Le Roman d’un muet/La Dame d’Alligny


Michel Lévy frères (p. 261-323).


LA

DAME D’ALLIGNY

— souvenir du morvand —




J’avais lu la description d’un château quasi-royal, armé de quatre grosses tours rondes et de deux pentagones, environné de fossés qui mesuraient cent pieds de long sur quinze de profondeur ; je m’étais représenté les sveltes ogives de l’ancienne chapelle castrale dédiée à saint Louis, et les ruines immenses de la tour d’Ocle, et les armes des d’Alligny et des Fontette, des Mazaucle et des Andrault de Langeron sculptées partout sur le marbre des portes, et ces vieux barons à la mine austère, hauts et bas justiciers, tels que Jean IV, qui étonna sa province par une pénitence plus extraordinaire encore que ses crimes. J’avais mêlé les annales de cette forteresse seigneuriale à celles des duchés de Bourgogne et de Nevers, dont elle releva successivement, et ma fantaisie, aidée de ma mémoire, avait fait de tous ces événements, de tous ces tableaux, de toutes ces figures, un ensemble si imposant, que je m’en approchais pour la première fois avec je ne sais quel respect religieux qui ressemblait à de la crainte.

Je l’avais rêvé le château d’Alligny, haut perché sur les confins de cette vallée que le Tarnin arrose, dominant les mamelons boisés de Moux et des alentours, et les antiques retranchements de Castrum romanum, sinistre et impérieux au milieu des sites sauvages du plus beau canton du Morvand, comme un tyran féodal, écrasant de son pied de fer les souvenirs partout visibles de l’ère celtique et de l’époque gallo-romaine.

Devant l’étang qui touche à la prairie de la Maladière, et dont la nappe immense va se perdre sous les iris, au pied d’une colline sablonneuse à la base, ceinte au sommet d’une couronne de sapins, sur laquelle de rares bouleaux se détachent argentés, comme des rayons de lune dans un pan d’ombre, — je m’étais dit : Il doit être là, au sein de cette grande solitude, de ce grand silence ; il doit s’endormir au chuchotement du vent dans les joncs fleuris, embaumé par la vague senteur des plantes aquatiques, sans autres témoins de sa décrépitude que les canards et les martins-pêcheurs qui courent sur cet azur limpide et la belle Viviane de ce lac enchanté qui lui parle en soupirant des splendeurs passées, dont elle a été le témoin éternellement jeune.

Je me trompais… Nos pères ne se souciaient guère de ce que nous appelons le pittoresque ; ils mettaient leur poésie ailleurs, ou plutôt ils s’occupaient dans le choix d’un site, pour y fixer leur vie, de mille autres choses que du plaisir des yeux. Ce qu’il leur fallait, c’était un vallon plantureux bien abrité contre les vents et les neiges, des murs de dix pieds d’épaisseur, des sources abondantes et claires, de beaux jardins bien plats, de belles cours régulières, beaucoup d’espace pour les dépendances ; du reste, peu leur importait l’horizon plus ou moins étendu, la physionomie plus ou moins riante du paysage. Ils aimaient, au contraire, s’enfermer chez eux, cacher leur foyer comme l’oiseau cache son nid, s’abriter derrière les roches au lieu de se planter fièrement dessus, estimant qu’un peu d’ombre et d’humidité sont moins à craindre que l’œil des curieux, et quittes à avoir pour tout point de vue un grand mur ou une grenouillère.

Pas plus que ses contemporains, le sire d’Alligny, fondateur de ce manoir, n’avait le sentiment de la nature à la façon de Rousseau et de ses imitateurs ; il ne se douta jamais probablement que le mouvement du terrain, la perspective, le voisinage d’un torrent ou d’une masse granitique pouvaient faire partie essentielle de la magnificence d’un monument ; la situation de sa vieille demeure, tout au fond d’un bassin resserré, en fait foi. On la cherche en vain du village et de la route. À deux pas de la porte principale, on la cherche encore, et quand on l’aperçoit la déception est amère, pour qui s’attend aux aspects grandioses et saisissants d’un castel moyen âge.

Henri IV a fait raser les tours gigantesques qui en étaient la force et la gloire ; deux seulement ont été épargnées et attestent de la singulière beauté des autres. Les pieds dans l’eau vive des fossés, elles semblent contempler mélancoliquement leur image noircie et mutilée à la surface de ce miroir.

L’herbe pousse courte, drue et serrée dans l’immense cour plantée d’épine noire. Connaissez-vous l’aubépine morvandelle parvenue à l’état de gros arbre, noueuse et touffue comme un chêne centenaire, étendant capricieusement ses rameaux chargés au printemps de flocons d’un blanc rosé, à l’automne d’un feuillage pourpre, l’hiver de fruits vermeils que les gelées mûrissent et que les enfants viennent disputer aux moineaux, en les appelant du joli nom de fruits du bon Dieu ? — Des festons de chèvrefeuille que personne ne songe à cueillir, courent d’un arbre à l’autre, souriant à la grande façade grise percée d’étroites fenêtres. Ces fossés, ces tours lézardées, ce clapotement de l’eau, cette cour muette comme un désert, tout cela paraît triste au premier abord ; restez-y un instant… regardez bien… ce n’est point de la tristesse, ou plutôt, c’est une tristesse si poétique et si sereine qu’elle vous épanouit le cœur au lieu de le serrer. Le soleil danse partout. À droite, sur le bord d’une pièce d’eau, qui scintille dans les intervalles que laisse le branchage pressé d’une avenue de tilleuls, les petites grenouilles d’été jasent de leur douce voix ; à gauche, la grande montagne bleue regarde curieusement par-dessus le mur qui n’est que fleurs et mousse. L’air vif des alentours n’arrive qu’adouci, tamisé par les forêts voisines. Des troupeaux escaladent les prés dont sont recouverts les escarpements qui encaissent Alligny, de trop près peut-être, mais c’est encore là un de ces défauts qu’on aime. Toutes les cimes pressées les unes contre les autres semblent s’être réunies, comme des sentinelles vigilantes, pour protéger et faire respecter le tombeau de la vieille seigneurie morte de sa belle mort.

