Le Roman d’un muet/Le Roman d’un muet


Michel Lévy frères (p. 1-121).


LE ROMAN

D’UN MUET




I


Dans cette petite bibliothèque où j’écris, tous les meilleurs amis de ma vie sont rassemblés, les seuls dont la présence et les conseils n’aient jamais été importuns, devant qui l’on ose pleurer sans crainte de consolations banales, d’indiscrétion ni de mépris.

Mes poëtes, mes philosophes, Dante et Milton, Gœthe et Chateaubriand, âmes sympathiques qui avez si souvent apporté à la mienne l’oubli salutaire d’elle-même, ne souriez-vous pas de cette idée qui me vient de me raconter mes propres émotions et mes propres souffrances, les liens uniques qui me rattachent au reste des hommes ! Bon ! personne ne le saura, personne ne me jugera, et vous serez les confidents silencieux de ma faiblesse.

Au plus loin dont je me souvienne, je vois la bibliothèque telle qu’elle est, enfermée dans une tourelle dont les murs rongés de salpêtre verdissent et s’écaillent, meublée uniquement à l’intérieur de rayons surchargés de livres, qui partant du plafond descendent jusqu’au plancher, et d’un divan de cuir. Auprès de la fenêtre, ouverte sur une avenue de mélèzes, si droite, si longue, qu’à l’extrémité les deux bordures parallèles semblent se toucher, ma vieille bonne Marianne s’asseyait pour coudre, et je suivais, assis à ses pieds, le mouvement régulier de son aiguille qui ne s’arrêtait guère. Elle ne me caressait jamais, bien qu’elle fût avec moi soigneuse et prévenante, très-dévouée, je suppose, et que souvent j’aie surpris une larme derrière ses lunettes lorsqu’elle me regardait.

D’où vient que je ne me rappelle pas la figure de mon père, celle de mon frère, aussi bien que la sienne ? Non, quand je veux évoquer l’entourage familier de mon enfance, je ne vois plus qu’un professeur, gesticulant en chaire pour l’instruction d’une classe de jeunes garçons affligés de la même disgrâce que moi, et parmi lesquels je ne comptais que des camarades indifférents.

Ce fut M. Furey, précepteur de mon frère, qui me conduisit à l’institution des Sourds-Muets de Paris, et qui, chaque année aux vacances, revint m’y chercher pour faire un voyage en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, selon ma fantaisie. Nous parcourûmes ainsi une partie de l’Europe.

M. Furey n’eut jamais d’âge ; il fut toujours d’une maigreur de squelette, long, efflanqué, avec des tempes chauves, des jambes mal attachées et une habitude originale de courber l’échine jusqu’à terre, en glissant de droite à gauche, les coudes dans les mains. J’allais oublier sa cravate grasse roulée comme une corde et l’absence complète de linge, qui sont restés ses signes particuliers.

Irlandais, il s’était interdit par quelque peccadille politique l’accès de son pays, qu’il comparait sans cesse à Chanaan esclave ; l’Église, à laquelle il se destinait d’abord, lui était fermée de même. Après avoir franchi les premiers ordres, il avait dû renoncer à ce qu’il croyait sa vocation, afin de pouvoir mieux aider une famille pauvre, qui lui donna d’ailleurs beaucoup d’ennuis et de dégoûts, sa sœur ayant contracté je ne sais quel sot mariage qui la fit partir pour les Indes avec un sous-officier.

Si depuis j’ai apprécié le mérite du digne homme, je ne voyais dans ce temps-là que le ridicule de son nom et de sa personne, outre que je lui en voulais de s’apitoyer sur mon compte à tout propos. Quel était donc mon malheur ? À peine m’en rendais-je compte, ayant toujours vécu au milieu de personnes frappées de la demi-mort, et qui n’en étaient pas moins gaies. D’ailleurs il est une saison où nous acceptons l’existence, telle qu’elle nous est faite. Mon infirmité de naissance ne m’avait pas rendu plus réfléchi qu’un autre, et ce fut grâce à cette compassion maladroite, que je me demandai une première fois, par quelle rigueur Dieu qui a donné le bourdonnement à l’abeille et le chant à l’oiseau, pouvait priver de la voix sa créature de prédilection. Une tristesse qui me vint beaucoup plus tôt, fut causée par l’indifférence apparente de mon père que je ne connaissais pas. M. Furey m’avait bien expliqué les événements qui motivaient selon lui cet étrange abandon, mais j’en tirais une conclusion tout opposée à la sienne : Ma mère, fort avancée dans sa seconde grossesse, avait, disait-il, éprouvé un saisissement terrible, en voyant mon frère aîné tomber des mains d’une servante, qui le tenait à l’étage supérieur ; une saillie du balcon ayant accroché la blouse de l’enfant, il sortit de l’aventure sain et sauf, mais ma pauvre mère ne s’en remit jamais, et à deux mois de là elle mourait, laissant derrière elle un fils muet. M. de Brenne, très-impressionnable, n’avait pu encore prendre sur lui de revoir ce pauvre avorton, à la fois bourreau et victime, frappé de stupeur avant de naître.

— Nous vaincrons sa répugnance, disait Furey.

Moi, je ne parvenais pas à concilier cette répugnance avec la prétendue sensibilité si gratuitement attribuée à mon père. Sensibilité me semblait alors synonyme de tendresse, d’expansion, de charité. Plus tard, j’ai découvert que certaines âmes qui s’attendrissent sincèrement sur un épisode de roman ou de théâtre, peuvent être absolument incapables de tendre la main à une détresse réelle, dont le spectacle froisse leur amour-propre et leurs nerfs.

D’instinct, j’étais peu attiré vers mon père ; en revanche, je ne me lassais pas d’interroger le guide qu’il m’avait choisi, sur mon frère Gérard, ni d’entendre l’éloge des qualités qui déjà le rendaient populaire à N***. Faisait-il une belle chasse ? brillait-il au bal de la sous-préfecture ?… c’était un succès, c’était une fête pour la ville entière.

— Que ne suis-je comme lui ? disais-je saisi d’émulation et oubliant qu’un de mes sens resterait à jamais fermé.

À l’idée d’être comme lui ne se mêlait aucune envie, ce qui prouve peut-être, que je ne suis pas né méchant. Ce frère, cause involontaire de mon infirmité, le Benjamin de mon père qui n’avait pu se résigner à le mettre au collége, ce charmeur dont les espiégleries, les impertinences mêmes, avaient le secret d’amener un sourire sur les lèvres crispées de son précepteur, ne m’inspirait qu’un désir passionné de le connaître. On lui faisait croire que j’étais élevé à l’étranger, et j’avais reçu l’ordre formel de le laisser dans cette erreur. Ce fut sans doute à sa prière que le temps de mon exil fut abrégé.

Un beau soir, après la distribution des prix, lorsque je me disposais à entreprendre, comme d’habitude, quelque tournée instructive, j’appris que j’allais rentrer dans la maison paternelle pour ne plus la quitter.

J’avais alors terminé mon éducation, c’est-à-dire que je savais tout ce qu’on enseigne aux Sourds-Muets à l’aide des signes et des figures écrites, et que j’étais muni de la clef par laquelle s’apprend tout le reste : j’aimais la lecture et j’avais une excellente mémoire ; enfin mes voyages avaient développé en moi une disposition à l’enthousiasme, que la sécheresse même de M. Furey ne parvenait pas à éteindre. Les gens de N*** ne m’en demanderaient pas tant, au dire de ce dernier, qui enveloppait indistinctement les provinciaux dans un souverain mépris.

N*** est un grand village d’origine fort ancienne, que l’absence de chemin de fer prive de toute communication avec le dehors. Quoiqu’il soit peuplé à peine, les rares habitants parviennent à se diviser en coteries hostiles. Mon père se rattachait à la plus nombreuse, la noblesse. Depuis le XVIe siècle, les Lefort de Brenne avaient compté parmi les présidents à mortier ou les conseillers du parlement de Bourgogne ; mon aïeul, le premier, troqua la robe contre l’épée ; mais son fils quitta le service pour se-marier, et revint alors occuper la vieille demeure héréditaire, moitié hôtel, moitié château, ayant un pied dans la ville et l’autre dans la campagne.

Nous arrivâmes le soir. Le soleil se couchait sur les montagnes de l’Auxois, qui passaient par transitions imperceptibles du rose tendre au violet noir ; ses derniers rayons éclairaient merveilleusement la ville, échelonnée sur les pentes d’une colline boisée, que surmontent de belles ruines féodales.

Furey me proposa de mettre pied à terre pour délivrer de notre poids les chevaux fatigués, qui escaladaient à grand’peine des rues étroites et tortueuses. Je marchai un quart d’heure environ à ses côtés, répondant machinalement aux saluts qu’on nous envoyait. Mon cœur battait très-fort, et je ne pouvais plus dire si c’était d’impatience ou d’effroi. J’allais enfin connaître mon cher Gérard et le monde, mais quel accueil me réservaient et le monde et Gérard ? J’étais comme le papillon aux ailes neuves, sur le seuil de sa prison qui s’entr’ouvre, prêt d’émerger à la lumière, et qui hésite, ébloui, effaré, tenté de rentrer dans la nuit, tant il a peur de l’inconnu. Ma respiration se suspendit tout à fait, lorsque mon guide mit la main sur le marteau d’une immense porte cochère, en me faisant signe que nous étions chez moi. J’allais défaillir, mais au même instant deux bras se nouèrent autour de mon cou, et de chauds baisers me couvrirent le visage. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il me fût possible de jeter un premier regard sur mon frère. Il me parut beau comme un jeune dieu, d’une beauté qu’idéalisait certainement l’émotion et que je n’ai plus rencontrée chez personne. À peine âgé de dix-neuf ans, il me dépassait de toute la tête, et ses façons résolues, déjà viriles, contrastaient si visiblement avec ma timidité presque enfantine, que je ne me sentis nullement humilié de l’air de protection qu’il prit pour me conduire à mon père. Je n’avais pas même aperçu M. de Brenne quoiqu’il fût à deux pas, sur le perron qui conduit aux jardins : la bienvenue de Gérard m’avait fait oublier jusqu’à son existence, et je lui en demandai pardon du geste. Avec la perception vive qui se développe chez nous, comme l’ouïe, dit-on, chez les aveugles, et qui devient une faculté surnaturelle équivalant à la seconde vue, je devinai que ma pantomime lui avait été un spectacle fort pénible, car, avant de me tendre la main, il la passa sur ses paupières devenues tout à coup humides. Certes, ce n’étaient pas des larmes de joie ; on ne pouvait les attribuer qu’à la pitié, ou plutôt, hélas ! à une révolte d’orgueil.

Je courbai la tête sous le reproche, comme s’il eût été articulé et que mon oreille eût pu le saisir ; cette langue des yeux, la seule qu’il me fût donné d’entendre, mon père la parla dès notre première entrevue, avec une extrême cruauté.

Nous étions entrés dans le salon ; par un mouvement qui me parut être le comble de l’éloquence, Gérard m’entraîna devant le portrait de notre mère, dont la main étendue semblait bénir la réunion de ses enfants, puis me ramenant vers une grande glace qui faisait face au portrait et le reflétait, il compara cette figure angélique avec la mienne qui en rappelait vaguement les lignes, puis enfin il souffla sur la glace, et dans la buée légère de son haleine, écrivit du doigt : — Nous nous ressemblons !

