Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 11-17).


LE TALISMAN,
SECONDE NOUVELLE
TIRÉE DE L’HISTOIRE DES CROISADES[1].



CHAPITRE PREMIER.

LE COMBAT AU DÉSERT.


Tous deux se retirèrent au désert, mais ce fut avec leurs armes.
Milton. Le Paradis reconquis.


Le soleil brûlant de la Syrie n’avait pas encore atteint son plus haut point sur l’horizon : un chevalier qui avait quitté son lointain pays du Nord, pour joindre l’armée des croisés en Palestine, traversait lentement les déserts sablonneux situés dans le voisinage de la mer Morte, ou du lac Asphaltite, mer intérieure, dans laquelle vont s’épancher les eaux du Jourdain, et qui elle-même n’a pas d’issue.

Le pèlerin guerrier avait péniblement franchi, pendant la première partie du jour, des précipices et des rochers ; sortant ensuite de ces défilés, il entra dans cette vaste plaine où les villes maudites appelèrent jadis sur elles la vengeance du Tout-Puissant.

La fatigue, la soif, les dangers de la route, tout fut oublié, lorsque le voyageur se rappela l’épouvantable catastrophe qui avait converti en un triste et aride désert la belle et fertile vallée de Sodome, autrefois arrosée par des eaux fécondes, et semblable au jardin du Seigneur, maintenant lande inculte et brûlée, condamnée à une stérilité éternelle.

À la vue de ce sombre amas d’eaux, si différentes pour la couleur et la qualité de celles de tous les autres lacs, le voyageur frémit et fit le signe du chrétien : il se rappela que sous ces vagues dormantes gisaient les orgueilleuses cités jadis debout dans la plaine : les foudres célestes ou l’éruption des feux souterrains avaient creusé leur tombeau, et leurs débris restaient ensevelis dans les profondeurs de cette mer qui ne renferme en son sein aucun poisson vivant, ne porte aucun esquif à sa surface, et, comme si ses tristes eaux étaient indignes d’un autre réceptacle que leur propre lit, n’envoie pas même un tribut à l’Océan. Tout le pays environnant, comme aux jours de Moïse, « n’est que soufre et que sel ; il n’est point semé, il ne rapporte point : il n’y croît pas même un brin d’herbe[2]. » La terre, aussi bien que l’eau du lac, aurait pu s’appeler morte, car elle ne produisait rien qui ressemblât à aucune espèce de végétation ; l’air même était entièrement dépeuplé de ses habitants ailés : ils fuyaient probablement l’odeur du bitume et du soufre, que les rayons brûlants du soleil pompaient de la surface du lac et dont les vapeurs épaisses prenaient souvent l’aspect de trombes dévastatrices. Des masses d’une substance visqueuse et sulfurée, appelée naphte, nageaient à la surface de ces eaux dormantes et noirâtres, alimentaient ces nuages flottants de nouvelles vapeurs, et semblaient rendre un effrayant témoignage de la vérité de l’histoire de Moïse.

Le soleil brillait d’un éclat presque insupportable sur cette scène de désolation, et toute la nature animée semblait s’être dérobée à ses rayons, sauf le pèlerin isolé qui foulait lentement le sable mouvant du désert. Le costume du cavalier, et la manière dont son cheval était harnaché, étaient singulièrement mal adaptés au pays qu’il traversait. Une cotte de mailles à longues manches, des gantelets recouverts de lames d’acier et une cuirasse du même métal, n’avaient pas semblé d’un poids suffisant ; il avait de plus son bouclier triangulaire suspendu à son cou, et son casque d’acier à visière grillée était recouvert d’un capuchon de mailles attaché autour du cou, et remplissant le vide entre le haubert et le heaume. Ses membres inférieurs étaient enfermés comme son corps dans un tissu de mailles flexible qui garantissait ses jambes et ses cuisses, tandis que ses pieds étaient défendus par des chaussures recouvertes de lames d’acier semblables à celles des gantelets. Une longue et large épée à deux tranchants, dont la poignée formait une croix, avait pour pendant, de l’autre côté, un fort poignard. Le chevalier avait attaché à l’un des côtés de sa selle, et appuyé sur son étrier, sa longue lance à la pointe acérée, son arme favorite, qui, à chaque mouvement du cheval, se balançait en arrière, et dont le pennon flottait au gré de la brise légère ou retombait sur la hampe. À cet incommode accoutrement il fallait ajouter un sayon de drap brodé, mais usé et flétri : supplément qui n’était cependant point sans quelque utilité, car il empêchait les rayons brûlants du soleil de frapper directement sur l’armure, qui autrement aurait été insupportable au cavalier. Ses armoiries figuraient en différents endroits sur le sayon, et, quoique fort effacées, paraissaient être un léopard rampant, avec cette devise : « Je dors, ne m’éveillez pas[3]. » On pouvait distinguer sur son bouclier les traces du même écusson, quoique de nombreux coups en eussent presque entièrement effacé les traits. Le haut de son énorme casque, de forme ronde, n’était surmonté d’aucun cimier. En conservant leur pesante armure défensive, les croisés du Nord semblaient défier la nature du climat et du sol sur lequel ils venaient faire la guerre.

