Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 04

Bloud & Gay (p. 33-46).

CHAPITRE IV

La première épreuve de John Braintree

Douglas Murrel se dirigea rapidement à travers la pelouse vers le monument isolé qui s’élevait au milieu de l’espace découvert. C’était un fragment important tombé du portail gothique de la vieille abbaye, et perché tant bien que mal sur un piédestal plus moderne, datant de l’époque où un certain romantisme était à la mode, c’est-à-dire d’une centaine d’années. On distinguait vaguement la forme d’un monstre répugnant, aux yeux saillants qui regardaient en l’air. Peut-être un dragon expirant, au-dessus duquel s’élevait en lignes verticales, semblables à des fûts de colonnes brisées, quelque chose comme la partie inférieure d’un corps humain. Ce n’était pas une ardeur archéologique qui poussait Douglas Murrel vers ce point, mais une certaine dame très pressée qui l’avait appelé hors de la maison pour une affaire urgente. Olive Ashley, debout près de la pierre gothique, était loin d’en partager l’immobilité. Même de loin, on voyait quelque chose d’agité et de nerveux dans son attitude et dans ses gestes.

— J’ai une faveur à vous demander, dit-elle à brûle-pourpoint.

Puis elle ajouta, assez illogiquement :

— Ce n’est pas une faveur pour moi, car je ne m’en soucie guère ; c’est dans l’intérêt général, pour la société…

— Je vois, je vois… dit Murrel avec gravité, et peut-être un peu d’ironie.

— De plus, c’est votre ami ; je parle de ce Braintree…

Puis son ton changea de nouveau et elle dit avec violence :

— Tout cela, c’est de votre faute ! C’est vous qui avez tenu à nous le présenter.

— Voyons, que se passe-t-il ? demanda patiemment son compagnon.

— Tout simplement que je le déteste, dit-elle. Il a été abominablement grossier et…

— Vraiment ! cria Murrel d’une voix tranchante et qui ne lui était pas coutumière.

— Oh ! dit Olive d’un ton fâché, vous ne me comprenez pas. Je ne demande à personne de se battre avec lui. Grossier, au sens ordinaire du mot, non, mais infatué, obstiné, critiquant la société avec des mots interminables tirés de ses horribles pamphlets étrangers, et vociférant toutes sortes de sottises sur le « syndicalisme organisé » et sur je ne sais quoi de « prolétarien »…

— Ces mots écorchent les lèvres d’une jeune fille, dit Murrel en hochant la tête ; mais j’ai peur de ne pas bien comprendre de quoi il s’agit. Du moment que je ne suis pas chargé de me battre contre lui pour avoir dit : « Syndicalisme organisé » (cela me paraîtrait une raison admirable pour provoquer un homme), que diable voulez-vous que je fasse ?

— Je veux qu’on lui rive son clou, observa la jeune fille d’un air sombre et vindicatif ; je veux qu’on lui enfonce dans la tête qu’il n’est qu’un ignorant. Il n’a jamais frayé avec des gens bien élevés, cela se voit rien qu’à la manière dont il marche et dont il s’habille. Il me semble que je supporterais tout le reste s’il ne fourrait pas partout cette grande barbe noire hérissée. Mon Dieu ! il serait acceptable sans sa barbe…

— Dois-je comprendre que vous désirez que j’aille le raser bon gré mal gré ?

— Vous êtes sot ! répliqua-t-elle impatiemment. Je veux dire seulement que je voudrais qu’il souhaitât, ne fût-ce qu’un moment, d’être rasé. Je veux lui montrer à quoi ressemblent les gens bien élevés. C’est dans son intérêt. Il pourrait… On pourrait si bien l’éduquer.

— Faut-il qu’il aille à des classes complémentaires ou à une école du soir ? Ou bien peut-être à une école du dimanche ?

