Le Roman d’un muet/Trop tard


Michel Lévy frères (p. 123-259).


TROP TARD




I


— Les voyageurs pour la ligne de Tours, en voiture !

Et la foule se pressait dans l’embarcadère au bruit du sifflet de la locomotive. Sur le marchepied du même wagon, deux jeunes gens se reconnurent.

— Félix !

— Toi ici ?

Ils s’embrassèrent comme des amis de collége qu’ils étaient.

— Voilà un bonheur inespéré ! Au bout de six ans de séparation se retrouver ainsi !

— Pourquoi ne m’informais-tu pas de ton retour ?

— Savais-je ton adresse depuis si longtemps que tu ne me donnes plus signe de vie ?

— Les voyageurs pour la ligne de Tours, en voiture ! cria une voix rauque à leur oreille ; en voiture !

La machine fit entendre son souffle saccadé, et, deux secondes après, elle les emportait à toute vitesse.

— Enfin ! as-tu fait suffisamment le tour du monde et vas-tu te borner maintenant, comme Sindbad le marin, à raconter tes voyages ? demanda Gaston de Courvol à son ami.

— On m’a rappelé du fond de l’Afrique en m’annonçant la mort de mon père. Ma sœur est seule maintenant, et je me dois à elle.

Il y avait sur le visage de Félix d’Aubray une expression de profonde tristesse qui trahissait un deuil intime, plus profond encore que le deuil extérieur qu’il portait.

— Je reviens donc de ma vie d’aventures, et je n’aurais peut-être jamais dû la commencer. Courir le monde, c’est fort beau, mais on se reproche son plaisir, en songeant que pour lui, on a délaissé de vieux parents, qui ont entrepris le plus solennel de tous les voyages sans avoir pu vous bénir. Alors on sent quelle place ils tenaient dans votre cœur, et on regrette d’avoir si souvent oublié de les aimer.

Félix baissait les yeux pour dissimuler une émotion profonde, et il était évident que, malgré sa franche sympathie, Gaston ne parvenait pas à en comprendre l’étendue. C’était un esprit insouciant et léger, encore ignorant de tout chagrin. Jamais plus beau cavalier ne porta plus gaillardement un nom illustre, une grande fortune héréditaire et tout l’ensemble d’une existence privilégiée. Dans ses yeux brillants, sur ses lèvres épanouies, ombragées d’une fine moustache, on lisait la joie de vivre, dans des conditions si complétement heureuses. La sécurité un peu impertinente de son regard, la désinvolture de sa haute taille dune élégance militaire, eussent pu faire croire, en outre, à quelque fatuité, à un contentement exagéré de soi-même.

Distrait, réservé, d’une politesse froide, Félix formait avec lui un frappant contraste. Son visage amaigri, ses cheveux déjà veinés de blanc et rares sur les tempes, ses épaules un peu voûtées, lui donnaient l’air d’un jeune savant fatigué par des veilles laborieuses. Le climat d’Orient avait bistré son teint mat. Il était vêtu avec une négligence qui indiquait assez combien il avait oublié, dans ses voyages, les traditions de la tenue telle qu’on l’entend à Paris.

Entre ces deux amis, pourtant, la différence n’était pas aussi grande qu’on eût pu le croire d’abord ; c’étaient leurs professions et leurs destinées qui étaient opposées plutôt que leurs personnes et leurs caractères ; l’un avait déjà vécu, souffert et lutté, tandis que l’autre entrait dans le monde par la plus brillante et la plus frivole de toutes les portes, avec un uniforme qui lui imposait l’air tapageur et délibéré.

Au fond ils s’entendaient et savaient être jeunes tous les deux. Leurs compagnons de voyage s’en aperçurent bientôt.

Félix, qui avait entamé le récit de ses expéditions lointaines, les promena, un peu malgré eux, sous le ciel de Naples, au milieu des glaces de l’Islande, dans les hypogées de Louqsor, ne faisant grâce d’aucun détail, décrivant tout, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Gaston parlait en même temps avec non moins de volubilité des plaisirs de la garnison de Nancy, de ses ambitions d’avenir, de l’existence joyeuse qu’il menait comme officier d’ordonnance du général P., un homme de cour, que ses fonctions appelaient à Paris plus souvent qu’elles ne le retenaient en Lorraine. Après s’être raconté les péripéties nombreuses qui avaient rempli six ans de séparation, ils s’arrêtèrent tout essoufflés, fumèrent une cigarette pour reprendre haleine, puis Gaston, recouvrant la parole le premier :

— Donc, dit-il, tu reviens plus excentrique que jamais… Tu portes un costume arménien sous ton paletot, un cheval arabe tenu par un nègre t’attend à la station prochaine, et tu as installé dans le compartiment des dames plusieurs almées dont je vais entrevoir tout à l’heure les grands yeux noirs derrière un voile de gaze.

— Mais tu n’as donc pas compris un mot de ce que je te disais à l’instant ? Il y a tout au plus, dans mes bagages, un yatagan rapporté à ton intention ; tu ne me verras jamais lire le Coran, et, quant aux yeux noirs, les seuls que j’aie achetés là-bas, sont ceux d’une cuisinière abyssinienne à qui j’ai accordé généreusement la liberté avant mon départ. Si jamais je prends femme, ce qui est peu probable, car je n’ai guère l’espoir de faire des conquêtes, tel que me voici, ce sera une Française unique et légitime, qui puisse servir de mère à Blanche.

— Te marier !… volontairement… à vingt-huit ans !

— Tu me rajeunis. Tout est vieux en moi : l’esprit, le caractère ; le corps est bien cassé aussi, va ! Il y a des climats qui entassent en quelques mois beaucoup d’années sur votre tête.

— Eh ! mais tu me fais l’effet de porter sur la tienne les quarante siècles contemplés par les pyramides. Comment ! il te faut déjà une garde-malade, à toi qui as failli planter ta tente au désert.

— Mon Dieu oui ! J’ai rapporté de mes poétiques excursions des goûts très-modestes, des aspirations vulgaires. Le coin du feu me tente, peut-être parce que j’en ai absolument perdu l’habitude. On revient aux instincts primitifs chez les sauvages. Je vais acheter des terres et mener une vie de paysan auprès de ma sœur.

— C’est cela ; je vois d’ici ce que tu rêves : les hautes girouettes d’un petit castel en Touraine, une petite blonde à la fenêtre guettant ton retour, quand tu irais visiter tes champs… Eh bien ! Félix, ton idéal va être mon enfer.

— Que veux-tu dire ; on te marie de force ?

— Allons donc ! tu sais bien que ma mère m’a toujours gâté. Jamais sa volonté n’est venue contrarier la mienne.

— Oui, mais c’est peut-être justement parce qu’elle se garde bien d’ordonner que tu es sans défense ?

Gaston passa ses deux mains sur son front comme pour en chasser une pensée maussade.

— Et où vas-tu ? demanda-t-il à Félix.

— Au château de la Fresnaie, chez une vieille parente, mademoiselle de Lussy, qui, depuis la mort de mon père, garde Blanche auprès d’elle.

— Tant mieux ! mademoiselle de Lussy est voisine et proche parente de la famille de Vallombre, chez laquelle je vais faire un long séjour.

— Quel soupir ! Tu me l’expliqueras tout à l’heure. Le train s’arrête et je meurs de faim.

Ils descendirent et se dirigèrent vers le buffet.

Le seuil était entièrement obstrué par une colossale crinoline, recouverte d’un nombre considérable de volants, cachés eux-mêmes sous des flots de dentelle. Cet amas d’étoffe était surmonté d’une toute petite toque, dont la longue plume rouge flottait au vent.

— Pardon, madame, dit courtoisement Gaston, en attendant qu’on se dérangeât.

La plume rouge fit volte-face et laissa entrevoir un minois de blanc de perle et de rouge végétal.

— Claudia ! s’écria l’officier ; mais c’est donc le jour des surprises ! Je viens de rencontrer un vieil ami que je croyais perdu, et mon bon génie jette sur la ligne de Tours…

— Votre plus joli souvenir, interrompit effrontément la Claudia en lorgnant Félix et son habit par top scientifique, avec un sourire dédaigneux. Pour le moment, votre bon génie ne vous octroie pas grande faveur, car je file sur Bordeaux avec un lord qui me conduit aux bains des Pyrénées. Vous le voyez là-bas avaler un verre de sherry. Vrai ! il me plairait assez de le planter là pour vous suivre, car j’aime à m’instruire, et monsieur doit avoir des choses amusantes à raconter ; il me fait l’effet d’arriver de bien loin. Mais mon médecin m’a recommandé les Eaux-Bonnes. Il faut faire provision de beauté et de bonne santé pour cet hiver, pour le temps où tu seras des nôtres, dit-elle à l’oreille de Gaston. Adieu ! et ne vas pas me trahir avec quelque héritière tourangeotte ; tu sais si je suis jalouse ! — Monsieur…

Elle fit à Félix une révérence moqueuse, envoya de loin un petit signe amical à Gaston, et alla reprendre le bras d’un Anglais, beau comme Antinoüs, qui, tandis qu’elle parlait, avait entièrement vidé la bouteille de sherry.

On remonta en voiture.

Les deux jeunes gens se trouvèrent seuls, les bons bourgeois qu’ils avaient étourdis et scandalisés s’étant réfugiés ailleurs.

— Cette Claudia est charmante, dit Gaston ; si tu la voyais à cheval avec son habit couleur tourterelle ! Ah ! c’est son triomphe ! Tu en tomberais amoureux si tu la voyais à cheval, je te jure. Est-ce que tu n’as jamais été amoureux, Félix ?

— Je n’en ai point encore eu le temps. Mais ce n’est pas sérieux, j’espère, ce que tu me disais tout à l’heure ? Tu ne vas pas aller offrir ce cœur qui reste accroché au char de Claudia et autres demoiselles de la même famille.

— Eh ! que veux-tu ? On me somme de tenir des engagements pris en mon nom vers l’époque de mon baptême et ratifiés par moi à l’âge de quinze ans. Je suis esclave de ma parole, et j’enrage.

— Voyons, tu ne te sens pas capable de rompre avec tes folies de jeunesse, de t’attacher uniquement à cette pauvre fille qu’on te destine ?

— Si encore on ne me demandait que de rompre avec mes folies ! c’est avec mon état qu’il faut rompre aussi. Mademoiselle de Vallombre exige que je donne ma démission, conçois-tu ? J’aurai senti pendant deux ans le sabre me battre les jambes, et, au moment où il s’agit de le tirer du fourreau, où tous mes camarades partent ou sont déjà partis pour la Crimée, on me dit : Endossez un habit noir et marchez à l’autel, victime obéissante ! Si je l’aimais, encore ! Mais, pour moi, cette enfant maigre et délicate, blonde comme les épis, blanche comme un cierge, n’est et ne sera jamais une femme.

— Et cette poupée si artistement badigeonnée, est-ce une femme ?

Ici un voyageur s’introduisit dans le compartiment où ils se trouvaient, et ce ne fut qu’à voix basse que Gaston put énumérer les raisons qui rendaient mademoiselle Claudia adorable à ses yeux.

Nous n’avons pu rien entendre de ce panégyrique fougueux, qui amena sur le visage placide du jeune d’Aubray une expression d’ébahissement impossible à rendre.

— Tu commettras une mauvaise action si tu te maries dans des dispositions semblables, dit Félix.

— C’est ce que je tâcherai de faire entendre à ma mère, mais la pauvre chère aveugle croit Suzanne capable d’opérer des miracles.

— Enfin, quelle personne est-ce donc que mademoiselle de Vallombre ?

— Je te l’ai dit : Point jolie, gauche et timide. Une bonne petite créature, d’ailleurs, qui passe ses matinées à visiter les pauvres, ses journées à parcourir les environs un carton à dessin sous le bras, car elle a un grand talent de peinture. Encore un grief. Je déteste le génie chez les femmes ; c’est toujours un prétexte pour n’avoir pas d’esprit.

— Vouvray ! cria un employé en ouvrant la portière.

Deux voitures stationnaient à quelques pas de là ; l’une, un poney-chaise vide, attendait Gaston pour le conduire à Vallombre ; de l’autre, une lourde et massive calèche, s’élança une petite fille, qui tomba dans les bras de Félix avec des cris de joie.

— Ma sœur ! dit ce dernier, et presque étouffé par son étreinte, il put à peine prendre congé de Gaston, en lui promettant de le revoir.


II


Il tint parole et huit jours ne s’étaient pas écoulés, qu’il suivait le chemin qui conduit de la Fresnaie à Vallombre. Ces châteaux sont situés à trois kilomètres l’un de l’autre, sur le coteau qui domine à la fois la délicieuse vallée de la Cisse et celle de la Loire. D’un côté s’étendent des campagnes toutes vertes, entrecoupées de bois et de prairies qui se déroulent jusqu’au Cher ; de l’autre, les bourgs et villages de Saint-Ouen, de Pocé, de Vouvray s’étagent au-dessus du fleuve que surplombe en cet endroit une chaîne de rochers. Chaque roche est une maisonnette où niche une famille de vignerons, et la fumée des cheminées tournoie au milieu des genêts en fleurs, dont la belle couleur d’or pâle égaye le sol pierreux.

