Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 02

Bloud & Gay (p. 11-20).

CHAPITRE II

Un homme dangereux

John Braintree était un homme jeune, long, mince et alerte. Sa barbe noire et son œil sombre semblaient, comme sa cravate rouge, faire partie de ses principes ; car lorsqu’il souriait, comme il fit un instant à la vue du décor de Murrel, il était fort agréable. Présenté à la jeune fille, il s’inclina avec une correction presque rigide, cette correction autrefois réservée aux aristocrates, mais plus commune aujourd’hui chez les artisans bien élevés ; Braintree avait en effet débuté dans la vie comme mécanicien.

— Je suis venu ici parce que vous me le demandiez, Douglas, dit-il, mais je vous assure que cela ne servira à rien.

— Mon esquisse en couleur vous plaît-elle ? demanda Murrel ; elle a généralement du succès.

— Ma foi, répliqua l’autre, je ne peux pas dire que j’apprécie particulièrement le replâtrage romantique que vous répandez sur toutes ces vieilles tyrannies et superstitions féodales, mais là ne gît pas la difficulté. Vous savez bien, Douglas, que je suis venu ici à la stricte condition que je pourrais dire tout ce qui me passerait par la tête ; pourtant je ne tiens pas à parler contre un homme dans sa propre maison. De plus, l’Union des Mineurs vient de déclarer la grève, j’en suis le secrétaire, je ne peux pas jouer à la fois deux rôles si opposés !

— Sous quel prétexte faites-vous grève ? demanda Archer.

— Nous voulons plus d’argent, répondit Braintree froidement ; quand deux sous n’achètent plus qu’un petit pain d’un sou, il nous faut deux sous pour le payer. C’est ce qu’on appelle les « répercussions économiques ». Mais ce qui importe encore plus à l’Union, c’est sa reconnaissance.

— Reconnaissance de quoi ?

— Eh bien, il paraît que les Trade-Unions n’existent pas. Elles sont une tyrannie insupportable, elles menacent de détruire toute l’industrie anglaise, mais elles n’existent pas. La seule chose dont leurs adversaires les plus ardents, et Lord Seawood en tête, soient certains, c’est qu’elles n’existent pas. Donc, pour suggérer qu’il est possible, malgré tout, qu’une telle entité existe, nous maintenons le droit de grève.

— Et sans doute aussi celui de laisser tous les malheureux consommateurs sans charbon ! s’écria Archer avec chaleur ; je m’imagine que vous trouverez l’opinion publique un peu montée contre vous. Si vous ne voulez pas extraire le charbon et que le gouvernement ne sache pas vous y contraindre, nous trouverons des gens pour le faire à votre place. Moi, par exemple, je répondrais d’une centaine de types d’Oxford, de Cambridge ou de la Cité qui ne regarderaient pas à descendre dans la mine pour faire échouer votre complot.

— Pendant que vous y êtes, répliqua Braintree dédaigneusement, vous pourriez aussi bien engager une centaine de mineurs pour achever l’enluminure de Miss Ashley à sa place. Le charbonnage est un métier très spécialisé, mon bon monsieur : un piqueur n’est pas un rouleur ; vous pourriez faire un assez bon rouleur.

— Est-ce une insulte ? dit Archer.

— Oh non, répondit Braintree : c’est un compliment.

Murrel s’interposa pour ramener la paix :

— Voilà que vous vous ralliez tous à mon idée : mineur pour commencer, puis ramoneur, et ainsi de suite jusqu’à la parfaite noirceur.

— Mais n’êtes-vous pas Syndicaliste ? demanda Olive avec une extrême sévérité.

Puis, après une pause, elle ajouta :

— Qu’est-ce qu’un Syndicaliste ?

— La manière la plus simple de l’expliquer, dit Braintree avec plus de condescendance, sera de dire qu’à notre point de vue, la mine doit appartenir aux mineurs.

— « La mine à qui mine », au fait, belle devise féodale, dit Murrel.

— Cette devise me paraît ultra-moderne, observa Olive un peu aigrement, mais comment ferait-on pour administrer les mines si elles appartenaient aux mineurs ?

