « Tu parles aussi bien que tes connaissances et tes observations peuvent te le permettre ; mais mon bon cheval m’a souvent transporté dans mon pays de l’autre côté d’un lac aussi large que celui qui s’étend là-bas derrière nous, et sans qu’il eût un seul poil mouillé au dessus du sabot. »

Le Sarrasin le regarda avec autant de surprise que la gravité orientale lui permettait d’en témoigner, c’est-à-dire qu’un dédaigneux sourire releva presque imperceptiblement la large et épaisse moustache qui bordait sa lèvre supérieure.

« On a eu raison de dire, » ajouta-t-il en reprenant son sang-froid accoutumé… « Écoutez un Franc, et vous entendrez une fable.

— Tu as bien peu de courtoisie, infidèle, reprit le croisé, de dire à un chevalier que tu doutes de sa parole, et si ce n’était que tu as parlé par ignorance plus que par malice, notre trêve aurait vu son terme quand elle est à peine commencée. Croiras-tu que je te raconte une fable quand je te dirai que, moi faisant partie de cinq cents cavaliers complètement armés, nous avons parcouru à cheval, et pendant l’espace de plusieurs milles, des eaux aussi solides que le cristal, et dix fois moins susceptibles de se briser.

— Que voudrais-tu me faire croire ? répondit le musulman ; cette mer intérieure que tu viens de me montrer a cela de particulier que, par la malédiction spéciale de Dieu, rien ne peut tomber dans ses eaux qu’elle ne le repousse et ne le rejette sur ses bords. Mais ni la mer Morte, ni aucun des sept océans qui environnent la terre ne souffriront la pression d’un pied sur leur surface, pas plus que la mer Rouge n’endura le passage de Pharaon et de son armée.

— Vous dites la vérité d’après ce que vous savez, Sarrasin, dit le chevalier chrétien, et cependant, croyez-moi, je ne vous fais pas de rapports mensongers. La chaleur convertit ce sol en une poussière aussi molle, aussi peu solide que l’eau ; et dans mon pays le froid change souvent l’eau elle-même en une substance aussi dure que le rocher. Mais ne parlons plus de cela, car le souvenir du spectacle qu’offre en hiver le miroir calme et brillant d’un lac bleuâtre qui réfléchit le clair de lune et les étoiles scintillantes, ce souvenir aggrave encore l’horreur de ce désert enflammé où l’air que nous respirons ressemble à la vapeur d’une fournaise ardente. »

Le Sarrasin le regarda avec attention comme pour chercher à découvrir dans quel sens il devait prendre des paroles qui renfermaient selon lui quelque mystère ou quelque imposture… À la fin, il parut fixé sur la manière dont il accueillerait les discours de son nouveau compagnon.

« Tu es, dit-il, d’une nation qui aime à rire, et tu te plais à railler et à te moquer des autres en leur racontant des choses impossibles et des faits qui n’arrivèrent jamais. Tu es un de ces chevaliers de France qui regardent comme un jeu et un passe-temps de se gaber les uns des autres, comme ils disent, et de se vanter d’exploits qui sont au dessus des facultés humaines. J’avais tort cependant de te contester ces privilèges de langage, puisqu’il t’est plus naturel de te vanter ainsi que de dire la vérité.

— Je ne suis pas de leur pays, et je n’ai pas pris leur usage, répliqua le chevalier, qui est, comme tu le dis très bien, de se gaber des autres en se vantant de ce qu’ils n’osent pas entreprendre, ou de ce qu’ayant entrepris ils n’ont pas su accomplir. Mais sous un rapport j’ai imité leur folie, brave Sarrasin ; car en te parlant de ce que tu ne pouvais comprendre, je me suis donné à tes yeux le caractère d’un fanfaron. Ainsi, je te prie, cesse de t’occuper de mes paroles. »

Ils étaient alors arrivés auprès du groupe de palmiers, sous l’ombrage desquels coulait une source abondante et limpide.