Rien de plus étrange que ces caves superposées dans lesquelles s’agite toute une population laborieuse et active, que ces clos aériens parfaitement cultivés néanmoins et où la vigne croît en abondance, sur une pente creusée par de perpétuels éboulements. Des saules touffus bordent la Loire, et leur feuillage chargé de vapeur dessine à perte de vue, une ligne mollement ondulée sur laquelle se découpent les grands bancs de sable, mornes et mélancoliques. — Dans le lointain, on distingue la majestueuse silhouette de la cathédrale de Saint-Martin ; à l’ouest, les ruines de la Roche-Corbon viennent jeter leur ombre sévère sur les villas qui se succèdent de Vernou aux portes de Tours.

Au sein de cette nature capricieuse et coquette, près de l’embouchure de la Cisse, Vallombre montre ses tourelles sculptées à jour dans la blanche pierre de Bourré, son perron à double rampe contournée, sa longue terrasse bordée d’arbustes exotiques, qu’on peut apercevoir de cette levée qui suit la route de Paris à Bordeaux.

C’est un petit château tout moderne, dont l’architecture n’a aucun caractère distinct ni correct, mais si mignon, si élégant d’ailleurs, qu’il fait l’effet d’un bijou enchâssé avec art dans ces escarpements, qui, vus d’en bas, donnent le vertige. Un grand parc l’entoure de silence, de verdure, de cette fraîcheur embaumée, inconnue d’ordinaire sur les cimes.

Il était trois heures de l’après-midi ; Félix arrivait fatigué d’une longue course. Voulant reprendre haleine avant de se présenter au château, il évita d’entrer par la grille principale ; une petite porte entre-bâillée lui fit apercevoir la triple avenue d’acacias qui borde la terrasse ; il s’y enfonça à pas lents, en s’essuyant le front. De cette allée, la vue est ravissante. Félix allait s’approcher de la balustrade pour mieux admirer, lorsque soudain il recula étonné par l’apparition d’une robe de mousseline et d’une ombrelle ouverte, sous laquelle ondoyaient des boucles de cheveux blonds.

— C’est mademoiselle de Vallombre, se dit-il.

Sa sœur lui avait parlé et parlé avec enthousiasme de la fiancée de Gaston. La curiosité le saisit ; en même temps son insurmontable timidité l’arrêtait ; il passa dans la contre-allée et regarda entre les branches, sans oser avancer.

Une petite brise venant de la Loire ébranlait les acacias, dont les fleurs tombaient autour de Suzanne comme une pluie de neige. Elle était assise ; ses yeux, fixés sur la route qui serpente au bas du coteau, semblaient interroger attentivement l’horizon ou le ciel ; à quoi pensait-elle ? Qui pouvait-elle attendre ?

Félix ne se le demanda pas longtemps.

Le pas d’un cheval avait retenti ; elle prêta l’oreille ; puis il la vit bondir, ses traits s’éclairèrent subitement et elle courut vers le château, effleurant à peine la pelouse, avec des mouvements d’oiseau. Une des barrières donnant sur l’avenue s’ouvrit alors. Gaston parut, un bras passé dans la bride de son cheval, une rose entre les dents. Elle était venue à sa rencontre évidemment. Pourquoi donc demeura-t-elle tout à coup hésitante ?

En passant la grille, Gaston avait laissé tomber, sans y prendre garde, la fleur qu’il tenait. Cette singulière fille attendit qu’il fût loin, puis, elle jeta autour d’elle un regard rapide pour s’assurer que personne ne la voyait, ramassa la petite rose à demi effeuillée et la mit dans son sein. Au même instant, elle fut rejointe par Félix, qui, sorti de sa cachette, l’avait suivie en longeant le rideau d’acacias. Mademoiselle de Vallombre poussa un léger cri et prit la fuite, comme une gazelle effrayée. Aussi troublé qu’elle, Félix ralentit le pas et s’arrangea pour lui laisser le temps d’arriver longtemps avant lui.

La scène dont il venait d’être témoin nuisit un peu à cette jeune fille dans son esprit, car il était médiocrement romanesque et peu indulgent pour les petites hypocrisies qui jouent la pudeur.

— La femme que j’épouserai, se dit-il, viendra gaiement me tendre la main avec une bonne parole ; elle ne baissera pas les yeux en ma présence pour ramasser derrière moi une fleurette échappée de ma boutonnière. Vous êtes trop passionnée et pas assez franche à mon goût, mademoiselle Suzanne.

Et il fouettait l’herbe du bout de sa canne avec cette irritation involontaire qu’éprouve tout homme, fût-il un sage, quand il voit une femme, même indifférente, presque inconnue, accorder à un autre un témoignage de préférence.

Sous cette impression, il arriva devant le perron, où fumaient monsieur de Vallombre et Gaston, tous deux en vestes de chasse et plongés dans de grands fauteuils rustiques. Le comte fit le meilleur accueil à l’ami de son futur gendre et de mademoiselle de Lussy. Il était de ces gens qui se livrent en une minute au premier venu ; la bonté était peinte sur ses traits, une bonté banale, un peu niaise, bien qu’avec cela il eût grand air et la mine fière, la tournure martiale particulière aux gardes du corps de S. M. Charles X. Ce vieux beau de la Restauration n’avait pas longtemps porté l’épée, et son épée n’avait dû être qu’une des lames de baleine inoffensives qu’au temps de Louis XV les petits seigneurs poudrés et musqués appelaient une excuse. Ses fonctions d’aide de camp du duc de Mouchy n’eurent jamais de caractère belliqueux et ressemblaient fort à celles de chambellan.

Il avait placé les dames dans la chapelle royale et promené sa magnifique personne dans les salons et les antichambres des Tuileries, jusqu’à ce que son nom fût devenu synonyme d’élégance, de politesse et de galanterie ; il avait fait, sans y mettre de malice, la conquête de toutes les beautés à la mode ; il avait rempli en conscience son rôle de courtisan, qui s’était terminé par un baiser respectueux déposé sur la main du roi à Cherbourg, où il fit partie de la dernière poignée de fidèles. Puis, toujours avec le même flegme, la même dignité, la même grâce exquise, il avait brisé cette épée qui, pendant des années, avait traîné orgueilleuse sur les dalles du palais ou discrète sur le tapis des boudoirs. La patrie, en perdant ses services, perdit peu ; mais le comte se figura toujours qu’il avait cruellement puni l’usurpateur en lui refusant son serment ; il renonça à toute carrière publique, et prit le chemin de ses terres avec cette fierté dédaigneuse dont Achille, en se retirant sous sa tente, a légué la tradition aux mécontents de tous les partis.

L’ennui vint vite le chercher dans sa nouvelle existence. Pour le conjurer, il s’avisa d’un remède héroïque, vu ses cinquante ans ! Il se maria… il se maria par amour, à ce que tout le monde dit, car comment expliquer autrement le choix qu’il s’avisa de faire d’une très-jeune fille aussi jolie que pauvre ? Elle accepta de grand cœur, cela va sans dire. À peine avait-elle regardé l’époux. Elle eut un esclave en la personne de M. de Vallombre, qui poussa la complaisance pour les goûts bourgeois de sa femme, jusqu’à leur sacrifier son vieux manoir héréditaire. Sur ses ruines s’éleva bientôt le château actuel de Vallombre, qui devint le rendez-vous des plaisirs bruyants, des réunions fastueuses, de tout ce qui gâte la vie de campagne, en la rendant semblable à la vie parisienne.

La jeune comtesse avait beaucoup désiré d’abord briller à Paris ; sur ce chapitre comme sur tous les autres, ses vœux furent réalisés ; mais son minois chiffonné n’y ayant pas produit toute la sensation qu’elle espérait, il lui sembla plus glorieux de tenir le sceptre dans sa province. Ses journées se passaient à Vallombre dans une oisiveté superbe. Elle était coquette à l’excès ; pourtant sa réputation souffrit peu des escarmouches qu’on lui livra. Non qu’elle fût attachée à ses devoirs. Elle ne s’en connaissait aucun, n’ayant jamais pris le temps d’y songer ; non qu’elle fût très-surveillée par son mari, qui professait en pareille matière une confiance aveugle et du meilleur goût, mais elle n’avait pas assez de suite dans les idées pour conduire une intrigue ou même pour ébaucher simplement un roman. La seule affection vive qu’elle éprouva jamais fut pour une amie de pension, qui habitait non loin d’elle par suite de son mariage avec un riche propriétaire tourangeot. Moins jolie que sa compagne d’enfance, madame de Courvol avait plus d’esprit et plus de cœur, et son intimité avec une personne aussi inférieure moralement, ne s’expliquait guère que par un certain besoin de domination qui était en elle, et auquel cette nature faible se pliait.

Restée veuve de bonne heure, madame de Courvol fut défendue contre la tentation d’un second mariage par son dévouement maternel ; les deuils douloureux qui se succédèrent dans sa vie, la laissèrent en proie à une tristesse profonde. Un seul de ses fils vécut jusqu’à l’âge d’homme, et ce fils, Gaston, fut dès ses premières années choisi pour gendre par les Vallombre, dans la prévision de la naissance d’une petite fille qu’attendait impatiemment la comtesse, car une petite fille est un charmant prétexte à pompons, à broderies et à dentelles.

Lorsque Suzanne vint au monde, on la montra donc au bambin ébahi, en disant :

— Voilà ta femme.

Et cette phrase fut si souvent répétée, tantôt sérieusement, tantôt par plaisanterie, qu’elle suffit pour lui faire prendre en horreur le nom seul du mariage.

— Quel esprit, quel cœur, quelle éducation ces deux automates peuvent-ils avoir donnés à leur enfant ? se demandait Félix, alternativement impatienté par les poses maniérées de madame de Vallombre et par les phrases creuses de son mari.

Et de minute en minute, il s’attendait à voir paraître mademoiselle Suzanne.

Mais il attendit en vain. La jeune fille ne descendit de sa chambre qu’à six heures, lorsque tout le monde était déjà dans la salle à manger.

Elle fit une révérence timide, puis alla droit à son père, lui prit le front dans ses deux mains et l’embrassa avec tendresse avant de s’asseoir entre lui et Gaston. Ses yeux ayant rencontré ensuite ceux de M. d’Aubray, elle se troubla visiblement, et, durant tout le diner, n’ouvrit pas la bouche, examinant les fleurs de son assiette avec une singulière obstination.

Félix put l’étudier à son aise. Au repos, cette figure étroite, au teint pâle, aux cheveux fauves, était loin de séduire ; pour la trouver jolie, il fallait la voir lorsque Gaston lui parlait ou lorsqu’il lui témoignait quelque affection en s’occupant d’elle, en lui rendant de ces menus services qui n’ont de prix que par la grâce qu’on y met. Alors ses joues se coloraient légèrement, un éclair jaillissait de sa prunelle limpide et verdâtre comme une aigue-marine.

— Qu’as-tu fait aujourd’hui, mignonne ? lui demanda son père. Personne ne t’a vue.

— Elle a passé toute la matinée dans son atelier, répondit pour elle madame de Vallombre.

— Ah ! voilà un point sur lequel vous pourrez vous entendre, s’écria Gaston. La peinture ! c’est le début de toutes les graves folies de Félix. Figurez-vous qu’il voulait être artiste… le premier pas était franchi. Il avait obtenu un prix de Rome et du succès à deux expositions successives. Pour mûrir son talent, il a voulu l’exposer au soleil d’Orient, et là le découragement l’a pris. Il a jeté ses pinceaux qui ne traduisaient pas assez éloquemment ses enthousiasmes et il a passé des arts à la science.

— Il n’y a que le vrai mérite qui se laisse aller à ces découragements-là, dit Suzanne. Moi, quand j’ai reproduit tant bien que mal la fleur que j’aime ou un site qui me plaît, je suis ravie de moi-même… Vous jugerez s’il y a de quoi, monsieur, dit-elle à Félix avec une bonne humeur d’où toute prétention était absente.

— Faisons donc une visite à votre atelier avant que la nuit ne tombe, mademoiselle.

On s’était levé de table. En ouvrant la porte qui séparait la salle à manger de son atelier, Suzanne vit Félix et Gaston qui se rapprochaient l’un de l’autre pour causer tout bas. Une crainte vague parut la saisir, la crainte sans doute qu’on ne divulguât l’histoire de la rose et du baiser. Alors, surmontant l’embarras qui l’avait paralysée d’abord, elle s’avança vers les jeunes gens et regarda M. d’Aubray d’un air suppliant en joignant les mains. Ce geste ne fut remarqué que de lui ; il y répondit par un sourire qui promettait le secret. Cette muette prière, ce sourire plein de bienveillance et de respect, cette innocente complicité dès le premier instant de leur rencontre, fit tout à coup deux amis de ces deux êtres qui se connaissaient à peine, et la soirée se ressentit de leur entente tacite ; elle fut joyeuse, intime. Bien qu’il se moquât de lui-même en se traitant de pédant, et pour cela même, Félix, loin d’être affecté ou sérieux à l’excès, avait tout l’entrain de son âge. Sa bonhomie fit la conquête de toute la maison, à l’exception peut-être de madame de Vallombre, qui ne le trouva pas suffisamment homme du monde, c’est-à-dire empressé auprès d’elle.

Suzanne observa qu’il s’effaçait toujours devant Gaston, provoquant pour lui les occasions de briller, de déployer sa verve ; elle lui en sut gré, de même qu’elle lui sut gré des éloges accordés aux albums qu’elle fit passer sous ses yeux. Ce n’était pas vanité de sa part ; les compliments la touchaient peu d’ordinaire et elle n’attribuait aucune valeur aux compositions ingénieuses que trouvait facilement son crayon ; mais ces éloges lui étaient prodigués devant Gaston, et elle les savourait avec délices en songeant qu’il les entendait.