— Idée absurde, n’est-ce pas ? demanda le Syndicaliste. Qu’est-ce que vous diriez d’un peintre propriétaire de sa boîte à couleurs ?

Olive se leva, se dirigea vers les portes-fenêtres ouvertes sur le jardin et regarda au dehors en fronçant le sourcil. Cette mauvaise humeur répondait partie au Syndicaliste, partie aussi à ses propres pensées. Après quelques minutes de silence, elle sortit sur l’allée sablée et s’éloigna lentement. Ce départ était un reproche contenu, mais Braintree était trop échauffé pour le sentir.

— Je ne crois pas, continua-t-il, que personne ait jamais réalisé combien il est étrange et utopique pour un violoniste de posséder son violon !

— Au diable, vous, votre violon et votre archet ! s’écria l’impétueux M. Archer. Comment un tas de gens vulgaires pourraient-ils…

Une fois de plus Murrel détourna la conversation vers un sujet moins brûlant.

— Eh bien, eh bien, dit-il, tous ces problèmes sociaux ne seront jamais résolus tant qu’on n’en viendra pas à mon procédé. Toute la noblesse et l’élite intellectuelle de la France s’assemblèrent pour voir Louis XVI se coiffer d’un bonnet rouge. Qu’il serait impressionnant de voir tous nos artistes et les maîtres de notre pensée s’assembler pour me voir noircir respectueusement le visage de Lord Seawood !

Braintree regardait toujours Julian Archer avec un air sombre.

— Jusqu’à présent, dit-il, nos artistes et nos chefs n’ont pas été plus loin que de lui noircir les bottes.

Archer bondit comme s’il eût été personnellement visé.

— Quand un gentleman est accusé de cirer des bottes, dit-il, il y a risque qu’il vous poche un œil !

Braintree sortit de sa poche un poing noueux.

— Je vous ai prévenu, dit-il, que nous nous réservions le droit de cogner…

— Ne faites la chèvre ni l’un ni l’autre, insista le pacificateur, interposant son grand pinceau rouge. Pas de blague, Jack. Vous mettriez le pied dans… dans les rideaux rouges du Roi Richard.

Archer recula lentement vers son siège, et son adversaire, après un instant d’hésitation, se détourna pour sortir par la porte-fenêtre.

— Ne vous en faites pas, grommela-t-il. Je ne ferai pas de trou dans votre décor. Il me suffit d’en avoir fait un dans votre distribution. Qu’est-ce que vous me voulez ? Je sais bien que vous êtes un vrai gentleman, et malgré cela vous me plaisez. Mais vous savez aussi bien que moi ce qui arrive quand des hommes comme moi sont invités dans des châteaux comme celui-ci : ils y viennent pour dire un mot en faveur de leurs copains, et vous êtes gentils pour eux, et toutes sortes de belles dames sont gentilles pour eux, et tout le monde les reçoit bien, et il vient un jour où ils deviennent des… Comment appelleriez-vous un homme qui serait chargé de remettre une lettre de la part d’un ami et qui n’oserait pas ?

— Oui, mais regardez un peu, reprocha Murrel. Vous n’avez pas seulement fait un trou, vous m’avez fourré dedans. Maintenant je ne puis plus mettre la main sur un autre acteur. Pourquoi ne joueriez-vous pas par bonté d’âme ? Cela n’a rien à voir avec vos opinions. Je n’ai pas d’opinions, moi. Je les ai toutes liquidées à l’Union quand j’étais un gamin, mais j’ai horreur de causer une déception aux dames et il n’y a réellement pas d’autre homme sous la main.

Braintree le regarda fixement :

— Il n’y a pas d’autre homme ? répéta-t-il.

— Il y a le vieux Seawood, bien sûr ! dit Murrel. Ce n’est pas un mauvais type dans son genre, et vous ne pouvez pas me demander de le juger aussi sévèrement que vous, mais j’avoue que j’ai peine à me le figurer en Troubadour ! Il n’y a réellement et véritablement personne.

Braintree le regardait toujours.