Nous avons parlé d’un moment de paix en temps de guerre : l’aspect de ce lieu de végétation, au milieu d’un désert stérile, n’avait pas moins d’attraits pour le voyageur que la trêve pour le guerrier. C’était un endroit qui partout ailleurs peut-être aurait peu valu la peine d’être remarqué ; mais comme le seul point au milieu d’un horizon sans bornes qui pût offrir de l’ombre et de la fraîcheur, avec une eau vive et limpide, ces biens si dédaignés là où ils sont communs, la fontaine et son voisinage semblaient un petit paradis. Quelque main généreuse et charitable, long-temps avant le commencement des désastres de la Palestine, l’avait entourée d’un mur et couverte d’une voûte pour l’empêcher de se perdre dans la terre ou d’être étouffée par les nuages mobiles de poussière dont le moindre souffle de vent couvrait le désert. La voûte s’était dégradée et avait croulé en partie ; cependant elle s’avançait encore assez en saillie pour couvrir et préserver du soleil ces claires eaux qu’effleurait à peine un de ses rayons, et qui, lorsque tout autour d’elles était en feu, reposaient à l’ombre dans un calme parfait aussi enchanteur à l’œil qu’à l’imagination. S’échappant de la voûte, elles étaient reçues d’abord dans un bassin de marbre fort dégradé à la vérité, mais qui réjouissait la vue en montrant que cet endroit avait été anciennement considéré comme un lieu de repos, que la main de l’homme y avait passé, qu’on s’y était occupé des besoins de l’homme. Le voyageur, accablé de soif et de fatigue, se rappelait à cet aspect que d’autres avaient suivi cette route pénible, s’étaient reposés au même endroit, et sans doute étaient arrivés sans accident dans des contrées plus fertiles. Le petit filet d’eau à peine visible qui s’échappait de ce bassin servait à nourrir le groupe d’arbres qui entourait la fontaine, et là où il s’enfonçait dans le sol pour disparaître entièrement, sa présence se signalait encore par un frais tapis de verdure.

Ce fut dans cet endroit délicieux que les deux voyageurs firent halte ; et chacun, d’après sa coutume ordinaire, s’occupa de soulager son cheval de la selle, du mors et de la bride, et de laisser boire les animaux dans le bassin avant de se rafraîchir eux-mêmes à la source qu’abritait la voûte. Ils laissèrent ensuite leurs coursiers en liberté, convaincus que leur propre intérêt, aussi bien que leurs habitudes d’attachement à leurs maîtres, empêcherait ces animaux de s’écarter d’un lieu qui leur offrait une eau pure et un frais gazon.

Le chrétien et le Sarrasin s’assirent ensuite sur l’herbe, et chacun eut recours à la petite provision dont il s’était muni pour la route. Cependant, avant de commencer leur repas frugal, ils s’examinèrent mutuellement avec cette curiosité que le combat dangereux dans lequel ils s’étaient engagés si récemment était bien fait pour leur inspirer. Chacun désirait mesurer la force et se former quelque opinion du caractère d’un adversaire si formidable, et chacun se vit contraint d’avouer que s’il fût tombé dans le combat, c’eût été sous de nobles coups.

Les deux champions présentaient un contraste frappant pour la taille et pour la figure, et chacun offrait un type assez exact de la nation à laquelle il appartenait. Le Franc était un homme robuste, taillé d’après l’ancien modèle gothique. Lorsqu’il ôta son casque ; il montra une tête couverte d’une profusion de cheveux châtains épais et bouclés. La chaleur du climat avait donné à ses traits une teinte beaucoup plus foncée que celle de sa peau naturelle, comme l’annonçaient assez les autres parties de son corps, moins fréquemment exposées à l’air, et qui étaient plus d’accord avec la teinte de ses grands yeux bleus bien fendus, ainsi qu’avec la couleur de ses cheveux. Une épaisse moustache ombrageait sa lèvre supérieure, tandis que son menton était soigneusement rasé d’après la coutume normande. Son nez avait la belle forme grecque ; sa bouche, un peu grande peut-être, était garnie d’une double rangée de dents régulières et d’une blancheur éclatante ; sa tête, assez petite, était posée sur son cou avec beaucoup de grâce. Son âge ne paraissait pas excéder trente ans ; et en considérant les effets de la fatigue et du climat, il était possible qu’il eût trois ou quatre années de moins. Sa taille était haute, robuste et athlétique… c’était celle d’un homme dont la forme pouvait avec l’âge dégénérer en pesanteur, bien qu’elle fût encore unie à l’activité et à la souplesse. Lorsqu’il ôta ses gantelets, il montra des mains blanches, longues et bien formées ; les os des poignets étaient remarquables par leur saillie, et ses bras se distinguaient aussi par leurs belles proportions et leur force nerveuse. Un air d’assurance militaire, une franchise pleine d’insouciance caractérisaient ses gestes et son langage… Le ton de sa voix était celui d’un homme plus accoutumé à commander qu’à obéir, et qui avait l’habitude d’exprimer son opinion hardiment et sans réserve toutes les fois qu’il était appelé à le faire.