— Personne n’apprend rien à l’école, répliqua-t-elle ; je parle du seul endroit où l’on apprenne quelque chose : le monde, la société. Je veux qu’il s’aperçoive qu’il y a des choses bien plus importantes que ses petits partis pris ; je veux qu’il entende les gens causer musique, architecture et histoire, qu’il apprenne toutes ces choses auxquelles s’intéressent les gens instruits. Il s’est monté le cou en déclamant dans les rues et en démolissant la société dans les cabarets de bas étage, bourrant le crâne à des gens encore plus ignorants que lui. Mais qu’il se mêle à des gens réellement cultivés, il est bien assez intelligent pour sentir qu’il n’est qu’un sot.

— Et voilà pourquoi, ayant besoin d’un « honnête homme » accompli, cultivé jusqu’au bout des ongles, vous avez naturellement pensé à moi, approuva Murrel. Vous voulez que je l’enchaîne à une chaise de salon, et que je lui administre du thé, du Tolstoï, ou du Tupper, ou n’importe quel auteur à la mode. Ma chère Olive, il ne viendra pas.

— Je l’ai bien pensé, dit-elle un peu vite. C’est pourquoi je vous parlais d’une faveur, une faveur pour lui et pour les autres, bien sûr ! Voyons, je voudrais que vous persuadiez à Lord Seawood de le convoquer à des pourparlers à l’occasion de la grève. C’est le seul motif qui le décidera à venir ; et ensuite nous le présenterons à quelques personnes qui causeront de choses au-dessus de sa compétence, de sorte qu’il sera bien obligé de s’élever, de grandir… C’est très sérieux, Douglas. Il a acquis un pouvoir terrible sur ces ouvriers. Si nous ne parvenons pas à lui faire voir la vérité, ils… C’est un orateur, dans son genre.

— Je savais que vous étiez une aristocrate fieffée, dit-il en contemplant la petite femme crispée et tendue, mais je ne croyais pas que vous fussiez une telle diplomate. Allons, il faudra vous aider dans votre noir complot, pourvu que vous m’assuriez que tout cela est pour son bien !

— Mais naturellement, c’est pour son bien, répliqua-t-elle avec assurance ; sans cela je n’y aurais jamais songé.

— Très bien, répondit Murrel ; et il retourna vers la maison d’un pas plus lent qu’il n’en était sorti. Mais il ne vit pas l’échelle appuyée contre le hangar, sans quoi le développement de ce récit eût été déplorablement modifié.

La théorie d’Olive sur l’éducation des gens frustes par leur frottement avec des gens cultivés fournissait un aliment à ses méditations, tandis qu’il traversait la pelouse en tapant du talon, et les mains profondément enfoncées dans ses poches. Oui, il y avait là une idée : il y a des hommes qui mesurent leur niveau en allant à Oxford ; ils découvrent en quoi leur éducation a été négligée, même s’ils continuent à la négliger. Mais il n’avait jamais vu tenter l’expérience sur une couche sociale aussi basse que le filon de charbon que représentait le syndicaliste. Murrel avait peine à se figurer quelqu’un d’aussi plongé, d’aussi buté dans sa démagogie que son ami Jack Braintree, apprenant peu à peu l’art de manier une cigarette et une tasse de thé, et celui de parler du Shakespeare roumain. Il savait qu’une réception de ce genre aurait lieu l’après-midi même ; mais Braintree y prenant part !

Cependant, s’étant décidé une bonne fois à voler au secours de la société et d’Olive Ashley, en exhibant le mineur illettré comme un ilote ivre, il se mit gravement à l’œuvre. C’était un trait caractéristique chez lui que cette gravité recouvrant le simple et profond plaisir de réaliser une bonne farce. La question de savoir aux dépens de qui la farce se jouerait n’était peut-être pas aussi simple.

Il se dirigea vers l’aile du bâtiment qui contenait le sanctuaire rarement violé de l’illustre Lord Seawood en personne. Il y demeura une heure, et en ressortit en souriant.