L’équipement du cheval n’était guère moins pesant et moins incommode que celui du cavalier. Il portait une lourde selle recouverte de plaques d’acier, et qui venait se rejoindre par devant à une espèce de poitrinal : par derrière, une armure défensive lui garantissait la croupe et les flancs. Il portait aussi à l’arçon de la selle la hache ou marteau d’acier, appelée masse d’armes. Les rênes de la bride étaient des chaînes, et la tête de l’animal était défendue par un chanfrein de fer avec des ouvertures pour les yeux et les narines, et du centre duquel partait une courte pointe aiguë qui, sortant du front du cheval, lui donnait un trait de ressemblance avec la fabuleuse licorne.

Mais une longue habitude avait familiarisé le voyageur et son généreux coursier avec le poids de cette massive panoplie. À la vérité, un grand nombre de guerriers, venus de l’Occident vers la Palestine, périssaient avant d’avoir pu s’accoutumer à ce climat brûlant ; mais il y en avait d’autres pour lesquels cette température n’était pas nuisible, à qui elle devenait même favorable, et parmi eux se trouvait le cavalier solitaire qui parcourait en ce moment les bords déserts de la mer Morte.

La nature avait donné à ses membres une vigueur peu commune, car il portait sa cotte de mailles avec autant d’aisance que si le tissu en eût été fait des fils de l’araignée ; et en même temps elle l’avait doué d’un tempérament aussi robuste que ses membres, et d’une santé qui défiait tous les changements de climat ainsi que la fatigue et les privations de toute espèce. Son caractère semblait parfaitement en rapport avec son organisation physique : car si cette dernière était également capable d’endurer les souffrances et de fournir les forces nécessaires aux exercices les plus actifs ; l’autre, sous un aspect calme et froid, n’était pas moins susceptible de cet amour enthousiaste de la gloire qui caractérisait les illustres enfants de la race normande, et qui en avait fait des souverains dans tous les coins de l’Europe où leur esprit aventureux les avait conduits pour tirer l’épée.

Ce n’était pas cependant à leur race entière que la fortune offrait de si brillantes récompenses, et celles qu’avait obtenues le chevalier solitaire, pendant deux ans de campagne en Palestine, se réduisaient à une gloire passagère et à quelques privilèges spirituels, du moins d’après ce que sa croyance religieuse lui faisait espérer. En attendant, sa mince provision d’argent s’était épuisée d’autant plus vite qu’il n’avait pas eu recours aux moyens familiers à des croisés, qui réparaient l’épuisement de leurs finances aux dépens du peuple de la Palestine. Il n’extorquait aucun don des malheureux habitants du pays, en échange d’une promesse de respecter leurs propriétés pendant les guerres avec les Sarrasins, et il n’avait encore eu aucune occasion de s’enrichir par la rançon de quelque prisonnier d’importance. La petite suite qui l’avait accompagné hors de son pays natal avait graduellement diminué à mesure que ses moyens de la maintenir décroissaient, et le seul écuyer qui lui restât était alors retenu au lit par une maladie qui le mettait dans l’impossibilité de suivre son maître. Celui-ci voyageait donc seul et sans cortège, ainsi que nous l’avons déjà vu. Mais c’était ce qui importait fort peu à notre croisé, accoutumé à considérer sa bonne épée comme sa plus sûre escorte, et ses pensées pieuses comme la meilleure des compagnies.