Madame de Vallombre étouffa cependant un léger bâillement.

— Vous aimez les dessins de Suzanne, dit-elle. Moi je maudis cette idée fixe qui l’absorbe. Il n’y a pas de talent plus égoïste que celui-là, d’occupation qui puisse isoler davantage. L’humeur sauvage de ma fille est-elle la cause ou l’effet de cette passion dominante ?

Suzanne répondit par un regard froid et un peu railleur, que Félix comprit et qui l’attrista. Personne jusque-là n’avait été assez perspicace pour sonder les profondeurs de ce cœur d’enfant. Rien n’échappait à Suzanne, ni la nullité de son père, ni les allures évaporées de sa mère, qu’elle jugeait sévèrement, ayant surpris et enseveli dans le silence de sa pensée beaucoup de ces secrets qui ne comptent pas dans la vie d’une coquette, mais que repousse une imagination de vingt ans. Les aimables travers qu’elle avait eus sous les yeux l’avaient toujours choquée au point de la faire tomber dans l’excès contraire. Abandonnée à une institutrice inepte, elle s’était élevée seule, pour ainsi dire, sans que la direction maternelle intervînt en rien dans son éducation. Grave et studieuse, elle avait lu, réfléchi, tandis que la comtesse ne s’occupait d’elle que pour veiller à ce qu’on l’affublât le plus longtemps possible de robes courtes, dont l’aspect enfantin empêchait de compter ses années et les siennes par la même occasion. — Le père, malgré sa sollicitude, ne s’était jamais demandé si c’était une souffrance physique ou une préoccupation morale qui assombrissait le front de sa fille. Suzanne l’aimait beaucoup, mais comme on aime un être d’une nature essentiellement différente de la vôtre, qui n’a ni la même langue ni les mêmes sensations, et ne peut, par conséquent, vous comprendre. Elle avait donc grandi, solitaire, mettant toute l’exaltation dont elle était capable dans son art, sa religion et la tendresse exaltée que lui inspirait Gaston. Cette tendresse, que la timidité l’empêchait de témoigner d’aucune façon, se répandait sur madame de Courvol, qu’elle idolâtrait par idolâtrie pour son fils.

Félix sentit tout cela en un instant, et aussitôt l’élan involontaire qu’on nomme sympathie, jeta son cœur aux pieds de Suzanne.

À partir de ce jour, des relations de voisinage presque quotidiennes s’établirent entre lui et les Vallombre, soit que ceux-ci vinssent chez mademoiselle de Lussy, soit que Félix se rendît chez eux.

Suzanne avait pris en vive amitié la petite Blanche, qui, sous prétexte d’apprendre quelque ouvrage de femme, passait souvent plusieurs jours à Vallombre. Elle était le lien entre son frère et Suzanne, parlant sans cesse de l’un à l’autre, vantant à sa grande amie la bonté de Félix, s’extasiant avec celui-ci sur les perfections de sa grande amie. Le résultat du babillage et des gentilles indiscrétions de Blanche fut d’abord de fortifier chez Félix l’intérêt éclos à première vue, puis d’inspirer à Suzanne une confiance et une estime singulières, qu’elle n’avait jamais ressenties pour personne.

Gaston, souvent absent, sous prétexte de chasse dans les environs, ne faisait que passer de temps en temps quelques heures au logis. Il rentrait fatigué d’une longue chevauchée, ayant grand’faim ou grand sommeil, et ne songeait guère à remarquer tels petits frais de toilette qu’on avait faits pour lui. Félix voyait mieux, et ne manquait jamais de lui signaler ces manifestations, bien timides, sans doute, quoiqu’on se les reprochât comme trop audacieuses. Avec la fine intuition de son sexe, la pauvre petite devinait qu’elle avait un allié et le récompensait par une gratitude qui, pour n’être point exprimée, n’en était pas moins vive. Tout l’attirait vers M. d’Aubray, sa douceur toujours égale, presque féminine, sa gravité même qui le vieillissait un peu et lui seyait mal, au dire de la plupart des gens.

Gaston l’avait accoutumée à des allures enjouées, badines, à cette galanterie élégante qui coûte si peu quand on a le cœur libre et qui assure l’éternelle supériorité de ceux qui n’aiment pas sur ceux qui aiment. Les indifférents l’eussent jugé très-amoureux, d’après son langage et ses manières, qui charmaient et inquiétaient Suzanne tout à la fois.

Elle rougissait sous son regard et était près de défaillir toutes les fois qu’il lui adressait un compliment. Le ton amical et sérieux de Félix la reposait et la rassurait au contraire. Grâce à ses fiançailles, elle jouissait d’une certaine liberté, et lorsque Gaston courait les champs, ils restaient souvent seuls tous deux dans l’atelier, à travailler ensemble.

Rien de plus recueilli que ce réduit, de plus propice à la causerie. Pourtant on y parlait peu. Assis chacun devant un chevalet, Suzanne et Félix semblaient absorbés au point de s’oublier l’un l’autre. À peine le silence était-il rompu par l’écolière qui demandait un conseil, ou par le maître qui développait quelque théorie d’art.

On l’écoutait attentivement, on répondait par monosyllabes, puis, une seconde après, s’il arrivait à Félix de jeter un regard du côté de Suzanne, il l’apercevait songeuse, les mains pendantes, sa palette sur les genoux. La voix de Gaston retentissant dans l’escalier, elle revenait à elle, se remettait à peindre avec une activité fébrile et gâtait en deux coups de pinceau son travail de la journée.

Mademoiselle de Lussy, prudente et soupçonneuse comme une vieille fille, entreprit d’éclairer la famille sur les dangers de pareils tête-à-tête.

M. d’Aubray rival de Gaston ! s’écria madame de Courvol. Mais regardez-les donc ! est-ce possible ?

Et l’idée qu’on pût préférer quelqu’un à son fils, la fit rire aux éclats pour la première fois depuis longtemps.

— D’ailleurs, reprit M. de Vallombre, c’est à Gaston plutôt qu’à nous de se tourmenter de ces dangers-là. Il a confiance en son ami, et pour se montrer confiant, un amoureux exige plus de garanties qu’un mari.

Il se rengorgea sur cette belle parole.

— Et puis, dit la comtesse, que peut-on craindre avec notre pauvre fille ? Elle est possédée tout entière par un de ces sentiments exclusifs qui ne viennent qu’aux organisations froides et qui les occupent assez pour les empêcher de s’apercevoir qu’il existe des hommes au monde, hormis un seul.

Sur ce dernier point, elle avait raison ; la meilleure sauvegarde pour une femme est un grand amour.

À deux mois de là, le 15 août, on célébrait la fête de madame de Vallombre. Il y eut gala, spectacle, bal et feu d’artifice, car la grande affaire était d’éblouir et de faire mourir d’envie tous les châtelains du voisinage. La comtesse sortait, comme une rose épanouie, d’un flot de dentelles d’argent ; elle éclipsa toutes les femmes, elle désespéra toutes ses amies, elle reçut dans la soirée cent madrigaux débités par des petits jeunes gens adorables de dix-huit à vingt-cinq ans.

M. de Vallombre triomphait, rayonnait ; Gaston polkait, mazurkait comme un fou, en serrant contre les broderies de son uniforme les épaules les plus satinées, les tailles les plus fines, qui, toutes, se laissaient faire sans se plaindre. Les œillades formaient autour de lui un véritable incendie, les anecdotes circulaient à voix basse sur cet irrésistible, que les petites demoiselles enviaient à Suzanne, et que les mères défendaient aux jeunes filles de regarder, comme elles l’eussent fait pour Lovelace. Et il riait sous cape de ces avances, de ces terreurs provinciales, pressait indistinctement la main de toutes les danseuses, satisfaisait à toutes les jalousies, et de temps en temps, par acquit de conscience, allait inviter mademoiselle de Vallombre.

C’était peine perdue, car, à toutes les invitations, elle avait déjà répondu par un refus et paraissait décidée à refuser toujours. Assise dans un coin de la serre qui faisait suite aux salons, à l’écart comme un enfant boudeur, elle cachait derrière son éventail ses yeux, qui, par moments, se gonflaient de larmes.

Félix, qui ne dansait jamais, vint s’asseoir auprès d’elle.

— Qu’avez-vous ? lui dit-il.

Gaston n’avait pas su lui demander cela.

— Rien, répliqua-t-elle d’une voix brève. Puis, après un silence :

— Est-ce que vous aimez, vous, M.  d’Aubray, ce bruit d’orchestre et de parquets foulés, ces pirouettes de robes de gaze, ce va-et-vient de diamants et de révérences, ces parfums chauds, ces lustres qui aveuglent ? Regardez les paysans, là-bas, sur la pelouse… à la bonne heure ! c’est du plaisir ! Votre bras, ajouta-t-elle en jetant sur ses épaules une mante de cachemire blanc.

Félix poussa une porte-fenêtre et l’air tiède du dehors entra avec l’odeur des orangers. Le ciel était bleu, bleu partout, d’un bleu noir. Dans les bosquets, aux branches des arbres, sous la feuillée sombre, les lanternes vénitiennes et les verres de couleur étincelaient comme des lucioles.

Ils descendirent le perron et marchèrent quelques minutes, sans échanger un mot, dans la grande allée qui s’étend devant le château. Les paysans s’y livraient à une contredanse animée.

— Il y a encore trop de bruit ici, dit Suzanne en se dirigeant vers la terrasse.

Les girandoles de feu courant d’un arbre à l’autre commençaient à s’éteindre et cédaient la place à un crépuscule voilé. La musique n’arrivait plus que faiblement, par lambeaux ; on ne voyait du château qu’une lueur rouge qui se reflétait dans le fleuve.

Suzanne s’assit sur un banc, à l’endroit même où Félix l’avait aperçue pour la première fois, et il se tint debout auprès d’elle, n’osant interrompre sa rêverie.

— Mon père assurait ce matin que vous vouliez bientôt quitter le pays. Il se trompait, n’est-ce pas ?

— Non, malheureusement, mademoiselle ; malgré la charmante hospitalité que j’ai trouvée ici, il me faut retourner à Paris. Je vais choisir un pensionnat pour y placer ma sœur.

— Et quand nous quittez-vous ?

— À la fin du mois.

Elle sembla chercher quelque moyen de lui présenter adroitement une audacieuse requête, puis n’en trouvant pas sans doute, lui prit la main tout à coup.

M. d’Aubray… je vous en supplie… restez !

Jamais prière ne fut prononcée d’un accent plus touchant et avec un pareil désir d’être exaucée. Il tressaillit et la regarda fixement, ne sachant que penser et presque aussi surpris de l’émotion qu’il sentait s’élever en lui que de ces singulières paroles.

— Restez ! reprit-elle. Ne comprenez-vous pas que votre présence surtout contribue à le fixer ici ? que son congé va finir bientôt, et que seules, sa mère et moi, nous ne parviendrons peut-être pas à le retenir ? Écoutez, je n’ai jamais dit à qui que ce soit ce que je redoute, ce que je souffre, mais vous pourrez me conseiller, et avec vous, je n’ai pas peur. Il est question, vous le savez, de notre mariage, comme d’un événement prochain. J’y ai pensé quelquefois avec bonheur, mais bien plus souvent encore avec angoisse, car Gaston est dominé, à mesure que l’époque fixée approche, par quelque peine secrète ; il y a bien longtemps que je crois m’en apercevoir ; cet hiver, à Paris, le doute ne m’a plus été permis. Il parlait sans cesse de sa carrière, et avec quel enthousiasme ! Comme le mariage doit l’arracher à cet état qu’il adore, il en repousse l’idée ; c’est trop clairement prouvé.

Jamais elle n’avait parlé avec autant de chaleur. Félix ne la reconnaissait plus.

— S’il s’agit de vous servir, je resterai, mademoiselle, mais je crois que vous exagérez mon utilité et les soucis de Gaston.

Elle secoua la tête.

— Comment ne lui feriez-vous pas tout oublier ? En admettant même qu’il soit assez fou pour regretter quelque chose, ses regrets ne dureront pas auprès de vous.

— Ah ! dites-moi cela encore ! J’ai tant besoin d’être rassurée. Il m’aime, n’est-ce pas ? et je me forge des chimères quand il m’arrive de trembler pour l’avenir ? Si vous saviez les terreurs qui s’emparent de moi ! comme il me semble que je ne suis pas la femme qui lui convient ! Il a le droit d’être exigeant ! Le monde l’a traité en enfant gâté cela devait être… et quand je pense à tout ce qui a dû enchanter son passé, succès, satisfactions d’orgueil, et au peu que je lui offre en échange, l’épouvante me prend.

Il n’y a rien de plus beau sur la terre que la candide ignorance d’une jeune fille, possédant sans le savoir, la grâce, les séductions qu’elle envie, et confessant qu’elle voudrait avoir tout cela, éternel et inaltérable, pour le donner à l’homme aimé.

Félix l’enveloppa d’un regard d’admiration qui eût dû calmer ses craintes.