C’est par suite de ces manœuvres, dont il était complètement inconscient, que Braintree, ahuri, sa barbe et ses cheveux noirs semblant se hérisser de tous côtés tandis qu’il cherchait à s’orienter, se trouva, ce même après-midi, lâché dans le cercle de l’aristocratie intellectuelle qui devait compléter son éducation. Il avait certainement l’air mal dégrossi, debout dans ce salon. Son dos voûté, ses sourcils froncés, lui donnaient un aspect maussade. Il n’était pas laid, mais il était gauche ; par dessus tout, il avait l’air hostile, et il s’en rendait compte. Il faut leur rendre justice, les autres invités lui montraient de la sympathie et une amabilité quelquefois un peu lourde. Il y avait là un grand monsieur chauve et bienveillant qui était particulièrement cordial ; et jamais si cordial, on pourrait dire si bruyant, que lorsqu’il était confidentiel :

— Ce qu’il nous faut, disait-il, frottant doucement ses deux mains l’une contre l’autre, ce qu’il nous faut pour la paix sociale, c’est l’instruction professionnelle. N’écoutez pas les réactionnaires, ne croyez pas ceux qui disent que l’éducation populaire est une erreur. Évidemment, il faut donner aux masses de l’éducation, mais avant tout, l’éducation économique. Si nous parvenons à faire entrer dans la tête des ouvriers quelques notions d’Économie Politique, nous n’entendrons plus parler de ces contestations qui font fuir l’industrie et menacent de mettre le couteau sous la gorge du consommateur. Je ne dis pas cela dans l’intérêt d’un parti, j’affirme que c’est un intérêt au-dessus de tous les partis.

— Et si je dis, répondit Braintree, que nous voulons étendre la demande effective, n’est-ce pas aussi un intérêt au-dessus des partis ?

Le gros homme le regarda vivement, et presque à la dérobée. Puis il dit :

— Tout à fait, oh ! tout à fait.

Il y eut un silence, puis quelques remarques banales sur la pluie et le beau temps, et Braintree s’aperçut que le gros homme s’était doucement éloigné de lui, nageant vers d’autres mers comme un léviathan silencieux. La première étape de M. Braintree dans l’enseignement supérieur fut peut-être malheureuse, car elle laissa à cet homme farouche l’impression croissante, vraie ou fausse, que le partisan de l’Éducation économique des masses n’avait pas lui-même la plus légère idée de ce que signifie : « demande effective ».

Il serait injuste cependant de marquer ce premier fiasco, car le gros homme chauve (qui était un certain Sir Howard Pryce, à la tête d’une très grosse affaire de savons) s’était peut-être aventuré par hasard dans le domaine assez spécial du syndicaliste. Le salon contenait une foule de gens qui n’avaient aucune chance de discuter l’instruction professionnelle ou la loi de l’offre et de la demande. Parmi ceux-ci, inutile de le dire, se trouvait M. Almeric Wister. M. Wister est toujours présent quand vingt ou trente personnes sont réunies dans ce genre d’assemblée mondaine. Il trouvait moyen d’être tellement omniprésent à l’heure du thé dans Mayfair, que quelques-uns ont soutenu qu’il n’était pas un homme, mais un syndicat, et que toute une série de Wister se dispersaient dans les différents salons, tous grands et minces, avec des yeux creux, une tenue impeccable, et tous possédant une voix grave, une barbe et des cheveux clairsemés mais un peu longs, avec un soupçon d’esthétisme. Même à la campagne, dans les réunions similaires, il y en avait toujours un certain nombre, de sorte qu’il semblait que le syndicat envoyât aussi des tournées en province. Wister avait une réputation comme expert d’art, et passait pour très fort sur la qualité des matières colorantes. C’était le genre d’hommes qui se souviennent de Rossetti et racontent des anecdotes inédites sur Whistler. Quand on le présenta à Braintree, ses yeux rencontrèrent d’abord la cravate rouge du démagogue, d’où il conclut avec justesse que Braintree n’était pas un expert d’art. Wister se sentit donc libre d’être encore plus expert que d’habitude. Les yeux creux se détournèrent avec reproche de la cravate vers un tableau suspendu au mur, attribué à Lippi ou à quelque autre primitif italien : car Seawood Abbey possédait de beaux tableaux aussi bien que de beaux livres. Une association d’idée amena Wister à faire inconsciemment écho aux plaintes d’Olive Ashley, et il fit observer que le rouge employé pour les ailes d’un des anges était le fruit d’un secret technique perdu. Quand on considérait comme la Cène avait passé…