Je l’embrassai pour toute réponse. — Oui, je lui ressemblais comme la statue ressemble à l’homme, comme la mort ressemble à la vie ; la flamme de jeunesse qui éclairait ses traits, se changeait sur les miens en une ombre de réflexion pensive, dont le contraste avec la vivacité fébrile du geste était vraiment douloureux à observer ; il était beau et moi j’étais bizarre ; on devait l’admirer et me plaindre. Je lus cet arrêt sur la physionomie de mon père, que le miroir trahissait sans qu’il s’en doutât. Toutes les fois qu’il m’est arrivé de plonger dans les sentiments secrets d’autrui, je ne les ai presque jamais trouvés tels que j’aurais souhaité les inspirer. Ceux de Gérard, du moins, me furent toujours un livre bien doux à lire ; c’était du dévouement sans mélange de compassion, car me trouvant aimable, il ne pouvait admettre que je ne fusse pas heureux. D’autre part, ma tendresse pour lui ne connut point d’arrière-pensée. Parlait-il ? je me complaisais à voir les gens attentifs au mouvement de ses lèvres, l’approuver, lui répondre avec intérêt. J’ai vécu par mon frère ; mon âme se fondait dans la sienne, pour goûter des jouissances étrangères à mon organisation imparfaite. Grâce à ce miracle de magnétisme, j’ai senti souvent s’évanouir l’obstacle qui s’élevait entre mes idées et leur expression ; je me suis cru compris, aimé, heureux. Et lui, encourageant l’illusion qui me consolait, disait toutes les fois qu’il lui venait de bonnes et généreuses pensées, comme il en avait sans cesse : — Voici une inspiration d’Émile.

Nous nous complétions l’un l’autre.


II


L’hôtel que j’habite encore, était autrefois un château fortifié, construit en 1380 par Pierre Le Fort, seigneur de Brenne. Comme il tombait en ruines après la Révolution, mon grand-père le fit démolir pour ne conserver que le mur d’enceinte et le donjon, classé parmi les monuments historiques. De chaque côté de la porte se présentent deux vastes corps de logis d’une simplicité moderne ; derrière, une trentaine de marches conduisent à des jardins en terrasse, dessinés à la française : il y en a quatre superposés pour ainsi dire, au moyen d’escaliers qui s’élèvent, d’espace en espace, jusqu’au sommet de la colline où apparaît le donjon. De cette tour carrée, haute de cinquante mètres, on domine les masses des grands et beaux arbres qui, couvrant le revers du coteau, s’étendent jusqu’à la rivière, pareille à un lac, tant elle est large en cet endroit. Au delà, se déroulent les ondulations rocheuses des campagnes éduennes, où Vercingétorix tint en échec les légions de César. Il n’est pas un cours d’eau, un vallon, une montagne qui ne rappelle la lutte des Gaulois pour leur liberté. Jamais je n’ai pu contempler ce pittoresque amphithéâtre, sans ressentir quelque chose de plus que l’admiration tout naturellement inspirée par un beau site, le transport intime que cause la lecture d’une page d’histoire héroïque.

Mon père affectait une grande prédilection pour sa résidence de N***. Il avait laissé subsister sur la porte, l’inscription tracée par un de nos ancêtres, amateur de lettres latines :

Ille terrarum mihi præter omnes
Angulus ridet

Et ne lui donnait pas de démenti ; mais si « ce petit coin du monde » lui plaisait en effet « plus qu’aucun autre lieu, » ce n’était point à cause de ses jardins suspendus, ni de la paix profonde qu’on y goûtait, car il ne se piquait point d’être pénétré de goûts champêtres. Je le vis souvent bâiller en se promenant sous les mélèzes de l’avenue, comme si le vert des forêts, l’or du couchant et autres balivernes poétiques eussent fourni des thèmes à son ennui au lieu de l’en distraire. Je crois qu’il lui fallait les passe-temps plus positifs et plus variés d’un homme du monde qui, durant toute sa jeunesse, avait été un homme à bonnes fortunes, et dont la jeunesse se prolongeait de façon à faire illusion aux autres et à lui-même.

J’ignore s’il avait des convictions morales ou même de l’esprit ; il ne daignait être quelque chose que pour le public. Son amabilité, son mérite étaient comme un habit de parade, que soit dédain, soit nonchalance, on n’endosse pas dans l’intimité. Ses succès sur des scènes frivoles l’avaient empêché de tendre jamais à rien de sérieux ; cependant l’ambition lui était venue avec un premier et tardif cheveu blanc ; s’il se condamnait à passer huit mois de l’année à N***, ce n’était pas sans motif. Revêtir sa maturité de la livrée politique, lui semblait être un couronnement de carrière d’assez bon goût. Le gouvernement n’avait point ses sympathies ; n’importe ! d’anciens serviteurs de la dynastie tombée n’eurent pas de peine à lui prouver qu’une demi-réconciliation avec les idées du jour est compatible avec la fidélité qu’on garde à celles de la veille. Mon père s’était cru, dès que cette fantaisie lui avait traversé la tête, sûr de tous les suffrages ; mais il trouva de rudes adversaires dans le camp des bourgeois auxquels il n’avait pas pensé ; les votes se ressentirent de cette influence hostile ; deux élections se succédèrent sans lui apporter autre chose qu’un déboire. Il ne se découragea pas, et bien conseillé par sa finesse, flatta l’ennemi qui vit avec surprise s’ouvrir devant lui un salon jusque-là fermé à la roture. Dîners, réceptions, courbettes au préfet, largesses habilement répandues, M. de Brenne n’épargna rien, il accorda même la permission longtemps refusée de livrer deux fois la semaine son parc à la curiosité des visiteurs, et se brouilla résolûment avec deux ou trois vieux amis qui ne lui pardonnaient pas ces sacrifices, récompensés d’ailleurs par l’estime générale. L’année de mon retour le vit représenter dans l’arène parlementaire les intérêts de sa province. Nous entrâmes à Paris en triomphateurs. Il faut que je m’y sois senti bien malheureux pour l’avoir fui si vite, laissant mon frère derrière moi. Pourtant les premiers jours s’étaient écoulés agréablement ; on ne connaît point Paris pour y avoir été emprisonné douze ans sous les verrous d’une pension ; j’étais comme au spectacle, jouissant de cette fête des yeux, qui se présente à chaque pas sans qu’on la cherche, et je trouvais délicieux de n’être plus le point de mire de notre petite ville. Mais j’éprouvai bientôt une humiliation non moins cuisante : l’isolement au sein de la foule, la situation du paria qui, ayant en lui les désirs, les goûts, les passions d’un homme, ne peut les exprimer qu’à la manière des animaux. Combien de fois je regrettai le temps barbare où mes pareils s’éteignaient dans les ténèbres d’un couvent, sans avoir subi le supplice de Tantale qui naît d’une incomplète et fausse initiation à l’existence commune ! Les paysans ne se mettaient plus aux portes pour me regarder passer d’un œil curieux, mais j’attristais une réunion par ma seule présence, je restais étranger aux émotions, aux intérêts des autres. Tantôt j’aurais voulu leur demander à genoux ma part de ce fruit défendu ; plus souvent je leur souhaitais à tous d’être aussi malheureux que moi-même. Je devenais méchant. Lorsque, ignorant que je ne pouvais entendre, on s’obstinait à me parler, j’étais tenté de répondre à cette insistance comme à une insulte. J’en voulais presque autant à celui qui faisait cesser ce quiproquo pénible, car je devinais qu’il m’avait nommé : — le muet ! Un salut embarrassé, une ridicule pantomime d’excuse, et on me laissait seul, — toujours seul ! Du moins, dans nos grands bois déserts de N*** je n’avais pas de pareils combats à soutenir.

Séparé par l’activité de la vie sociale du seul ami que j’eusse, mon frère, je songeai enfin que l’aspect des choses inanimées, de la nature extérieure qui ne m’avait jamais traité en marâtre, valait mieux pour moi qu’un monde où j’étais condamné au rôle éternel de spectateur, et je pris la résolution de retourner à N… Mon père la trouva fort sage. Je me rappelle encore l’air de soulagement avec lequel il me vit partir en compagnie de Furey. Celui-ci ne me pardonna jamais d’avoir interrompu un aride travail sur la géologie de la Genèse, qu’il poursuivait à la Bibliothèque royale, avec une patience de bénédictin :

— Pourquoi n’est-il pas muet ? m’étais-je demandé souvent, le voyant occupé à reconstruire un parchemin illisible, les doigts dans les oreilles afin de n’être point troublé. N’est-ce pas un bien perdu pour lui que cette faculté qui permet d’écouter, de se divertir, d’échanger avec ses semblables sentiments et pensées ?

Et je regardais Furey, comme s’il eût possédé un trésor qui se pût voler.


III


Dorénavant, à la grande satisfaction de mon père, j’imagine, ni prières ni remontrances ne me décidèrent à prendre mes quartiers d’hiver à Paris. Je ne pouvais me défendre de quelque remords en présence de la mine piteuse de mon compagnon de chaîne, quand arrivait la saison ordinaire de ses courses à travers la Sorbonne et le collége de France ; du moins la compensation d’une liberté absolue lui était-elle accordée pour suer sur les révolutions générales et les cataclysmes du globe. Je l’avais à peu près débarrassé du rôle d’interprète, les visiteurs, que leur penchant à l’investigation ou une bienveillance mal entendue amenait chez moi, étant presque tous éconduits. Il n’en persistait pas moins à trouver N*** le plus maussade de tous les séjours. Pour le lui faire aimer, il fallut une circonstance imprévue qui me prouva du même coup la bonté de son cœur. Jusque-là je tenais peu à lui comme à tous les biens qu’on se croit assurés. Sa présence m’était pourtant indispensable. Je le compris lorsqu’il me dit un soir : Je pars.

Il ne me le dit pas ainsi, brusquement. Pendant des semaines entières, son humeur inégale, des demi-mots, un zèle extraordinaire à me servir m’étonnèrent, mais sans me préparer. Je finis enfin par apprendre que sa sœur, dont il se souvenait à peine, n’ayant conservé avec elle aucune relation depuis ce mariage qu’il appelait une faute, lui avait recommandé en mourant un enfant désormais sans ressources ni protection. — On conçoit comment fut acceptée cette tutelle ! Bien que je l’eusse surpris sanglotant en cachette sur les deux ou trois lignes d’une écriture défaillante, qui représentait le testament de mistress Sinclair, Furey tempêta, autant que le permettaient ses habitudes pacifiques et chrétiennes, contre le neveu ou la nièce qui lui tombait des Indes, contre la nécessité surtout de me quitter pour aller surveiller son débarquement. L’ignorance où il était de l’âge et du sexe de ce pupille malencontreux ajoutait à sa perplexité.

— Anglais et négrillon tout ensemble, gémissait-il ; hérétique comme son père, très-probablement !… Le fils d’un habit rouge ne peut être rien de bon. Qu’en ferons-nous, je vous le demande ?

Je dois dire à sa louange que l’idée ne lui vint pas d’éluder ce devoir épineux.

Tandis que dans des alternatives de mauvaise humeur et de résignation, il attendait avis de l’arrivée du packet à Southampton, nous vîmes un matin par la fenêtre de la bibliothèque, déboucher de cette longue allée qui conduit à la porte du parc, une toute petite personne coiffée d’un grand chapeau de paille à bords rabattus et entièrement vêtue de noir. Sa tête brune et pâle ne me rappela aucune des figures du pays ; cependant, lorsqu’elle la leva vers nous d’un air interrogateur, Furey bondit, frappé de surprise et visiblement très-ému. L’étrangère s’approcha du balcon, et rougit jusqu’aux yeux en mettant sa main dans celle qu’il lui tendait. Notre prétendu neveu se trouvait une fille ! Deux secondes après, elle était assise sur le canapé que voici. Furey prenait son sac, dénouait son chapeau, l’appelait Nelly, du nom de sa mère, tant ces traits fins et cette taille mignonne lui rappelaient une sœur qu’il avait aimée tout en la condamnant. La pauvre enfant ne savait guère quelle contenance tenir ; elle se confondit en révérences, expliqua probablement que traverser la Manche, et faire quelque cent lieues par le chemin de fer et en diligence, n’est que bagatelle pour qui arrive de Calcutta. Il lui avait paru plus simple de venir trouver son oncle que de le déranger en l’appelant à elle. Furey me répéta les remontrances, au moins intempestives, qu’il lui fit à son tour, sur une indépendance d’allures qu’on ne tolère pas en France. À mesure qu’il énumérait sévèrement les dangers qu’elle aurait pu courir, la petite ouvrait de grands yeux ébahis. Enfin, se tournant vers moi :

— L’embarras est encore plus grand que je ne le supposais, dit-il, découragé. Elle m’assure avoir quinze ans ; je préférerais un gamin du même âge. Voyez-vous d’autre ressource pour elle que d’entrer au couvent ?