L’émir sarrasin formait le contraste le plus remarquable avec le croisé de l’Occident. Sa taille, quoique au dessus de la moyenne, était inférieure de trois pouces au moins à celle de l’Européen, dont la stature était presque gigantesque. Ses membres minces et déliés, la longueur de ses bras et ses mains peu charnues, quoique bien proportionnés à sa personne et en harmonie avec son organisation physique, ne paraissaient pas au premier coup d’œil susceptibles de cette vigueur et de cette élasticité dont l’émir venait si récemment de faire preuve. Mais en l’examinant avec plus d’attention, ceux de ses membres qui étaient exposés à l’œil paraissaient seulement dépourvus de la chair qui les aurait rendus pesants : cette charpente, toute composée d’os, de tendons et de nerfs, était bien plus capable d’activité, de résistance à la fatigue qu’un corps plus musculeux, en qui l’avantage de la force et de la taille est balancé par l’inconvénient de la pesanteur, et qui s’épuise par ses propres efforts. La physionomie du Sarrasin avait une ressemblance générale avec celle de la tribu orientale dont il était issu, et différait autant que possible des traits exagérés sous lesquels les ménestrels du temps avaient coutume de représenter les guerriers infidèles, comme de l’image fabuleuse qu’un autre âge des beaux-arts nous en offre encore sur les enseignes. Il avait les traits petits, réguliers et délicats, quoique fortement brunis par l’ardeur du soleil d’Orient : l’ovale de sa figure se perdait dans une longue barbe flottante et frisée, qui paraissait soignée d’une manière toute particulière. Son nez était droit et bien formé ; ses yeux un peu enfoncés, noirs, vifs, pénétrants et pleins de feu, et ses dents étaient comparables en beauté et en blancheur à l’ivoire du désert. En un mot, la personne et les proportions du Sarrasin, alors étendu sur l’herbe à côté de son vigoureux antagoniste, formaient avec celui-ci le même contraste que son brillant cimeterre, superbe lame de damas, étroite et légère, mais tranchante et polie, avec la longue et pesante épée gothique qui gisait sur le même gazon. L’émir était dans la fleur de l’âge, et aurait pu passer pour être d’une beauté remarquable s’il n’avait eu le front un peu bas, et si la maigreur de son visage n’eût donné à ses traits quelque chose d’un peu trop saillant, aux yeux du moins d’un homme de l’Europe.

Les manières du guerrier d’Orient étaient graves, courtoises et réservées ; elles indiquaient quelquefois la contrainte qu’un homme d’un caractère fougueux et emporté impose à son impétuosité naturelle, et en même temps le sentiment de sa propre dignité qui semblait lui commander une certaine réserve cérémonieuse.

Son compagnon d’Europe n’était peut-être pas moins rempli de cette haute opinion de sa propre supériorité ; mais l’effet en était différent : le même sentiment qui donnait aux manières du chevalier chrétien quelque chose de hardi, de brusque et même d’insouciant, comme quelqu’un qui est trop pénétré de son importance personnelle pour s’inquiéter du jugement des autres, semblait prescrire au Sarrasin un genre de courtoisie plus attentif et plus cérémonieux. Tous deux étaient polis ; mais la politesse du chrétien semblait provenir d’un sentiment de bienveillance qui lui indiquait ce qu’il devait aux autres, et celle du musulman de la haute idée de ce qu’il se devait à lui-même.