— Je vous étonne ? Mais vous êtes si indulgent ! je ne vous reconnais pas la compétence voulue pour juger ces choses. J’ai malheureusement trop de clairvoyance et je devine la femme qu’il faudrait à M. de Courvol ; une femme vive, ingénieuse, spirituelle, habile à se renouveler. Seule, elle pourrait lutter contre ces deux adversaires tout-puissants, le monde et l’épée. Suis-je ainsi ? Tandis que les désirs, les aspirations de Gaston s’éparpilleraient dans l’infini, je ne saurais, moi, que m’attacher de plus en plus… je l’ennuierais… et l’ennui est bien près de la haine…

— D’où vous viennent ces idées, à vingt ans, à l’âge où l’on croit et où l’on espère ? demanda Félix effrayé de l’entendre résumer ainsi tout ce qu’il avait cru jusque-là que sa simplicité n’avait pu ni sentir ni deviner.

Elle frappa sur son cœur.

J’ai beaucoup souffert, j’ai beaucoup observé, et puis les moindres détails éclairent…

— Mademoiselle, interrompit Félix, tout ce que je viens d’entendre me prouve que vous cherchez, que vous creusez sans cesse des sujets de chagrin, tout à fait illusoires ; sur un seul point, vous avez raison, et puisque vous daignez aujourd’hui me prendre pour confident, permettez-moi d’être sincère et de vous parler comme un ami. — Les femmes ne nous pardonnent jamais d’avoir auprès d’elles une pensée qui ne les concerne pas ; elles veulent être l’affaire unique, essentielle, et considèrent comme des rivales, les mille préoccupations qui entraînent le mari loin d’elles : sa carrière, son travail, ce qui doit être au fond l’aliment et le but de la vie. Elles ont grand tort, croyez-moi, car le foyer qui leur suffit, est comme vous le disiez tout à l’heure, trop étroit pour la plupart des hommes, qu’il faut laisser s’ébattre dans le cercle de leur activité, de leurs projets, de leurs ambitions. Résignez-vous à épouser un officier ; et cette concession faite, vous verrez s’évanouir, je vous le jure…

— C’est impossible, interrompit vivement Suzanne. La pensée d’une séparation, la prévision d’une guerre, la possibilité d’un péril pour lui me tuerait. Vous avez beaucoup d’influence sur Gaston… dites-lui tout ce que je n’oserais dire, aidez-nous à triompher et je vous aimerai comme un frère !

C’était une nuit sombre et sans lune ; quelques étoiles scintillaient faiblement au sein des nuages épais tout gonflés d’électricité ; à de longs intervalles, un éclair pâle glissait parmi les arbres ou traçait un sillon d’or mouvant sur la surface immobile de la Loire. Suzanne attribuait son accablement et sa tristesse, Félix le frémissement intime qui l’agitait, à cette langueur, à cette souffrance cérébrale qu’apporte l’orage.

Elle ne comprenait pas qu’une inquiétude, longtemps subie dans le silence du cœur, prend de nouvelles et violentes proportions lorsque l’aveu en est monté aux lèvres et que c’était le secret sentiment de l’indifférence de Gaston qui l’oppressait. Lui comprenait peut-être mieux qu’il est dangereux de se faire le confident, le conseiller d’une femme qui, après s’être montrée tendre et passionnée en parlant d’un autre, vous promet, à vous, l’affection d’une sœur.

Il lui sembla que ce qu’elle exprimait pour Gaston, il le ressentait pour elle ; leurs larmes se mêlèrent et peut-être les larmes de Félix furent cette fois comme celles de Suzanne, des larmes d’amour.

— Mais de quoi pouvez-vous donc causer depuis une heure ? — dit Blanche qui accourait vers eux. — On vous cherche de tous côtés. Les voilà ! cria la petite, en les entraînant vers Gaston.

— Félix est bien heureux et jamais vous ne m’avez accordé un si long entretien, dit M. de Courvol avec son malin sourire.

Il était un peu étourdi de valse et de Champagne et parvint à jouer, sans trop de peine, son rôle d’amoureux, témoignant une jalousie que, malgré toute la clairvoyance dont elle se vantait, Suzanne ne crut pas feinte et qui la ravit de plaisir.

Le résultat de tout ceci fut qu’elle rentra souriante, avec un éclat inaccoutumé de teint et de regard, qu’elle dansa jusqu’au matin, presque constamment avec Gaston, et qu’elle se coucha joyeuse, rassurée, en se disant qu’il l’aimait et qu’elle était une ingrate.

Tandis qu’elle remerciait Dieu, en s’accusant d’avoir méconnu son bonheur, Gaston dormait comme dort un hussard, à la suite d’un souper, et rêvait aux épaules de madame X, aux bras blancs de mademoiselle Y, qu’il avait oubliés le lendemain au réveil.

Quant à la situation de Félix, elle eût été plus difficile à analyser ; lui-même ne l’envisageait pas bien nettement. La petite fille dont la froideur paisible lui avait paru jusque-là repousser tout autre sentiment que l’amitié, s’était transformée à ses yeux. Il devait se la rappeler toujours, telle qu’il l’avait vue, sortant de son immobilité de marbre, par cette nuit d’orage, et il souhaitait que Gaston eût son cœur pour pouvoir comprendre Suzanne et la rendre heureuse.

Il lui raconta fidèlement la promenade, l’entretien dans le parc. Gaston partit d’un éclat de rire.

— Elle te confie ses secrets ! Elle, l’impénétrable ! Les sept sceaux posés sur ses lèvres se brisent pour toi ! Et tu ne comprends pas ?… tu ne vois pas tout de suite le parti que tu peux tirer de ce personnage de confident ?

— Que veux-tu dire ?

— Eh mais ! que l’occasion serait merveilleuse pour enlever un cœur d’assaut…

— Tu sais trop bien qu’elle n’aime en moi que ton ami.

— De quel ton tu dis cela ! Ne te décourage pas, mon Dieu ! Souvent femme varie, et cette fois, elle aurait raison de varier. Si tu voulais t’en donner la peine, tu parviendrais aisément à lui prouver ta supériorité.

Félix haussa les épaules avec impatience.

— Parle donc moins haut, elle a failli t’entendre, dit-il en voyant mademoiselle de Vallombre pousser la porte de la salle de billard où cette conversation avait lieu le surlendemain du bal.

Suzanne, qui était devenue coquette en se croyant aimée, descendait de sa chambre dans une fraîche toilette. Gaston changea aussitôt de langage et l’accabla de compliments.

— N’est-ce pas que je suis belle ? dit-elle en se dressant sur la pointe de ses petits pieds pour se regarder dans la glace. — Vous ne dites rien, monsieur d’Aubray ?

Mademoiselle, je suis accessible plus que personne aux fatalités de l’habitude. Depuis trois mois je vous vois vêtue de blanc et je vous trouve si bien ainsi, que le moindre changement dans votre personne m’attriste au lieu de me plaire.

— Voilà qui est d’un sentimental achevé, s’écria Gaston. Moi, j’aime la variété en toutes choses.

— Hélas ! on le sait bien, dit Suzanne en rougissant. Il faut se déguiser pour être à votre goût. On se déguisera, Monsieur. Mais nous parlons de futilités, ajouta-t-elle, quand nous avons à nous entretenir d’affaires très-graves.

— Suis-je de trop ? dit Félix.

— Non… au contraire. Votre mère, Gaston, vient de me montrer une lettre du général P., qui m’a fait à la fois peine et plaisir. Vous l’aviez chargé de présenter votre démission au ministre. Je vous sais gré de ce sacrifice.

Gaston mordit sa moustache et se mit à marcher dans la chambre. Il songeait à toutes les ruses, à toutes les supplications que sa mère avait employées pour obtenir qu’il fît cette démarche dont il se repentait amèrement.

Suzanne l’observait.

— Mais j’ai vu aussi, continua-t-elle, que vous aviez demandé des conseils au général, plutôt qu’exprimé une volonté formelle, car il ne tarit pas en exhortations, en appels à votre honneur, en prières de réfléchir mûrement avant de briser votre avenir sans retour. Et puis il vous annonce, pour achever de vous ébranler, le départ prochain de votre régiment… Que pensez-vous des conseils du général P. ?

Elle parlait avec le sourire malin d’une femme qui croit maintenant à son influence et qui est sûre de triompher. Madame de Courvol lui avait donné confiance, avant de la lancer dans cette ambassade de séduction.

Pourtant, lorsque Gaston releva la tête, elle fut effrayée de voir un pli soucieux creuser son front.

— Je pense que ma place est à vos pieds, mais que mon général n’a pas tout à fait tort de dire qu’il y a une grande honte à déserter ainsi son drapeau.

— Et cette honte, vous la bravez, dit Suzanne dont les yeux se mouillèrent de reconnaissance.

— Il le faut bien !

Ce mot, dit avec un accent de tristesse et de révolte, la blessa horriblement :

— Il le faut ! mais n’êtes-vous pas libre encore ? ne le serez-vous pas toujours ?

— Suzanne !

— Ah ! ne vous effrayez pas… je comprends les scrupules de dignité qui vous font hésiter à quitter l’armée dans un pareil moment. — Quoi que vous décidiez, rien ne sera changé entre nous…

— Vous consentiriez…

— Non pas à vous épouser…

Elle s’arrêta, soit pour recueillir sa pensée, soit pour étouffer un sanglot qui commençait à lui briser la voix.

— Non pas à vous épouser avec la perspective d’une séparation longue très-certainement, éternelle peut-être… mais le mariage pourrait avoir lieu à la fin de la guerre aussi bien qu’au commencement.

Elle n’entendit pas ce qu’il répondit ; elle ne vit que la joie qui se peignit instantanément sur ses traits, elle ne sentit que le baiser qu’il déposa avec transport sur sa main brûlante.

— C’est moi qui vais dire à mes parents ce dont nous sommes convenus et vous épargner des remontrances, dit Suzanne.

Elle s’arrêta sur le seuil.

— Je ne me serais pas crue d’humeur aussi héroïque avant-hier, murmura-t-elle avec un sourire navré.


III


Dès que cette résolution fut connue, la famille tout entière éclata en reproches : madame de Courvol surtout était inconsolable. Elle n’avait pas retrouvé sans terreur chez son fils, un instinct belliqueux inné chez tous les hommes de sa race et dont le résultat avait été déjà le veuvage pour elle. Autrefois M. de Vallombre l’avait rassurée, en lui disant que l’uniforme était l’unique objet de ces désirs de jeune homme, qu’il fallait l’accorder à Gaston comme un hochet dont il se dégoûterait bien vite, grâce aux ennuis de la vie d’école et à la monotonie des garnisons. Et voilà que toutes les précautions devenaient vaines, que toutes les espérances s’écroulaient ! Déjà malade, tourmentée de pressentiments sinistres, elle se sépara de son fils en pensant qu’elle ne le reverrait jamais. Quant aux parents de Suzanne, ils se résignèrent plus aisément au retard du mariage, et madame de Vallombre ayant déclaré de sa voix flûtée, que sa fille était vraiment trop jeune, qu’elle pouvait attendre longtemps encore, le comte, bien entendu, n’eut garde d’exprimer un autre avis.

Félix ne s’éloigna pas. Il resta tout l’été l’hôte habituel du château, puis vint s’installer à Tours, où Blanche avait été mise en pension.

À Tours comme à Vouvray, il vit souvent la mère de Gaston et les Vallombre qui habitaient ensemble, pendant la saison d’hiver, un vieil hôtel sur le Mail ; cette année-là on mena une existence assez retirée à cause de la santé chancelante de madame de Courvol.

La pauvre femme passait sa vie dans des transes mortelles, que Suzanne l’aidait à traverser, oubliant absolument sa propre peine pour celle qu’elle avait à consoler.

Rien ne trahissait en elle l’inquiétude ni la mélancolie ; les occupations quotidiennes, les devoirs domestiques, les bonnes œuvres, la peinture, rien n’était négligé. Félix se demandait parfois, si c’était bien cette fille impassible qui lui était apparue naguère si belle et si touchante, et qui lui avait dit : « Restez ! » d’un accent dont le souvenir remuait encore toutes les fibres de son cœur.

Très-peu de temps après son arrivée en Crimée, Gaston reçut une blessure à la tête et durant quelques jours on ne sut à quoi s’en tenir sur la gravité de son état. Cette nouvelle dut être cachée à sa mère qui serait devenue folle d’épouvante, et Suzanne aida avec beaucoup de sang-froid à la tenir sécrète. Elle n’eut pas d’attaque de nerfs, ne témoigna que fort peu d’agitation, seulement on remarqua qu’elle était un peu plus pâle et un peu plus silencieuse encore qu’à l’ordinaire, dans l’intervalle des deux courriers. Lorsqu’elle apprit que la blessure en question n’était qu’une superbe balafre du caractère le moins sérieux, elle poussa un grand soupir de soulagement et s’évanouit ; cet excès de joie prouva seul quel avait été l’excès de son angoisse. Du reste elle prononçait rarement le nom de Gaston mais employait pour qu’on lui parlât de lui mille ruses, auxquelles M. d’Aubray se prêtait mieux qu’un autre. C’est pourquoi elle se plaisait dans sa société, et prolongeait une situation qui ne pouvait être dangereuse pour elle mais qui l’était beaucoup pour Félix.

