Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 03

Bloud & Gay (p. 21-31).

CHAPITRE III

L’échelle de la bibliothèque

Le bibliothécaire de Seawood avait eu jadis les honneurs de la grande presse, bien que très probablement à son insu. C’était pendant la controverse de 1906, lorsque le Professeur Otto Elk, l’érudit hébraïsant, menait sa grande offensive contre le Deutéronome ; il s’était prévalu de l’intimité particulière de l’obscur bibliothécaire avec les Paléo-Hittites. — Que le lecteur soit bien averti qu’il ne s’agit pas des vulgaires Hittites, mais d’une race bien plus ancienne, désignée par le même vocable. Herne savait en réalité une quantité incommensurable de choses sur les Hittites, mais seulement, comme il avait bien soin de l’expliquer, à partir de l’unification du Royaume par Pan-el-Zaga (vulgairement, et bien à tort appelé : Pan-ul-Zaga), jusqu’à la désastreuse bataille d’Uli-Zamul, après laquelle on ne peut plus dire que la vraie civilisation paléo-hittite ait survécu. En tous cas, on peut affirmer sans hésitation que personne n’en savait autant que lui. Il n’avait écrit aucun livre sur ses Hittites, et s’il avait dit ce qu’il en savait, c’eût été toute une bibliothèque — mais il eût été le seul homme capable d’en faire le compte-rendu.

Ses entrées et ses sorties dans la controverse publique étaient également insolites. Il avait existé, paraît-il, un alphabet hiéroglyphique hittite différent de tous les autres, si bien qu’aux yeux profanes, ce qu’on en voyait ressemblait plutôt à la surface irrégulière de pierres effritées par le temps. La Bible disait quelque part que quelqu’un avait volé 47 chameaux ; le Professeur Elk fut en état de répandre la grande et heureuse nouvelle que, dans la version hittite du même incident, les investigations de l’érudit Herne avaient déjà déchiffré une allusion précise à 40 chameaux seulement, découverte qui affectait gravement les fondements de la cosmologie chrétienne, et semblait à plusieurs bons esprits ouvrir des vues alarmantes sur la question de l’institution du mariage. Le nom du bibliothécaire courut dans tous les journaux, et les persécutions infligées par les catholiques à Galilée, Giordano Bruno et Herne formèrent une agréable variation sur le cliché Galilée, Giordano Bruno et Darwin. Cependant le bibliothécaire de Seawood, continuant laborieusement à épeler ses hiéroglyphes, ne tarda pas à découvrir que les mots : « 40 chameaux » étaient suivis par ces mots : « et 7 ». Cette fois nul n’en parla, car ce détail ne pouvait pas détourner de sa course un monde avide de progrès.

Le bibliothécaire était certainement de l’espèce qui fuit la lumière, et destiné à rester une ombre parmi les ombres d’une grande bibliothèque. Sa taille était longue et souple ; il portait une épaule un peu plus haute que l’autre ; ses cheveux étaient d’un blond cendré, son visage maigre et allongé. Mais ses yeux bleu pâle étaient légèrement plus écartés que ceux des autres hommes et cela donnait une impression étrange, comme si un de ses yeux était quelque part ailleurs ; non pas occupé à regarder ailleurs, mais presque logé dans une autre tête que la sienne. Et c’était un peu vrai : il était dans la tête d’un Hittite d’il y a dix mille ans.

Car il y avait dans Michaël Herne un je ne sais quoi qui se trouve peut-être dans tout spécialiste enseveli sous une montagne de documents et qui l’empêche d’en être écrasé, un je ne sais quoi qui s’appelle Poésie. Herne se créait instinctivement des images des choses qu’il étudiait. Bien des gens judicieux, familiers de maints recoins de l’histoire, n’auraient vu en lui qu’un antiquaire poussiéreux farfouillant parmi des marmites et des terrines préhistoriques, sans oublier la sempiternelle hache de pierre. Mais ils auraient été injustes à son égard : tout informes qu’ils fussent, ces objets, pour lui, n’étaient pas des idoles, mais des instruments. Quand il regardait la hachette hittite, il se la figurait tuant quelque chose pour la marmite hittite ; quand il regardait la marmite, il la voyait bouillir pour cuire quelque proie tuée avec la hachette. Il était parfaitement capable de rédiger un menu hittite. À l’aide de quelques fragments, il avait reconstruit une cité et un état archaïques, éclipsant l’Assyrie dans leur énormité éléphantesque et informe. Son âme était au loin, errant sous des cieux étranges de turquoise et d’or, parmi des coiffures semblables à de hauts sépulcres, et parmi des sépulcres plus hauts que des citadelles, et des barbes calamistrées comme dans les tapisseries à personnages. Quand, par les fenêtres ouvertes de la bibliothèque, il regardait les jardiniers balayant les allées bien entretenues de Seawood, il ne les voyait pas. Il voyait ces énormes animaux et ces oiseaux couronnés qui semblent taillés à même les montagnes. Il voyait ces figures grandioses et écrasantes, géométriques comme le plan d’une ville. Quelques signes même témoignaient qu’il avait laissé les Hittites dominer son esprit jusqu’à le déranger un peu. Le bruit courait qu’un professeur imprudent ayant colporté de vains commérages contre la moralité de la princesse Pal-Ul-Gazil, Herne lui avait travaillé les côtes avec la tête de loup destinée à épousseter les livres, et l’avait contraint à se réfugier au sommet de l’échelle de la bibliothèque. Mais l’opinion publique discutait si cette histoire reposait sur un fait, ou sur l’autorité de M. Douglas Murrel.