Les provisions dont chacun s’était muni pour la route étaient fort simples… Mais le repas du Sarrasin fut encore le plus frugal. Une poignée de dattes, un morceau de pain d’orge grossier, suffirent pour apaiser la faim de l’émir. Son éducation l’avait habitué aux privations du désert, quoique depuis la conquête de la Syrie par les musulmans la simplicité de la vie arabe fût souvent remplacée chez eux par la profusion et le luxe le plus effréné. Pour terminer son repas, il but à plusieurs reprises de l’eau de cette belle fontaine auprès de laquelle les deux voyageurs se reposaient. Celui du chrétien, quoique grossier, fut plus substantiel. Il se composait d’un morceau de chair de porc salé, mets en abomination au musulman, et son breuvage lui fut fourni par une gourde qu’il portait avec lui, et qui contenait quelque chose de mieux que le limpide élément. Il montra plus d’appétit en mangeant, et plus de satisfaction à se désaltérer que le Sarrasin ne jugeait convenable d’en témoigner en remplissant une fonction purement animale, et sans doute le mépris secret qu’ils nourrissaient l’un pour l’autre en voyant chacun dans son compagnon le sectateur d’une fausse religion, s’augmenta considérablement par la différence marquée qui se montrait dans leurs usages et dans leur manière de vivre ; mais ils avaient mutuellement éprouvé la pesanteur de leurs bras, et le respect que leur avait réciproquement inspiré leur combat était suffisant pour l’emporter sur bien d’autres considérations… Cependant le Sarrasin ne put s’empêcher de faire connaître ce qui lui avait déplu dans la conduite et les manières du chrétien ; et après qu’il eut observé quelques moments en silence le vigoureux appétit grâce auquel le chevalier prolongeait son repas long-temps après qu’il avait lui-même fini le sien, il lui parla ainsi :

« Vaillant Nazaréen, convient-il à celui qui se bat en homme de manger aussi avidement qu’un chien ou un loup ? Le juif mécréant lui-même frémirait des aliments que vous dévorez comme si c’étaient des fruits du paradis.

— Vaillant Sarrasin, » répondit le chrétien en le regardant un peu surpris de ce reproche inattendu… « Sache que j’exerce mon privilège de chrétien en faisant usage de ce qui est défendu aux juifs dans la croyance qu’ils ont d’être encore soumis à l’ancienne loi de Moïse… Quant à nous, apprends, Sarrasin, que nous avons un guide plus sûr pour nos actions. Ave Maria ! Grâces en soient au ciel ! » Et ici, en dépit des scrupules de son compagnon, il termina sa courte oraison latine en puisant à longs traits dans sa gourde.

— C’est là aussi ce que vous appelez une partie de vos privilèges, dit le Sarrasin ; et tandis que vous mangez avec la voracité des animaux, vous vous abaissez encore au dessous de la condition des brutes en buvant ce qu’elles refusent elles-mêmes.

— Apprends, ignorant Sarrasin, » reprit le chrétien sans hésiter, « que tu blasphèmes les dons de Dieu dans les propres termes de ton père Ismaël. Le jus de la grappe a été donné à celui qui veut en faire un usage modéré pour réjouir son cœur après ses travaux, le fortifier dans la maladie, et le consoler dans la tristesse. L’homme qui sait en jouir de cette manière doit remercier Dieu de sa coupe comme de son pain quotidien, et celui qui abuse de ce don du ciel n’est pas plus fou dans son ivresse que toi dans ton abstinence. »

L’œil perçant du Sarrasin s’enflamma de colère à ce sarcasme, et sa main chercha la garde de son poignard ; mais ce ne fut qu’une pensée momentanée, et qui s’évanouit devant le souvenir de la force du champion auquel il avait affaire, et de la lutte désespérée dont ses membres et ses nerfs se ressouvenaient encore. Il se contenta donc de continuer la discussion en paroles, comme il était plus opportun pour le moment.