— En attendant le couvent, faites-lui préparer une chambre ici, car elle doit tomber de lassitude.

Je ne croyais pas dire si vrai ; pendant notre colloque, miss Sinclair avait enfoncé son coude dans les coussins du divan ; et, le front incliné, ses cheveux tout cendrés de la poussière de la route, retombant sur son visage comme un voile, elle dormait. En la voyant dans cette pose, je pensai au petit oiseau qui, sans souci de la branche où il perche, la tête sous l’aile, ferme les yeux.

Dès le lendemain, l’oiseau était en cage, confié à la directrice du meilleur pensionnat de N*** et je ne le vis plus qu’à de rares intervalles, mais son passage marqua comme un événement dans mon existence monotone. Pour la première fois, j’eus quelque chose de nouveau à conter, en réponse au journal que Gérard m’envoyait de ses faits et gestes. — Ce journal avait été si longtemps mon unique distraction ! Il constatait, il faut bien l’avouer, les plus grandes extravagances, car notre enfant gâté, à Paris, la bride sur le cou, prenait volontiers des habitudes de dissipation. Défendu par sa légèreté même contre les entraînements romanesques, il cédait plus facilement aux caprices qui ne durent qu’une heure et se soldent par les mains d’un banquier. Mon père ne haïssait rien tant que faire de la morale ; il lui semblait plus simple d’être le camarade de son fils. Et moi, au lieu de blâmer, je me disais :

— Qu’il se ruine ; n’a-t-il pas mon inutile fortune à jeter aux vents après la sienne ? Qu’il s’amuse pour lui et pour moi qui ne m’amuserai jamais !

Je lui répondais de façon à ce que mes regrets ne se laissassent pas deviner :

— Ton vin de Champagne me grise ; tu m’as tout étourdi par le récit des folies auxquelles nous entraînent nos vingt ans ; je ne me serais jamais cru si criminel et suis fier d’être à mon insu le mauvais sujet que tu dépeins. Combien notre biographie deviendra intéressante, si nous continuons l’un à inscrire les jours de jeunesse et de soleil, l’autre les jours de brouillard et de raison ! Mon cher double, je t’envoie une partie de ma gaieté à dépenser là-bas et mon cœur tout entier à garder pour toi seul. Acquitte-toi bien du mandat.


IV


L’année de ma majorité est restée dans mes souvenirs comme la plus désolée de toutes, une seule exceptée, qui semble n’avoir pas eu de fin, car mon deuil est toujours d’hier.

Les chasses, les soupers, les sauteries se succédèrent cet automne-là, au château de Belles-Aigues, chez la baronne de Mareuse, tutrice depuis peu d’une jeune parente, et à l’étonnement de tous et de moi-même, je m’élançai dans ce tumulte mondain avec une sorte de frénésie. Si farouche jusque-là, je ne connaissais plus de plaisir comparable à celui de passer la soirée au milieu d’un cercle de femmes enfouies dans les dentelles, les tulles et les fleurs, si coquettes que parfois l’une d’elles daignait l’être avec moi, comme si j’eusse été un cavalier acceptable. À la chasse, je ne m’écartais guère du char-à-bancs de madame de Mareuse ; j’avais des aspirations pleines d’espoirs inquiets vers l’avenir, auquel naguère j’évitais de songer, le sachant condamné d’avance ; le repos m’irritait ; les journées que je ne passais pas à Belles-Aigues étaient des journées perdues, et une figure, toujours la même, hantait mon sommeil avec une telle persistance, que souvent je fermais les yeux, dans le seul but de la retrouver. Cette figure était correcte comme une médaille grecque, d’une pureté de teint qui faisait penser aux types du Nord, pétris de neige et de soleil pour rayonner dans les brumes de leur patrie, plus frappante que séduisante, disaient ceux qui ne l’aimaient pas, qui plutôt prétendaient ne pas l’aimer, par dépit ou par bravade : qui donc aurait pu n’être pas amoureux de mademoiselle de Mareuse ? Elle s’appelait Laure. Ces cinq lettres, brodées sur un mouchoir que longtemps j’ai porté, me semblaient avoir des significations que n’eurent jamais lettres écrites ; elles étaient pour moi synonymes de toute beauté ; j’y découvrais chaque jour le secret d’un nouveau charme.

Furey ayant osé à propos d’elle estropier le vers de la fable :

« Belle tête… Mais de cervelle point. »

Je le pris en aversion. Était-il possible que ce corps parfait ne servît pas d’enveloppe à une âme digne de lui ? Mais comment le savoir ? Jamais, par signe ni par écrit, mademoiselle de Mareuse n’avait daigné converser avec moi. Était-ce mépris ? timidité ? Cette dernière hypothèse ne se conciliait guère avec des allures de Bradamante, très-hautaines, mais qui ne l’empêchaient pas d’accepter les hommages, ni même, comme je m’en aperçus dans la suite, de les provoquer. Parmi tous les jeunes gens qui l’entouraient, j’étais le seul qu’elle parût fuir, presque redouter ; il lui arrivait de pâlir lorsque j’approchais d’elle.

Eh bien ! si je ne craignais de laisser entrevoir une fatuité incompatible avec ma situation, j’avouerais que cette manière d’être exceptionnelle ne me blessait pas trop, et que je la préférais à l’accueil banal que recevaient indistinctement mes rivaux. Mes rivaux ! ce mot m’est échappé. Oui, j’étais d’une fatuité ridicule. Pourquoi ne m’aurait-on pas aimé un peu ? Moi, j’aimais tant ! Raisonnement d’enfant ! Est-ce que l’amour, au lieu de l’attirer, ne chasse pas souvent l’amour ?

Dans le salon de mon père, un groupe s’était formé autour d’Elle ; on insistait, on priait, et elle secouait obstinément la tête, avec un sourire qui disait oui. Que pouvait-on lui demander ? Mon frère prononça un mot, je ne sais lequel, mais l’effet en fut magique. Mademoiselle de Mareuse rougit légèrement, et prenant la main qu’il lui présentait, marcha droit au piano. Il y eut un va-et-vient de fauteuils, puis un recueillement général. On attendait une fête à laquelle je ne pouvais être convié. Perdu dans l’embrasure d’une croisée, je regardai tandis que les autres écoutaient. Comme ses doigts couraient légèrement sur le clavier ! La tête renversée de telle sorte que ses prunelles limpides disparaissaient presque sous la frange des paupières, elle semblait évoquer quelque dieu invisible qui descendit amoureusement vers elle. Laure me tournait le dos, mais chaque fois qu’elle rejetait en arrière par un mouvement du col, ondoyant comme celui d’un beau cygne, les lourdes masses de ses cheveux, je voyais avec surprise ce profil de marbre s’éveiller à l’émotion, son sein se soulever et s’abaisser avec la nuée de mousseline qui le couvrait, ses lèvres trembler sur un éclair de nacre, de moites clartés baigner son front ; elle daignait soupirer, s’attendrir, être femme, mais une femme si divinement belle que je craignais à chaque instant qu’un souffle supérieur ne l’emportât dans les cieux. C’était sainte Cécile et c’était Corinne, ou plutôt la muse elle-même. Je ne saurais décrire ces dix minutes courtes comme une seule, et qui renfermèrent l’éternité. Je rêvai ce que je ne pouvais entendre ; j’empruntai des comparaisons aux splendeurs du soleil, aux lueurs du crépuscule, à l’infini étoilé, au flux solennel de la mer, à la fraîche influence de la rosée. Parfums, poésie, lumière, tout ce que je connaissais déjà de doux et de terrible et mille autres sensations innommées, se fondirent pour moi dans une ivresse qui, comme celle du hatchich, embrassait également l’âme et la matière et que j’appelai le chant. Je ne m’étonnai plus, me sentant frappé de ce souffle mystique, qu’il eût, aux temps fabuleux, dompté les tigres, ému les pierres mêmes ; dans de pareilles mains, la lyre eût accompli de plus grands prodiges. Et je ne m’exaltais pas seul ; toutes les physionomies, jusqu’aux plus vulgaires, reflétaient un ravissement intime et profond ; chose merveilleuse que des personnalités si dissemblables fussent visitées à la fois par le même esprit ! On eût dit que mademoiselle de Mareuse leur parlait une langue surhumaine dont chaque mot était une volupté. Gérard, plus ému que les autres, roulait machinalement, dans ses doigts, la chaîne chargée de médaillons, qu’elle avait, avant de se mettre au piano, détachée de son bras pour la lui confier, marque de préférence dont j’étais aussi fier que jaloux.

Lorsqu’elle se leva, il fut le premier à la complimenter. Il y avait tant à dire pour remercier Laure d’être si belle ! Des expressions qui n’ont certainement de synonymes dans aucun idiome parlé, me montaient en foule au cerveau. Tout à coup il me vint un grand courage ; je traversai rapidement le salon et saisis la main de mademoiselle de Mareuse pour la porter à mes lèvres. Sans doute, dans ce mouvement, je mis une vivacité insolite ; ce que son visage exprima, je ne l’oublierai jamais. Une bête fauve, un fou n’eussent pas été repoussés avec plus d’horreur.

Je me sentis défaillir sous l’humiliation qui m’écrasait et gagnai la porte en chancelant. Arrivé dans ma chambre, j’eus un accès de honte, de désespoir, d’exaspération nerveuse, qui se traduisit sans doute par des cris dont je ne fus pas maître, car mon frère entra tout effrayé. Il voulait appeler au secours, je l’en empêchai, mais je ne pus l’empêcher de même de passer la nuit à mon chevet. Le croiriez-vous ? sa vue me faisait un mal affreux ; il me semblait le haïr !

J’eus une grosse fièvre, pendant laquelle les soins de Gérard ne se démentirent pas ; j’aurais préféré mille fois ceux de Furey, mais depuis plusieurs jours déjà le pauvre homme nous avait quittés. Sa petite nièce, après avoir fait le désespoir de la directrice du pensionnat, par un entêtement, une indolence et une sauvagerie taciturne dont on ne pouvait venir à bout, était tombée gravement malade aux approches de l’hiver, le premier qu’elle eût connu. À mesure que les feuilles se détachaient des branches, que la nature s’effaçait sous le brouillard, le spleen l’envahissait. Il eût fallu quelque transition douce entre l’atmosphère de feu qu’elle quittait et la glaciale humidité de nos vallées. Les médecins désignèrent une ville du Midi où son oncle, en présence d’une alternative de vie ou de mort, ne put se refuser à la conduire.

J’ai pensé depuis que ce vieillard était le génie protecteur de la maison, car après son départ la destinée nous frappa sans trêve. Le premier coup me fut porté par mon frère, qui cruellement, à brûle-pourpoint, m’annonça son intention de demander la main de mademoiselle de Mareuse. Je savais trop qu’il l’adorait, mais l’idée de voir en elle sa femme, de vivre constamment et familièrement auprès d’eux, inaperçu, dédaigné, ne m’avait pas même traversé l’esprit. Cette confidence l’y enfonça comme un trait de feu, et Gérard s’aperçut bien de ma souffrance, car il m’en demanda le motif avec une curiosité persistante qui acheva de me torturer. Je voulus lui persuader que c’était seulement la crainte de n’être plus en première ligne dans ses affections, mais je crois aujourd’hui, — et il y a pour moi dans cette conviction une source de perpétuels remords, — que déjà, depuis longtemps peut-être, sa clairvoyance avait tout deviné.