Braintree approuvait poliment, car il n’avait pas beaucoup d’idées sur les tableaux, et il n’en avait aucune sur les couleurs. L’expert, tout à fait sûr maintenant qu’il s’adressait à un profane, s’épanouit avec une condescendance radieuse, et prononça une sorte de conférence :

— Ruskin est inattaquable sur ce point, dit-il. Vous pouvez lire Ruskin en toute sécurité, quand ce ne serait que comme une sorte d’introduction au sujet. À l’exception de Pater, bien entendu, aucun critique n’a acquis la même autorité. Seulement la Démocratie n’est pas favorable à l’autorité, et j’ai bien peur, M. Braintree, qu’elle ne soit pas plus favorable à l’art.

— Bon ! Nous verrons bien, si jamais nous avons une Démocratie, dit Braintree.

— Je crains, dit Wister en secouant la tête, que nous n’en ayons déjà bien assez pour nous entraîner à négliger toutes les autorités artistiques.

À ce moment, Rosamund, aux cheveux roux et au visage ferme et intelligent, s’avança, remorquant à travers la foule un robuste jeune homme qui avait lui aussi un visage intelligent ; mais là s’arrêtait la ressemblance, car il était laid, avec des cheveux courts et une moustache en brosse. Il avait en revanche les yeux clairs d’un homme courageux et ses façons étaient agréables et sans prétentions. C’était un propriétaire des environs, qui jouissait d’une certaine réputation de voyageur sous les tropiques. Elle le présenta, et après avoir échangé quelques mots avec le groupe, elle dit à Wister :

— Je crains de vous avoir interrompu ?

— Je disais, fit Wister d’un ton dégagé mais un peu hautain, que j’ai peur que nous ne descendions vers la Démocratie et vers une ère d’hommes vulgaires. Les grands hommes de l’époque Victorienne sont morts !

— Oui, évidemment, répondit la jeune fille un peu au hasard.

Il résuma :

— Il ne nous reste plus de géants.

— Ainsi tout le monde devait se plaindre en Cornouailles, réfléchit Braintree, quand Jack le tueur de Géants avait accompli ses tournées professionnelles.

— Quand vous aurez lu les œuvres des géants de l’époque Victorienne, dit Wister avec un certain mépris, vous comprendrez peut-être ce que j’entends par là.

— Vous ne pouvez pas vouloir dire, M. Braintree, intervint la jeune fille, que vous désirez que l’on tue les grands hommes ?

— Mais je pense au contraire qu’il y a là une idée à exploiter, dit Braintree. Tennyson méritait la mort pour avoir écrit La Reine de Mai, et Browning méritait la mort pour avoir fait rimer des calembours, et Herbert Spencer méritait la mort pour avoir écrit L’individu contre l’État, et Carlyle méritait la mort parce qu’il était Carlyle, et Dickens méritait la mort pour n’avoir pas fait mourir la petite Nell assez tôt, et Ruskin méritait la mort pour avoir dit que l’homme n’a pas droit à plus de liberté que le soleil, et Gladstone méritait la mort pour avoir lâché Parnell, et Thackeray…

— Miséricorde ! interrompit Rosamund en riant, il faut vous arrêter quelque part. Que de choses vous semblez avoir lues !

Wister, on ne sait pour quelle raison, parut très ennuyé, presque vexé.