« Tes paroles, ô Nazaréen, pourraient faire naître la colère, si ton ignorance n’excitait la compassion. Ne vois-tu pas, mortel plus aveugle qu’aucun de ceux qui demandent l’aumône à la porte de la mosquée, que la liberté dont tu te vantes est restreinte dans tout ce qu’il y a de plus cher au bonheur de l’homme, dans sa vie privée : en effet, ta loi, si tu t’y conformes, te lie par le mariage à une seule compagne, qu’elle soit malade ou en bonne santé, stérile ou féconde, qu’elle apporte la consolation et la joie, ou la discorde et le chagrin à ta table et dans ton lit. Voilà, Nazaréen, ce que j’appelle un esclavage ; tandis que le Prophète assigne au fidèle sur la terre le privilège patriarcal de notre père Abraham et de Salomon, le plus sage des hommes, en nous donnant ici-bas un choix de beautés au gré de nos désirs, et au delà du tombeau un paradis de houris aux yeux noirs.

— Par le nom de celui que je vénère le plus dans le ciel, dit le chrétien, et par celle qui est l’objet de mon culte sur la terre ! tu n’es qu’un infidèle livré à l’aveuglement et à l’erreur. Le cachet de diamant que tu portes à ton doigt, tu le regardes sans doute comme d’une valeur inestimable ?

— Bassora et Bagdad ne peuvent en offrir un pareil, répliqua le Sarrasin : mais quel rapport a ceci avec ce que nous disons ?

— Un grand, répondit le Franc, comme tu vas en convenir toi-même : prends ma hache d’armes et brise cette pierre en vingt morceaux. Chacun de ses fragments sera-t-il aussi précieux que le diamant primitif, et rassemblés tous ensemble auront-ils la dixième partie de sa valeur ?

— C’est une question d’enfant, répondit le Sarrasin ; les fragments réunis d’une telle pierre ne vaudraient pas la centième partie du prix du diamant dans son entier.

— Sarrasin, reprit le guerrier chrétien, l’amour que voue un vrai chevalier à une seule beauté tendre et fidèle est le diamant en entier. L’affection que se partagent tes femmes, plus esclaves qu’épouses, a comparativement aussi peu de prix que les fragments.

— Par la sainte Caba ! dit l’émir, tu es un fou qui chérit ses chaînes de fer comme si elles étaient d’or. Regarde de plus près : cette bague perdrait la moitié de sa beauté, si la pierre du milieu qui forme le cachet n’était pas entourée de ces autres brillants plus petits qui la font ressortir. Le diamant du centre peut se comparer à l’homme ferme et entier, ne tirant sa clarté que de lui-même, et cet entourage de petites pierres, ce sont les femmes sur lesquelles il fait rejaillir une partie de son éclat comme et quand il lui plaît. Enlevez de la bague le diamant du milieu, celui-ci conserve toute sa valeur, tandis que les autres brillants perdent comparativement beaucoup de la leur. Et c’est là la véritable explication de la parole ; car, comme dit le père Mansour : « C’est la faveur de l’homme qui donne à la femme sa beauté et sa grâce, de même que les ondes du ruisseau cessent d’étinceler quand le soleil s’est retiré. »

— Sarrasin, tu parles comme un homme qui n’a jamais vu de femme digne de l’amour d’un guerrier. Crois-moi, si tu pouvais connaître celles de l’Europe auxquelles nous autres membres de la chevalerie nous vouons, après Dieu, foi et hommage, tu n’éprouverais plus que du mépris et de l’aversion pour les pauvres esclaves de ton harem, qui ne peuvent t’offrir que des plaisirs sensuels. Les charmes de nos belles aiguisent la pointe de nos lances et le tranchant de nos épées ; leurs paroles sont notre loi, et un chevalier qui n’a pas choisi de maîtresse de ses affections n’est pas plus capable de se distinguer par ses faits d’armes qu’une lampe qui n’est pas allumée n’est susceptible de répandre d’éclat.