La nature, cependant, ne peut se passer d’aliments et de repos, et la constitution de fer du chevalier du Léopard, ainsi que son caractère patient, ne le mettait pas à l’abri de ses exigences. C’est pourquoi, lorsqu’il eut laissé la mer Morte à quelque distance sur sa droite, il salua joyeusement deux ou trois palmiers qui s’élevaient dans le lointain, et qui indiquaient la source auprès de laquelle il devait faire sa halte de midi. Son bon cheval aussi, qui avait supporté la fatigue de la marche avec la patience et la résignation de son maître, se mit à relever la tête, à gonfler ses naseaux, et à presser le pas, comme s’il eût aspiré de loin les eaux vives auprès desquelles il allait se reposer et se rafraîchir. Mais avant d’arriver à ce lieu désiré, le cheval et le cavalier étaient encore destinés à d’autres fatigues et à d’autres dangers.

Pendant que le chevalier du Léopard continuait de fixer attentivement les yeux sur le groupe de palmiers encore éloigné, il lui sembla voir quelque chose se mouvoir entre eux et à côté d’eux. Bientôt cette forme lointaine se détacha des arbres qui avaient en partie caché ses mouvements, et s’avança rapidement vers le chevalier : bientôt celui-ci put distinguer un guerrier à cheval ; bientôt encore, à son turban, à sa longue lance et à son cafetan vert, il le reconnut pour un cavalier sarrasin. « Il n’est pas d’ami au désert, » dit un proverbe oriental ; cependant le croisé s’embarrassait fort peu que l’infidèle qui s’avançait à sa rencontre, sur son beau cheval barbe, comme porté sur les ailes d’un aigle, vint en ami ou en ennemi ; peut-être, en qualité de champion avoué de la croix, préférait-il ce dernier titre. Quoi qu’il en soit, il dégagea sa lance de sa selle, la saisit de la main droite, la mit en arrêt, la pointe à demi élevée, prit les rênes de la main gauche, et ranimant l’ardeur de son cheval, à l’aide des éperons, il se prépara à combattre l’étranger avec ce calme et cette confiance qui annoncent le guerrier accoutumé à vaincre.

