Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 01

Bloud & Gay (p. 1-9).

CHAPITRE PREMIER

Un trou dans la distribution

C’était par un matin sans nuage. La grande salle de Seawood Abbey était inondée de lumière, car elle s’ouvrait par de larges baies sur la terrasse qui dominait le parc.

Murrel, surnommé « le Singe » — nul ne savait plus pourquoi — et Olive Ashley profitaient tous deux de cette clarté pour s’occuper à peindre ; mais leurs travaux ne se ressemblaient guère. Elle employait ses couleurs avec minutie, à l’imitation de ces joailliers qu’étaient les enlumineurs du Moyen-Âge. Elle professait un grand enthousiasme pour tout ce qui faisait partie d’un passé historique, dont elle avait d’ailleurs une idée assez vague. Lui, au contraire, était ouvertement moderne, et s’affairait autour de plusieurs pots remplis de couleurs très crues, avec des brosses grandes comme des balais. Il badigeonnait autour de lui de larges panneaux de lattes et de toiles, qui devaient jouer le rôle de décors dans une représentation théâtrale privée. Ni l’un ni l’autre ne savait peindre, et ils n’y prétendaient pas ; mais elle essayait tout au moins de le faire, et lui pas.

C’était une jeune fille petite et mince, aux traits délicats et réguliers ; sa robe vert foncé, d’un goût raffiné sans rien de bohème, s’appareillait aux petites difficultés de sa tâche. Quoiqu’elle fût très jeune, il y avait un rien de suranné dans ses mouvements. Dans cette pièce encombrée de papiers, de torchons, et des flamboyants fiascos de l’art de M. Murrel, sa boîte à couleurs plate, avec ses compartiments et ses menus accessoires, était placée auprès d’elle avec un soin méticuleux. Elle n’était pas de ceux auxquels s’adresse l’avis que l’on joint aux boîtes de couleurs : il n’avait jamais été nécessaire de l’adjurer de ne pas mettre le pinceau dans sa bouche.

— Ce que je veux dire, dit-elle en reprenant leur conversation, c’est que toute votre science et votre bourrage modernes ont seulement rendu les choses laides et les gens aussi. Voilà pourquoi j’aime les vieilles peintures et les constructions gothiques ; dans le gothique toutes les lignes montent, jusqu’à la flèche qui indique le ciel.

— C’est nous faire injure, dit Murrel, et je pense qu’ils auraient pu nous laisser découvrir le ciel à nous tout seuls.

— Vous entendez ce que je veux dire, répliqua la jeune fille sans cesser de peindre placidement. Toute l’originalité de ces gens du Moyen-Âge est dans leur manière de bâtir les églises. Les ogives pointues les caractérisent.

— Et les épieux pointus ! approuva-t-il. Quand vous les fâchiez, ils vous transperçaient, tout simplement. Trop de pointes pour mon goût.

— Du moins alors les gentilshommes s’embrochaient l’un l’autre avec leurs lances, ils n’allaient pas s’asseoir sur des sièges de peluche pour voir un Irlandais boxer un Noir. Je ne voudrais pour rien au monde assister à un match moderne, mais je n’aurais pas demandé mieux que d’être une dame à l’un de ces anciens tournois.

— Vous seriez une dame, mais moi je ne serais pas un seigneur, dit le décorateur d’un air sombre. Toujours ma guigne ! Si je devenais roi, ce serait pour me noyer dans un tonneau de Malvoisie, et je perdrais pour toujours le sourire. Mais mon sort serait plutôt de naître serf, ou lépreux. Oui, je vois cela d’ici : à la minute où j’aurais fourré mon nez dans le XIIIe siècle, je serais nommé lépreux en chef du roi, et j’assisterais à l’office en louchant au travers d’une petite lucarne.

— Pour le moment, vous ne louchez dans l’église à travers aucune lucarne, observa la jeune fille, et il ne vous est même pas venu à l’idée d’aller y voir par la porte.