Une admirable journée d’été s’éteignait dans le lointain, de cette couleur orangée qui prédit un lendemain plus admirable encore, et l’ombre large du couchant tombait sur le pont qui conduit à la route, comme je le traversais pour passer dans la cour intérieure. Là je rencontrai le concierge, un brave homme de figure avenante, et je lui remis la lettre du possesseur actuel d’Alligny, qui recommandait à ses gens de me faire bon accueil et de me donner gîte au château, pour le temps qu’il me plairait d’y rester. C’était une faveur obtenue à mon intention par un ami, qui pressentait sans doute quel enchantement m’attendait dans ces ruines.

— Bon accueil, — monsieur peut y compter, dit le concierge après avoir parcouru des yeux mon billet d’introduction ; quant au gîte, nous n’avons guère que notre chambre qui soit habitable ; du reste, monsieur verra et jugera par lui-même.

D’après ce langage, on a déjà compris que mon interlocuteur n’était pas un paysan, mais un domestique de bonne maison, fort empressé, fort poli et presque trop civilisé pour le poste qu’il occupait. Il m’introduisit dans la cour intérieure, moins vaste que la première et qui sépare deux corps de logis en pierre de taille, d’un style très-simple et un peu lourd.

— Voilà tout ce qui reste.

Il reste en effet fort peu de chose ; aucun ornement ne relève la sévère nudité de ces façades parallèles, surmontées de frontons brisés dont les armoiries ont été sans doute effacées par la Révolution ; — privées des tours saillantes, des ailes, des galeries qui les reliaient autrefois, elles font une figure assez gauche et on se demande, en les regardant, si elles sont inachevées ou détruites, ce qu’elles attendent ou ce qu’elles ont perdu ?

— Le château est ainsi depuis Henri IV, me dit mon guide.

Il ne tiendrait qu’à moi de raconter que j’ai visité l’intérieur du château dans ses moindres détails, depuis les souterrains qui parlent de vengeances secrètes et d’atroces captivités, jusqu’à la chambre où Jean IV étranglait de ses mains les gens qui avaient eu le malheur de l’offenser ou de lui déplaire ; mais j’aime bien mieux confesser la vérité : on m’avait parlé de charpentes peu solides, d’échelles en mauvais état, et comme je ne suis pas de ceux à qui la curiosité fait affronter une entorse, je crus sur parole le concierge quand il m’assura qu’il n’y avait rien à voir. Tout à coup cependant il parut se raviser :

— Nous avons bien un portrait là-haut, dit-il, mais si gâté par l’humidité qu’il ne vaut pas la peine d’être montré à monsieur.

— Une ancienne peinture ?

— On dit que cela date de Louis XV.

J’étais trop fatigué d’avoir marché tout le jour, pour retourner me promener sous l’avenue ou ailleurs, et l’existence d’un portrait dans cette demeure abandonnée me parut bizarre.

— Je le verrai volontiers, répliquai-je.

Et ce fut ainsi qu’il m’arriva de monter dans la tour de l’ouest.

Quelques faux pas sur les degrés ébréchés de l’escalier tournant, avant d’atteindre un corridor voûté sur lequel ouvrent trois ou quatre portes : beaucoup de noix, de haricots secs meublant ce corridor, un rat qui me passe entre les jambes, voilà mes impressions de voyage pendant mon ascension. La chambre dans laquelle on me fit entrer était de forme ronde, avec un plafond très-élevé, où s’entre-croisaient de grosses poutres. — Sur la cheminée reste encore une immense glace brisée en deux morceaux, et un petit reliquaire en bois peint, dont les couleurs s’écaillent de tous côtés. À droite de la cheminée, un meuble vieux chêne, de bon style, mais aux moulures presque effacées ; en face un grand lit sculpté et doré sur fond blanc mat, qui avait dû être autrefois ce qu’on appelait un lit à l’Ange et auquel manquait un pied ou deux ; il apparaissait à demi-caché sous des rideaux de toile de coton rouge, dont la vulgarité toute moderne contrastait péniblement avec son élégance d’un autre siècle.

— Et le portrait ? demandai-je.

Le jour qui baissait n’arrivait plus aux noires profondeurs de cette grande pièce ; je n’avais donc pas remarqué en entrant une porte masquée que surmontait dans son cadre aux dorures ternies, le portrait mystérieux.

J’ouvris les fenêtres, et un rayon de soleil qui vint le frapper en plein, me permit d’examiner à mon aise.

C’est une femme triomphalement assise, avec le grand air de ce temps-là, sur un fauteuil que dissimule la flottante draperie bleue agrafée à son épaule et qui forme autour d’elle des plis dignes de draper Diane chasseresse, Vénus couronnée, ou toute autre déesse. Un long corsage de brocart rose à ramages, un peu pâlis, un peu écaillés, comme les fleurs du reliquaire, serre son corps frêle et laisse nue la poitrine dont un cordon de perles suit et dessine les contours. Le petit collier de velours noir garni de perles, fait ressortir la blancheur du cou ; et sur ce joli cou long et flexible se balance une de ces têtes qui ont encore plus d’agrément que de beauté, qui pensent et qui raisonnent, qui veulent et qui gouvernent, une tête fine, au sourire un peu moqueur, aux beaux cheveux si négligemment poudrés qu’on devine, sous la neige d’emprunt, leur ton d’ébène naturel.

Je ne sais pas si la peinture est bonne ; le temps a certainement enlevé la fraîcheur du coloris, le dessin laisse peut-être à désirer, mais l’expression à la fois enjouée, intelligente et résolue, a été saisie avec un rare bonheur, et l’artiste, qu’il eût ou non du talent, a touché son œuvre du flambeau de Prométhée qui donne la vie. L’âme palpite dans ces jolis yeux un peu saillants, mais qui caressent et qui pétillent, le sang coule dans les veines de ce bras délicat qui sort d’un flot de dentelle ; il semble que la main froisse en badinant le lourd taffetas qu’elle tient du bout de ses petits doigts couleur de rose.

Ce bras tout entier est une merveille, et on le contemple avec d’autant plus de plaisir qu’il est le seul qui reste. L’autre a été impitoyablement grignotté par les souris, les pires de tous les Vandales.

Je demandai sur le portrait des renseignements qu’on ne put me donner, et en même temps, l’idée de dormir dans cette chambre d’une beauté contemporaine ou à peu près des Sabran et des Parabère sourit à mon imagination.