— Il y a un homme dans la pièce à côté, dit-il ; il y a un homme dans le couloir, il y a un homme dans le jardin, il y a un homme à la porte d’entrée, il y a un homme dans les écuries, il y a un homme à la cuisine, il y a un homme à la cave. Quel palais de mensonge vous êtes-vous donc bâti à vous-mêmes pour que vous voyiez tous ces gens autour de vous tous les jours et que vous ne sachiez même plus que ce sont des hommes ? Pourquoi nous faisons grève ? Parce que, quand nous ne faisons pas grève, vous oubliez jusqu’à notre existence ! Dites à vos domestiques de vous servir, mais moi, pourquoi le ferais-je ?

Il sortit dans le jardin et s’éloigna à pas furieux.

— Eh bien, dit Archer après un silence, je dois avouer que votre ami m’est réellement insupportable !

Murrel se recula de sa toile et pencha la tête avec une attitude de connaisseur.

— Moi, je trouve son idée sur les domestiques épatante, observa-t-il placidement. Ne pouvez-vous pas vous figurer le vieux Perkins en Troubadour ? Vous connaissez bien le maître d’hôtel, n’est-ce pas ? Lui ou l’un de ces valets de pied troubadoureraient aussi bien qu’autre chose !

— Ne dites pas de bêtises, dit Archer irrité. C’est un petit rôle, mais il y a bien des jeux de scène à faire. Voyons, il faut qu’il baise la main de la Princesse !

— Le maître d’hôtel ferait cela comme un amour, mais peut-être devrons-nous chercher plus bas dans la hiérarchie… S’il ne veut pas, je demanderai aux valets de pied, et s’ils ne veulent pas, je demanderai au groom, et s’il ne veut pas, je demanderai au garçon d’écurie, et s’il ne veut pas, je demanderai au garçon d’office, et s’il ne veut pas, je demanderai à n’importe qui de plus bas et de plus vil qu’un garçon d’office. Et si j’échoue, je descendrai plus bas encore, et je demanderai au bibliothécaire. Mais au fait ! c’est cela ! Le bibliothécaire !

Et, avec une impétuosité soudaine, il lança sa lourde brosse de l’autre côté du salon et sortit en courant dans le jardin, suivi par Archer stupéfait.

Il était de très bonne heure, car les amateurs s’étaient levés quelque temps avant le déjeuner pour répéter ou pour peindre. Braintree se levait toujours tôt pour écrire et envoyer à un journal travailliste du soir un article raide, pour ne pas dire rageur.

Dans les coins les plus reculés, la lumière blanche avait encore de ces reflets rose-pâle qui ont amené les poètes à attribuer à l’aurore, non sans imagination, des doigts de rose.

Le château s’élevait sur une hauteur qui s’abaissait de deux côtés sur la Severn. Les terrasses, bordées de bouquets d’arbres tout couverts de fleurs printanières, avec leurs grands parterres dessinant des motifs héraldiques, à la fois nets et gais, voilaient légèrement et ne masquaient pas les courbes grandioses du paysage. Au long de ses lignes, les nuages s’enroulaient et s’élevaient comme de la fumée d’artillerie ; on eût dit que le soleil bombardait silencieusement les sommets de la terre ; le vent et le soleil polissaient les pentes gazonnées.

Sur le point culminant se dressait comme par hasard une vieille pierre grise tirée des ruines de l’abbaye qui s’élevait autrefois en cet endroit. Au delà était l’angle d’une aile plus ancienne du château, vers laquelle se dirigeait Murrel.

Archer possédait cette élégance théâtrale de tournure aussi bien que de vêtements, qui ressort dans un décor de ce genre, et l’illusion pittoresque fut encore renforcée par une autre apparition aussi étrangement vêtue, qui déboucha au soleil quelques instants plus tard. C’était une jeune femme portant une couronne royale sur un diadème de cheveux roux. Elle tenait naturellement la tête haute, autant par une certaine fierté que par vigueur physique ; elle semblait aspirer la brise comme le coursier de l’Écriture, tandis que ses draperies balayaient le sol du même mouvement que le vent.