Ce qui est l’écueil des tempéraments amoureux d’imprévu, l’intimité de tous les jours, l’enveloppait au contraire de mille liens si doux et si forts qu’il ne concevait pas sans un trouble inexprimable que l’avenir dût les briser. Il s’était défendu contre le périlleux attendrissement où l’avait plongé les révélations de Suzanne ; il était devenu avec elle plus réservé qu’auparavant, il s’était promis, malgré l’autorisation cavalière de son ami, de ne jamais l’aimer, et ses serments furent peut-être justement ce qui fit qu’il aima. Le premier symptôme d’amour, il l’avait ressenti la veille du départ de Gaston, lorsque Suzanne, par dépit sans doute et aussi pour éprouver une fois encore son volage fiancé, s’était livrée avec lui à un petit manège de coquetterie bien innocent en apparence mais dont souffrit ce pauvre cœur timide, attentif à cacher ses impressions. Personne n’en sut rien et il laissa saigner sa blessure, en la dérobant soigneusement à la pitié de celle qui l’avait faite. Depuis, Félix s’attacha de plus en plus, et il fallut qu’il s’exaltât singulièrement dans le devoir des privations, dans l’amère jouissance du dévouement, pour ne jamais céder à la séduction qui l’entraînait. Ce qui le retenait aussi, il faut bien le dire, c’était la familiarité même de mademoiselle de Vallombre, cette liberté d’esprit, qu’elle conservait toujours avec lui.

Cependant les lettres de Gaston arrivaient tantôt pour sa mère, tantôt pour Suzanne, qui prenaient l’une contre l’autre une jalousie violente, selon que l’une ou l’autre recevait la faveur enviée. Ces lettres rayonnaient d’abord d’enthousiasme et de joie ; c’étaient de vrais poëmes descriptifs, d’ardentes épopées ; la poésie du danger couru, l’ivresse de la première blessure, ce côté romanesque de la carrière des armes qui vous fait croire qu’on vit comme les héros d’Homère, tout cela y débordait et fascinait ces pauvres femmes qui n’osaient plus se plaindre et admiraient de toutes leurs forces.

Félix, sans les contredire, se méfiait de cette furia d’un officier de vingt-cinq ans, trop ardente pour être de longue durée. Il avait raison ; peu à peu l’engouement de Gaston se calma.

La campagne se prolongeait ; les nouvelles qu’il recevait de France augmentaient à chaque instant ses inquiétudes au sujet de madame de Courvol, qui se mourait d’une maladie que le chagrin avait rapidement développée. Gaston était bon fils avant d’être soldat ; il le sentait maintenant aux élans de son âme vers cette mère dont il avait méconnu la tendresse et la volonté. D’autre part une mauvaise chance semblait le poursuivre ; son régiment, décimé dès le commencement de la campagne, ne figura pas dans les affaires principales. M. de Courvol resta longtemps à Constantinople, oisif et impatient, n’ayant pas pour s’étourdir ce tumulte des batailles dont le rêve l’avait si souvent poursuivi et dont l’écho seul arrivait maintenant jusqu’à lui. Réduit au rôle de spectateur, lui qui aurait voulu agir, ne trouvant pas les événements aussi grands que son imagination les avait créés, il tomba d’abord dans le découragement, puis il s’arma d’une nouvelle sorte de vaillance plus noble et plus rare que celle qu’il avait connue jusque-là : il se jeta dans l’étude, il se mit à penser pour la première fois de sa vie, et ces longs mois de dégoût, d’inaction, stériles au point de vue de son avancement, portèrent des fruits bien autrement précieux que ceux qu’il avait ambitionnés, trempèrent le caractère mâle qu’on lui connut plus tard et qui l’a placé au rang des officiers les plus distingués de la génération actuelle. Sa mère s’apercevait, par sa correspondance, de cet heureux changement ; souvent, en lisant à Suzanne le journal dont il traçait chaque soir quelques pages :

— Tout est bien, disait-elle, il a eu raison de partir, car tu le verras revenir digne de toi. Et moi le reverrai-je ?

Ses yeux alors se remplissaient de pleurs ; elle pensait que plusieurs fois déjà le retour du régiment de son fils avait été annoncé comme prochain, que toujours la bonne nouvelle avait été démentie, que le second automne approchait et que cette saison-là est funeste aux malades.

C’était vers la fin de septembre. Madame de Courvol était plus faible ; elle avait été privée longtemps, contre l’ordinaire, de ces dépêches quotidiennes qui seules la soutenaient ; couchée sur un canapé près de la fenêtre, elle tournait du côté de l’orient ce regard des gens qui s’en vont, ce regard éclairci par l’approche de l’autre vie et qui, avant de se fermer sur celle-ci, voudrait dévorer l’espace et percer la nuit des distances. — Suzanne entra tout animée, tenant quelque chose qu’elle faisait sauter en l’air.

— Une lettre ! s’écria-t-elle en venant s’abattre sur un tabouret aux pieds de madame de Courvol, — une lettre de lui !

Elle l’embrassa avec un sorte de violence, car son cœur débordait :

— Chère bonne mère ! murmura-t-elle.

— Il n’y a pas de mère aimée, soignée, gâtée par sa fille, comme je le suis par toi, mon ange ; on ne pourra jamais te rendre assez heureuse pour acquitter ma dette. Allons, donne !

Et sa main se tendait, tremblante d’anxiété.

— C’est peut-être son arrivée qu’il annonce enfin ! C’est peut-être…

— Il fait presque nuit et il a une bien mauvaise écriture, vous savez ? Placée comme vous êtes là, il vous sera impossible de lire.

— C’est-à-dire que tu veux te réserver le plaisir de jeter le premier coup d’œil, petite rusée… soit ! tu me sers assez souvent de secrétaire pour que je te permette d’être une fois ma lectrice.

Suzanne avait déjà fait sauter le cachet et s’approchait de la fenêtre pour mieux voir. Il faut croire que l’écriture de Gaston était, en effet, indéchiffrable, car pendant cinq minutes elle promena sur les premières pages un regard rapide, effaré, sans paraître se souvenir que madame de Vallombre attendait.

— Eh bien, Suzette ?

— Un instant encore, madame, je ne peux lire, je ne vois pas… je…

Elle se redressa tout à coup, blême, un cri sur les lèvres :

— Oh ! ce n’est pas possible ! il n’a pas écrit cela ! ce papier ment ! mon Dieu !

Tandis qu’elle cachait en sanglotant sa tête entre ses mains, madame de Courvol, comme galvanisée par l’émotion dont elle ressentait le contre-coup, s’était levée brusquement :

— Oh ! ma pauvre amie ! ne lisez pas !

Elle n’eut pas la force de lui disputer la fatale lettre :

« Il est inouï, mon cher Félix, qu’après ce qui s’est passé entre nous, tu t’obstines à me traiter en rival ; permets-moi de rire des mauvaises querelles que tu me cherches, sans grande raison, et apprends que j’ai failli te laisser le champ tout à fait libre, en rendant veuve ta belle Suzanne.

» Je reviens de loin, à ne te rien céler et je ne suis pas trop bien encore. On nous a enfin rappelés devant Sébastopol. À peine arrivé j’ai été pris par le typhus ; c’est une misère dont il ne faut pas parler à ma mère ; j’invente, pour lui expliquer mon silence, la fable la plus vraisemblable. Ne lui enlève pas non plus l’espoir de me revoir bientôt, quoique pour moi (et j’en ai le cœur serré) cet espoir ait cessé d’exister.

» C’est une guerre monotone que celle qui se fait ici dans les tranchées, et ce sera une longue guerre. J’en prends mon parti aujourd’hui, que je cours risque d’être tué par autre chose que par la maladie ; mais il a eu raison pourtant, celui qui a dit que pour mourir sous l’uniforme, il ne fallait avoir ni père, ni mère, ni femme, ni amie à faire mourir dans les larmes. Moi je n’ai qu’une mère, mais j’ai reporté sur elle toutes les affections dont je suis capable, et en ce moment je sacrifierais volontiers au sentiment filial si longtemps languissant, mon fétiche d’autrefois, si je le pouvais sans déshonneur… je lui sacrifierais tout… et mon épaulette, et les aventures, et ma rage d’indépendance, mes folles amours des temps lointains, cela va sans dire, ma haine du mariage même… J’irais, je crois, jusqu’à épouser mademoiselle de Vallombre ! — Sais-tu, à propos de Suzanne que tu es bien maladroit et imprudent. Comment ! tu me parles d’elle sans cesse, avec une vivacité dont je ne t’aurais jamais cru capable, et tu ne crains pas d’enflammer mon imagination par l’attrait de la seule chose qu’on aime en ce monde, l’impossible ! Car enfin, j’ai placé un obstacle insurmontable entre elle et moi, le jour où je t’ai permis de me supplanter auprès de cette femme qui devait être mienne. Eh bien ! le cœur humain est si étrange, que je me répète depuis ce jour-là : — Puisqu’elle peut inspirer de l’amour à un homme tel que Félix, c’est qu’il y a réellement quelque charme en elle, un charme que je n’ai pas su trouver, mais qu’il me semblerait assez piquant de chercher et de connaître. Cette tentation du fruit que je me suis défendu, te donnera une assez misérable idée de ma loyauté : rassure-toi. Je suis plus fort que tu ne peux le penser, car avec le poison tu m’envoies l’antidote, en m’offrant de renoncer à elle. Belles phrases héroïques, qu’on écrit sur le sable et que le vent emporte ! Tu es pétri de l’argile commune, et un jour viendra où tu oseras lui faire ta cour, où elle comprendra que toi seul es digne d’elle, où elle n’aura pour moi que de la haine, de l’indifférence peut-être, ce qui serait plus humiliant. Persévère et crois en toi. Un peu d’audace, de vanité, de foi dans ton étoile, voilà ce qui te manque. — Hélas ! que ne puis-je t’envoyer le superflu de mes vices ! »

 

Madame de Courvol en resta là ; elle essuya son front baigné d’une sueur froide et se tourna vers Suzanne ; mais celle-ci avait disparu, et sa femme de chambre vint bientôt après dire au salon qu’une migraine empêcherait mademoiselle de descendre dîner.

Le comte et la comtesse recevaient ce soir-là ; ils s’inquiétèrent peu de ce qu’ils croyaient être une indisposition passagère, et le supplice de répondre à leurs questions fut du moins épargné à Suzanne.

Dans la soirée, M. d’Aubray se présenta chez madame de Courvol, qu’il trouva au lit.

— Eh bien ? lui dit-elle d’un air égaré.

— Eh bien ! madame, répondit Félix en riant, nous parlions l’autre jour des bonnes qualités que Gaston avait acquises… Grâce au ciel, il a conservé un défaut à notre intention… Il est toujours distrait ; figurez-vous que j’ai reçu de lui ce matin, une longue épître des plus respectueuses et des plus soumises, dans laquelle, il m’appelle sa mère, d’un bout à l’autre. J’ai pensé que le mot de cette énigme, pouvait être un chassé-croisé d’enveloppes et que vous aviez quelque chose à me remettre en échange de ceci, dit Félix en posant sur le lit un volumineux paquet.

L’entretien qui suivit fut long et pénible. M. d’Aubray sortit très-ému de la chambre de la malade, et pendant plus de deux mois il ne reparut pas à Vallombre. Le bruit courut dans le pays qu’il avait repris la vie voyageuse, mais quelques personnes bien informées, prétendirent l’avoir rencontré dans les rues de Tours.

À la chute des feuilles, il reçut un billet bordé de noir, lui annonçant la mort de madame de Courvol.

Lorsqu’ils se revirent, M. de Vallombre, fit subir à Félix, au sujet de son absence, un interrogatoire dont il se tira à grand’peine ; la comtesse témoigna au jeune homme cet intérêt tout plein de distractions et de banalités qui suffisait dans le monde pour lui assurer la réputation d’une femme aimable. La broderie de son mouchoir avait essuyé les larmes versées au lit de mort de sa meilleure amie, et elle ne comprenait rien à la douleur persistante qui accablait Suzanne. En effet, Suzanne avait dû regretter madame de Courvol, si c’était à ce malheur seul qu’il fallait attribuer l’altération de ses traits.

Elle ne parla guère à Félix durant toute cette visite. Au moment où il prenait congé d’elle, se trouvant seule avec lui dans le petit salon :

— Quels projets d’avenir avez-vous ? lui dit-elle tout à coup.

— Je n’en ai plus.

— En faisiez-vous donc autrefois ?

— J’avais fait tout au plus un rêve, dit Félix d’une voix qu’il cherchait à rendre calme.

— Et ce rêve, vous n’ignorez pas que le hasard m’en a instruite ?

— Non, mademoiselle, c’est pourquoi, le sachant, j’ai voulu m’éloigner. Nous ne nous reverrons probablement plus.

Il faisait bonne contenance pour un homme dont le cœur était près d’éclater.

— Ne plus nous voir ? Et la raison, monsieur, de ce parti que vous prenez ?

— Oh ! tenez, ma pauvre enfant… il faut qu’on vous devine bien à plaindre, pour vous pardonner d’être cruelle à ce point !

Elle se recueillit une seconde.

M. d’Aubray… que pourrait répondre un homme très-sérieusement épris d’une femme, et à qui cette femme dirait : — Je ne me sens plus capable d’avoir d’amour pour personne, mais j’ai pour vous les meilleurs sentiments d’estime, d’amitié. Si vous voulez vous en contenter, je suis prête à vous confier le soin de mon bonheur ?

— S’il aimait comme j’aime, il donnerait sa vie pour entendre ce mot-là.