Quoi qu’il en soit, cette anecdote était au moins symbolique. Bien peu de gens soupçonnent combien de guerres et de tumultes peuvent couver sous une marotte obscure. L’esprit de combat a trouvé un refuge dans les recoins des théories scientifiques et abandonne sans vraie discussion les grandes questions d’intérêt général. Vous vous figurez que le Télégramme quotidien est une feuille cinglante et acerbe, la Revue des Fouilles Assyriennes un journal doux et pacifique ; mais la vérité est tout autre : c’est le journal populaire qui est devenu froid, banal, et rempli de clichés auxquels on ne croit pas ; c’est la revue d’érudition qui est pleine de feu, de fanatisme et de rivalités. M. Herne ne pouvait se contenir quand il pensait au Professeur Pool et à ses présomptueuses et monstrueuses suggestions sur les sandales hittites. Il poursuivait le Professeur, sinon avec une tête de loup, du moins avec une plume brandie comme une arme, et il dépensait des trésors inouïs d’éloquence, de logique et d’enthousiasme. Lorsqu’il découvrait des faits nouveaux, dénonçait des erreurs admises ou bataillait contre des objections qu’il perçait à jour avec une lucidité éblouissante, il ne se faisait guère un nom connu du public, mais il était ce que bien des hommes célèbres ne peuvent pas se vanter d’être : il était heureux.

Par ailleurs, c’était le fils d’un pasteur pauvre ; il était de ceux, très rares, qui ont réussi à être insociables à Oxford, non par une aversion réelle de la société, mais par un amour non moins réel de la solitude. Ses exercices physiques eux-mêmes, rares mais persévérants, étaient soit solitaires, comme la marche et la natation, soit exceptionnels et excentriques, comme l’escrime. Il possédait une bonne culture générale et, étant pauvre, fut très content de gagner sa vie en veillant sur la belle bibliothèque ancienne recueillie par les propriétaires de l’abbaye de Seawood. Les seules vacances de son existence avaient été remplies par un rude travail, comme sous-assistant aux fouilles des cités hittites d’Arabie, et tous ses rêves éveillés n’étaient que la répétition de ces vacances.

Il était debout devant la porte-fenêtre qui donnait sur la pelouse, les mains dans ses poches, et regardant vaguement au loin, quand la ligne verte des jardins fut rompue par l’apparition de trois silhouettes dont deux au moins étaient frappantes, pour ne pas dire effarantes. On eût dit des fantômes aux couleurs vives, émergeant du passé. Leur costume n’avait rien de hittite, mais il était presque aussi exotique. Seule, la troisième silhouette, un homme en veston et en culotte de lainage clair, était d’une modernité rassurante.

— Oh ! M. Herne, lui disait une jeune fille d’une voix courtoise, mais assurée, une jeune fille parée, comme un portrait, d’une merveilleuse coiffure à deux cornes et d’une robe bleue ajustée, avec de larges manches à pointes tombantes ; nous avons une grande faveur à vous demander. Nous sommes dans des difficultés inextricables.

Les yeux de M. Herne semblèrent changer de foyer, comme une lentille qu’on met au point, et se fixèrent au premier plan sur la somptueuse jeune fille. Il resta muet un moment, puis il dit avec plus de chaleur qu’on n’aurait pu en attendre de son attitude :

— Tout ce que je pourrai…

— Il s’agit seulement de prendre un tout petit rôle dans notre pièce, plaida-t-elle. Nous avons honte de vous en confier un si peu important, mais tout le monde nous a manqué, et nous ne voudrions pas renoncer à notre projet.

— Quel genre de pièce ? demanda-t-il.