— Oh ! je vous l’accorde, dit-il, et il continua à badigeonner en silence. Il consacrait ses soins à un modeste intérieur : la Salle du Trône de Richard Cœur de Lion, qu’il exécutait dans une gamme écarlate, rouge et pourpre, que Miss Ashley s’efforçait en vain d’atténuer. Elle aurait eu cependant le droit de donner son avis, ayant choisi le sujet moyenâgeux, et même écrit la pièce, dans la mesure où ses collaborateurs plus remuants le lui avaient permis. Tout roulait sur Blondel le Troubadour ; il chantait des sérénades à Richard Cœur de Lion et à beaucoup d’autres personnes, y compris la fille de la maison, qui raffolait de théâtre.

L’Hon. Douglas Murrel, dit « le Singe », prenait gaiement ses insuccès en peinture de décors, ayant réussi également mal en beaucoup d’autres choses. C’était un homme très cultivé, mais il avait échoué sur tous les terrains. Il avait particulièrement échoué en politique, après avoir été appelé le « futur chef » de son parti, — on ne savait plus lequel. Depuis, il avait fait preuve de ce goût pour les sociétés vulgaires qui a préservé du mal tant d’aristocrates, et leur pays de certains dangers. Il le laissait voir mal à propos, en affectant des allures vaguement débraillées et sentant l’écurie, jusque dans son costume et dans sa tenue, qui rappelait celle d’un palefrenier désœuvré. Ses cheveux étaient très blonds et commençaient à blanchir prématurément, car lui aussi était jeune, quoique plus âgé de plusieurs années que sa compagne. Son visage était laid, mais point banal, et portait habituellement une expression douloureuse, presque comique auprès des couleurs sportives de ses cravates et de ses gilets.

— J’ai des goûts nègres, expliqua-t-il en étendant une traînée gigantesque d’un rouge sanglant. Ces gris neutres des mystiques me fatiguent autant qu’eux-mêmes. On parle d’une Renaissance Celtique, moi je suis pour une Renaissance Éthiopienne. Le banjo deviendra plus dernier cri que le luth du vieux Dolmetch. Plus d’autres danses que les sarabandes nègres, plus de personnages historiques en dehors de Toussaint Louverture et Booker Washington, et pas d’autres héros de romans que l’Oncle Remus et l’Oncle Tom ! Je parie qu’il ne serait guère difficile de persuader aux gens chic de se noircir le visage, comme on se poudrait les cheveux. En ce qui me concerne, je commence à saisir le sens de ma vie gâchée : quelque chose me dit que j’étais prédestiné à être un nègre de Casino. Je trouve la vulgarité si épatante ! Et vous ?

Elle ne répondit pas : elle semblait même un peu distraite. Son expression avait été jusque là légèrement ironique, mais quand elle reprit son sérieux, elle devint absolument jeune. Son fin profil aux lèvres entr’ouvertes fit soudain penser non seulement à un enfant, mais à un enfant perdu.

— Je me souviens d’une vieille enluminure dans laquelle il y avait un nègre, dit-elle enfin. Elle représentait les trois Rois Mages, à Bethléem, avec leurs couronnes d’or. L’un d’eux était tout noir, mais il avait une robe rouge, d’un rouge de flammes. Aujourd’hui, on ne peut plus se procurer le rouge d’autrefois. Je connais des gens qui l’ont vainement cherché. C’est un de ces arts perdus, comme les vitraux !

— Ce rouge-ci sera très bien pour ce que nous voulons faire aujourd’hui, dit Murrel d’un ton indifférent.

Elle regardait toujours d’un air absorbé l’horizon des bois sous le ciel matinal.

— Je me demande parfois, dit-elle, ce que nous voulons faire ?

— Peindre la Cité en rouge, je pense, répondit-il.