Pourtant il feignit d’accepter mon mensonge et me rassura en plaisantant.

Le lendemain une révolution véritable éclata dans la maison et dans toute la ville : au retour d’une visite de mon père à madame de Mareuse, lorsqu’on lui donnait certitude entière d’être agréé, Gérard avait déclaré son projet de prendre du service. M. de Brenne eut beau s’indigner, crier à l’impossible, passer des exhortations aux menaces, tous ses efforts se brisèrent contre un enthousiasme subitement éclos pour l’état militaire, le besoin d’illustrer son nom, de courir le monde, — de vivre enfin ! (Ce mot me revint souvent depuis comme une ironie amère.) « Laure était une femme élégante certainement, elle avait soixante mille livres de rente, ses terres touchaient aux siennes, mais il était bien jeune pour faire cette fin-là. »

— Je suis impropre à tout travail utile, disait Gérard, la province m’ennuie ; je me connais… Oisif à Paris, je continuerais à faire des sottises. Si mademoiselle de Mareuse veut me laisser le temps de gagner un bout de ruban rouge, elle me retrouvera digne d’elle.

La lutte fut longue. Tendresse alarmée, orgueil, dépit de voir son autorité méconnue, tout se réunissait pour arracher mon père à son immuable froideur. Avant d’accorder un consentement furieux, il en vint à supplier. Gérard fut inflexible, et moi, misérable, j’eus tant de joie de voir manquer ce mariage, qu’il ne resta presque pas de place dans mon âme au chagrin de le perdre. Ce fut lorsqu’il se jeta une dernière fois dans mes bras, que je soupçonnai l’héroïsme de son sacrifice.


V


Pauvre enfant ! L’avenir qu’il avait peut-être rêvé glorieux fut bien court ! La guerre l’appelait en Afrique et la première balle devait être pour lui. Il ne survécut pas à sa blessure le temps de nous envoyer un adieu. Tout ce qui revint de lui fut le petit médaillon avec nos chiffres entrelacés qu’il portait toujours sur sa poitrine.

Mes chagrins n’ont jamais été tamisés, amortis par des consolations ni des ménagements. Celui-ci m’atteignit lorsque j’affirmais à Gérard, qu’à son retour il ne me trouverait plus amoureux. Sa brusque résolution, ce départ, cette preuve suprême d’amitié avaient anéanti ma passion. Il semblait que des écailles fussent tombées de mes yeux. Je revoyais sans aucun trouble mademoiselle de Mareuse, je l’observais en juge désintéressé, je lui découvrais des défauts, avec une vague inquiétude pour le bonheur futur de son fiancé. Au moment où j’écrivais :

« Reviens dès que l’honneur le permettra et pardonne-moi ma folie, j’en suis guéri, je te le jure ; » ce gage funèbre d’outre-tombe me fut remis : un médaillon brisé, un ruban taché de sang… La vérité implacable m’avait frappé au cœur. Je ne sais plus ce qui arriva.

 

En me réveillant sur mon lit, j’aurais cru à un cauchemar, si Furey, prévenu en toute hâte, Furey hideux de désordre et de douleur, ne se fût trouvé là. Ce corps inanimé lui représentait celui de Gérard (ai-je dit que notre ressemblance physique s’était développée jusqu’au prodige ?) et l’hallucination avait été si complète qu’il fit, en me voyant ouvrir les yeux, un mouvement de joie aussitôt suivi d’une nouvelle explosion de désespoir ; ses yeux à lui ne s’ouvriraient plus !

M. de Brenne envoya demander de mes nouvelles, n’ayant pas le courage d’affronter l’épouvantable similitude de traits et de physionomie qui lui montrait en moi le spectre de son fils. Il fallut le service funèbre pour nous réunir. Hélas ! nous ne pouvions rendre au pauvre corps absent que le simulacre des derniers devoirs !

Je me rappelle que l’église était pleine de monde et ma pensée bien loin de l’église, sur un champ de bataille où Gérard gisait, en m’appelant d’un dernier soupir. Je me rappelle aussi que mademoiselle de Mareuse, à peine pâlie sous des voiles de crêpe, tournait tranquillement les pages de son livre d’Heures. On la trouva convenable. Moi, j’aurais voulu meurtrir ce visage impassible, faire couler son sang en même temps que ses larmes. Ne l’avait-elle pas tué ? Mais non, le coupable, le meurtrier, Caïn, c’était moi !

À genoux auprès de Furey, j’aperçus encore une jeune fille en pleurs, comme si toutes ces pompes lugubres l’eussent ramenée aux premiers jours de son deuil d’orpheline.

M. de Brenne se contenait assez pour n’oublier aucun détail de décorum, distribuant les saluts à des indifférents avec sa grâce habituelle, mêlée d’une gravité de circonstance qui réprimait comme malséante toute démonstration naturelle ; il devait bien souffrir ! Plusieurs personnes, en lui témoignant leur sympathie, me jetèrent un coup d’œil de reproche qui voulait dire :

— Que la mort n’a-t-elle pris celui-ci ?

Et mon père ne parvenait pas à dissimuler une expression d’amertume involontaire que je surpris chaque fois. Ses réflexions étaient les miennes. À quoi étais-je bon ? Et pourquoi le bras qui foudroie le jeune chêne ombreux et vivace épargne-t-il, sur le tronc renversé, un pauvre brin de gui stérile ?

Une croix, destinée à perpétuer la mémoire de Gérard de Brenne, mort à vingt-quatre ans, fut plantée dans le cimetière. Mon père déclara que ma vue et celle de ce monument funèbre lui étaient un supplice, et partit pour Paris. Auparavant, il jugea opportun de me rendre compte de l’héritage de ma mère et, par une transaction que je lui proposai, la vieille maison de N*** devint ma propriété. J’y voulais rester enchaîné par ces mêmes souvenirs qui l’accablaient. À un an de là, il épousa mademoiselle de Mareuse. Les convenances de ce mariage demeuraient les mêmes. Mademoiselle de Mareuse n’avait-elle pas une grande fortune et du crédit par ses alliances ? Mon père voulait une femme à la mode pour tenir son salon ; quant à Laure, elle avait résolu d’être madame de Brenne ; elle le fut. La couronne de marquise remplaça celle de comtesse. Ce n’était point perdre au change.


VI


Un roman s’arrêterait ici, mais je raconte l’histoire de ma vie, et au contraire c’est ici qu’elle commence. Quoi ! tout n’était-il pas fini ?

Je demanderai à ceux qui s’indignent, s’ils ont rien connu d’impérissable : regret, souvenir, sentiment quel qu’il fût, l’égoïsme excepté ? si le fleuve détourné de son cours se tarit ? si la plante brisée se dessèche ? Non ; il se creuse un nouveau lit, elle se redresse sous la première goutte d’eau qui la ranime ; de même l’âme la plus ulcérée est tout étonnée de se réveiller un matin presque guérie. Preuve navrante de notre petitesse, bien faite assurément pour inspirer le dégoût de soi-même ! Mais qui ne l’a constatée ? Tel s’est écrié de bonne foi : — Je suis blessé à mort ! — qui le lendemain se porte à merveille.

Je parle avec cette légèreté de la douleur humaine, parce que j’en ai le droit, ayant été plus malheureux et moins tôt consolé qu’un autre. Autant passer sous silence une tentative de suicide qui échoua, fut ridicule par conséquent et que j’eus le courage ou la lâcheté de ne pas renouveler. Mes facultés avaient fléchi, ma santé s’étiolait, mais je vécus, — je vécus avec une idée fixe qui côtoyait la folie ; le monde avait sombré, disparu.

Les six mois qui suivirent me semblent de loin, quand je m’y reporte, avoir passé avec une rapidité invraisemblable ; cela vient, autant que je puis m’en rendre compte, de ce qu’ils ne furent marqués d’aucun événement, et qu’un même thème vibra sans cesse dans mon esprit. Je ne sortis pas, je ne vis personne, je laissai couler le temps sans m’apercevoir même du changement des saisons. Mon plaisir était de me couvrir des habits de Gérard et de rester devant la glace de sa chambre, absorbé dans ma propre contemplation. Je retrouvais sa figure. Quant à son âme, elle m’habitait, j’en sentais l’influence permanente.

On conclut généralement que j’avais perdu la raison. Ce bruit arriva jusqu’à M. de Brenne, qui daigna venir s’assurer lui-même de mon état, avec l’intention suggérée par ma belle-mère, comme je le sus plus tard, de m’enfermer dans une maison d’aliénés ; mais il lui parut que j’étais assez calme pour demeurer sous la surveillance de Furey, et il repartit bien vite. Après trois jours passés en sa compagnie, à écouter ces non-sens que les gens qui commencent à oublier distribuent, sous forme de recettes de résignation, à ceux qui sont encore au vif de la souffrance, je trouvai certaine douceur au tête-à-tête avec un gardien morose, inhabile à me distraire, mais incapable aussi de me troubler. En somme, les regrets de Furey ne différaient des miens que par l’expression. Tandis qu’abîmé dans mon inutilité, je blasphémais et divaguais, il se plongeait dans ses livres. Chacun à notre manière, nous traitions la même maladie : je me complaisais dans la mienne ; lui, luttait et donnait au devoir la première place, quand même. Ce devoir se compliquait singulièrement, puisque sa nièce avait refusé de rentrer en pension et montrait moins que jamais de goût pour la vie religieuse. Ne pouvant se débarrasser d’elle, ne voulant se séparer de moi qu’il aimait comme un reflet de Gérard, il avait cru tout concilier en louant à l’entrée de la ville une maisonnette où miss Sinclair, dans une complète solitude et une entière liberté, régnait sur des fleurs, des poules et une maritorne bourguignonne.

Je ne sais quel prétexte futile l’avait amenée, le matin que je la rencontrai dans le parc, examinant tout avec des ébahissements de jeune sauvage. Elle cueillait, j’imagine, pour ses oiseaux, des graminées introuvables ailleurs. Ma vue ne l’effaroucha nullement, car le trait principal de ce caractère dont je connus depuis toutes les nuances adorables, était la confiance : confiance en la bonté de Dieu, confiance dans la bonté des hommes, ni l’une ni l’autre ne lui ayant jamais fait défaut ; aussi avait-elle toute seule, avec une hardiesse qui n’était pas dans sa frêle nature, affronté les périls d’un long voyage en mer ; toute seule et la main affectueusement ouverte, elle s’était présentée à un tuteur inconnu, dont elle ignorait les dispositions favorables ou hostiles. Comment les plus mauvais n’auraient-ils pas été bons pour elle ? Son regard franc savait si bien supplier, caresser, remercier l’amitié qui venait à elle irrésistiblement séduite. Je n’ai jamais connu d’attrait pareil à celui de ce grand œil gris coupé en amande, qu’assombrissait l’émotion et que la gaieté baignait d’azur. J’eusse défié celui qu’il interrogeait de pouvoir mentir, et quand il s’arrêtait sur vous, une incroyable sérénité descendait dans l’âme la moins paisible. C’était, avec sa chevelure luisante d’un noir bleu, la seule beauté de cette Anglaise dont le soleil asiatique avait de bonne heure ambré le teint, décoloré les lèvres et arrêté le développement physique. Tout en elle était gracieux pourtant, d’une grâce à la fois languissante et enfantine. Je m’habituai peu à peu à la voir dans un coin de la bibliothèque, le dimanche, son Nouveau Testament sur les genoux. Insensiblement je lui permis de me rendre mille petits services d’obligeance. Je trouvai un parfum particulier au bouquet de violettes que chaque matin elle déposait sur la table de travail — à l’intention de son oncle ou à la mienne ? — je n’en sus jamais rien. Mes livres, mes papiers étaient en ordre ; cette prévoyance féminine que rien ne remplace, réglait et charmait tout autour de moi. Jane ne paraissait ni me plaindre ni même s’apercevoir que je ne fusse pas un homme semblable aux autres, mais elle s’était mise avec une merveilleuse intelligence à étudier le langage des muets. Enfin je me surpris un jour, impatient, devant la pendule, à l’heure accoutumée de sa visite, et sous une apparence de badinage, je lui adressai le reproche sérieux de trop égayer la maison. Mon existence, constamment emportée naguère vers les régions immatérielles, où il semblait qu’une partie de moi-même eût suivi Gérard, retombait doucement sur la terre et s’y trouvait bien. Je recommençais à marcher dans la voie humaine sans y rencontrer les mêmes épines. Étais-je capable, moi aussi, d’oublier, d’arriver à la honteuse philosophie de l’égoïsme ? Non, ce n’était pas l’égoïsme, mais une nouvelle affection qui s’insinuait et comblait le vide à mon insu.