— Eh bien ! ne partez donc plus ; je ne vous ai pas défendu de m’aimer.

— Et ce ne sera jamais que de l’amitié ?

— Je vous promets de lutter avec vous contre mes douleurs passées, dit-elle avec un sourire doux et triste. Je ne vous défends pas de vous faire aimer.

 

Félix avait toutes les délicatesses, il resta envers Suzanne ce qu’il avait toujours été, craintif, respectueux, esclave de ses moindres fantaisies. Il vécut auprès d’elle comme si elle ne lui avait fait aucune promesse ni même donné aucune espérance, et ne sut qu’elle se souvenait de tout cela, que lorsqu’elle l’autorisa formellement à demander sa main.

Le comte, à qui l’on avait toujours caché l’épisode de la lettre, déclara d’abord ne pouvoir rompre ses engagements vis-à-vis de Gaston ; mais sa fille suppliait, Félix d’Aubray lui paraissait devoir être le modèle des maris ; il appartenait à une excellente famille ; sa fortune, moins considérable que celle des Courvol, satisfaisait cependant ses ambitions ; il se laissa fléchir.

Quant à la comtesse, l’idée que Suzanne fût inconstante et eût des caprices, lui fit lever les bras au ciel avec stupeur ; cette protestation fut la seule qu’elle se permit contre une résolution qui lui était au fond fort indifférente.


IV


Plus d’un an après, tandis que le comte de Vallombre débitait mille galantes fadeurs à la reine d’un des salons de Tours, qui a passé longtemps, dans la province, pour une succursale de l’hôtel Rambouillet, on annonça M. de Courvol. La bienvenue qui lui fut faite parut le laisser assez indifférent. À son tour, il était en grand deuil.

Les compliments de condoléance, accompagnés de poignées de mains attendries, se mêlèrent un instant aux félicitations qu’appelait la rosette rouge, épanouie sur sa poitrine.

— Je l’ai payée bien cher, dit-il avec une mélancolie où perçait un peu de dédain ; elle m’a été remise là-bas, le jour même où ma mère mourait ici.

Sa physionomie avait pris une expression sévère, qu’accentuait la belle cicatrice qui lui traversait le front, et son langage, ses manières, étaient changés plus encore que ses traits. Les femmes qu’il avait quittées jeunes filles, et qui s’empressaient autour de lui pour en faire le lion de la soirée, le questionnant à l’envi, prêtes à s’émerveiller de tout ce qu’il dirait, furent surprises et choquées de sa froideur. Qu’était devenu le brillant hussard qui, trois ans auparavant, partait le sabre au poing, sur le coursier ailé de ses illusions, comme un héros de chevalerie ? Qu’était devenu l’amoureux étourdi dans la personne duquel toutes, au sortir d’une lecture de roman, avaient reconnu leur idéal ? Où s’en étaient allés ses vivacités, sa fougue, son entrain d’autrefois et sa délicieuse impertinence ? Les gens sérieux comprirent seuls que tout ce qui n’était qu’ébauché dans ce temps-là, s’était formé, fortifié à une rude école.

Les saluts d’usage, quelques politesses à la maîtresse de la maison, deux ou trois réponses modestes à ceux qui s’efforçaient de le rendre communicatif sur le chapitre de ses services, dont il faisait bon marché avec infiniment d’esprit, puis Gaston s’absorba dans une longue causerie avec M. de Vallombre ; et chacun, devinant à leur contenance ce qu’ils avaient à se dire, s’éloigna d’eux discrètement.

Le capitaine était revenu en Touraine pour mettre ordre à ses affaires et vendre ses propriétés, décidé qu’il était à ne plus faire d’autre séjour dans ce pays, que celui qu’exigerait le pèlerinage annuel à un tombeau.

— Et votre première pensée n’a pas été de vous rendre à Vallombre ? lui dit le comte d’un ton de reproche amical.

— C’est à Vallombre que j’ai quitté ma mère pour la dernière fois, et je ne me suis pas senti la force d’affronter une nouvelle émotion. Voilà mon excuse.

— Je ne la comprends ni ne l’accepte. Il ne pourra que vous être très-doux, au contraire, de parler avec nous de celle que vous pleurez, et Suzanne, qui n’a pas quitté son chevet, doit avoir à vous donner ces mille détails, précieux aux gens abîmés, comme vous l’êtes, dans un profond chagrin. À propos, il faudra secouer cela, entendez-vous ? Il n’est pas permis de porter ainsi un crêpe éternel au moral et au physique. Vous avez perdu… beaucoup perdu… Je ne retrouve plus mon élève. Raison de plus pour vous emmener à Vallombre sucer le lait des bonnes traditions.

Il interrompit pendant une heure, par des phrases du même genre, les mauvaises raisons que lui donnait Gaston pour lui prouver qu’il était essentiel qu’il retournât le lendemain à Paris.

— Allons donc ! Je vous enlèverai, vous dis-je !

— C’est impossible.

— Et pourquoi ?

Le comte parut chercher un instant dans sa cervelle vide, puis, enchanté d’avoir trouvé, sourit finement :

— Pourquoi ? Je vais vous le dire. Le fait est que votre situation vis-à-vis de ma fille paraît au premier aspect assez délicate. Sans doute, il est désagréable pour un soupirant éconduit de rentrer dans la maison de celle qui l’a repoussé, surtout quand il doit la retrouver au bras d’un rival heureux. Mais à quoi servirait d’être homme du monde, si l’on devait se laisser déconcerter par des bagatelles ? Que diable ! un joli cavalier se console aisément de ces sortes d’échecs, et je gage que vous êtes complétement, supérieurement guéri. Vous riez, fat que vous êtes ! Eh bien ! donc, que redoutez-vous ? Le spectacle d’une lune de miel qui raviverait votre blessure ? Le fait est que mon gendre est amoureux comme ni vous ni moi n’avons jamais eu l’idée d’être amoureux… amoureux comme les savants, comme les sages peuvent l’être, quand ils s’y mettent !

— Eh bien ! convenez qu’un garçon égaré dans un ménage de tourtereaux fait une sotte figure.

— Vous ferez, au contraire, la plus charmante figure du monde, mon fils. D’abord, les tourtereaux sont pour le moment désunis. L’un des pigeons a quitté le foyer, comme dans la fable. Félix est encore aux bains de mer, où il a été conduire sa sœur, et Suzanne nous est restée. C’est donc presque la jeune fille que vous retrouverez. L’aimeriez-vous toujours, par hasard ?

— Non, répondit Gaston dans toute la sincérité de son âme. Mais…

— Encore de l’hésitation ? Ah çà ! voilà un dépit qui n’a aucune raison d’être et qui, en se prolongeant, deviendrait du plus mauvais goût. Suzanne m’a donné un gendre qui n’était pas précisément celui que je souhaitais. C’est, après tout, un si brave garçon, que je suis bien forcé de lui pardonner d’avoir pris votre place. Mais si ma fille s’est mariée contre mon gré, ce n’est pas une raison pour que vous cessiez de regarder mon toit comme le vôtre.

— Vous m’assurez que madame d’Aubray n’a aucun sentiment malveillant contre moi ?

— Suzanne ! un sentiment malveillant contre quelqu’un ? et contre vous ?… Mais décidément vous êtes fou, mon cher. Comment voulez-vous qu’elle vous garde rancune de son propre caprice, qu’elle vous haïsse pour cette seule raison qu’il lui a plu de vous préférer votre ami ?

— Et Félix ?

— Félix est trop heureux pour en vouloir à personne et trop sûr de l’affection de sa femme pour s’aviser de la plus stupide des jalousies, celle du passé.

Et Gaston se laissa convaincre ; résister eût été inutile, car le comte était entêté comme seuls les sots ont le privilége de l’être.

Du reste, son arrivée au château de Vallombre fut moins embarrassante qu’il ne l’avait redouté ; le savoir-vivre aplanit bien des difficultés, et puis madame de Vallombre crut revoir son amie en embrassant Gaston ; Suzanne vint à lui, les larmes aux yeux, avec l’effusion d’une sœur. À certaines heures, sous l’empire d’un chagrin commun, les ressentiments s’effacent, les cœurs désunis se rapprochent, saisis du même attendrissement qui les enchaîne. Un instant, Suzanne et Gaston oublièrent tout leur passé, à l’exception de la tendresse filiale qu’ils avaient éprouvée pour celle qui n’était plus, et dans les bras de laquelle ils s’étaient si souvent jetés ensemble ; l’âme de madame de Courvol était entre eux.

L’entretien de la première journée roula tout entier sur ce souvenir si cher et si navrant. Il fallut un peu de temps avant que l’on songeât à parler d’autre chose, ou seulement à se regarder.

Madame de Vallombre avait rétrogradé de dix ans dans la vie depuis qu’elle était menacée de devenir grand’mère ; ce n’était plus à la jeunesse qu’elle aspirait, mais à l’adolescence. Ses grâces avaient pris un caractère presque enfantin, et vraiment, dans le demi-jour de son boudoir, elle semblait être la cadette de sa fille.

Quant à madame d’Aubray, Gaston eût pu la rencontrer sans la reconnaître. Hormis le son de voix argentin, son unique prestige autrefois, rien ne restait de la Suzanne qu’il avait dédaignée. Le teint avait pris une transparence veloutée ; les grands yeux bleus, toujours rêveurs, brillaient d’intelligence ; la bouche s’entr’ouvrait pour sourire, d’un sourire indéfinissable qu’on ne pouvait sentir rayonner sur soi sans être conquis. Sa taille était souple, ses mouvements harmonieux ; plus de traces de cette roideur, de cette contrainte, sous lesquelles s’étaient cachées des facultés et des beautés latentes, qu’une étincelle avait suffi pour développer.

Ces transfigurations sont un des jeux souverains et fréquents de l’amour et du bonheur ; M. de Courvol leur attribua tout naturellement celle de Suzanne et sentit, en observant la jeune femme, en pensant à la reconnaissance qu’elle avait sans doute pour l’époux à qui elle devait sa beauté, je ne sais quelle colère âpre et violente lui monter au cerveau. Il avait fallu des mois à Félix pour découvrir le feu sacré qui couvait sous cette jeunesse languissante et triste et pour s’attacher sans retour. Il ne fallut qu’un instant à Gaston pour s’enivrer involontairement au flot de vie, de poésie et de bonté qui jaillissait des yeux de Suzanne devenue femme. — À la fin de la seconde journée, il s’était dit : Rester ici est impossible. Au bout d’une semaine, il était encore à Vallombre, formant tous les matins le projet de s’enfuir, y renonçant lâchement tous les soirs.

Il fût parti sans doute, si la présence de Félix était venue lui rappeler l’obstacle éternel qui le séparait de cette femme ; mais Félix absent, rien n’empêchait son imagination de reprendre l’idylle d’autrefois, dans laquelle il avait alors joué de bien mauvaise grâce un rôle imposé, tandis qu’à présent il y eût mis toute son âme.

Qui peut dire jusqu’où allèrent les rêves de Gaston ? Qui osera juger coupables ces rêves presque aussitôt refoulés que conçus, cet entraînement vague et irréfléchi auquel sa volonté ne céda jamais ? Qui peut dire ce qui se passa dans la pensée de Suzanne ? si elle avait entièrement oublié un autre temps, comme semblait le prouver son attitude et son langage ? Puisqu’elle avait oublié, puisqu’elle était forte, puisque la vue de Gaston ne réveillait aucun trouble secret en elle, pourquoi évitait-elle les occasions d’être seule, avec lui ? pourquoi parlait-elle sans cesse de M. d’Aubray ? pourquoi ne joignit-elle jamais un mot de simple politesse aux efforts de ses parents pour retenir leur hôte, lorsqu’il parla de s’éloigner ?

Il vint un jour pourtant où Suzanne reprit tout à coup ses vieilles habitudes de familiarité, en y ajoutant même une sorte d’audace, de gaieté nerveuse, qui ne lui était pas habituelle. Elle annonça au déjeuner, d’un air de triomphe, le retour de son mari.

N’était-ce pas la joie d’être bientôt protégée et défendue contre elle-même qui l’enfiévrait ainsi ? M. de Courvol avait encore de grandes naïvetés, car cette idée ne lui vint pas.

Ce matin-là, le comte était allé visiter une ferme lointaine. Madame d’Aubray demanda tout naturellement à Gaston s’il lui plairait d’aller avec elle, à la rencontre de son père :

— Les chevaux nous seront amenés vers midi, lui dit-elle.

Plusieurs fois, depuis son arrivée, il lui avait proposé des promenades dans les environs, et elle avait toujours trouvé quelque prétexte de refus. En l’entendant faire elle-même cette offre à brûle-pourpoint et d’un air délibéré où ne perçait nulle crainte d’un tête-à-tête avec lui, il se sentit plus humilié qu’heureux et consentit d’assez mauvaise grâce, non sans lui faire observer que la chaleur était accablante, l’heure mal choisie ; mais il semblait que Suzanne eût en elle un besoin d’agitation insurmontable.

— Si les capitaines de hussards craignent les petits inconvénients de l’été, j’irai seule, s’écria-t-elle en prenant sa cravache.

Gaston l’aida à se mettre en selle et la suivit.