— J’aime décidément mieux passer la nuit au château qu’au village, dis-je à mon guide, et je vous serai très-obligé, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, de mettre des draps dans le lit que voici.

— Je ne vois d’autres inconvénients, monsieur, que l’humidité et les souris.

— Eh bien ! vous ferez un bon feu pour conjurer l’humidité, et quant aux souris… je suis brave. À propos, ajoutai-je, il n’y a pas de revenants ?

— Monsieur veut plaisanter, dit le concierge, qui avait dû être un Frontin fort agréable dans sa jeunesse. Au surplus, il me semble que le seul revenant dont on parle ici, ne serait pas trop à redouter pour monsieur.

Et il sourit facétieusement en désignant la dame poudrée.

Je lui fis entendre qu’il avait de l’esprit, et descendis manger le dîner que m’avait préparé sa femme. Après quoi, je sentis mes paupières se fermer malgré elles sur le livre que j’essayais de lire, et jugeai qu’il serait sage d’aller me coucher.

J’avais posé ma chandelle sur une tablette au pied de mon lit, immédiatement au-dessous du portrait, de sorte qu’il était le seul point éclairé de la chambre et que mes yeux allaient involontairement s’y fixer.

Sort étrange que celui de cette jeune femme ! — Ne dormant pas, je ne pouvais mieux faire que réfléchir à ce qu’elle avait dû être, et aux raisons qui la retenaient en effigie dans ce vieux château désert, qu’elle avait sans doute rempli autrefois de ses grâces.

— Tout me fait présumer qu’elle habitait cette chambre, me dis-je à moi-même, sa tête s’est appuyée ici, où s’appuie la mienne ; seulement c’étaient des rideaux de satin qui enveloppaient la jolie couchette de ses plis discrets. Et je repoussais avec dégoût l’étoffe commune qui les avait remplacés. Au lieu de cette odeur de moisi, un tiède parfum d’iris flottait dans l’air et une petite mule garnie de cygne gisait là-bas, où j’aperçois mes bottes jetées négligemment sur le froid carreau fendillé.

Le reliquaire, seul ornement de la cheminée, à combien de profanes bagatelles a-t-il survécu ? Flacons, cassolettes, miroirs, éventails, boîtes à mouches et à épingles, bras de bronze doré tout chargés de bougie (et je regardais dédaigneusement mon unique chandelle), — bonbonnière d’émail, groupes de vieux sèvres, petit déjeuner pâte tendre, — qu’êtes-vous devenus ? Que sont devenus les amours qui se jouaient sur les médaillons des boiseries, et les petits meubles voluptueusement capitonnés, et la bibliothèque miniature qui recélait les romans à la mode, et le cabinet d’Allemagne aux mille tiroirs-cachettes, où dormaient pêle-mêle les billets à l’ambre ?

Qu’elle devait être attrayante à cette heure du sommeil, enveloppée dans son manteau de nuit, tendant à Marton, pour qu’elle le déchaussât, son pied moulé dans un bas de soie, livrant à Lisette ses longs cheveux à enfermer dans une coiffe de linon !

Je me retournai impatienté, ramené tout à coup à la réalité par la dureté du matelas et l’absence d’oreiller ; puis mes yeux rencontrant de nouveau ceux de la dame :

— Elle semble vraiment stupéfaite et courroucée de ma présence, reprenait l’imagination, sans souci du malaise de mon pauvre corps que meurtrissaient des draps de toile à voiles tendus sur des planches.

Seriez-vous donc prude, madame ?

Non, ce n’est pas là un défaut de votre époque, et votre physionomie n’a d’ailleurs rien de sévère. Mais après tout, la vertu la moins revêche peut bien se scandaliser de voir un homme couché dans son lit, sans permission. M’auriez-vous seulement permis de figurer au dernier rang des courtisans qui venaient saluer votre grand lever ? Étiez-vous coquette ? Étiez-vous tendre ? Il y a plus de tendresse que de coquetterie dans toute votre personne.

Avez-vous aimé ? Je crois que vous souriez de la naïveté de ma question. — On aimait souvent… sinon beaucoup au dix-huitième siècle.

Pardonnez ! Trop de fierté rayonne sur ce beau front, pour que vous soyez la créature frivole, au cerveau vide, au cœur éventé, que les chroniques scandaleuses nous désignent sous le nom de Caillette. Vous n’avez pas perdu votre temps dans le papillotage, et si votre bouche pouvait s’ouvrir ce serait pour laisser échapper l’aveu de quelque passion haute et noble dont vous n’auriez pas à rougir. Laissez-moi croire cependant que vous n’avez pas mordu à l’idéal de la Nouvelle Héloïse ; que vous n’avez jamais compté parmi ces femmes sensibles auxquelles je préfère encore les fringantes évaporées qui se plantaient bravement l’assassine au coin de l’œil et la friponne auprès des lèvres ! — Dites-moi que vous n’étiez ni mélancolique, ni sentimentale, ni folle du champêtre. Non, n’est-ce pas ? — Vous étiez tout cœur, tout agrément et tout esprit. C’est encore l’esprit qui domine en vous. À quelle catégorie appartenait-il ? À la plus exquise sans doute, mais encore ?… — Étiez-vous philosophe comme mademoiselle de l’Espinasse ? Teniez-vous une ménagerie comme madame de Tencin ? Écriviez-vous d’un style collet-monté comme madame de Lambert ? Vous avez un sourire qui annonce grande facilité à lancer l’épigramme. Mais vos malignités mêmes devaient être pleines de gentillesse, et je jurerais que le fiel leur était inconnu.

Viviez-vous à la cour ? Votre habit l’indique… Cependant je ne sais pourquoi il me semble que les fards, les philtres de toutes sortes sont restés étrangers à votre beauté, qui, toute délicate qu’elle soit, a dû s’épanouir au grand air et que la chaude atmosphère des salons n’a pas eu le temps d’altérer. Hélas, à la cour ou dans votre retraite d’Alligny, les années se seront chargées assez vite de l’œuvre de destruction ! Mais non… j’aime mieux croire que la mort vous a prise telle que vous voici, toute fraîche, toute gaie, au milieu des jeux, des spectacles et des conversations, avant que l’ombre d’une souffrance vous eût effleurée… Souffrir ! on ne connaissait guère ce mot-là sous Louis le Bien-Aimé, dans votre monde musqué, badin, accoutumé à pirouetter, de toute la hauteur de ses talons rouges, sur le côté sérieux de l’existence.