— Voulez-vous donc rendre mon frère jaloux ? disais-je à Jane.

— Ma mère a bien d’autres sujets de jalousie contre vous, me répondit-elle avec le calme pénétrant qui lui donna depuis tant d’ascendant sur moi. Je me sens si heureuse ici !

Et il fallait peu de chose à Jane pour se sentir heureuse : l’église où elle allait s’entretenir avec les êtres chéris qu’elle ne devait plus revoir, le jardinet où elle semait des plantes, fabuleuses dans notre Europe stérile, et dont elle attendait avec une anxiété que n’éteignait aucune déception, l’épanouissement impossible, un peu de ciel bleu, deux amitiés dans lesquelles son cœur se prodiguait, sans exiger qu’on lui rendît autant qu’il donnait. Si une Laure de Mareuse lui eût parlé du séjour des villes, de coquetterie, de frivolités, elle eût certainement répondu : À quoi bon user le temps ? On en a si peu pour être utile et se dévouer !


VII


Peu à peu les visites de Jane devinrent plus rares, puis elles cessèrent presque complétement. Cette rose de serre n’était pas encore si bien acclimatée qu’elle pût braver le froid sans danger. Elle resta de longues semaines d’hiver enfermée chez elle, et la nostalgie indéfinissable qui m’obsédait avant de la connaître reprit aussitôt la place qu’elle laissait vide. L’ennui me ramenait par une pente irrésistible à la crise aiguë de ma douleur, à des découragements et à des révoltes que depuis longtemps je croyais avoir dominés.

Je relisais alors le Lépreux, de M. de Maistre. Mais le Lépreux, quoique retranché comme moi du nombre des vivants, trouve du charme au chant de la brise dans les noisetiers de son jardin, à celui des jeunes filles qui passent, à la pieuse voix de sa sœur invisible, au murmure lointain et confus de la joie, et je me prenais à l’envier. Furey me rencontra souvent dans le parc, assis près du grand escalier encadré de rochers, sur lequel retombe un jet d’eau et que surmonte un sphinx en marbre, demandant ce que doit être la douceur, la tendresse, l’harmonie dans le son, à cette cascade dont l’éternelle agitation semblait me railler, tandis que l’immuable sourire du sphinx répétait : — Cherche et devine !

Il me prenait par le bras :

— À quoi bon, mon pauvre enfant, à quoi bon ?

Ou bien il épuisait les exhortations d’obéissance aux décrets cachés du Seigneur.

Il est naturel de compter sur le ciel lorsque la terre nous fait défaut, mais l’esprit dogmatique et dominateur qui, chez Furey, trahissait l’ancien séminariste, loin de m’affermir dans des sentiments religieux qui longtemps furent mon soutien, m’en avait presque détaché. Je lui marquais avec emportement que je n’étais pas d’âge, d’humeur ni de vertu à me résigner.

— Alors, travaillez !

C’était selon lui le remède à tout. Il aurait voulu m’inspirer de l’ambition, me donner foi dans des talents que je ne possédais pas. Je haussais les épaules. Parler de supériorité quelconque à qui n’a qu’une ambition irréalisable, — être comme tout le monde, — n’est-ce pas la pire dérision ?

Souvent le désir m’était venu d’aller voir Jane, mais j’hésitais toujours. Une sorte de crainte superstitieuse me défendait de franchir le cercle que j’avais tracé autour de moi, barrière imaginaire, plus haute cependant que celle d’un cloître ; il me semblait que je manquerais de courage pour traverser la ville, pour passer devant le cimetière.

Lorsque je me laissai enfin persuader par Furey, qui cherchait tous les moyens de me distraire, je crus, sur le seuil de la porte qui s’ouvrait après si longtemps devant moi, prendre mon élan dans un gouffre ; ce n’est pas une chose simple de rompre avec une monomanie. Tous ceux que je rencontrais me regardaient comme un échappé de l’autre monde ; personne ne paraissait me reconnaître. J’avais sans doute beaucoup vieilli, et pourtant, depuis le jour où j’étais entré dans ce même faubourg, au bras de Furey qui me ramenait à la maison paternelle, mon cœur n’avait jamais eu de battements si jeunes, on eût dit que l’espérance le faisait bondir dans ma poitrine ; brusquement il s’arrêta. J’étais devant sa maison, et elle accourait à ma rencontre avec une expression si radieuse sur son transparent visage, que le souvenir d’une autre bienvenue, la première, la seule qu’on m’eût faite, en fut évoqué, comme si Gérard eût voulu s’associer encore à ma joie.

Cette petite maison, ancienne dépendance du château, n’est extérieurement qu’une masure depuis longtemps abandonnée, qu’entoure un arpent de terre planté d’arbres à fruits. Jane avait arrangé l’intérieur avec cette science du confort qui appartient à ses compatriotes, et qu’ils ont exportée dans leurs colonies ; on voyait au premier coup d’œil qu’il s’y joignait un sentiment, moins particulièrement britannique, de l’élégance et du pittoresque. En passant devant la porte de sa chambre, elle l’avait poussée par un geste de pudeur qui eût paru excessif chez une Parisienne, mais qui de sa part fut naturel et charmant. Je ne vis donc que le classique parloir, la plus belle pièce du logis, dont elle avait fait à la fois son boudoir, son jardin d’hiver et son musée. Les rideaux étaient hermétiquement fermés en signe de protestation contre le mauvais temps ; de grands paravents à peintures de personnages cachaient une partie des murs. Autour du perchoir de deux perroquets inséparables, blottis l’un contre l’autre et les plumes hérissées en boule, s’étiolaient quelques fleurs tardives sans parfum. Ces petits objets d’ébène et d’ivoire travaillés qu’on vend dans les bazars de Calcutta étaient entassés sur tous les meubles, et au milieu du panneau principal deux poignards de forme étrange, à manche transversal, formaient un trophée avec des armes plus communes. Elle s’était appliquée autant que possible à reconstruire l’habitation exotique du capitaine Sinclair. Elle-même, sous le grand châle qui l’enveloppait jusqu’aux pieds, égayant sa robe de deuil, était en harmonie avec cet entourage. Furey prétendit être obsédé de ses doléances : les voisins lui déplaisaient et aucun n’eût songé d’ailleurs à lui faire la première visite ; ses perruches se trouvaient fort à plaindre dans cette nuit perpétuelle, et elle pensait comme ses perruches. Son oncle lui avait pourtant prêté des livres, elle me les montra d’un air de désespoir : c’étaient quelques volumes de sermons, une grammaire française et un cours de mathématiques à l’usage des jeunes personnes.

— J’ai bien à moi les Mille et une Nuits, dit-elle, mais je les sais par cœur.

Comme je proposais de lui envoyer des compagnons mieux assortis à son âge et à ses goûts, elle m’arracha le crayon pour répondre ingénument :

— Alors venez vous-même !

Je le lui promis et n’eus pas de peine à tenir parole.

Dans la chambre semi-orientale que j’ai décrite, se transportèrent l’un après l’autre tous les intérêts, toutes les occupations de ma vie. Sans en avoir presque conscience, je me retrouvais chaque jour, à la même heure, sur le chemin qui conduisait chez Jane ; à cette heure-là je savais qu’elle attendait, et que j’allais la voir s’élancer sur l’escalier avec un sourire pour lequel je serais venu du bout du monde. Nous nous installions au coin de son feu et nous prenions le thé, Furey entre nous deux. Il faut le dire à la honte de Furey, l’unique sensualité dont il fût susceptible, l’amour du pekao à pointes blanches, correctement préparé selon les règles chinoises, lui faisait surtout apprécier la société de sa nièce :

— Ma petite Indienne, répétait-il volontiers, est aussi agréable que puisse l’être une personne de son sexe.

Il la jugeait du reste ignorante, futile et fort indigne d’arrêter auprès d’elle deux hommes tels que nous. Le fait est qu’elle n’osait l’entretenir que d’insignifiances, s’étant aperçue tout de suite, avec le tact fin qu’elle possédait, que sur des points plus sérieux ils ne parviendraient pas à s’entendre. Catholique comme sa mère, elle avait grandi néanmoins, au sein d’une société protestante, dans des idées de tolérance qui l’éloignaient singulièrement de la dévotion abstraite d’une casuiste. Elle parlait, avec l’idolâtrie qu’on accorde aux héros, de son père, tué dans une insurrection sur la frontière de Loudiana. Furey, de son côté, avait l’aversion la plus marquée pour les militaires, et entre tous, pour celui qu’il appelait l’assassin de sa sœur, par cette seule raison que le chagrin de perdre un mari tendrement aimé avait déterminé chez mistress Sinclair une maladie de langueur dont elle était morte. Elle voyait donc sans regret son oncle s’assoupir après le thé, puis s’éveiller pour reprendre son interminable travail sur la géologie orthodoxe. Bien qu’il ne s’éloignât pas, nous restions seuls, tant l’absorbait la réfutation des impiétés de la science moderne. Jamais il ne lui parut que ma présence auprès de sa nièce pût être inconvenante ou dangereuse ; son âme naïve ne soupçonnait point le mal ; il s’estimait dans son élève et aurait repoussé comme une mauvaise pensée la moindre crainte à cet égard. Peut-être aussi jugeait-il que j’étais incapable de plaire, tel que mon infirmité m’avait fait, et puis il traitait Jane en enfant, et parlait volontiers de la peine où il serait de lui trouver un mari dans dix ans.

Quels que fussent ses motifs pour se fier à moi, sa confiance était bien justifiée. Nous ne nous entretenions guère de nous-mêmes, l’intermédiaire de l’ardoise ralentissant la conversation, quoique Jane comprît à demi-mot. Nous lisions. Élevée simplement par sa mère, qui ne lui avait jamais permis de céder aux habitudes de mollesse de son pays natal, où les femmes alanguies végètent élégamment au lieu de vivre, elle vaquait aux soins du ménage avec une simplicité qui eût fait sourire de mépris les petites bourgeoises de N***. Mais sa science s’arrêtait là. C’était un terrain vierge à cultiver, un esprit rebelle à toute application. J’entrepris de l’instruire en l’amusant. Les belles journées ! Elles se détachent comme des étoiles sur le fond ténébreux de mon passé ! Les livres d’histoire, de voyages surtout, étaient lus avec passion ; elle s’exalta pour la botanique. Quant aux romans, ils l’ennuyaient. Pourtant je me souviens encore des larmes brûlantes qui tombèrent sur mes doigts, tandis que par-dessus mon épaule elle lisait la Chaumière indienne, ou Atala. De sa part, aucune timidité, aucune réserve, rien de ce qui eût pu me rappeler qu’elle était femme. Byron se trompe en nommant le soleil un grand séducteur, dont les flammes mûrissent vite les filles et les fruits. Marguerite ne put, dans ses brouillards scandinaves, éclore plus candide que cette compatriote des poisons foudroyants, des parfums mortels et des fauves amours. Elle réalisait l’ami de mes rêves, cet ami longtemps désiré, trop peu connu, tant regretté, Gérard lui-même, incarné sous une nouvelle figure aussi sympathique que la première. Seulement Gérard m’avait protégé, dominé ; à mon tour je dominais, je protégeais Jane ; elle avait pour moi la déférence que j’avais eue pour lui ; l’espoir de contribuer au bonheur d’un autre être me transportait d’orgueil. Quand elle me disait : « C’est trop, vraiment ! Vous êtes bon comme l’était mon père ! » Je sentais en effet une fibre paternelle tressaillir au fond de moi-même. Que mon enfant fût belle ou laide, je n’y pensais pas.