— L’or dont on se servait est perdu aussi, continua-t-elle ; je regardais hier un vieux missel dans la bibliothèque. Savez-vous qu’on écrivait toujours en or le nom de Dieu ? Si l’on soulignait un mot aujourd’hui, ce serait : OR.

Le silence laborieux qui suivit fut enfin rompu par une voix lointaine criant : « Singe ! » d’une manière bruyante et impérative, le long des galeries. Murrel ne se fâchait pas d’être traité de singe ; cependant il éprouvait toujours une sensation désagréable quand c’était Julian Archer qui l’appelait ainsi. Ce n’était point de l’envie, bien qu’Archer fût vaguement spécialisé dans les succès comme Murrel dans les échecs. Cela tenait à une nuance subtile entre la familiarité et l’intimité, dont les hommes tels que Murrel ne sont jamais disposés à ne pas tenir compte, quelque prêts qu’ils soient à se noircir le visage. Quand il était à Oxford, il avait souvent poussé les « brimades » jusqu’à friser le meurtre, mais il n’aurait jeté personne par la fenêtre, à moins que ce ne fût un ami personnel.

Julian Archer était un de ces hommes qui semblent être partout à la fois et qui sont très en vue sans qu’on puisse préciser pourquoi. Ce n’était ni un sot, ni un imposteur ; il se tirait à son honneur des situations ou des responsabilités variées qui semblaient lui être imposées. Mais les esprits critiques ne parvenaient jamais à comprendre pourquoi cela tombait sur lui et pas sur le monsieur d’à côté ! Qu’un magazine ouvrît une enquête : Doit-on manger de la viande ? on recevait des réponses de : Bernard Shaw, Dr. Saleeby, Lord Dawson de Penn et… M. Julian Archer. — Un comité se constituait-il pour un théâtre national ou un monument à Shakespeare ? les discours sur l’estrade étaient faits par : Miss Viola Tree, Sir Arthur Pinero, M. Comyns Carr et… M. Julian Archer. — On publiait un recueil d’essais intitulé : L’Espoir d’un Au-Delà, avec la collaboration de Sir Oliver Lodge, Miss Marie Corelli, M. Joseph Mc Cabe et… M. Julian Archer. Il était membre du Parlement et de plusieurs autres Sociétés savantes. Il avait écrit un roman historique. Il était un admirable acteur mondain, de sorte que son droit à prendre le premier rôle dans « Blondel le Troubadour » était incontesté. Dans tout cela, il n’y avait rien de critiquable ni même d’excentrique. Son roman sur Azincourt était un bon roman historique moderne, c’est-à-dire quelque chose comme les Aventures d’un collégien, dans un bal masqué. Il était partisan d’un usage modéré de la viande et professait une croyance modérée dans l’immortalité personnelle. Mais ces opinions moyennes étaient bruyamment et fortement exprimées, de cette même voix grave et sonore qui retentissait maintenant le long des couloirs. Sa voix le précédait partout, comme sa réputation ou sa photographie dans les journaux mondains. Olive Ashley fit la remarque qu’il ressemblait à un ténor, avec ses boucles sombres et son beau visage fier. Murrel se borna à répondre qu’il n’en avait pas la voix.

Il entra dans la pièce en costume de troubadour authentique, à un télégramme près qu’il tenait à la main. Il venait de répéter son rôle et était échauffé par le triomphe et l’exercice, mais le télégramme l’avait, c’était visible, mis hors de lui.

— Dites donc, fit-il, Braintree ne veut pas jouer !

— Eh bien, dit Murrel, peignant imperturbablement, je m’y attendais.

— C’est vexant, je le sais, d’avoir à demander un service à un type comme lui, mais nous n’avions personne. J’ai dit à Lord Seawood que c’était absurde de monter cette pièce en cette saison, quand tous ses amis sont dispersés. Braintree est à peine une connaissance, et je me demande comment il l’est devenu.