— Si vous voulez mon avis, dit-il, tout cela fait partie de l’esprit populaire et de sa haine pour toute supériorité ; il cherche toujours à rabattre le mérite. Voilà pourquoi vos infernales Trade-Unions n’admettent pas qu’un bon ouvrier soit mieux payé qu’un mauvais.

— Cela peut se soutenir même au point de vue économique, dit Braintree avec contrainte. Une autorité a fait observer que dans les meilleurs métiers tout le monde est payé déjà sur le même pied.

— Karl Marx, je suppose, dit l’expert vivement.

— Non, John Ruskin. Un de vos géants Victoriens.

Puis il ajouta :

— Seulement, le texte et le titre du volume n’étaient pas de Ruskin, mais de Jésus-Christ, qui n’a pas, hélas ! le privilège d’être un Victorien.

Le robuste petit homme nommé Hanbury sentit peut-être que la conversation devenait trop religieuse pour rester courtoise ; en tous cas il s’interposa pacifiquement en disant :

— Vous venez de la région minière, M. Braintree ?

Celui-ci acquiesça d’un air sombre.

— Je suppose qu’il va y avoir pas mal d’agitation parmi les mineurs ?

— Au contraire, il va y avoir beaucoup de repos parmi eux.

L’autre parut hésiter, puis dit très rapidement :

— Vous ne voulez pas dire que la grève soit finie ?

— La grève bat son plein, fit Braintree farouchement. Je dis qu’il y aura beaucoup de repos parmi les mineurs. Vous parlez toujours comme si faire grève voulait dire jeter une bombe ou faire sauter une maison. Faire grève signifie simplement se reposer.

— Mais c’est un vrai paradoxe ! s’écria la maîtresse de maison avec une sorte de joie, comme s’il s’agissait d’un nouveau jeu de salon, et que le succès de sa réception fût maintenant assuré.

— J’aurais cru que c’était une banalité ou tout au moins une vérité de Monsieur de la Palice, répliqua Braintree. Pendant une grève, les travailleurs se reposent, et c’est une expérience rudement neuve pour quelques-uns d’entre eux, je vous le garantis.

— Ne pouvons-nous pas dire, fit Wister d’une voix profonde, que le véritable repos est dans le travail ?

— Vous le pouvez, dit Braintree sèchement. L’Angleterre est un pays libre… au moins pour vous. Et pendant que vous y êtes, vous pouvez dire aussi que le plus grand travail est dans le repos. Et alors vous serez tout à fait satisfait de vos idées sur les grèves.

Son hôtesse le regardait avec une expression attentive et mobile, celle dont les gens d’esprit un peu lent, mais très droit, accueillent une opinion avec laquelle il faut compter, et qu’il faut peut-être même respecter. Car quoiqu’elle eût grandi étouffée sous le luxe et la richesse — et peut-être même à cause de cela — elle était absolument sincère et n’avait jamais éprouvé de honte à regarder quelqu’un en face.

— Ne pensez-vous pas, dit-elle enfin, que nous nous disputons sur un mot ?

— Non je ne le pense pas du tout. Je crois que nous sommes sur les deux rives d’un abîme et que ce petit mot est un gouffre entre les deux moitiés de l’humanité. Si vraiment cela vous intéresse, puis-je vous donner un seul conseil ? Si vous désirez nous faire croire que vous comprenez la situation et que vous désapprouvez cependant la grève, dites tout ce que vous voudrez, sauf cela. Dites qu’il y a un démon parmi les mineurs, dites qu’il y a de la trahison et de l’anarchie parmi les mineurs, dites qu’il y a du blasphème et de la démence parmi les mineurs, mais ne dites pas qu’il y a de l’agitation, car ce seul petit mot révèle ce qui est au fond de votre esprit : la chose est très vieille, et son nom c’est l’esclavage.

— C’est bien extraordinaire, dit M. Wister.

— N’est-ce pas ? dit la maîtresse de maison.