— J’ai entendu parler de cette frénésie parmi les guerriers de l’Occident, reprit l’émir, et je l’ai toujours regardée comme un des symptômes de cette même folie qui vous amène ici pour y chercher un sépulcre vide. Cependant les Francs que j’ai rencontrés m’ont tellement vanté la beauté de leurs femmes, que j’aurais du plaisir, ce me semble, à contempler de mes propres yeux ces charmes qui ont le pouvoir de transformer tant de braves guerriers en instruments de leur volonté.

— Brave Sarrasin, dit le chevalier, si je n’allais pas en pèlerinage au Saint-Sépulcre, je mettrais mon orgueil à te conduire, en me rendant garant de ta sûreté, au camp de Richard d’Angleterre, qui sait plus que tout autre honorer un noble ennemi : et quoique je sois pauvre et sans suite, j’ai cependant assez de crédit pour t’assurer, à toi ou à tout autre, tel que tu parais être, non seulement une parfaite sécurité, mais encore un accueil plein de considération et d’égards. Là tu verrais quelques unes des beautés les plus séduisantes de la France et de l’Angleterre former un petit cercle dont l’éclat éclipse cent fois le lustre des plus beaux diamants.

— Par la pierre de la Caba ! dit le Sarrasin, j’accepterai ton invitation avec autant de franchise qu’elle est faite, si tu veux différer l’accomplissement de ton pèlerinage. Et crois-moi, brave Nazaréen, il vaudra mieux pour toi-même tourner la bride de ton cheval vers le camp de tes frères, car c’est exposer follement sa vie que d’entreprendre le voyage de Jérusalem sans passeport.

— J’ai une passe, » répondit le chevalier en montrant un parchemin, « une passe signée de la main de Saladin, et scellée de ses armes. »

Le Sarrasin inclina sa tête jusque dans la poussière en reconnaissant le sceau et l’écriture du célèbre Soudan d’Égypte et de Syrie, et ayant baisé le papier avec un profond respect, il le pressa sur son front et le rendit au chrétien en disant : « Téméraire chrétien, tu as péché contre ton propre sang ou contre le mien en ne me montrant pas ce papier au premier instant de notre rencontre.

— Vous êtes arrivé la lance en avant, dit le chevalier ; si J’eusse été assailli de cette manière par une troupe de Sarrasins, mon honneur aurait pu me permettre de leur montrer la passe du Soudan, mais jamais à un homme seul.

— Et cependant, » reprit avec hauteur le musulman, « cet homme seul a suffi pour interrompre votre voyage.

— Il est vrai, brave musulman, répondit le chrétien, mais il y en a peu qui te ressemblent ; et de tels faucons ne se réunissent pas en troupes ; ou s’ils le font, ils ne viennent pas fondre en nuées sur un seul individu.

— Tu ne fais que nous rendre justice, » dit le Sarrasin, évidemment aussi satisfait de ce compliment qu’il avait été piqué du mépris qu’il avait cru voir dans la précédente bravade de l’Européen ; « tu n’as rien à craindre de nous, mais bien m’en a pris de n’avoir pas réussi à te tuer, portant comme tu le fais sur ta personne le sauf-conduit du roi des rois. Il est certain que la corde ou le sabre aurait vengé un tel crime sur la mienne.

— Je suis bien aise d’apprendre que son influence peut m’être si efficace, car j’ai entendu dire que la route est infestée de tribus d’Arabes voleurs, qui ne considèrent rien quand il s’agit d’une occasion de pillage.

— On t’a dit la vérité, brave chrétien, mais je te jure par le turban du Prophète que si tu venais à tomber entre les mains de ces brigands, j’entreprendrais moi-même de te venger à la tête de cinq cents cavaliers. Je tuerai tous les hommes jusqu’au dernier, et j’enverrai toutes les femmes en captivité dans de si lointains pays que le nom de leur tribu ne sera plus entendu à cinq cents milles de Damas. Je sèmerai de sel les fondations de leurs villages ; et à compter de cette époque, il n’y respirera aucune créature vivante.

— Je souhaite que la peine que vous vous proposez de prendre soit pour venger tout autre que moi, noble émir, mais mon vœu est inscrit dans le ciel : arrive que pourra ! et je vous serai obligé de m’indiquer la route que je dois prendre pour arriver au lieu où je dois passer la nuit.