— C’est par erreur, je crois, dit Murrel. Seawood est allé le voir parce qu’il se présentait au Parlement comme Unioniste ; quand il a découvert que cela voulait dire Trade-Unioniste, il a été un peu déconcerté, mais il ne pouvait pas faire une scène. Je me figure qu’il serait bien embarrassé de définir chacun de ces termes.

— Ne savez-vous pas ce que Unioniste veut dire ? demanda Olive.

— Personne ne le sait, dit le peintre de décors ; j’en ai bien été un moi-même.

— Oh ! je ne romprais pas avec un homme uniquement parce qu’il serait socialiste, s’écria Archer, avec son habituelle largeur d’esprit ; il y avait… Et il se tut, perdu dans ses réminiscences sociales.

— Ce n’est pas un socialiste, observa Murrel impassible ; il casse les vitres quand on le traite de socialiste : c’est un Syndicaliste.

— Mais c’est pire, n’est-ce pas ? demanda innocemment la jeune fille.

— Naturellement, nous sommes tous pour les questions sociales, et l’amélioration de l’état de choses actuel, dit Archer d’une manière vague ; mais personne ne peut soutenir un homme qui dresse une classe contre l’autre comme il le fait, prêchant le travail manuel et toutes sortes d’utopies impossibles. J’ai toujours dit que le capital a ses devoirs aussi bien que ses…

— Eh bien ! s’entremit hâtivement Murrel, dans le cas présent, je me récuse. Regardez-moi : je suis manouvrier plus que personne au monde.

— Oui… Mais enfin il ne veut pas jouer, répéta Archer, et il nous faut trouver quelqu’un. De fait, il ne s’agit que du second Troubadour, et n’importe qui peut prendre ce rôle, mais il faut que ce soit quelqu’un d’assez jeune : c’est la seule raison pour laquelle j’avais songé à Braintree.

— Oui, il est encore tout jeune, affirma Murrel, et il paraît avoir beaucoup d’influence sur la jeunesse.

— Je le déteste, lui et ses jeunes gens ! dit Olive avec une énergie soudaine. Autrefois, on se plaignait de ce que les jeunes cassaient tout parce qu’ils étaient romantiques, mais ceux-ci cassent tout parce qu’ils sont avides, arrivistes et vils ; ils se chamaillent à propos de machinisme et d’argent, ce sont des matérialistes ; ils voudraient un monde d’athées, et ce serait bientôt un monde de brutes.

Après un silence, Murrel traversa la longue pièce jusqu’à son extrémité opposée. On l’entendit appeler un numéro de téléphone, puis suivit une de ces demi-conversations qui font éprouver à l’auditeur la sensation d’avoir perdu l’esprit. Mais, dans le cas présent, l’objet en était assez clair :

— C’est vous, Jack ?… — Oui, je le savais, mais j’ai besoin de vous en parler… — À Seawood, mais je ne peux pas m’absenter parce que je me couvre de peinture rouge comme un Indien… — Des bêtises ! cela n’a pas d’importance, vous viendrez seulement pour affaires… — Mais oui, c’est tout à fait convenu ! Quel animal raisonneur vous faites !… — Il n’y a pas de question de principe, je vous le répète… — Je ne vous mangerai pas, je ne vous peindrai même pas… — Très bien.

Il raccrocha le récepteur et revint en sifflant à son labeur artistique.

— Vous connaissez M. Braintree ? dit Olive, non sans surprise.

— Vous savez bien que j’ai un faible pour les compagnies vulgaires, répondit Murrel.

— Est-ce que ce goût s’étend jusqu’aux communistes ? demanda Archer avec quelque vivacité. Diablement voisins des voleurs !

— Le goût des sociétés vulgaires ne rend pas les gens voleurs, dit Murrel. C’est généralement le goût pour la haute société qui produit cet effet… Et il continua à décorer un pilier violet cru, avec d’énormes étoiles oranges, conformément au style bien connu d’ornementation employé pour les salles du Trône sous le règne de Richard Cœur de Lion.