Comme je me demandais si elle avait fait exception à la règle, si un nuage avait jamais obscurci ce riant visage, si une larme avait jamais tremblé au bord de ces longs cils, mon regard s’arrêta une seconde fois sur le bras qui avait dû être une des grandes perfections de la dame, et en même temps les théories du chevalier d’Arpentigny me revinrent à l’esprit. Je me rappelai ses observations sur la main humaine, plus curieuses que celles de Gall sur les protubérances du crâne ou de Lavater sur les traits de la physionomie, et ce qu’il disait de « cet instrument principal de notre intelligence, dans la sphère des choses », et ce qu’il m’avait appris de cette science chirognomonique dont il a le premier entrevu les plages. Je me mis à étudier avec une singulière persistance la main fine aux doigts effilés complaisamment étendue vers moi ; peu à peu j’y retrouvai tous les signes que mon vieil ami prétendait avoir appartenus aux mains de Charlotte Corday, de Sophie de Condorcet, de Lucile Desmoulins, et qui lui faisaient dire : — Si les autres femmes se dévouent jusqu’au travail, celles-là se dévouent jusqu’à la mort.

Plusieurs fois durant ce monologue il m’avait semblé voir le sein de ma belle marquise se soulever précipitamment, ses paupières se baisser avec tristesse ou se relever sur une œillade étincelante, la draperie bleue s’agiter, mais je n’en avais pris aucun émoi, — la clarté vacillante d’une chandelle que les mouchettes ont trop longtemps respectée, explique bien des fantasmagories.

En ce moment, je ne sais si minuit sonna comme dans les romans d’Anne Radcliffe ; — je n’avais point de montre pour m’en assurer, et il n’existait à Alligny d’autre horloge qu’un vieux coq, — mais, tout à coup, j’entendis sur le carreau un frou-frou de falbalas et, levant les yeux, je vis le cadre vide. Mon premier sentiment ne fut pas, je l’avoue, le sentiment d’orgueil qui eût dû venir à un émule de Pygmalion ; je ne me félicitai que fort médiocrement d’avoir évoqué, par la magie de ma pensée, cette marquise Régence ; si mon cœur battit, ce fut de surprise et aussi de l’effroi qu’inspirent toujours les faits surnaturels. Cependant ma frayeur ridicule dura peu et fit place bien vite au ravissement ; on ne pouvait éprouver que cela en présence de l’apparition qui se tenait debout à mes côtés, non pas à l’état de spectre solennel et pâli, mais vivante, et rose, et potelée, jouant d’une main avec les perles de son cou, de l’autre, secouant, avec une grâce infinie, les plis solides et superbes de sa jupe ornementée de gros nœuds à paillettes. Sous ses dentelles, ses parements bouillonnés, ses pompons, ses échelles de rubans et de fleurs, on eût dit un modèle de Lancret partant en conquête, et j’eus besoin de réfléchir à mon costume moins apprêté pour ne pas tomber à ses pieds et baiser le petit soulier au venez-y-voir doré qui s’avançait vers moi.

Elle s’aperçut de mon extase, me tint à distance par un geste imperceptible et cependant très-majestueux, puis sans façon et de l’air le plus délibéré du monde, elle s’assit au bord de mon lit et me toisa non sans dédain en relevant l’arc de ses sourcils qu’on eût dit tracés au pinceau.

— Or çà ! dit-elle, que faites-vous chez moi ?

— J’essaye de dormir… Mais le moyen en vous regardant ?

On l’avait habituée à des compliments plus quintessenciés que celui-là ; aussi m’interrompit-elle au premier mot :

— Vous n’êtes pas en position d’être galant sans ridicule, mon cher. Ainsi, trêve de politesses ; sur ce chapitre, tenez-vous coi.

— Laissez-moi du moins implorer une grâce, madame. La hardiesse dont vous voulez me punir…

Elle éclata d’un rire cristallin.

— Vous punir ? d’où vous vient cette présomption ? Je ne viens pas plus vous punir qu’écouter vos phrases à l’eau de rose.

Et comme je méditais, quoi qu’elle en dît, un madrigal.

— Taisez-vous, reprit-elle. Tout ce fatras est renouvelé de M. Dorat de Cubières, qui eût parlé mieux que vous.

— Alors, m’écriai-je, un peu piqué d’être remis à ma place avant de l’avoir mérité, quel est le but de votre visite, belle dame, si vous ne projetez ni vengeance, ni séduction ?

— Voilà un fat plaisant, dit-elle en se croisant les bras d’un air ébahi, et les hommes ont fait du chemin depuis nous, dans les régions de l’impertinence.

Je suis descendue dans ma chambre, monsieur, parce que vos réflexions à mon sujet me grinçaient sur les nerfs, parce que je prétendais vous prier d’y mettre bon ordre. Je ne sais si vous vous êtes aperçu que vous étiez distrait comme il n’est pas permis à honnête homme de l’être, et que vous jasiez tout seul…

Sa colère était si charmante, que je joignis les mains dans un transport de repentir et d’adoration qui la désarma.

L’éloquence de ce discours muet racheta la sottise de mes paroles ; il voulait si bien dire : — Ayez pitié d’un pauvre enfant du siècle vulgaire, qui n’a jamais porté ni manchettes, ni jabot, ni poudre, ni talons rouges, — qui n’a jamais été initié aux coquetteries de votre âge d’or, le seul qui ait mérité d’exister, — qui ne sait ni s’habiller ni vivre, — mais qui vous idolâtre en tremblant. Oubliez les divagations d’un cerveau que la fièvre envahissait avant même que votre beauté se fût complétée par l’apparence d’une âme. Ne me raillez pas trop de ma timidité, de ma gaucherie, de ce que vous appelez mon impertinence. Je perds la tête et ne sais plus si c’est de respect pour la marquise, ou d’amour pour la jolie femme.

Oui, mon geste et mon regard voulaient si bien dire tout cela et d’autres choses encore, qu’elle sourit avec l’indulgence des femmes de tous les temps, pour les folies de tous les genres, pourvu qu’elles en soient l’objet.