Un matin cependant — c’était le 1er mai, — Jane avait pris l’habitude des promenades dans la campagne, tantôt suspendue au bras de son oncle, tantôt au mien, avec un égal abandon ; — nous longions tous trois une haie en fleur, où se montraient déjà les premiers nids : devant nous venait une noce. Elle se rendait à l’église, musette en tête ; la jeunesse suivait sur deux rangs, d’un pas leste ; on voyait ondoyer par-dessus le rempart d’aubépine qui marquait les méandres du sentier, tous ces petits bonnets épanouis à la façon de pâquerettes, dont un frais minois campagnard formerait le cœur. La mariée, au milieu de la gaieté de ses compagnes, était sérieuse comme l’amour vrai ; elle s’appuyait sur un beau garçon, qui me rappela Jacob emmenant sous la tente nuptiale, l’épouse gagnée par son travail. Et le soleil répandait sur eux une pluie d’or, toute la nature chantait l’épithalame. Je ne pus m’empêcher de serrer la main de Jane avec un soupir qui disait : — Voici des gens heureux ! — Et son regard me répondit aussi clairement que des paroles : — Qu’avez-vous donc à leur envier ?

Jamais je n’oublierai l’effet que produisit sur moi cette réponse si simple ; ma tête se prit, il me sembla que Jane disait : — « Toi aussi tu tiens le bonheur… à tes côtés. » Elle était animée par la course et le grand air, peut-être aussi par quelque émotion secrète, que j’essayai de lire encore dans ses yeux. Mais ils se baissèrent sous les miens en refusant de s’expliquer, et je ne rencontrai que ceux de Furey pour la première fois interrogateurs et défiants. La noce avait passé ; Jane se remettait à cueillir des primevères. En la voyant sauter insoucieusement devant nous, je rendis bien vite au regard qui m’avait troublé son véritable sens. Trop jeune pour comprendre l’amour, elle s’étonnait qu’on le regrettât auprès de l’amitié. C’est tout ce qu’elle avait voulu dire… Aurais-je désiré qu’il en fût autrement ? qu’elle eût rêvé comme moi l’espace d’une seconde, quelque idylle dont elle serait la Galathée ? Le temps me manqua pour y songer. Avant même d’entrer dans la ville, je me trouvai en face d’un domestique qui m’annonça hors d’haleine qu’il me cherchait de tous côtés, mon père venant d’arriver à l’improviste. La marquise l’accompagnait. Son nom agit sur moi comme ce mot magique des contes bleus, qui suffit à mettre l’enchantement en fuite.


VIII


Bien que mon père eût fait, depuis son mariage, d’assez fréquents voyages en Bourgogne, madame de Brenne ne l’avait jamais accompagné, pour différents motifs dont le plus vrai et le moins avoué par conséquent, était un amour effréné de Paris et des hommages qui l’y entouraient, le seul amour qu’elle eût connu après celui de sa beauté, dont elle est encore idolâtre et qui n’a rien perdu, il faut en convenir. À quarante ans, elle pourra consulter son miroir sans qu’il lui reproche une ride ; il est probable qu’elle pourra de même fouiller dans son cœur sans y trouver la trace d’une faiblesse. Le privilége de ces froides statues qui dépassent de toute la tête les passions et les douleurs auxquelles d’autres plus impressionnables se heurtent et se brisent, est de voir le temps consacrer leurs charmes au lieu de les flétrir. Madame de Brenne, trop jeune femme d’un vieux mari, ne donna jamais prise au moindre blâme, et le monde lui en fit trop d’honneur, confondant, par une erreur commune, les dehors de l’indifférence avec ceux de la vertu. Il est si facile à certaines gens de fixer exclusivement leurs affections sur une loge aux Italiens, les voitures, les chevaux, les diamants, de laisser le sinet au chapitre du luxe ! Or, selon madame de Brenne, le luxe devait avoir pour couronnement indispensable la considération. Telle était ma belle-mère. Je fis effort pour la bien recevoir. Elle fut de son côté tout enjouement, avec l’oubli complet d’une époque néfaste dont sa présence évoquait le souvenir chez chacun de nous. L’usage du monde, la volonté de conquérir à son mari des points d’appui et de l’influence, un immense besoin de suffrages avaient atténué les aspérités de ce caractère. Il semblait que, pour la première fois, Laure rencontrât le fils de M. de Brenne et qu’elle mît tout en œuvre pour se le concilier. Elle plaignit ma longue solitude, me dit la satisfaction qu’elle avait eue de la savoir adoucie, ce qui m’étonna quelque peu, puisque je n’avais pas jugé nécessaire d’informer personne du séjour de miss Sinclair à N*** ; elle m’exprima le désir le plus vif de connaître cette charmante fille à qui l’on était redevable de ma guérison morale, et ses instances me décidèrent sans peine à inviter Jane pour le dîner du soir même. Furey ne retrouvait plus rien des façons hautaines qui lui avaient inspiré tant d’aversion ; et lorsque madame de Brenne loua la gentillesse, l’aisance modeste de sa nièce, ses vieilles rancunes cédèrent au plaisir du moment.

Quant à Jane, elle demeurait éblouie. La toilette, la figure de cette grande dame qui, au premier abord, la traitait en amie, dépassaient toutes ses théories d’élégance et de beauté. Madame de Brenne parlait anglais, ce qui acheva de la ravir. Je regardais, assises à côté l’une de l’autre, ces deux femmes qui représentaient dans ma vie le mal et le bien, me demandant quel caprice bizarre de la destinée pouvait leur inspirer tant de sympathie mutuelle ; je remarquai aussi que tous les compliments dont on accablait Jane m’étaient adressés des yeux (comme si j’eusse dû en tirer vanité), avec une sorte d’affectation qui me mettait mal à l’aise.

Lorsque, en sortant de table, mon père me fit signe de le suivre dans sa chambre, j’avais déjà vaguement conscience qu’un péril nous menaçait. Sans préliminaire, avec la sécheresse qui lui est propre, M. de Brenne me révéla le but véritable de son voyage, suffisamment motivé déjà par le legs que lui faisait madame de Mareuse, du château de Belles-Aigues. Comme il n’est pas de bonheur si humble qui ne prête à l’envie, le mien n’avait point échappé à la loi générale, et une fort honnête personne du voisinage s’était empressée d’avertir ma famille de la captation de M. Émile de Brenne par une aventurière, dont la complaisance de Furey autorisait les manéges. Nul ne sait ce que c’est que l’indignation qui ne peut s’exhaler : machinalement, mes mains jointes d’abord avec stupeur, saisirent un couteau oublié sur la table. Mais cette menace n’amena sur les traits de mon père qu’une grimace flegmatique et dédaigneuse :

— Vous vous échauffez trop ; la dénonciation ne part pas d’une seule bouche que vous feriez taire par les moyens d’usage, pourvu toutefois qu’il vous fût indifférent de perdre cette jeune fille. Admettons que l’étrangeté de sa personne et de sa situation ait suscité contre elle de mesquines animosités de province, vous n’en avez pas moins joué avec l’opinion ; et demander raison à tous ceux qui ont parlé, ce serait vouloir une Saint-Barthélemy ! Dans votre solitude, vous vous êtes attaché à deux beaux yeux, très-ardemment fixés de leur côté sur une chimère ambitieuse. Rien de plus excusable. Quant à la complicité de Furey, il va sans dire que j’en doute. Mais il a pour le moins autant d’aveuglement que d’honnêteté. Votre devoir est peut-être de veiller à ce qu’on ne lui fasse pas un crime de son excès de candeur.

Pendant cette leçon de sagesse mondaine, j’avais eu le temps de revenir à moi. J’entrepris d’expliquer que j’étais aussi éloigné de la passion, que Jane elle-même pouvait l’être d’un odieux calcul.

Mon père me laissa dire, avec une sorte de condescendance ironique.

— Personne ne le croira, répondit-il enfin, et il sous-entendait : — Je n’en crois rien non plus. — Convenons entre nous, si vous y tenez, que vous aimez assez cette petite pour n’en point vouloir faire votre maîtresse ; proclamons-la un ange et vous un preux chevalier, mais n’oublions pas trop cependant, mon cher Émile, que nous vivons dans un siècle incrédule à tous les héroïsmes.

Il se leva, fit le tour de la chambre, et, me laissant à mes réflexions, retourna au jardin, où depuis le dîner se promenait madame de Brenne, le bras sous celui de Jane.

Je les voyais de ma fenêtre passer et repasser, en causant avec cet air de confidence que prennent les femmes pour se dire les choses les plus indifférentes, puis s’enfoncer dans quelque allée sombre où elles disparaissaient peu à peu. De quoi parlaient-elles ? Peut-être de banalités ; peut-être aussi madame de Brenne, tout en relevant sur son bras pour marcher avec plus de grâce les plis moelleux de sa robe, éveillait-elle la méfiance chez cette enfant par des insinuations perfides, irréparables ? Qu’en savais-je ? Il me semblait pourtant étrange qu’après avoir refusé de voir en moi un homme, elle ne me laissât pas le bénéfice de ma triste situation, lorsque je me dévouais fraternellement à une autre. J’avoue que sur ce point je me perdis en conjectures de toutes sortes, sans m’arrêter à la plus vraisemblable, que je n’attribuai pas ses manéges à une âpre et sordide convoitise d’argent. Les humiliations de mon premier amour, les angoisses de mon premier deuil, toutes les désillusions, les misères, les douleurs du passé ressuscitèrent vives et poignantes comme à l’heure même où je les avais subies, dominées par un supplice suprême, le seul que je n’eusse jamais prévu : la calomnie avait à cause de moi effleuré ce front de vierge ; les gens plaisantaient grossièrement de ce qui aurait dû leur inspirer du respect ; on se détournait avec mépris de ma maîtresse. Ô fange ! Et je n’avais rien vu, rien soupçonné ; dans mon oubli du monde entier, j’avais cru qu’il m’oubliait aussi !

Lorsque je redescendis, mon père faisait une partie d’échecs avec Furey. Madame de Brenne suivait le jeu, renversée à demi sur une chaise longue ; elle m’apprit que miss Sinclair, un peu fatiguée, venait de rentrer chez elle.

— La chère petite n’a d’ailleurs que fort peu de temps pour ses préparatifs, ajouta-t-elle en pattes de mouches ; nous partons demain. Vous savez qu’il est convenu que je l’emmène ? La vue de Paris, la distraction, lui seront très-salutaires… elle s’amusera un peu et nous verrons après à lui arranger un avenir sérieux. Je suis folle de votre protégée, mon bon Émile, et je vous demande en grâce de me laisser jouer à mon tour le rôle d’ange gardien.