— Ce sera, s’il te plaît, à l’ombre de la tente de mon père.

— Cette nuit est destinée à être passée par moi en prières et en pénitence avec un saint homme, Théodoric d’Engaddi, qui demeure au milieu de ces déserts, et qui consacre sa vie au service de Dieu.

— Au moins je t’y conduirai pour plus de sûreté.

— Ce me serait une escorte fort agréable, mais elle pourrait compromettre la tranquillité future du bon père, car la main cruelle de votre peuple s’est rougie du sang du serviteur de Dieu, et c’est pourquoi nous venons ici avec l’armure, la lance et l’épée, pour ouvrir le chemin du Saint-Sépulcre et protéger ces bienheureux anachorètes et ces saints élus qui habitent encore cette terre de promesse et de miracles.

— Nazaréen, en ceci, les Grecs et les Syriens nous ont fort calomniés, car nous nous sommes contentés de suivre la parole d’Abubeker Alwakel, le successeur du Prophète, et après lui le premier commandeur des vrais croyants… « Allez, dit-il à Yezed ben Sophian, quand il envoya ce grand général prendre la Syrie sur les infidèles ; faites votre devoir en homme pendant le combat, mais épargnez les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants. Ne ravagez pas la terre, ne détruisez ni les moissons de blé, ni les récoltes de fruits : ce sont des dons d’Allah. Gardez votre foi si vous avez fait quelque pacte, fût-ce même à votre détriment. Si vous rencontrez de saints hommes travaillant de leurs propres mains et servant Dieu dans le désert, ne leur faites pas de mal et ne détruisez pas leurs habitations. Mais quand vous les verrez avec la tête tonsurée, ils sont de la synagogue de Satan : frappez-les avec le sabre, massacrez, exterminez jusqu’à ce qu’ils embrassent la foi ou paient le tribut. » Comme le calife, compagnon du Prophète, nous a dit de faire, ainsi avons-nous fait, et ceux que notre justice a frappés ne sont que les prêtres de Satan ; mais quant à ces hommes de bien qui, sans exciter une nation contre l’autre, professent sincèrement le culte de Issa ben Mariam[1], nous leur servons d’ombre et de bouclier ; et celui que tu cherches étant de ceux-là, bien qu’il ne soit pas éclairé de la lumière du Prophète, il n’aura de moi que bienveillance, égards et respects.

— L’anachorète que je vais trouver, répliqua le guerrier pèlerin, n’est pas un prêtre, d’après ce que j’ai ouï dire ; mais fût-il de cet ordre vénérable et sacré, j’éprouverais ma bonne lance contre tout païen ou infidèle…

— Ne nous défions pas l’un l’autre, frère, » reprit le Sarrasin un peu piqué ; « chacun de nous trouvera bien assez de Francs et de musulmans contre lesquels il pourra éprouver sa lance ou son épée. Ce Théodoric est également protégé par le Turc et par l’Arabe ; et quoiqu’il ait quelquefois d’étranges bizarreries, cependant au total il se comporte si bien pour un sectateur de son prophète, qu’il mérite la protection de celui qui fut envoyé…

— De par Notre-Dame ! Sarrasin, si tu oses nommer dans la même phrase le conducteur de chameaux de la Mecque et…

Un mouvement électrique de colère fit tressaillir le noble Sarrasin, mais cette émotion ne fut que passagère, et sa réponse fut faite d’un ton calme, et empreinte de raison et de dignité : « N’outrage pas, dit-il, celui que tu ne connais pas ; nous respectons nous-mêmes le fondateur de ta religion, tout en condamnant la doctrine que vos prêtres lui ont prêtée. Je te conduirai à la grotte de l’ermite que, sans mon secours, tu aurais, ce me semble, quelque peine à atteindre : chemin faisant, laissons aux mollahs et aux moines toute discussion sur les dogmes de notre foi, et occupons-nous de sujets qui conviennent mieux à de jeunes guerriers. Parlons de vaillants faits d’armes, des charmes des belles, de bonnes épées et d’armures éclatantes. »



  1. Jésus, fils de Marie. a. m.