— C’est vrai, fit-elle, que vous êtes un enfant et que personne ne vous apprit à vivre.

Elle me regardait avec une ténacité singulière, comme si elle eût voulu s’assurer que j’étais digne de confiance.

— Vous me demandiez tout à l’heure assez lestement le motif de ma visite, dit-elle enfin, en insistant sur ce mot lestement, par un reste de rancune. Je veux bien vous l’avouer : ce n’est rien qu’une fantaisie… et non pas une fantaisie amoureuse (elle retira sa main dont j’essayais de m’emparer.) Une fantaisie de bavarde condamnée au silence. Il y a tantôt cent ans que je m’ennuie. Pour la première fois, il passe dans cette chambre un esprit curieux…

— Et plein de sympathie…

— Eh bien ! oui… je le crois. Vous êtes jeune et vous avez longtemps rêvé devant un portrait, vous lui avez créé dans votre imagination toute une histoire, parfois devinant juste, vous trompant plus souvent. Je viens donc rétablir les faits. Mes confidences ne peuvent plus faire de mal à personne et elles me feront grand bien à moi, qui ai su toute ma vie garder mon cœur fermé. Comprenez-vous ?

— Je comprends que vous aimerez à faire défiler une fois devant vous le cortége de vos jeunes années, à respirer le parfum d’un secret inhumé en vous-même, et que vous avez besoin de voir un auditeur pleurer, s’émerveiller et sourire, vos émotions se refléter sur un autre visage, tandis que vous vous conterez à vous-même les plaisirs et les douleurs passés. Est-ce cela ?

— Vous n’êtes pas aussi avantageux ni aussi sot que je l’avais cru d’abord, dit mon interlocutrice tout à fait apaisée.

Et sans autre préambule, elle commença :

« J’étais veuve et j’avais vingt-cinq ans. À quoi bon vous parler de ce qui précède ce temps-là ? Que vous importe qu’un fort grand seigneur ait cru faire beaucoup d’honneur à une très-petite bourgeoise, en se l’attachant par un contrat dans lequel il n’apportait que ses cinquante ans, embellis par la goutte, en échange d’une figure qu’on disait charmante, d’une jeunesse printanière qui ressemblait encore à l’enfance, et d’un cœur neuf, formé à tous les sentiments honnêtes par une de ces mères comme il n’en existait plus que dans la classe moyenne, nourrie de principes jansénistes qui se retrouvaient nécessairement dans l’éducation des enfants ?

» Mon vieil époux ne sut que faire de ce cœur si ingénu, lui qui avait usé le sien en même temps que sa santé, chez les comédiennes, les duchesses et les filles du monde, le gâtant au contact de toutes « les jolies horreurs » des fêtes de la Guimard, aux orgies des Duclos, des Létorière, des Richelieu, aux après-soupers de mademoiselle Quinault, partout où régnait la débauche polie et le libertinage spirituel. Ayant mené à bien tant d’aventures coquines et grivoises, il ne croyait plus à la modestie ni à la vertu. Il ne vit donc en moi qu’une petite ignorante, assez drôle le premier jour, fort ennuyeuse ensuite, tout aussi susceptible qu’une autre de caprices et de passades, si jamais on s’avisait de lui ouvrir la porte. C’est pourquoi il la ferma soigneusement sur moi, se souciant peu d’être ridicule à la façon dont tant d’autres l’avaient été, grâce à lui, et me relégua pour toute l’année dans sa terre d’Alligny, moitié par méfiance, comme je l’ai dit, moitié par mesure d’économie, ma dot ayant à peine suffi à payer les plus criardes de ses dettes ; un peu aussi parce qu’en acteur de bon sens, il avait jugé l’heure de ses succès évanouie, et craignait d’essuyer des échecs de Cassandre, sur cette scène de la cour où il avait si longtemps régné eu vainqueur. Je crois de plus, et surtout, qu’il eût été fort embarrassé de présenter au roi mademoiselle Michot, dont le grand-père avait vendu des clous.

» Il n’y a pas de gardien plus austère qu’un roué. Ma jeunesse se courba donc sous une règle inexorable comme celle du cloître. Si je n’avais guère d’affection pour mon mari, j’avais en ses lumières une confiance sans bornes. Il me répéta si souvent que rien ne réussissait moins à une femme que d’être romanesque, il me peignit les hommes sous un jour si odieux et me sépara si bien de toutes les bonnes amies, à commencer par sa sœur, qui était une femme de cour, que je me persuadai qu’il n’y avait pas d’existence plus enviable que la mienne, auprès d’un podagre, dans une province éloignée où mes yeux avaient, pour uniques récréations, les beautés d’une nature sauvage. J’employai à les contempler toute la poésie dont j’étais capable, de même que je mis toute la chaleur de mon âme dans la seule amitié que me permît mon mari.

» Il avait une fille d’un premier lit. Jusqu’à mon arrivée dans la maison, elle avait grandi tristement sous l’aigre tutelle d’une gouvernante, ne voyant son père qu’à de rares intervalles. La timidité avait glacé jusqu’à sa physionomie. Je la trouvai sombre, farouche, sans expansion… Malgré son peu de charme, comme c’était un enfant et que j’avais le travers bourgeois, dont on riait beaucoup, d’adorer et de désirer ces petits êtres-là, je mis tous mes efforts à l’apprivoiser. J’y réussis. La pauvre petite m’accorda tout ce qui avait été si longtemps refoulé en elle. Ce fut comme un débordement de reconnaissance, de tendresse passionnée. Moi, qui avais une vivacité égale à la sienne et quelques années de plus, qui sollicitaient des attachements d’une autre sorte, je donnai le change aux aspirations dont j’étais tourmentée, en me consacrant tout à elle, et je me jurai de faire servir à éloigner la moindre épine de sa route, tous les instants d’une vie qui, par elle-même, ne pouvait être heureuse. Grâce à cette tâche que je m’imposai, je trouvai la résignation et le contentement dans ce froid mariage, qui pour beaucoup d’autres eût été un enfer. Et ma foi ! devenue libre, je ne me proclamai point heureuse veuve comme madame de Coligny. Mes crêpes noirs furent de bon aloi. Faute d’autre motif, je les aurais portés de regret d’avoir perdu ma chère Lucienne. À peine orpheline, elle me fut enlevée par sa tante, qui la mit au couvent, et je restai seule, sentant ma jeunesse me peser lourdement sur les bras et ne sachant qu’en faire.