Avec une violence que j’essayais en vain de contenir, j’arrachai le crayon de la belle main blanche, chargée de bagues, qui traçait cet arrêt.

— Vous vous trompez, répondis-je en labourant le papier, tant je crispais mes doigts pour les empêcher de trembler ; vous vous trompez, c’est moi qui partirai.

Elle sourit malicieusement et passa ma réponse à Furey, qui jouait aux échecs avec une attention exagérée ; mon père se leva et me serra la main.

De Paris j’irai en Allemagne, et mon absence sera longue, lui dis-je.

— Dois-je me tenir prêt ? demanda Furey.

— Non, je m’en irai seul. Que feriez-vous de votre nièce ? Il faut qu’elle reste ici. Je vous confie l’un à l’autre. Mon valet de chambre me suffira.

Furey baissa la tête ; pour la première fois j’émettais l’exorbitante prétention de pouvoir me passer de lui.

Le lendemain était un dimanche. Nous allâmes à l’église. Ma belle-mère fit entrer Jane dans le banc seigneurial, de cet air de protection qui autorise plutôt qu’il ne repousse les médisances, car on ne défend pas ce qui n’est point attaquable. On chuchotait en la regardant, on se montrait Furey ; celui-là aussi était méconnu par ma faute ; les plus charitables le traitaient de Géronte et le tournaient en ridicule ! L’instinct, qui à certaines heures d’exaspération faisait de moi une bête fauve, s’était réveillé ; sans souci du lieu où nous étions, j’aurais voulu me venger de cette foule imbécile qui avait gâté mon bonheur en me forçant à le définir.

Depuis l’entretien avec M. de Brenne, je ne me reconnaissais plus. Les précautions, les conseils, les mesures violentes, les obstacles maladroitement suscités, révèlent souvent à eux-mêmes des sentiments qui s’ignoraient. Lorsqu’il m’avait accusé d’être épris de miss Sinclair, j’avais pu nier de bonne foi ; il y avait de cela douze heures à peine, et déjà cette absolue négation eût été un mensonge. Ma conscience, sévèrement interrogée, comprenait enfin que l’amitié peut n’être qu’un déguisement de l’amour. Jane y avait répondu par charité, par dévouement, et ce n’était plus assez. Ses calmes familiarités, le chaste abandon d’une pudeur négligente à s’armer contre moi, m’eussent torturé après avoir fait mes délices. Il fallait partir.

Le soir, à six heures, la berline attendait, toute chargée, au pied du perron. Furey affairé y empilait encore mille colis supplémentaires, et fatiguait de ses recommandations le domestique qui allait m’accompagner. Dans la bibliothèque, j’écrivais un mot d’adieu pour Jane, que je n’avais pas revue. Cet adieu, dix fois recommencé, ne me satisfaisait pas ; j’aurais voulu qu’il se traduisît par un : « À bientôt ! » bref et dégagé, mais ma plume refusait d’obéir. Je venais de déchirer encore l’expression de regrets qu’il fallait garder pour moi seul, et travaillais péniblement je ne sais quelle phrase compassée, lorsque tout à coup un souffle brûla ma joue, et, me retournant, je rencontrai deux yeux rouges et gonflés qui me demandaient à travers leurs pleurs :

— Est-il donc vrai que vous nous quittiez ?

Je détournai les miens comme s’ils eussent dû répondre :

— Oui, nous nous quittons pour toujours.

Aussitôt je sentis sa bouche se coller sur ma main, et la porte s’ouvrant en même temps, livra passage à ma belle-mère.

— Venez-vous ? dit-elle.

Ce baiser de Jane, le premier, le seul qu’elle me donna, ne lui fut jamais rendu.


IX


Le château de Belles-Aigues, où nous devions faire halte, n’est qu’à deux lieues de N***. Durant tout le trajet, je dissimulai de mon mieux le trouble que m’avait causé la singulière effusion des adieux de Jane. La vie montait en moi comme un fleuve qui déborde, ma souffrance avait une âpreté qui me rappelait que j’étais jeune. Je voulais la revoir, ne fût-ce qu’une seconde, la revoir à tout prix ! De peur que cette idée n’éclatât sur mon visage, je le voilais de ma main afin d’échapper à l’inquisition railleuse qui me poursuivait, et aussi d’appuyer mes lèvres à la place qu’avaient touchée les siennes.

Nous n’avions pas assez de plaisir à être ensemble pour prolonger beaucoup la veillée à Belles-Aigues ; d’ailleurs on repartait de grand matin, et après souper chacun se retira dans son appartement ; le mien était au rez-de-chaussée ; enjamber la fenêtre, puis une haie basse, ne me fut qu’un jeu ; doucement je traversai les allées, en ayant soin d’éviter l’indiscrétion du clair de lune. Ma casquette de voyage à large visière, une blouse trouvée à l’écurie, me rendaient méconnaissable. Arrivé sur la route, je me demandai où j’allais et ce que j’espérais, mais la raison n’a rien à répondre quand la fièvre vous emporte, et sans m’arrêter à compter les impossibilités, je pris ma course dans l’ombre comme un malfaiteur. Mes jambes devaient dévorer le terrain, car je voyais de chaque côté les arbres fuir comme des spectres ; jamais l’aile d’un rêve n’a été plus rapide. Il n’était pas minuit quand j’entrai dans le faubourg Sainte-Anne où demeurait Furey. Tout était paisible, le dernier réverbère éteint ; je tirai de ma poche une clef qui ouvrait le jardin et dont je me servais souvent pour surprendre mes amis ; en la tournant dans la serrure, la pensée d’un rendez-vous imploré, promis, me fit presque défaillir. Comme autrefois (cet autrefois qui m’apparaissait si lointain et qui pourtant n’était qu’hier) Jane m’attendait ; que dis-je ? il ne s’agissait plus des entrevues innocentes de ce temps-là ; cachée derrière un rideau, elle guettait le signal qui allait m’amener à ses pieds. La lueur de sa lampe devait me guider jusqu’à elle. Je pénétrais dans le jardin, je me glissais le long du mur tapissé de chèvrefeuille, et… je ne rêvais plus… J’étais sous sa fenêtre. Comme pour me protéger, la lune se voila. Si cette fenêtre entre-bâillée se fût ouverte tout à fait et que Juliette eût tendu la main à Roméo, je n’aurais pas été trop étonné, tant il me restait peu le sentiment des circonstances et de moi-même. Mais la lampe n’était rien moins qu’un fanal d’amour. Du poste d’observation que je m’étais choisi, — l’escalier, ou plutôt l’échelle extérieure, conduisant au premier étage et au grenier, — je vis Jane penchée sous l’abat-jour qui laissait sa chambre dans un faible crépuscule. Tous les rayons se concentraient sur cette tête pensive et sur la Bible placée devant elle. Jane faisait sa méditation du soir qui se termina par un signe de croix. Ainsi rien n’était changé dans ses habitudes ; mon départ n’en avait pas troublé le cours uniforme ; je la trouvais déjà résignée, consolée peut-être ? Le reproche que je lui adressai mentalement l’atteignit, car elle se leva, courut à la fenêtre et sembla chercher au dehors ; mais la nuit était profonde et j’avais ramené sur moi le contrevent. Peu m’importait d’ailleurs d’être aperçu. La seule crainte de ne surprendre chez elle qu’un mouvement de frayeur m’empêchait de me montrer.

Elle respira quelques bouffées d’air avec une sorte de soulagement, tout en détachant de ses cheveux les épingles qui les retenaient. Une à une, ces tresses que j’avais toujours vues tordues en diadème autour de son front, se déroulèrent jusqu’à terre. Elle ne pouvait plus les rassembler, tant leurs ondes étaient épaisses, et je la regardais avec émotion se débattre dans ce manteau d’ébène. Immobile, égaré, je comprenais que rester plus longtemps deviendrait une profanation, et je ne sais quelle force invincible me retenait cependant. Elle me retint, tandis que Jane, secouant, comme la princesse Peau d’Âne, ses vêtements sombres, apparaissait sous un filet de lumière argentée dans toute la grâce de sa frêle et suave beauté, à peine voilée par un peignoir blanc. Jusque-là, je l’ai dit, les sens n’avaient eu aucune part à l’attachement qu’elle m’inspirait ; dès cette nuit funeste il fut complet et je pus lui donner son vrai nom. Le parfum capiteux du chèvrefeuille m’enivrait, le sang bouillait dans mes artères, j’avais le vertige, je croyais voir — oui, je voyais distinctement, comme si elle eût deviné ma présence — s’arrêter sur moi, tout invisible que je fusse, ce regard plein de langueur et de promesses, ce regard profond, énigmatique, ingénu tout ensemble, qui m’avait une fois déjà rendu fou. Je saisis la rampe pour m’élancer vers elle ; rien de plus aisé ; il n’y avait sur le jardin que sa chambre et le salon… Tout à coup je pensai à ce vieillard qui dormait là, tranquille et confiant, si sûr de mon honneur qu’il avait remis le sien, celui de son enfant, à ma merci, et l’idée d’une trahison m’humilia jusqu’au fond de. l’âme. — En même temps la lampe s’éteignait ; les élans de tout mon être se perdirent dans un morne accablement ; je me laissai tomber plutôt que je ne descendis à terre et m’enfuis sans me retourner, comme l’homme chassé du Paradis perdu.

De cette expédition téméraire, dont je n’avais pas un instant prévu l’issue, mais d’où je croyais rapporter du moins un peu de courage, je revenais plus à plaindre qu’auparavant, car, dès lors, ce n’était pas seulement l’affection exclusive de Jane que je désirais, mais sa possession. Je m’assis sur un tas de pierres, le long de la route, le front lourdement appuyé sur mes mains. L’aube se leva, me rappelant à moi-même ; je ne devais pas être reconnu, un homme ne devait pas être vu à la porte de miss Sinclair. Lentement je me remis en marche par ce même petit chemin où nous avions, elle et moi, rencontré la noce, où l’arrivée de mon père était venue si cruellement m’arracher du pays des songes.

Comme ce matin-là, un vent frais faisait frissonner les blés ; les vapeurs qui s’élevaient des champs promettaient un éclatant soleil ; les buissons étaient blancs des mêmes fleurs, et les mêmes oiseaux s’y posaient, un brin de mousse au bec ; pourtant tout me semblait morne et aride.

Je pressai le pas afin de ne trouver personne debout à Belles-Aigues, et d’y pouvoir rentrer inaperçu comme j’en étais sorti.

Lorsque je franchis la haie de nouveau, tout dormait en effet, hormis une famille de Bohémiens qui ranimait, dans un herbage attenant au parc, le feu de son bivouac, pour préparer le repas du matin. Il y avait là un grand gaillard déguenillé qui berçait son enfant dans ses bras. Ce spectacle m’exaspéra. Je courus me jeter sur mon lit et mordis ma couverture dans un spasme de rage.