— Oh ! ce n’est qu’une amusette, fit-elle avec aisance ; cela s’appelle Blondel le Troubadour. On y voit Richard Cœur de Lion, et des princesses, et des châteaux, et des sérénades, et tout ce genre de choses. Nous avons besoin de quelqu’un pour faire le second Troubadour, qui a pour fonction d’accompagner Blondel et de causer avec lui… ou plutôt de l’écouter, car Blondel fait tous les discours. Cela ne vous prendrait pas longtemps d’apprendre votre rôle.

— Rien que pincer de la guitare, dit Murrel d’un air encourageant. Une variante médiévale du vieux banjo.

— Ce qu’il nous faut en réalité, dit Archer plus sérieusement, c’est une atmosphère romantique. Voilà ce que représente le second Troubadour… comme les « Amoureux dans la forêt » évoquent les rêveries des jeunes gens sur le passé, les chevaliers errants, les ermites, etc.

— C’est un peu incorrect de demander à quelqu’un, à brûle-pourpoint, d’être une atmosphère romantique, admit Murrel, mais vous comprenez la situation : soyez notre atmosphère, M. Herne.

Le long visage de M. Herne avait pris l’expression du plus profond chagrin :

— Je suis absolument désolé, dit-il, j’aurais tant voulu rendre service ; mais ce n’est pas ma période.

Tandis que les autres le regardaient d’un air perplexe, il continua comme quelqu’un qui pense tout haut :

— Garton Rogers est l’homme qu’il vous faut. Floyd est très bon, mais il s’occupe plus spécialement de la Quatrième Croisade. Le meilleur conseil que je puisse vous donner, c’est de vous adresser à Rogers, de Balliol.

— Je le connais un peu, dit Murrel, regardant les autres avec un sourire en coulisse ; il a été mon précepteur.

— Parfait ! dit le bibliothécaire, Vous ne pourriez pas mieux trouver.

— Oui, je le connais, continua Murrel gravement. Il va avoir soixante-treize ans, il est tout chauve et si gras qu’il peut à peine marcher.

La jeune fille éclata de rire sans façon :

— Bonté divine ! dit-elle ; le faire venir d’Oxford pour l’habiller comme cela !

Et elle montra du doigt avec une gaîté irrésistible les jambes de M. Archer.

— Il est le seul à pouvoir interpréter cette époque, dit le bibliothécaire en hochant la tête. Quant à la difficulté de le faire venir d’Oxford, vous auriez à faire venir de Paris le seul autre homme auquel je puisse songer. Je vois bien un ou deux Français et un Allemand, mais en Angleterre aucun historien n’approche de lui. Garton Rogers est votre homme.

La dame au bonnet cornu éclata de nouveau :

— Mais Dieu me bénisse ! la comédie dure à peine deux heures !

— C’est bien assez pour commettre des bévues. Reconstituer le passé pendant deux bonnes heures demande plus de travail que vous ne pensez. Si seulement c’était ma période…

— Mais voyons, puisqu’il nous faut un savant, qui pourra faire mieux que vous ? triompha Rosamund sans beaucoup de logique.

Herne la regarda d’un air triste et pénétré, puis il détourna les yeux vers l’horizon et soupira :

— Vous ne comprenez pas, dit-il à voix basse ; la période d’un homme est sa vie en quelque sorte. Il faut avoir vécu parmi les tableaux et les sculptures du Moyen-Âge avant de pouvoir seulement traverser une pièce comme le ferait un homme du XIIe siècle. Je le sais par mon expérience : on me dit que les vieilles statues des prêtres et des dieux Hittites sont raides ; moi, il me semble que je comprends par ces attitudes raides comment ils dansaient. Je crois quelquefois entendre leur musique…

Pour la première fois, il y eut un arrêt et un silence dans ce cliquetis de propos interrompus. Les yeux du savant bibliothécaire s’égaraient à l’infini. Puis il continua dans une sorte de monologue :

— Si j’essayais de représenter une époque sur laquelle je n’aie pas fixé mon esprit, je serais pris au dépourvu, j’embrouillerais les choses. Si j’avais à jouer de cette guitare dont vous parlez, je ne le ferais pas comme il convient. J’en jouerais comme si c’était le shenaum, ou tout au moins le hinopis à demi hellénique. N’importe qui verrait que mon mouvement n’est pas un mouvement de la fin du XIIe siècle. N’importe qui dirait aussitôt : voilà un geste hittite !

— C’est la phrase qui monterait à toutes les lèvres ! dit Murrel.