» Je pleurai bien six mois. Après, le besoin de revoir ma fille m’étreignit le cœur si violemment, que je partis pour Paris un matin, sans avoir prévenu personne de mon projet.

» Lucienne vint se jeter dans mes bras, avec des transports qui me consolèrent d’abord de tout ce que j’avais souffert loin d’elle. Je la trouvai un peu pâlie sous sa robe noire de pensionnaire, mais belle comme je ne l’avais jamais vue. — Je soupçonnai qu’un grand bonheur avait pu seul opérer cette métamorphose ; interrogée par moi, elle se troubla beaucoup et finit par m’avouer qu’elle était fiancée depuis huit jours à M. de Langeac, mais que, la solennité ne devant être officielle qu’au retour du jeune homme, qui avait été rejoindre son régiment en Flandre, on l’avait fait rentrer provisoirement au couvent.

» Elle s’excusa avec chaleur de ne m’avoir pas consultée en cette affaire, la plus importante de sa vie ; mais sa tante, pour des motifs qu’elle ignorait, lui avait recommandé un secret absolu ; et, quant à elle, la séduction avait été si subite, si irrésistible, qu’elle n’avait pas même essayé de se défendre.

» Le portrait qu’elle me fit de son fiancé me parut trop beau pour n’être pas flatté. Mais ce qui me parut plus évident encore, ce fut que ma pauvre Lucienne était éperdûment amoureuse. Ainsi, je n’occupais déjà plus que la seconde place dans son cœur ! J’en pris un chagrin amer et ne pus m’empêcher de haïr, de toute la haine de la jalousie, cet étranger qui était venu me voler mon bien.

» La guerre se prolongeait dans les Flandres, et le retour de M. de Langeac fut indéfiniment retardé. Lucienne restait plongée dans un accablement contre lequel mes caresses devenaient impuissantes, et dont quelques lettres qu’elle me cachait à moi-même, parvenaient seules à la tirer. En attendant toujours mon rival, je m’ennuyais à Paris, dans la retraite où j’avais d’abord essayé de vivre. Ce n’était point la peine vraiment d’avoir quitté Alligny !

» Peu à peu je m’abandonnai aux conseils de ma belle-sœur qui m’engageait à me dissiper, je me laissai présenter à Versailles, entraîner dans le monde, et il faut bien convenir que j’y eus des succès. L’enivrement fut complet pour moi ; il me fit oublier toutes mes tristesses, même l’ingratitude de Lucienne ; je ne rêvai plus que plaisirs et passe-temps. Les leçons d’autrefois me restant dans l’esprit, aucun de mes adorateurs n’eut le pouvoir de troubler mon repos… Non, pas même le roi, qui daigna me remarquer tout un jour. En conservant ma liberté d’esprit, mon calme provocant, ma belle impertinence, je faisais d’autant plus tourner les têtes, que la mienne, avec une apparence de folie, raisonnait toutes choses et appréciait chacun à sa valeur, sans se monter jamais.

» Je piquais plus encore par mon indifférence que par la mine chiffonnée, la mutinerie, qui me composaient un visage de goût dans toute l’acception de ce mot du temps. On m’avait appliqué la devise que le comte de Bussy-Rabutin fit pour sa cousine : « Froide, — elle enflamme, » et cette qualité ou ce défaut de la froideur, était si rare parmi mes pareilles, qu’il eût suffi tout seul pour me mettre à la mode.

» Les finances me firent défaut avant que ma rage de plaisir ne s’éteignît. Il fallut compter, et, comme la princesse Cendrillon, m’enfuir à Alligny avant que mon carosse fût redevenu citrouille.

» J’avais décidé que ce départ serait accompagné de quelque superbe extravagance.

» La fête par excellence du dix-huitième siècle, c’était, comme vous savez, le bal de l’Opéra, et souvent je m’étais donné, pendant une nuit, l’amusement d’encourager, à l’abri d’un voile impénétrable, des romans que je savais fermer à la première page, — d’accepter des médianoches, où les mots plaisants tombaient dru comme grêle avec une verve qu’ils n’auraient osé avoir dans aucun salon. Mais ces incartades, je ne les avais faites jusque-là qu’en bonne force, entourée d’un rempart d’amis qui m’obligeait à certaine réserve, au milieu même de ma gaieté.

» Cette fois, je pris un grand parti : — Qui sait, me dis-je, si je sortirai jamais de mon tombeau d’Alligny ? (Hélas ! je ne croyais pas dire si vrai !) — Que ma dernière heure soit de celles qui se couronnent de roses et qu’on n’oublie plus !

» Là-dessus, je jetai sur mes épaules et sur mon front le domino le plus simple que je pus trouver, je me masquai jusqu’aux dents, et suivie seulement de ma femme de chambre, qui portait le même costume, je me rendis en voiture de louage à l’Opéra, tandis que mes attentifs de tous les soirs, ma belle-sœur et même mes gens, me plaignaient d’être retenue au lit par des vapeurs
 

» Comment je rencontrai au milieu de la grosse turbulence des arlequins, des polichinelles, des chauves-souris, des poissardes, des colombines qui se bousculaient dans une ronde infernale, un domino aussi hermétiquement encapuchonné que moi-même, qui m’aborda, me prenant pour une autre ; — comment cette méprise fut mise à profit ; — comment le tutoiement banal, cessant d’un commun accord, ce badinage de l’intrigue fit place entre nous à une causerie presque sérieuse, dans laquelle nous nous découvrîmes tant d’affinités de goûts et de sentiments, qu’au bout d’une heure nous étions des amis de toute la vie ; je renonce à l’expliquer. Vous savez que l’intimité marche à pas de géant au bal masqué. Qu’il vous suffise de savoir encore que, chez mon compagnon, l’émotion empêcha la hardiesse ; qu’après avoir commencé par répondre vivement à des malices, je finis par écouter, non sans rougir, des aveux qu’à visage découvert je n’eusse pu tolérer aussi tendres ; qu’il laissa tomber son masque ; que le son de cette voix, la vue de cette tête expressive me firent comprendre tout ce que je n’avais pas même pressenti jusque-là. Au milieu d’une vulgaire saturnale, deux cœurs s’entendirent, et l’échange en fut fait avant même qu’ils y eussent songé. Ce fut une nuit d’extase, une de ces nuits dans lesquelles on épuise tout ce que la vie a de joies profondes et cachées. En se démasquant, mon nouvel ami m’avait dit :

» — Je me remets à votre merci ; ne me trahissez pas. Je suis presque un déserteur. L’ivresse du carnaval s’est emparée de mon cerveau dans une garnison maussade, où j’ai végété tout l’hiver, et m’a enlevé à mon service. Si l’on me soupçonnait ici, ma disgrâce serait certaine.