X


Six semaines après, j’étais à Hombourg. Mon itinéraire ne devait pas me conduire là ; mais un aimant dont je subis irrésistiblement la puissance aux heures de déception, m’y avait attiré ; il m’y fixa. Entre les passions, celle qui domine surtout les gens frappés de la même disgrâce que moi, c’est la passion du jeu. Absorbante, taciturne, farouche, elle a le vertige irritant de l’imprévu, n’est point communicative, ne demande pas à être partagée. Elle résume en un instant la vie avec ses ambitions, ses piéges, ses brûlantes alternatives, aussi est-elle le refuge naturel de ceux qui ne peuvent aimer, croire, espérer ni agir. L’alcool ne grise et n’étourdit pas mieux ; aucun plaisir n’étouffe aussi victorieusement toutes les sensations qui ne se rapportent point à lui. Quelque nom qu’on lui donne : fièvre, ivresse, ruine, cet ennemi bienfaisant m’a souvent ouvert un dernier refuge, lorsque le reste m’abandonnait. Cette fois, cependant, la vertu de ses philtres échoua. J’avais beau passer des nuits accoudé au tapis vert, la perte me laissait aussi indifférent que le gain. Tandis que le sort se prononçait pour ou contre moi, je cherchais parmi la foule un visage ami, et quand j’avais découvert telle mèche de cheveux noirs ondée d’une certaine façon, tel profil indécis encore velouté du duvet de l’adolescence, tel petit signe posé comme une mouche sur des lèvres rieuses, je m’emparais de ce talisman pour quitter à tire-d’ailes le salon de jeu et m’envoler bien loin. Au bout du voyage apparaissait toujours la maisonnette de N***. Mon âme y était restée dans mille liens imperceptibles, mais qui ne lâchaient pas prise. Comment avais-je pu m’éloigner ? À quoi servirait cet effort ? Le temps était passé pour moi des enthousiasmes qui s’évaporent ou se transforment, des caprices d’imagination dont on guérit. Je le sentais à l’indifférence profonde où me laissaient les artifices de coquetterie d’un escadron volant de belles joueuses, prêtresses du hasard sous toutes ses formes et acharnées à prouver au comte de Brenne, heureux à la roulette, qu’il dépendait de lui d’être heureux en amour.

L’oubli eût-il été possible, je n’en aurais pas voulu, puisque, dans le passé, étaient toutes mes joies et aussi, oserais-je l’avouer, une vague espérance, qui faisait monter le sang à mes joues lorsque je me rappelais… Vivre comme autrefois auprès de Jane, vivre par Jane, puisque tout m’arriverait empreint d’elle, qu’il lui faudrait penser, parler, entendre pour moi ; dépendre de son dévouement, me paraissait un sort si enviable qu’il m’eût fait bénir la cruelle infirmité à laquelle je l’aurais dû. Mais l’opinion n’avait-elle pas flétri le passé, condamné l’avenir ? Eh bien, je me sentais presque de force à la braver ! De loin tout est facile ; les obstacles qui nous faisaient reculer découragés lorsque nous les touchions de la main, s’aplanissent, s’effacent. J’en vins à concevoir l’idée d’enchaîner, par le mariage, les dix-sept ans de Jane à ma demi-mort. Ce fut Jane elle-même qui me la suggéra. Dans mon sommeil, au milieu de quelque cauchemar qui me montrait les damnés, dont je faisais partie, le cou tendu, hâves, frémissants, sur la rouge ou la noire, je la voyais apparaître, et elle consentait à porter le nom de ma mère, à devenir la gardienne de mon foyer, à être pour moi tout ce qu’on adore. Plus forte que la méfiance de soi, que laisse une première inclination dédaignée, elle revenait toujours ; elle revint si bien qu’un matin, au réveil, sans avoir presque conscience de mon audace, j’écrivis ce qu’il doit être si doux de dire, ce que ma bouche, scellée sur mon cœur, ne pourra jamais exprimer que par un muet soupir. Jane m’avait fait croire à l’abnégation ; je l’aimais assez pour abjurer devant elle mon orgueil d’homme, pour lui permettre de m’apporter tous les biens sans lui rendre rien en échange. Mon Dieu ! quelle puissance doit donner aux prières, aux serments, ce verbe magique qui fait de chaque mot une caresse ! et que tout paraît, au contraire, froid et décoloré sur le papier, fût-il brûlé de vos baisers, trempé de vos larmes !

J’écrivis cependant avec une sensation inexplicable de soulagement et de triomphe. Depuis mon départ, je n’avais pas reçu de nouvelles directes de Jane ; à peine son oncle répondait-il aux passages de mes lettres qui la concernaient, qu’elle était bien portante et aussi gaie que jamais. Cette gaieté, cette facile résignation, n’étaient pas faites pour m’encourager. N’importe ! Elle allait savoir mon secret, et l’amour malheureux fait moins souffrir que l’amour ignoré. D’ailleurs, quelque chose en moi disait : Ose !

Je sonnais mon valet de chambre pour l’envoyer à la poste, lorsqu’il entra lui-même m’apportant mon courrier. Il y avait quelques volumes expédiés par Furey et une épître de mon père qui me contait froidement ses espérances d’avoir sous peu un petit-fils. Trop spirituel pour ne pas devancer l’ironie, il raillait le premier sa paternité prochaine.

Un billet parfumé, satiné, de madame de Brenne, m’assurait de l’intérêt qu’elle prenait à mes plaisirs.

Je décachetai sans me presser, après avoir savouré toutes ces hypocrisies, une dernière lettre plus volumineuse sur laquelle se détachait le timbre de Suez. Je ne connaissais personne en Égypte, l’écriture m’était étrangère ; néanmoins, en la touchant, un tardif pressentiment me saisit. Il me sembla que l’adresse originale, tremblée au point d’être illisible, avait été rétablie à quelque bureau de poste, de la main d’un commis… Non, cela ne se pouvait… cela était pourtant ! D’un regard j’embrassai les quatre pages : je les relus plusieurs fois sans comprendre, oppressé par un ravissement qui le disputait à la stupeur :

« C’est une sorte de testament que vous recevez là, disait Jane.

» Je m’en vais. Pour combien de temps ? Dieu le sait. Mais la distance déjà mise entre nous me permet de vous faire, sans trop de honte, un aveu qui me donnera du courage. D’abord, laissez-moi vous demander pardon des chagrins que, sans le vouloir, je vous ai causés à vous aussi. J’étais si loin de comprendre que ma présence pût prêter au reproche et au scandale ! Il me paraissait si simple de me laisser traiter en enfant gâté, de vous marquer ma reconnaissance en ne comptant plus vos bienfaits ! Je ne sais rien du monde ; mon oncle ne m’avait pas mise en garde contre cette admiration et cette tendresse qu’il trouve criminelles aujourd’hui. Comment aurais-je eu des scrupules ? Ma conscience ne me dictait qu’un devoir : celui de vous aimer beaucoup, vous qui m’aviez presque consolée d’être orpheline ; et c’était si facile d’obéir ! Je n’avais jamais connu d’homme aussi beau que vous ; je découvris bientôt qu’il n’en existait point de meilleur ni de plus malheureux. Que de raisons pour faire de vous mon ami !

» Vous avez été le premier… vous serez le seul. Il n’y aura jamais que votre nom d’écrit sur une page blanche à côté de celui de Dieu, qui ne me punira pas de vous avoir aimé autant que lui, puisque toutes ses grâces me sont venues par votre intermédiaire.

» Figurez-vous, Émile (je vous en prie, laissez-moi vous donner tout haut ce nom que si souvent j’ai murmuré à votre oreille, profitant de ce que vous ne pouviez m’entendre ; j’ai tant de plaisir à vous parler une fois comme si j’étais réellement votre sœur !) Figurez-vous que notre belle et tranquille histoire m’avait paru devoir être sans fin. J’aurais été un arbrisseau de mon jardin, une pierre de ma maison, que je ne me serais pas crue mieux fixée à N*** ; j’espérais m’éveiller toujours avec cette assurance délicieuse de vous voir le matin, m’endormir tous les soirs en vous disant : à demain ! — vieillir en vous servant.

» Quand madame de Brenne, qu’il faut remercier sans doute de m’avoir désabusée, quelque mal que cela ait pu me faire, est venue me parler de ma réputation, de l’honneur de mon oncle, de votre rang, de mille choses auxquelles je n’avais jamais songé, me prouvant avec beaucoup de logique et de douceur qu’une fille de mon âge ne pouvait demeurer auprès d’un jeune homme sans donner lieu à de méchants propos, je me suis étonnée d’abord, et puis… N’allez-vous pas aussi me croire folle, de la plus sotte folie, la présomption ? C’est encore la faute de mon éducation, des mœurs de mon pays, de la simplicité de ma pauvre mère qui, ne prévoyant pas que je lèverais jamais les yeux si haut, avait coutume de me dire : Quand une femme a rencontré l’homme qu’elle respecte, en qui elle croit, qui, supérieur à elle par son esprit et son caractère, consent à soutenir sa faiblesse, elle met une main dans la sienne, quitte tout pour le suivre, et c’est là le mariage.

» Je me suis vue — j’en rougis comme si nous n’étions pas bien loin l’un de l’autre, mais en se confessant, on expie, — je me suis vue votre femme, liée à vous par un nœud qui rendrait notre union indissoluble, même au delà de la tombe ; je me suis vue à votre bras, foulant ces mêmes allées où nous nous promenions tous les jours, à vos côtés, lisant les mêmes livres, sans que rien fût changé entre nous, avec une joie de plus seulement, joie parfaite qui résume toutes les autres, et que donne la certitude de ne se quitter jamais.

» À mes divagations on a opposé des raisonnements que je n’ai pas trop bien compris, mais devant lesquels je m’incline. Mon oncle m’a expliqué que les convenances devaient présider au mariage, et que vous aviez donné un grand exemple, en me fuyant par respect pour elles. Depuis qu’on m’a fait mesurer l’abîme de préjugés qui nous sépare, mon parti est pris irrévocablement. Nous ne nous verrons plus… Il est impossible que mon séjour dans les lieux que vous aimez, continue à vous en tenir éloigné ; il ne se peut pas non plus que votre vieil ami renonce à la consolation de vous consacrer ses derniers jours. Je pars donc. Ce sera un moyen de guérir… si l’on guérit, comme l’affirme madame de Brenne, qui a de l’expérience.

» Quant à moi, je n’ose rien présumer de l’avenir, mais il me semble que certaines blessures ne se ferment pas ; à coup sûr, la mienne ne se fermerait jamais ici où je rencontre à chaque pas quelque chose de vous, où il me semble que je vous respire, dans l’air où vous avez passé. »

Ma vue se troubla. De ce que j’avais lu, je ne retenais rien, sinon que Jane m’aimait, qu’elle me donnerait de son plein gré, d’entraînement, ce que je demandais à sa pitié, comme un sacrifice. Qu’elle fût maintenant aux antipodes, qu’il me fallût rester des semaines, des mois sans la revoir, je n’y voulais point penser. Elle m’aimait ! Pour la première fois je remerciai Dieu
 

Tout d’une traite, je courus à N***. J’y trouvai Furey, réveillé en sursaut de sa sécurité, dévoré de remords, au désespoir du mal qu’il s’accusait d’avoir fait et résolu à le réparer.

Il refusa énergiquement de me dire où se cachait sa nièce ; c’était pour lui un cas de conscience et de dignité, un pacte conclu avec M. de Brenne. Je voyais cependant quelle lutte livrait à son orgueil un attendrissement plus fort que tous les sophismes dont il s’était cuirassé.

J’épuisai les supplications, les menaces, je me mis à ses genoux ; mais on l’avait accusé de complicité dans une basse intrigue, et il n’eût pas cédé quand l’existence même de sa fille d’adoption eût été en jeu. Toute la grandeur de ce caractère, humble à la surface, éclata dans une résistance vraiment stoïque.

Par mon père, je sus la vérité. Il m’apprit que Jane avait trouvé, grâce aux soins de ma belle-mère, une place de demoiselle de compagnie dans une famille anglaise qui traversait Paris avant de s’en retourner aux Indes. C’était à bord de l’Astrea, en partance pour Bombay, qu’elle m’avait écrit
 
 

Le manuscrit du comte Émile de Brenne restait inachevé. Ses héritiers trouvèrent, intercalé dans les derniers feuillets, un numéro du journal le Times, où était marqué en rouge un paragraphe ainsi conçu :


« Le steamer l’Astrea de la compagnie des Indes, parti de Suez le 20 juillet, — destination de Bombay, — a été perdu corps et biens, en vue des côtes d’Aden. »

Suivait la liste des passagers échappés au naufrage. Le nom de Jane Sinclair n’y figurait pas.