La ferme des Roches, où ils devaient retrouver M. de Vallombre, est située à l’extrémité du canton, dans la commune de Vernon. Une route délicieusement accidentée y conduit ; tantôt elle longe la Loire qui, par cette belle journée brûlante, étincelait d’azur et d’or ; tantôt elle s’enfonce sinueuse au milieu de gorges agrestes encombrées de rocs qui rappellent les grès siliceux de Fontainebleau. Le soleil perçait les masses de verdure, inondait la vallée toujours humide et, par conséquent, diaprée de fleurs, qui s’étendait à leurs pieds ; on n’entendait que des gazouillements d’oiseaux dans les hauts peupliers, les grillons jasaient sous la mousse ; un murmure de vie semblable à quelque chant étouffé, emplissait l’air. Tout palpitait sous les chauds baisers du midi, et le pas des chevaux troublait seul ces mélodies de la création, car Suzanne et Gaston n’échangeaient pas un mot. Peut-être laissaient-ils le silence éloquent et passionné de la nature parler pour eux.

Un ruisseau aboutissant à un petit lac caché sous les roseaux et ombragé de peupliers, cet arbre de la Touraine, marque l’entrée du domaine des Roches. Les libellules, les éphémères, les insectes qui se posent sur les plantes aquatiques y tournoient comme autant d’émeraudes et d’opales vivantes, effleurant de leurs ailes le filet argenté qui coule, bruyant et rapide, sur son lit de sable. Un moulin est mis en mouvement par ce ruisseau, auquel des fragments de rocher servent de pont naturel. On est là tout au fond de la vallée, profondément encaissée à cet endroit, et la ferme montre sa façade proprette derrière un rempart de roses.

La fermière, qui avait été la nourrice de Suzanne, accourut aussitôt, prit elle-même la bride des chevaux et les conduisit à l’écurie. Ce ne fut qu’après s’être acquittée de ce soin qu’elle expliqua comment M. de Vallombre, ne se doutant guère de la surprise que lui ménageait sa fille, était parti une demi-heure auparavant pour aller rendre visite au curé de la Roche-Corbon.

Suzanne parut vivement contrariée, mais que faire ? — Les chevaux étaient las et en sueur ; elle-même avait besoin de se reposer un peu. Elle entra dans la maison, fit appeler les enfants, causa avec sa nourrice de l’étable et de la basse-cour, puis, se sentant grand appétit, demanda si un lunch de lait et de pain bis serait agréable à Gaston. Il accepta.

La fermière, au lieu d’un goûter, leur prépara un repas complet, qu’elle servit avec une grande exubérance d’attentions et de bonne volonté, dans la plus jolie salle à manger du monde. Car il faut vous dire que les Roches ont dégénéré ; c’est tout ce qui reste d’une châtellenie ; dans le potager semé de choux et autres légumes des plus humbles, les quinconces rappellent encore l’existence d’un beau parc. À l’extrémité de l’un d’eux s’élève certain monument en forme de rotonde, que quelque aïeule de M. de Vallombre, possédée des goûts champêtres de madame du Barry, avait baptisé du nom de laiterie. Ce pavillon, qu’on n’ouvrait que dans les grandes circonstances, quand Suzanne honorait la ferme de sa visite, par exemple, ce pavillon n’est à l’extérieur qu’une masure délabrée qu’éclairent deux portes-fenêtres. Intérieurement, c’est un petit palais féerique. Des coquillages font tous les frais d’ornementation. Le plafond, arrondi en coupole, paraît être formé de stalactites, tant les plaques de nacre sont posées avec art ; la glace qui surmonte la cheminée est simulée de la même façon. Des pilastres, couronnés de chapiteaux de mille couleurs, séparent les vastes panneaux surchargés d’arabesques et dessinant une salle octogone. Colonnes en tire-bouchon, corniches, table, banquettes, tout est en mosaïque de couleur rose, bleuâtre ou d’une blancheur de perle, et lorsqu’un rayon de soleil les frappe, l’arc-en-ciel y flamboie. C’est d’un goût détestable, sans doute, mais c’était de mode au dix-huitième siècle.

Enfants, Gaston et Suzanne avaient eu en grande admiration la laiterie des Roches. Ils y avaient passé des journées à jouer, à parader, comme des princes de contes de fées, sous ces voûtes scintillantes qu’ils n’avaient jamais cru l’œuvre d’une main humaine. Quelque esprit, elfe ou ondin, avait seul pu créer pareille merveille d’un coup de sa baguette ; on n’y entrait qu’avec recueillement ; on y parlait tout bas avec une sorte de crainte superstitieuse. En grandissant, Suzanne s’était de plus en plus attachée à ce réduit, qui lui rappelait les jours écoulés ; elle s’enfermait souvent dans le pavillon pour lire, pour dessiner, pour penser à Gaston ; après leur rupture, elle s’était défendu d’y rentrer jamais. Toutes ses illusions, tous ses premiers rêves, toutes les chimères si vite évanouies étaient donc restés là ; peut-être était-il dangereux de leur ouvrir la porte, et le petit génie moqueur dont l’imagination de Suzette avait fait jadis le dieu de ce temple rococo, dut éclater de rire en voyant ces deux amoureux de la veille braver imprudemment la magie du souvenir. Il faut si peu de chose, à certaines heures, pour ébranler des forces et des vertus dont on se croit bien sûr !

Lorsque la mère Bourgouin vint annoncer à ses hôtes que tout était prêt dans la laiterie, Gaston leva les yeux sur madame d’Aubray, et madame d’Aubray devint pourpre. Elle avait pensé tout simplement qu’on servirait le goûter à la ferme et ouvrit la bouche pour prier qu’on le lui apportât, puis elle se dit que cela pourrait blesser sa nourrice, qui se donnait grand’peine afin de les bien recevoir ; elle s’effraya surtout des conséquences que son compagnon pourrait tirer de cette petite lâcheté, — les consciences inquiètes ont aisément de ces terreurs-là, — et, avec une affectation d’assurance, elle prit le bras de Gaston, en maudissant les malencontreuses inspirations de la Bourgouin.

Elle n’avait plus faim, et M. de Courvol seul fit honneur aux merveilles culinaires improvisées à leur intention. Encore paraissait-il manger pour avoir un prétexte de se taire.

Suzanne avait gardé près d’elle un des enfants, et la bonne femme s’agitait, s’empressait d’ailleurs constamment autour d’eux. La présence d’un témoin ne suffisait pas à dissiper l’émotion qui les oppressait tous les deux ; mais ni l’un ni l’autre n’avait suffisamment de présence d’esprit pour s’en apercevoir, occupé que chacun était à dissimuler ce qui se passait en soi.

Le soleil commençait à baisser ; le bleu du ciel devenait sombre ; la lumière n’entrait plus que discrète et voilée.

— Partons ! dit brusquement Suzanne.

En ce moment, la fermière était allée chercher un dernier plat de fruits ; sa fille, prenant le mot de madame d’Aubray pour un ordre, courut dire qu’on sellât les chevaux, et ils restèrent seuls, aussi troublés l’un que l’autre de cette solitude.

Suzanne s’était approchée de la fenêtre et tournait le dos à Gaston, qui la contemplait de loin. Au soubresaut convulsif de ses épaules, il crut deviner qu’elle pleurait.

— Suzanne ! s’écria-t-il en courant à elle et en lui saisissant les mains.

Elle se tourna vers lui, pâle, mais les yeux secs, l’air étonné.

— Qu’avez-vous donc ? dit-elle d’une voix brève.

Ce fut dans les yeux de Gaston que brilla alors une de ces larmes d’homme, larmes rares que peut seule arracher une agonie intime ; elle s’arrêta au bord de la paupière et se sécha dans le feu du regard.

— Qu’avez-vous ? demanda une seconde fois Suzanne, avec un sang-froid auquel tout le monde se serait trompé.

— Rien… une vision seulement de ce que ce pavillon a été autrefois.

— Est-il donc changé ?

— Non, la scène n’a pas varié… ce sont les acteurs qui ne sont plus les mêmes…

Il se pencha sur le banc où elle s’était assise ; sa bouche effleurait presque le front de la jeune femme.

— Vous en aimez un autre aujourd’hui… et moi…

— Monsieur ! fit Suzanne, si faiblement qu’on eût dit que sa vie s’en allait dans ce cri.

— Que vous importe que je vous aime, puisque vous ne m’aimez plus ?

Les chevaux piaffaient à la porte, Suzanne se leva, sortit en chancelant, s’appuya une seconde sur le cou de son poney, puis, comme Gaston s’avançait pour la soulever dans ses bras, s’élança sur la bête impatiente qui partit à fond de train.

Ce fut une course folle jusqu’à Vallombre. Gaston avait peine à la suivre. Son souffle arrivait jusqu’à lui, haletant, saccadé, et elle allait toujours, immobile, muette, comme l’héroïne de la ballade allemande, enlevée par le galop de son cheval, dont les naseaux lançaient des tourbillons d’écume et de fumée.

— As-tu donc fait la gageure de tuer ton pauvre Fox ? lui dit son père en la voyant sauter à terre devant le perron du château. Voilà un animal fourbu.

La soirée s’écoula languissante, M. de Vallombre se lamentait sur le sort de Fox ; la comtesse sommeillait nonchalamment étendue, Suzanne faisait semblant de lire un roman nouveau dont elle avait oublié de couper les feuillets. De temps en temps, son regard distrait se levait du livre pour se porter furtivement sur Gaston, qui, de son côté, l’observait avec une anxiété mal déguisée, et lorsqu’il arrivait à leurs yeux de se rencontrer, tous deux tressaillaient. Ce leur fut un soulagement infini, lorsque le signal de la retraite étant donné, chacun rentra dans sa chambre.

Celle de Gaston était au rez-de-chaussée, immédiatement au-dessous de l’appartement de madame d’Aubray. Toute la nuit il crut entendre marcher dans cet appartement ; le petit pas léger que ce profond silence même n’aurait pu rendre perceptible, et que son imagination surexcitée créait sans doute, avait en lui un étrange écho. Il écoutait palpitant, comme si le bruit vague et indécis qui frappait son oreille avait eu un sens, comme s’il eût pu lui révéler la préoccupation qui causait cette insomnie.

Bien qu’on assure le contraire, la nuit est mauvaise conseillère ; du soir au matin, une passion à peine éclose peut s’exalter singulièrement. Le sommeil ne lui apporta ni repos ni trêve, rien que des visions enivrantes. Lorsqu’il s’éveilla, une teinte grise éclairait faiblement sa chambre. Il courut à la fenêtre et appuya sur la vitre, baignée d’une fraîche vapeur, son front qui brûlait.

Le parc était encore noyé dans le crépuscule de l’aube ; les étoiles blanchissaient, cédant la place aux premiers rayons du soleil qui semblait sortir du sein empourpré de la Loire. Les fils de la Vierge se balançaient aux branches ; les oiseaux berçaient mélodieusement leur couvée encore endormie ; une cloche grêle tintait l’Angelus ; tous les cantiques de la première heure vibraient dans l’atmosphère.

Le matin a un caractère d’austérité solennelle ; c’est l’instant où se calment les orages de l’âme, qui se sent effleurée par je ne sais quel souffle limpide et pur. — Alors, le nom de Félix revint tout à coup à la pensée de M. de Courvol, avec une insistance poignante ; il descendit au fond de lui-même et se dit qu’aucune préméditation n’avait amené son aveu à madame d’Aubray, mais qu’en faisant un pas de plus, il se rendait coupable d’une odieuse trahison : La femme de son ami ne devait-elle point lui être sacrée ? — D’ailleurs Suzanne ne l’aimait plus. Son émotion n’avait été que de la surprise et du dédain. Il était mortellement triste en réfléchissant ainsi ; mais la résolution de fuir le danger dominait tout le reste.

En ce moment il aperçut dans les sinuosités de l’avenue, une forme féminine dont les vêtements ondoyaient au vent ; sa sagesse matinale s’évanouit comme par enchantement dès qu’il eut reconnu Suzanne, et, sautant par la fenêtre, il courut à elle sans savoir comment il l’aborderait, ni ce qu’il allait lui dire.

Elle marchait absorbée en elle-même comme une somnambule ; mais elle devina d’intuition la présence de Gaston, car avant qu’il l’eût rejointe, elle s’arrêta et tourna la tête de son côté. — Ils se regardèrent, sans mot dire, effrayés du changement que cette brûlante veille avait produit en eux.

— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda Suzanne.

— Et vous ? répliqua Gaston.

Elle était enveloppée d’un peignoir qui la garantissait mal du froid extérieur et d’un frisson nerveux. Ses dents claquaient.

— Rentrez ! vous vous rendrez malade.

— Qu’importe ?

Gaston ramena les plis de son châle autour d’elle, et elle se laissa faire comme un enfant.

— Pardonnez-moi, Suzanne. Pardonnez-moi mes torts passés et ma démence d’hier. Voilà ce que je voulais vous dire. Votre cœur est fermé pour moi, ajouta-t-il à voix basse, et je vois trop que mon désespoir n’y peut rien.

— L’amour ne se recommence pas et rien ne se répare, dit-elle. Tous deux nous sommes punis… vous d’avoir aimé trop tard…

Il attendit en vain qu’elle achevât.

— Un peu de pitié seulement, Suzanne, dites-moi que vous ne me haïssez pas. C’est tout ce que je vous demande, et je serai à genoux toute ma vie pour vous remercier. Si vous aviez une idée de cette souffrance que j’endure, je vous jure que vous me tendriez la main, dût-il vous en coûter beaucoup.