Julian Archer, avec son vêtement ajusté de trois couleurs, semblait un portrait descendu de son cadre, auprès duquel le complet moderne et la cravate de Murrel paraissaient aussi vulgaires que ceux des gens d’écurie parmi lesquels il avait l’habitude de flâner.

Rosamund Severne, fille unique de Lord Seawood, était de ces femmes qui se lancent dans l’existence et qui font sensation partout. Sa grande beauté était du genre exubérant, comme son bon caractère et sa bonne humeur, et elle jouissait de tout son cœur d’être une princesse du Moyen-Âge sur la scène. Mais elle ne partageait en rien les rêveries réactionnaires de son hôte et amie, Miss Ashley ; au contraire, elle était très dernier-cri et extrêmement réaliste. Toute jeune, elle avait tenté de faire sa médecine, mais finalement déçue par les idées conservatrices de son père, elle s’était résignée à devenir une châtelaine charitable de l’espèce turbulente. Elle avait aussi été un moment très en vue dans les réunions et les affaires politiques, mais était-ce pour obtenir le vote des femmes ou pour s’y opposer, nul de ses amis ne pouvait s’en souvenir,

Voyant Archer de loin, elle le héla à sa manière sonore et résolue :

— Je vous cherchais ; ne croyez-vous pas qu’il faudrait répéter de nouveau cette scène ?

— Et moi aussi je vous cherchais, interrompit Murrel. Voici bien d’autres péripéties dans le monde dramatique ! Dites, connaîtriez-vous par hasard votre bibliothécaire de vue ?

— Qu’avons-nous à faire d’un bibliothécaire ? demanda Rosamund de son ton précis. Oui, naturellement, je le connais ; mais je ne crois pas que personne le connaisse très bien.

— Quelque rat de bibliothèque, je suppose, observa Archer, ou un ver rongeur…

— Quant à cela, nous sommes tous des vers, remarqua gaiement Murrel. Seulement un rongeur de livres fait preuve d’un goût raffiné et supérieur dans son alimentation. Or donc, j’ai bien envie de saisir ce ver, tel l’oiseau matinal… ou plutôt, Rosamund, soyez cet oiseau matinal et attrapez-le pour moi.

— Cela se trouve bien, je suis ce matin comme une vraie alouette !

— Et toute prête à persifler, n’est-ce pas ? mais je parle sérieusement, je vous assure ! Connaissez-vous la bibliothèque, et pourriez-vous m’apporter un vrai bibliothécaire vivant ?

— Je crois qu’il y est en ce moment. Vous n’avez qu’à entrer lui parler, quoique je ne devine guère ce que vous lui voulez.

— Laissez-moi m’expliquer. Archer, avec son infernal orgueil aristocratique, ne veut pas admettre que le garçon d’office joue le rôle du Troubadour, c’est pourquoi je me rejette sur le bibliothécaire. Je ne sais pas son nom, mais il nous faut absolument quelqu’un.

— Il s’appelle Herne, répondit la jeune fille en hésitant un peu ; n’y allez pas pour… je veux dire que c’est un homme du monde et tout ce qui s’ensuit. Je crois que c’est un vrai savant.

Mais Murrel s’était déjà élancé à sa manière impétueuse. Il disparut derrière l’angle de la maison, du côté des portes vitrées donnant accès à la bibliothèque.

Comme il tournait le coin, il s’arrêta brusquement pour regarder quelque chose au loin. Sur la crête du jardin supérieur, au point où s’enfonçaient les parterres, deux silhouettes se détachaient en noir sur le ciel clair, les dernières qu’il se fût attendu à voir rapprochées : l’une était John Braintree, ce déplorable démagogue ; l’autre était Olive Ashley. Tandis qu’il regardait, il est vrai, Olive se détourna avec un geste qui semblait de colère ou de reproche. Mais Murrel s’étonnait moins de leur séparation que de leur rencontre. Une expression intriguée apparut un moment sur son visage de singe mélancolique ; puis il se détourna et entra d’un pied léger dans la bibliothèque.