Le Sarrasin s’avança au grand galop, à la manière des cavaliers arabes : il gouvernait son cheval plutôt à l’aide de ses membres et des inflexions de son corps que par l’usage de la bride qu’il tenait flottante dans sa main gauche : de la sorte, rien ne l’empêchait de se servir du léger bouclier rond, recouvert de peau de rhinocéros et orné de clous d’argent, qu’il portait au bras, et qu’il agitait, comme s’il eût voulu opposer son disque fragile aux formidables coups de la lance d’Occident. Il ne tenait pas sa longue javeline en arrêt, comme son antagoniste, mais il l’avait saisie de la main droite par le milieu de la hampe, et la brandissait au dessus de sa tête. En s’avançant au devant de son adversaire de toute la vitesse de son cheval, il semblait s’attendre à voir celui-ci mettre le sien au galop pour venir à sa rencontre ; mais le chevalier chrétien, bien au courant des coutumes des guerriers d’Orient, ne se souciait pas de fatiguer son bon cheval par un exercice inutile. Il fit, au contraire, une halte complète, sentant que s’il devait recevoir le choc de son ennemi, son propre poids et celui de son puissant coursier lui donneraient assez d’avantage sans y joindre la force additionnelle d’un mouvement rapide. Prévoyant et redoutant peut-être le même résultat, le cavalier sarrasin, lorsqu’il fut à deux portées de lance environ du chrétien, fit passer son cheval sur la gauche avec une dextérité inimitable, et tourna deux fois autour de son adversaire : mais celui-ci, pivotant sans changer de place, et présentant constamment le front, trompa l’attente de l’ennemi, qui avait cru pouvoir l’attaquer d’un côté où il n’aurait pas été sur ses gardes ; de sorte que le Sarrasin fut obligé de faire faire volte-face à son cheval, et de rétrograder d’une centaine de pas. Une seconde fois, semblable au faucon qui fond sur le héron, le Maure revint à la charge, et une seconde fois il se vit forcé de se retirer sans avoir pu en venir aux mains. Enfin, pour la troisième fois, il revenait de la même manière, lorsque le chevalier chrétien, désirant terminer ce combat illusoire dans lequel l’infatigable activité de son ennemi aurait pu finir par épuiser ses forces, saisit tout-à-coup sa masse d’armes pendue à l’arçon de sa selle, et d’une main robuste, guidée par un coup d’œil sûr, il la lança à la tête de l’émir, car son ennemi ne paraissait pas être d’un moindre rang. Le Sarrasin vit de quoi il était menacé, assez à temps pour opposer son léger bouclier à l’arme formidable ; mais la violence du coup repoussa l’écu jusque sur le turban du défenseur du Prophète, et, quoique le choc se trouvât ainsi amorti, il suffit encore pour le renverser de son cheval. Avant que le chrétien pût profiter de sa position, son agile adversaire s’était relevé, et ayant rappelé son cheval, qui revint à l’instant près de lui, il sauta en selle sans toucher l’étrier, et reprit tout l’avantage dont le chevalier du Léopard avait espéré le priver. Cependant ce dernier avait ramassé sa hache d’armes, et le guerrier d’Orient, qui se rappelait avec quelle force et quelle dextérité il s’en était servi, semblait chercher à se tenir prudemment hors de la portée de cette arme terrible : il montrait en même temps l’intention d’engager le combat de loin, avec les armes de jet dont il pouvait disposer. Il planta sa longue lance dans le sable à quelque distance du lieu du combat, et banda avec beaucoup d’adresse un arc assez court qu’il portait sur le dos ; puis, faisant prendre le galop à son cheval, il décrivit encore une fois autour de son ennemi deux ou trois cercles, mais plus étendus qu’auparavant ; et dans le cours de cette manœuvre, il décocha six flèches au chrétien, toutes d’une main si sûre, que la bonté de son armure garantit seule le chevalier d’être blessé en plusieurs endroits. La septième lui parut avoir frappé quelque partie moins impénétrable, car le chrétien tomba lourdement de cheval… Mais quelle fut la surprise du Sarrasin, lorsqu’ayant mis pied à terre pour examiner l’état de l’ennemi qu’il croyait vaincu, il se sentit soudain saisir par l’Européen, qui avait eu recours à cette ruse pour amener son adversaire à sa portée : néanmoins, dans cette lutte mortelle, l’agilité et la présence d’esprit du guerrier d’Orient le sauvèrent encore… Il détacha son ceinturon par lequel le chevalier du Léopard s’était saisi de lui, et se débarrassant ainsi de son redoutable poignet, il remonta sur son cheval qui, semblant suivre tous ses mouvements avec l’intelligence d’une créature humaine, s’éloigna de nouveau. Mais, dans cette dernière rencontre, le Sarrasin avait perdu son épée et son carquois attachés au ceinturon qu’il avait été obligé d’abandonner ; il avait également perdu son turban pendant la lutte. Ces accidents parurent le disposer à une trêve… Il s’approcha du chrétien, la main droite étendue, sans rien conserver de menaçant dans son attitude.

« Il y a trêve entre nos deux nations, » dit-il dans la langue franque, qui servait généralement de moyen de communication entre les croisés et leurs ennemis… « Pourquoi la guerre de toi à moi ? Que la paix soit entre nous.

— J’y consens, répondit le chevalier du Léopard, mais quelle garantie m’offres-tu ?

— La parole d’un sectateur du Prophète ne fut jamais violée, reprit l’émir, et c’est à toi, brave Nazaréen, que je demanderais une garantie, si je ne savais que la trahison se trouve rarement alliée au courage. »

Le croisé sentit que la noble confiance du mahométan devait le faire rougir de ses soupçons.

« Par la croix de mon épée ! » dit-il en mettant la main sur son arme, « je te serai fidèle compagnon, Sarrasin, tant que le sort voudra que nous demeurions dans la société l’un de l’autre.

— Par Mahomet, prophète de Dieu, et par Allah, dieu de Mahomet ! » répliqua son ci-devant antagoniste, « il n’y a pas contre toi de trahison dans mon cœur. Et maintenant rendons-nous donc auprès de cette fontaine, car l’heure du repos est arrivée, et la source avait à peine rafraîchi mes lèvres quand ton approche est venue m’appeler au combat. »

Le chevalier du Léopard s’empressa de consentir avec courtoisie à cette proposition, et les deux guerriers, ennemis quelques minutes auparavant, sans aucun reste d’irritation dans leurs regards, sans un geste qui indiquât la moindre méfiance, chevauchant tranquillement côte à côte, se dirigèrent vers les palmiers.



  1. Ce roman a été publié par M. Defauconpret sous le titre de Richard en Palestine. a. m.
  2. Expressions de la Bible. a. m.
  3. I sleep, wake me not. a. m.