» — Afin d’être bien sûre de ne pas commettre d’indiscrétion, je veux savoir votre nom, avais-je répondu.

» Il parut étonné de n’être pas reconnu, et répondit en hésitant.

» — Fernand d’Artigues. En retour de ma confiance, laissez-moi voir autre chose que vos yeux. Ce sera charité. Le reste de votre visage ne peut les égaler, et je demande un désenchantement.

» J’avais refusé, résisté obstinément à toutes ses prières, et il s’était soumis ; mais vers la fin de la nuit, lorsque je le vis éperdu, au désespoir de me quitter, me demander à genoux un souvenir, le courage me manqua. Je me laissai voir dans le désordre de tant de sensations nouvelles. Tout en causant, nous nous étions fait notre confession réciproque ; il savait que je partais le lendemain pour mes terres. Lorsqu’il me conjura de les lui nommer, je cédai encore.

» — M’y recevrez-vous ? me demanda-t-il.

» — Avant que ces fleurs soient fanées vous en aurez oublié le chemin, répliquai-je en lui jetant mon bouquet.

» Je ne puis vous dire quel ravissement le fit pâlir et chanceler ; j’avais pris la fuite ; mais en me retournant, je l’aperçus qui pressait sur ses lèvres ce gage que je lui laissais et qui m’attachait sans retour.

» À peine l’avais-je quitté que mon imprudence m’épouvanta. Je me demandai si c’était bien moi qui avais pu succomber ainsi en un moment, après tant de victoires remportées sans peine. J’accusai le délire du bal, et la contagion de l’exemple, et je ne sais quelle fièvre éphémère dont je n’avais pas été maîtresse. Mais de retour à Alligny, dans la tranquillité de ma retraite, loin de toutes ces surexcitations factices auxquelles j’avais reproché ma défaite, son image me poursuivait. Qu’en conclure ? — Que je l’aimais. — En même temps j’étais forcée de reconnaître avec désespoir qu’il m’oubliait et que ce qui avait fixé ma destinée avait dû à peine marquer dans la sienne.

» C’était presque au lendemain de Fontenoy. Je parfilais mélancoliquement dans la chambre où nous sommes, quand soudain le galop d’un cheval m’appela à la fenêtre. Il avait tenu parole ; il arrivait à peine remis d’une blessure grave, ayant couru trente lieues bride abattue néanmoins, pour tomber à mes pieds quelques heures plus tôt ! »

 

Elle me regardait muette, et ses yeux semblaient dire : « Qu’en pensez-vous ? » Moi, je me demande aujourd’hui quelle misérable chose est la parole humaine, qui traduit si faiblement des regards comme celui-là.

« Huit jours d’une félicité inouïe ! Cet amour qui avait éclaté avec la rapidité et la violence de la foudre, au bruit des grelots de la folie, s’exalta dans la solitude et le mystère.

» Par égard pour ma réputation, que je lui aurais volontiers sacrifiée, Fernand n’habitait pas le château. Il avait trouvé aux environs un abri, dont il sortait chaque jour pour venir me retrouver dans l’ermitage que vous avez dû voir près de la pièce d’eau. Mais non… vous ne l’avez point vu… il est détruit, il a disparu comme tout le reste.

» Sur ces entrefaites, une lettre m’annonça la prochaine arrivée de Lucienne. J’en fus plus surprise que joyeuse. Notre tête-à-tête allait être interrompu, ou du moins forcé à des précautions singulièrement gênantes.

» Je ne pouvais faire connaître M. d’Artigues à ma belle-fille, car, bien que résolus à être l’un à l’autre, nous n’avions jamais encore prononcé le mot de mariage.

» Il fut convenu que chaque matin Fernand recevrait de moi un mot lui indiquant à quelle heure du jour il me trouverait à l’ermitage, et cela jusqu’au départ de Lucienne. Mais la pauvre enfant revenait pour ne me plus quitter. Cette fois encore, j’eus peine à la reconnaître… et c’était le chagrin qui l’avait changée, — changée à ce point qu’en me disant : « Je viens vivre avec vous, » elle semblait plutôt me parler de mourir ! — Son avenir était brisé… M. de Langeac la délaissait pour une autre ; il lui avait déclaré qu’en se croyant engagé d’honneur à lui donner son nom, il n’était plus libre du don de son cœur, et elle lui avait fièrement rendu sa parole, sentant bien que tout était fini pour elle et qu’elle ne se relèverait pas de ce cruel abandon.

» J’eus honte de mon bonheur en présence de son angoisse ; j’accablai l’infidèle qu’elle défendit avec une générosité qui trahissait l’excès de sa passion. La première journée se passa ainsi ; les peines de ma pauvre Lucienne m’étaient si violemment retombées sur le cœur, qu’elles me firent oublier, un instant, tout ce qui me concernait personnellement et Fernand lui-même.

» Le lendemain, dans la soirée, Lucienne, au retour d’une promenade, accourut effarée dans mon appartement.

» — Ma mère, me dit-elle, je l’ai vu !

» — Qui donc ?

» Une effroyable attaque de nerfs l’empêcha de me répondre. Lorsqu’elle eut repris ses sens, je l’interrogeai et n’obtins que des réponses entrecoupées, incohérentes, comme celles qu’on arrache à la folie. Cependant je compris qu’elle l’avait aperçu dans le parc, et pensant que la frayeur de voir un homme s’introduire ainsi chez moi était la seule cause de cette crise :

» — Rassure-toi, lui dis-je, j’ai eu tort de te rien cacher… Tu sauras la vérité, et tu me pardonneras, j’espère, quand tu connaîtras Fernand.

» — Fernand ? répéta-t-elle en cherchant à comprendre. Quel est-il ?