— Non, c’est très simple. Écoutez-moi. Supposez qu’un homme travaille dans votre cave, au lieu de travailler dans votre mine ; supposez que ce soit son métier de casser du charbon toute la journée, et que vous entendiez ses coups de marteau. Nous admettrons qu’il est payé pour cela, nous admettrons même que vous êtes convaincus qu’il est assez payé. Tout de même vous l’entendez cogner tout le long du jour, pendant que vous fumez ou que vous jouez du piano, jusqu’au moment où le bruit cesse brusquement. Il peut avoir tort de s’arrêter, il peut avoir raison ; peu importe. Mais ne voyez-vous pas, rien ne vous fera-t-il voir ce que vous exprimez réellement quand vous dites seulement comme Hamlet à l’ombre de son père : « Repose-toi, esprit inquiet ! »

— Ha ! dit aimablement M. Wister, je suis content de voir que vous avez aussi lu Shakespeare.

Braintree poursuivit sans tenir compte de l’interruption ;

— Le bruit du marteau qui cognait toujours dans votre cave s’arrête un instant. Qu’est-ce que vous dites alors à l’homme qui est là dans l’obscurité ? « Merci pour votre bon travail » ? Ou même : « Au diable votre mauvais travail ! » Non, ce que vous lui dites, c’est : « Reposez-vous… Continuez à sommeiller… Rentrez dans votre repos normal… Persistez dans cette tranquillité complète qui vous est propre et que rien ne devrait jamais troubler. Continuez ces mouvements rythmés qui bercent votre sommeil, qui sont pour vous une seconde nature, et font partie de l’essence des choses. Continuez, comme dit Dieu dans l’histoire de Belloc, et surtout, pas d’agitation ! »

Tandis qu’il parlait avec ardeur mais sans violence, il s’aperçut que beaucoup de regards s’étaient tournés vers lui et son groupe. Il distingua Murrel qui le regardait avec une mélancolie amusée, en fumant sa cigarette, et Archer qui jetait de temps à autre un coup d’œil par-dessus son épaule, comme s’il craignait qu’il ne mît le feu à la maison. Il vit les visages attentifs et un peu anxieux de plusieurs femmes, de celles qui sont toujours assoiffées d’incidents imprévus. Les plus proches de lui restaient rêveurs et surpris, mais dans un coin éloigné de la pièce, il voyait distincte, et même démesurément distincte, la figure pâle de la petite Miss Ashley à la boîte de couleurs, qui ne le quittait pas des yeux.

— Cependant l’homme de la cave n’est qu’un étranger venu de la rue, continua-t-il, descendu dans votre trou noir pour attaquer un rocher, comme il pourrait attaquer une bête sauvage ou quelque force brutale de la nature. Casser du charbon dans une cave est une occupation ; le casser dans une mine est une expédition. La bête sauvage peut tuer dans son antre, et combattre cette bête est une inquiétude éternelle, une lutte avec le chaos, toute pareille à celle d’un homme qui se fraye un chemin à travers une forêt d’Afrique.

M. Hanbury, dit Rosamund souriante, vient justement de revenir d’une expédition de ce genre.

— Oui, dit Braintree, mais quand il lui arrive de ne pas faire d’expédition, vous ne dites pas qu’il y ait de l’agitation au Club des Voyageurs ?

— Touché ! très bien ! approuva Hanbury avec bonhomie.

— Ne voyez-vous pas, poursuivit Braintree, qu’en disant cela de nous, vous impliquez que nous ne sommes tous que des rouages d’horlogerie, dont vous ne remarquez même pas le tic-tac avant que l’horloge ne s’arrête ?

— Oui, dit Rosamund, je crois que j’ai compris ce que vous voulez dire, et je ne l’oublierai pas.

En effet, quoiqu’elle ne fût pas particulièrement intelligente, elle était de ces personnes qui n’oublient jamais ce qu’elles ont une fois appris.