— Vous parlez de souffrir ? C’est que vous ne savez pas alors ce que j’ai éprouvé, quand il a fallu vous rendre la liberté d’être heureux. Quant à vous haïr aujourd’hui, rassurez-vous. N’avez-vous pas prévu autrefois l’indifférence pire que la haine ? Elle est venue. Je ne vous reproche rien, continua-t-elle en l’interrompant, du geste. Vous ne m’aviez fait aucune de ces promesses qui engagent. Votre tort a été de jeter à un autre le cœur dont vous ne vouliez plus, et encore ne puis-je me plaindre, puisque c’est à l’excès de votre mépris que j’ai dû le courage de vivre.

Elle évoquait avec force le souvenir de l’abandon de Gaston pour conjurer l’attrait fatal de l’heure présente. Mais M. de Courvol fut souverainement habile. Loin de chercher à se disculper, il insista encore sur l’indignité de sa conduite passée, s’accusant avec véhémence afin de pouvoir dire ensuite :

— Nous étions dans ce temps-là deux enfants qui jouaient avec ce qu’ils ne pouvaient comprendre : c’est d’aujourd’hui que je me connais moi-même. Je n’ai pas su vous sacrifier alors une chimère de gloire. Me voici prêt à jeter à vos pieds toutes les brillantes réalités de la vie. Je ne crois plus à rien, pas même à l’honneur, auquel j’ai failli en vous faisant connaître tout ce qui devait rester enseveli à jamais. Il n’y a plus au monde que nous. Avez-vous le droit, aurez-vous la force de dire à un homme qui vous adore : « Je ne veux pas que vous m’aimiez ? »

— Et vous, s’écria-t-elle avec une explosion de colère contre sa propre faiblesse, quel droit avez-vous de venir ainsi m’enlever mon repos ? Qui suis-je moi-même pour que votre voix ait gardé le secret d’égarer ma pensée ?

C’était là un aveu. Gaston en profita. Tout ce que la jeunesse, l’enthousiasme, la fièvre, peuvent dicter de persuasif et de délirant, il le trouva pour lui démontrer que la liberté du cœur est inaliénable, que la passion a ses immuables franchises, qu’elle peut se rire éternellement des jougs factices qu’on cherche à lui imposer, que le crime serait de repousser le bonheur qui vient à vous.

Et elle l’écoutait incrédule et fascinée ; les instants s’écoulaient. Le soleil dissipait les petits nuages floconneux qui l’avaient enveloppé jusque-là ; les pelouses, les arbres, se paraient d’un vert étincelant ; les abeilles commençaient leur tâche bourdonnante ; des voiles semblaient se déchirer et tomber de toutes parts à l’horizon. Et une honte inexprimable s’empara de Suzanne lorsqu’elle se sentit surprise par ce réveil de toutes les choses de Dieu.

— Vous partirez, dit-elle comme en sortant d’un songe.

— Pas avant de vous avoir revue.

— Écoutez, dit Suzanne, il y a au monde un homme que je choisirais encore si, jeune fille aujourd’hui, je pouvais disposer librement de mes affections. Je l’outrage en restant ici.

— Osez dire que vous êtes heureuse avec cet homme ? s’écria Gaston hors de lui.

— Oui ! fit-elle en lui jetant ce mensonge avec énergie.

— Vous avez raison, je partirai… Demain, je serai devenu un étranger pour vous.

Il espérait une dernière parole de compassion :

— Suzanne, m’avez-vous aimé ?

Son regard fut plus éloquent que toutes les réponses.

— Que Dieu me pardonne de m’en être trop souvenue. Je puis bien vous le dire, puisque nous ne devons nous revoir jamais.

Aurait-elle parlé de la sorte si elle eût désiré sincèrement qu’il s’éloignât ? Gaston ne le crut pas. D’un mouvement rapide comme l’éclair, il la saisit dans ses bras et la serra contre sa poitrine.

Cette étreinte résumait toutes les sensations tumultueuses contre lesquelles il se débattait depuis vingt-quatre heures.

— Vous me tuez !

Un cri d’angoisse le rappela à lui-même ; il la laissa retomber à terre et recula de deux pas.

— Vous reverrai-je ?

Il restait devant elle si suppliant et si résolu tout à la fois, qu’elle n’osa refuser.

— Ce soir… dans votre atelier… Viendrez-vous ?… Dites que vous viendrez !

Ce ne fut qu’un signe de tête imperceptible qu’elle fit en s’enfuyant.

Dans quelle alternative de joie, de tourment, d’impatience, Gaston passa cette journée ! Ceux-là seuls le comprendront qui ont aimé d’un de ces amours que l’inquiétude irrite, que la raison combat, d’un amour d’autant plus impétueux et plus irrésistible qu’il est coupable et défendu. La revoir devant sa famille, lui parler froidement, se reprendre vis-à-vis d’elle aux banalités de tous les jours, lui parut au-dessus de ses forces. Il alla passer la journée aux Roches, dans le cadre poétique où s’était renoué d’une façon si inespérée le roman fermé jadis. Il revit lentement, avec la dévotion qu’on apporte à un pèlerinage, tous les lieux qu’ils avaient la veille traversés ensemble. Elle avait laissé sur une table de la laiterie rocaille un gros bouquet de fleurs des champs, cueillies, en se promenant avec lui. Dans l’air imprégné de leur parfum léger, des paroles d’amour semblaient flotter encore.

Gaston resta une heure les lèvres collées sur ce bouquet, évoquant mille souvenirs et mille espérances pour se distraire du malaise moral qui envahissait par moment la meilleure et la plus loyale partie de lui-même. Ce malaise se secouait sans grand’peine ; il n’est pas dans la nature humaine d’avoir des remords au moment même de la faute. C’est lorsque la réaction se fait, lorsque l’illusion qui nous berçait est réduite à néant, que l’on regrette !

Le jour baissait ; quelques heures le séparaient encore de celle du rendez-vous ; il reprit le chemin de Vallombre presque épouvanté de son bonheur, et n’osant plus y croire à mesure qu’approchait le temps où il devait se réaliser.

Ses pressentiments ne le trompaient pas : à l’entrée du parc, il rencontra madame de Vallombre.

— Eh bien ! lui dit-elle, vous nous trouvez dans un grand émoi.

— Qu’est-il est arrivé ?

— Oh ! un accident qui n’aura pas de suites graves, j’espère, mais qui survient bien mal à propos…

— Madame d’Aubray…

Gaston prononça malgré lui le seul nom qui fût dans sa pensée, car tout le reste du genre humain eût péri sous ses yeux, qu’il s’en serait médiocrement soucié d’ailleurs.

— Il vient d’arriver une dépêche d’Étretat, où est M. d’Aubray, comme vous savez. Sa sœur a fait une chute de voiture. Elle a je ne sais quoi de rompu ou de contusionné. Suzanne n’a pas pris le temps de me donner les détails. Leur retour est indéfiniment retardé.

— Ah ! fit M. de Courvol avec un soupir de soulagement.

— Croiriez-vous qu’au reçu de cette dépêche ma fille a déclaré vouloir partir sur l’heure ? Sa belle-sœur sera remise quand elle arrivera. Mais j’ai eu beau le lui répéter, elle m’a opposé cette obstination calme qui est dans son caractère, et la voici en route pour la Normandie, seule, avec sa femme de chambre, car elle n’a pas même permis que M. de Vallombre l’accompagnât. Que dites-vous de cette folie ? pour ma part, j’en suis exaspérée !

Dans sa volubilité et son étourderie, elle ne songea pas à remarquer la physionomie bouleversée de Gaston et parla longtemps encore, quoiqu’il n’entendît plus rien.

Sans avoir conscience de ce qu’il faisait, M. de Courvol rentra dans sa chambre. Là ses idées, un instant suspendues, sortirent peu à peu du chaos où les avait plongées la nouvelle qu’on venait de lui apprendre. Le premier objet qui le frappa fut un petit billet plié en triangle et cacheté au chiffre de madame d’Aubray. Ce billet, posé sur la cheminée, semblait lui promettre la solution d’une énigme : il le prit et le tint longtemps, sans oser l’ouvrir, sentant bien que tout était fini.

D’abord il ne vit rien… les lignes fourmillaient confuses, tremblotées, illisibles ; on devinait qu’elles avaient été tracées en hâte. Çà et là, l’encre pâlie, délayée, attestait une tache de larme :

« Je trompe tout le monde ici. Vous seul comprendrez pourquoi je pars. Personne ne m’appelle… personne ne m’attend… mais je ne peux plus vous revoir…

» Mon refuge contre moi-même, je dois aller le chercher auprès de celui qui patiemment et à force de tendresse a créé la femme que vous prétendez aimer. Vous n’auriez jamais aimé Suzanne. Eh bien ! Suzanne est morte, emportant avec elle ce culte qu’elle avait voué à un être idéal et votre présence a le pouvoir de la faire tressaillir dans son tombeau. Mais il faut renoncer à l’impossible, à l’inconnu, à l’inaccessible, à tout ce que représentait pour vous madame d’Aubray ! »


V


Un des penseurs de notre époque a écrit : « Du moment que l’amour furtif est avoué, il est compromis. Il peut brûler, mais pour s’éteindre ; cette profanation lui porte malheur. Le rêve perd ses ailes, on se retrouve dans le vrai. » Suzanne avait donc cédé à la plus courageuse et à la plus sage des inspirations, en allant rejoindre son mari et mettre en commun ce secret dont elle eût voulu mourir.

En la voyant arriver si près de l’époque qu’il avait marquée pour aller la rejoindre, M. d’Aubray éprouva d’abord une extrême surprise ; mais dans ses premières paroles, dans l’effusion désespérée de son premier baiser, il entrevit la douloureuse histoire qu’on venait lui avouer.

Ce fut une brève confession faite avec la plus héroïque loyauté, écoutée avec un calme que démentaient les battements du cœur sur lequel s’appuyait la tête éplorée de Suzanne. Il fallait qu’elle eût de son mari une opinion bien haute pour lui imposer cette épreuve. Quel homme l’eût traversée comme il le fit ? quel homme eût trouvé au milieu de la plus vive souffrance, la force de prononcer des paroles de compassion ? Comme elle s’humiliait devant lui :

— Je suis seul coupable, ma pauvre enfant, dit-il en la tenant toujours embrassée, puisque je n’ai pas su garder le trésor qui m’était donné.

Félix était-il donc un héros de stoïcisme ?

Non ! mais il avait cet orgueil élevé qui ignore l’égoïsme dont émane toute cruauté, toute injustice humaine. Il avait une volonté ferme et le mépris du ridicule ; aucun froissement mesquin d’amour-propre ne se mêla donc à l’extrême chagrin qu’il ressentait, aussi ce chagrin le laissa-t-il généreux. Avec un sourire et un accent sublimes, il dit ce mot qui dut récompenser Suzanne de l’effort qu’elle avait fait, en triomphant de la honte par la franchise :

— Tu ne m’avais rien promis, rien que d’accepter un dévouement qui n’a pu se manifester jusqu’ici, car tu ne m’as donné que du bonheur. Laisse-moi te prouver aujourd’hui que j’étais digne d’être choisi pour te consoler et t’aider à vivre. N’ai-je pas été d’abord et avant tout, ton confident, ton ami, ton frère ? Ne puis-je l’être toujours, quand tu voudras et tant qu’il le faudra ? Tu es venue librement te jeter dans mes bras et me demander de te guérir. Ne me donnes-tu pas là un témoignage de tendresse dont je dois être fier à jamais ?

Il fallut bien qu’elle se rendît, car Félix était vraiment grand, et la comparaison devenait accablante pour son rival. Quelque chose de plus noble et de plus rare que la passion, l’abnégation entière de soi, l’amour désintéressé, invincible, fort comme la mort, apparaissait à Suzanne attendrie.

Elle demeura écrasée sous le poids de son infériorité, ne sentant plus en elle qu’un regret dévorant qui dominait tout le reste : celui d’avoir failli aux yeux de Félix et d’être obligée de reconnaître qu’elle se fût perdue sans lui.

Il l’entoura de tant de respect, il lui marqua si bien qu’elle n’était nullement déchue de sa dignité, il affecta si noblement l’ignorance de ce qu’il savait, que l’estime d’elle-même revint à Suzanne, avec toute la force nécessaire à la lutte. On ne peut se le dissimuler, elle dut lutter encore et longtemps contre ses souvenirs, mais elle effleura l’écueil sans s’y briser, appuyée sur un bras robuste qui l’aidait à tout surmonter.

Ils restèrent quelque temps encore à Étretat, dans une intimité bien autrement profonde que celle qu’ils avaient connue jusque-là, puisqu’il y avait entre eux maintenant un lien indissoluble : l’affliction partagée et l’infini de la confiance.

Qui sait ? Félix caressait peut-être comme Gaston, la chimère de l’impossible, car il se jeta avec toute l’énergie de son âme dans cette tâche délicate de sauver et de reconquérir sa femme. Conquête plus rare et plus glorieuse mille fois que celle qu’un séducteur émérite peut faire de la femme d’autrui. Et il y réussit. À quelques mois de là, M. de Courvol serait revenu à Vallombre sans mettre en péril l’honneur de Suzanne. Mais il ne revint pas. Garda-t-il donc une blessure incurable au fond de lui-même ? Nous ne croyons guère à ces blessures-là. Peut-être…


« Pour changer d’amour,
» Il lui fallut six mois à voyager. »