» — Celui que tu viens de rencontrer.

» — Mais c’est M. de Langeac ! s’écria-t-elle avec une véhémence incroyable. Que me veut-il ? comment se trouve-t-il ici ?

» Elle eut un nouvel évanouissement plus long encore que le premier, et durant lequel je demeurai incapable de lui porter secours, sentant qu’un immense malheur se préparait pour moi, et ne souhaitant que de reculer l’instant où se ferait la lumière.

» Cependant il fallait bien que cet instant arrivât. Avec tout le calme que je pus affecter, je lui demandai de me faire le portrait exact de M. de Langeac. Lorsqu’elle eut achevé et que le doute ne me fut plus permis :

» — Allez à l’ermitage, dis-je à un laquais, et priez la personne qui s’y trouve de monter ici.

» Cinq minutes après Fernand entrait, ne sachant que penser, tremblant que quelque accident ne me fût arrivé, tout inquiet et hors de lui.

» Il poussa un soupir de soulagement, en me voyant saine et sauve ; je l’arrêtai comme il s’élançait vers moi, et lui montrai Lucienne étendue sur des coussins.

» Le masque de Méduse n’a jamais produit d’effet plus terrible : il devint livide, un cri se figea sur ses lèvres, et, comme pétrifié, il s’adossa au mur.

» — Eh bien ! lui dis-je en rassemblant toutes mes forces, eh bien ! voilà nos ruses déjouées. Le sort vous a servi, et vous n’avez plus besoin d’interprète auprès de ma fille. C’est à vous d’implorer vous-même…

» Je ne pus achever.

» Lucienne m’interrogeait des yeux.

» — Ne comprenez-vous pas, lui dis-je, qu’un caprice passager l’éloignait de vous, que l’accès de démence auquel il a failli vous sacrifier a cessé pour toujours, qu’il est venu me trouver pour obtenir que je l’aidasse à vous fléchir, et qu’il serait trop dur, après tout ce que ce grand coupable a enduré de remords, de ne point lui tendre la main ?

» Je ne sais comment je débitai cette fable ; Fernand était loin de me venir en aide ; mais elle ne demandait qu’à être trompée. Elle crut et pardonna. »

— Mais lui ?

— Il avait lu dans mes yeux que je serais inflexible. Pourtant il voulut me voir, écrire, se justifier. Je tins ma porte impitoyablement close, je lui renvoyai ses lettres. Si je m’étais retrouvée en face de lui, si j’avais seulement consenti à lire un mot de sa main, j’étais perdue.

— Il a dû souffrir autant que vous !

Elle sourit d’un sourire navré cette fois.

— Lucienne était aussi jolie que moi, plus jeune ! Elle avait failli mourir d’amour pour lui ; il n’en faut pas tant pour consoler un homme.

— Et vous vous êtes consolée aussi ?

— Je ne sais si j’y serais parvenue… Les cinq années qui ont suivi, je les ai passées enfermée à Alligny. Lucienne est venue deux fois, et sa vue ne m’a fait que du mal. Lui, a eu la générosité de comprendre que nous ne devions jamais nous rencontrer en ce monde.

Comme une larme roulait sur ses doigts, que je baisai avec un respect douloureux :

— Ne me plaignez pas, ajouta-t-elle. J’ai aimé. Toute ma vie s’est résumée dans les huit jours qu’il m’a donnés, et je ne la changerais pas pour d’autres plus longues et moins troublées. Le bonheur ne se mesure point au temps. Une minute peut en contenir tout une éternité…

J’entendis à peine ces derniers mots que couvrit le chant discordant du coq qui s’égosillait dans la cour.

Le soleil entrait à flots pressés par les fenêtres sans rideaux ni contrevents, et le concierge sur le seuil de la porte me saluait d’un bonjour matinal.

Quant à ma belle châtelaine, elle était lestement remontée dans son cadre, d’où il ne semblait pas qu’elle eût jamais bougé.

Le désappointement qui s’empare de vous, lorsque après un beau rêve on est forcé de s’apercevoir qu’on a dormi, me fit accueillir assez mal mon valet de chambre improvisé. Il s’enquit de mon sommeil sans se douter qu’il avivait une blessure cruelle, et, déposant sur le lit un in-folio relié en parchemin :

— Voilà qui vous intéressera, dit-il ; j’ai trouvé ce bouquin dans le grenier : c’est l’histoire de tous les seigneurs successifs d’Alligny, avec leurs généalogies.

— Donnez ! m’écriai-je avidement.

Mais le bonhomme sorti, je refermai le livre :

— À quoi bon, pensai-je, compléter ma déception ? À quoi bon lui chercher un nom qui ne sera pas le sien ? À quoi bon me prouver à moi-même qu’il n’y a rien de vrai dans le récit que je viens d’entendre ? Tel qu’il est, avec ses lacunes, ses invraisemblances, j’y croirai.

Et me tournant vers la marquise anonyme.

— Quant à toi, charmant fantôme de ce qu’elle fut, de ce qu’elle était tout à l’heure encore, ta captivité dans ce donjon touche à son terme. Quelque prix qu’on mette à ta possession, tu m’appartiendras ! Je pourrai t’évoquer chaque jour et continuer mon rôle de confident, puisque la destinée, en me faisant naître un siècle trop tard, m’a défendu d’aspirer à celui de consolateur.

Ai-je encore rêvé, ou ai-je réellement vu cet éclair irrité qui passa dans ses yeux et cette expression de douleur infinie qui semblait dire :

— Laisse-moi tomber en poussière avec les lieux qui ont été le temple et le calvaire de mes amours.

Quoi qu’il en fût, je rougis de ma pensée coupable, et après un dernier regard à la dame d’Alligny, un dernier pèlerinage dans les longues allées qu’elle avait foulées avant moi, je partis emportant en moi-même un étrange sentiment de tendresse, d’enthousiasme et de regret.

— Quoi ! pour un portrait ? dira-t-on. Pour un rêve ?

Et pourquoi non ?

Les ai-je moins vécus ces attendrissements, ces surprises, toutes ces sensations étranges, qu’elles soient sorties par la porte de corne ou par celle d’ivoire ? — Qui osera dire que mes aventures de cette nuit-là appartiennent au domaine de l’illusion plus que tous les amours et tous les bonheurs de ce monde ?



FIN