Quoiqu’il continuât à se payer audacieusement la tête du bibliothécaire, Murrel commençait à se convaincre du sérieux de cette étrange discussion. Car il lisait sur le visage de Herne une expression de finesse qui est le triomphe de la simplicité.

— Je veux qu’on me pende ! éclata Archer comme quelqu’un qui secoue un cauchemar. Je vous répète que ce n’est qu’une comédie ! Je sais déjà mon rôle et il est bien plus long que le vôtre.

— En tout cas, vous aviez de l’avance sur moi, insista Herne. Vous avez réfléchi aux troubadours, vécu leur vie. Tout le monde pourrait voir que je ne l’ai pas fait ; il y aurait toujours quelque petit détail à côté duquel je passerais, quelque erreur, un rien qui ne serait pas médiéval dans mon interprétation. Je n’aime pas à me mêler à des gens qui connaissent leur sujet, et vous avez étudié le vôtre.

Il regardait l’expression un peu ahurie de la jeune fille, tandis qu’Archer derrière elle, dans l’ombre, paraissait envahi par une sorte de découragement amusé. Soudain le bibliothécaire sortit de sa méditation et parut s’éveiller :

— Évidemment je pourrais chercher quelques documents dans la bibliothèque, dit-il en se tournant vers les rayons. Il y a une très bonne collection française sur tous les aspects de la question, sur la planche du haut, à ce que je crois.

La bibliothèque était une pièce d’une hauteur exceptionnelle, avec un plafond voûté aussi élevé que celui d’une église, car cette salle faisait partie des bâtiments qui constituaient l’ancienne abbaye de Seawood. C’est pourquoi la « planche d’en haut » dominait un précipice. On ne pouvait l’escalader qu’au moyen d’une très longue échelle, qui était à ce moment appuyée contre les rayons. D’un mouvement rapide, le bibliothécaire fut au sommet des échelons, farfouillant parmi une rangée de volumes poussiéreux presque invisibles dans l’éloignement. Il tira un gros volume de la rangée, et trouvant peu commode de l’examiner au sommet d’une échelle, il se hissa sur la planche, dans l’espace laissé libre par le livre, et s’assit là comme un nouvel et précieux in-folio offert à la bibliothèque. Il faisait assez sombre dans les hauteurs du plafond, mais une lampe électrique y était suspendue ; il l’alluma calmement. Un silence suivit ; Herne restait assis sur son perchoir lointain, avec ses longues jambes se balançant dans le vide, et sa tête complètement invisible derrière le rempart de cuir du gros volume.

— Il est fou, dit Archer à voix basse ; au moins timbré, ne pensez-vous pas ? Il nous a déjà complètement oubliés. Si nous enlevions l’échelle, je crois qu’il ne s’en apercevrait pas ! Voilà l’occasion d’une de vos farces, Singe.

— Merci, répliqua Murrel sèchement, pas de blagues ici, s’il vous plaît.

— Pourquoi pas ? demanda Archer. Quoi, c’est vous-même qui avez enlevé l’échelle, un jour que le Président du Conseil inaugurait une statue au sommet d’une colonne, et vous l’y avez laissé pendant trois heures !

— C’était différent, dit Murrel avec humeur, sans préciser davantage ; et quand le malicieux Archer mit les mains sur l’échelle pour l’enlever, il lui enjoignit de la lâcher sur un ton presque féroce.

Mais, à ce moment, il arriva qu’une voix bien connue l’appela par son nom, de la porte donnant sur le jardin. Il se retourna et vit encadrée dans l’embrasure la silhouette sombre d’Olive Ashley. Toute son attitude exprimait l’attente et le commandement.

— Vous allez me laisser cette échelle en paix, dit-il en s’éloignant, ou sinon…

— Sinon quoi ? demanda Archer d’un ton de bravade.

— Sinon je me permettrai un geste qu’on pourra qualifier de hittite, répondit Murrel ; et il se dirigea en hâte vers l’endroit où Olive se tenait. Archer resta seul, entre le bibliothécaire absorbé, et l’échelle tentatrice.

Archer éprouvait les sentiments d’un collégien qu’on a défié de faire une bêtise. Il n’était pas poltron, et il était très vaniteux. Il décrocha soigneusement l’échelle sans faire voler un grain de poussière sur les planches, ni un cheveu sur la tête de l’érudit plongé dans la lecture de son gros livre. Il porta doucement l’échelle dans le jardin et l’appuya contre un hangar. Puis il regarda autour de lui et aperçut ses compagnons formant un groupe sur la pelouse, assez absorbés par leur conversation pour être aussi inconscients du crime que la victime elle-même. Ils causaient d’autre chose, de quelque chose qui devait entraîner des conséquences inattendues, une histoire étrange.