Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 222-240).




CHAPITRE XXII.


Le jour des noces arriva. Le mariage fut célébré à Saint-Jacques ; Mlle Zoraïde devint Mme Pelet, née Reuter ; et une heure après cette transformation, l’heureux couple (style de journaliste) prenait la route de Paris, où, suivant les projets qu’il avait formés, il devait passer la lune de miel. Le lendemain, je quittai le pensionnat, et je transportai ma personne et mes biens dans un modeste logement que j’avais loué dans le voisinage. Au bout d’une demi-heure, mes habits étaient serrés dans une commode, mes livres rangés sur une planche ; mon déménagement était opéré. Je ne me serais pas trouvé malheureux, sans une vive douleur qui me torturait, un désir impatient de courir rue Notre-Dame-aux-Neiges, qu’irritait la ferme résolution que j’avais prise de ne pas mettre le pied dans cette rue jusqu’à l’époque où mon avenir se dégagerait des brumes de la misère.

C’était par une belle soirée de septembre, une soirée tiède et calme ; je n’avais rien à faire, et je savais qu’à cette heure Frances elle-même était libre. Il se pouvait qu’elle désirât ma présence, quant à moi, j’étais altéré de la sienne ; l’imagination commença tout bas à murmurer dans mon âme le doux récit des plaisirs qui m’attendaient chez elle.

« Tu la trouveras lisant ou écrivant, disait la tentatrice ; tu pourras t’asseoir auprès d’elle, tu n’as pas besoin, de troubler son repos ou de l’embarrasser par un langage inaccoutumé ; sois toujours le même, regarde ce qu’elle écrit, écoute sa lecture, reprends-la tranquillement, ou encourage ses efforts ; tu connais l’effet de cette méthode, tu sais animer son regard, éveiller son sourire ; tu as le secret de faire naître sur son visage mille expressions diverses ; tu peux, aussi longtemps que tu voudras, la tenir captive sous ta parole comme sous un charme puissant, fermer ses lèvres éloquentes, et lui inspirer la défiance d’elle-même. Tu sais pourtant que sa douceur n’est pas de la faiblesse ; tu as vu souvent, et avec une sensation de plaisir étrange, sa physionomie exprimer énergiquement la révolte, l’indignation, l’amertume, ou le dédain ; tu sais qu’il est peu de personnes qui la dominent, et que tu as sur son âme une souveraine influence ; tu sais qu’elle peut se briser, et non se courber sous la tyrannie et l’injustice, mais qu’elle se laisse guider par la raison et la tendresse ; va et emploie leur langage ; il est calme, et tu peux t’en servir en toute sécurité.

— Non, c’est impossible, répondis-je à la folle du logis ; on est maître de soi jusqu’à un certain point, mais pas au delà. Puis-je aller maintenant chez Frances, m’asseoir à ses côtés, et seul avec elle, dans une chambre silencieuse, ne lui parler que le langage de la raison ?

— Non, » répliqua d’un ton bref et plein d’ardeur, l’amour qui s’était emparé de moi, et qui me gouvernait complètement.

Le temps semblait s’être arrêté, le soleil ne se couchait pas, les aiguilles de ma montre étaient paralysées.

« Quelle chaleur étouffante ! » m’écriai-je en ouvrant les deux battants de la fenêtre. J’avais eu rarement une aussi forte fièvre. J’entendis un pas retentir dans l’escalier ; je me demandai si le locataire qui montait en ce moment était dans une situation d’esprit aussi agitée que la mienne, ou s’il vivait dans ce calme profond qui résulte d’un cœur libre et d’une position assurée. Mais quoi ! venait-il en personne résoudre ce problème que ma voix n’avait pas énoncé ? Il frappait à ma porte, à ma propre porte, un coup sec et rapide ; et, sans attendre que je lui eusse répondu, il en franchissait le seuil et la fermait derrière lui.

« Comment vous portez-vous ? » demanda-t-il en anglais, et d’une voix indifférente, tandis que, sans plus de cérémonie, il posait son chapeau sur la table, jetait ses gants dans son chapeau, et, attirant l’unique fauteuil que renfermât la chambre, s’y étendait tranquillement. « Êtes-vous muet ? » poursuivit-il d’un ton rempli de nonchalance, indiquant le peu d’intérêt qu’il prenait à ma réponse.

Le fait est que j’éprouvais le besoin de recourir à mes besicles, non pas pour reconnaître mon visiteur, que son impudence m’avait suffisamment désigné, mais pour savoir, à l’air de son visage, quelles pouvaient être ses intentions ; j’essuyai tranquillement les verres de mes lunettes, et je les mis avec tout le calme désirable, pour ne pas blesser l’arcade aquiline de mon nez, ou déranger les mèches de ma brune et courte chevelure. J’étais assis, le dos tourné à la fenêtre, l’ayant vis-à -vis de moi, c’est-à -dire en pleine lumière, position qu’il aurait de beaucoup préférée à la sienne ; car il aimait mieux scruter la pensée des autres que de servir d’objet à leur observation. C’était bien lui, je ne m’étais pas trompé ; lui, avec sa grande taille dont les six pieds [1] s’étendaient sur mon fauteuil ; avec son manteau de voyage à collet de velours, son pantalon gris, sa cravate noire, et le plus original de tous les visages que la nature ait jamais dessinés, toutefois sans exagération et sans charge ; pas un trait qu’on pût appeler bizarre ou marqué, mais un ensemble d’un effet unique et surtout indescriptible. N’étant pas pressé de m’entretenir avec lui, je le regardai longtemps sans rien dire.

« C’est ainsi que vous le prenez ? dit-il enfin ; à merveille, nous verrons lequel des deux s’en fatiguera le premier. »

Il tira de sa poche un élégant portefeuille, y choisit un cigare qu’il alluma, étendit la main, prit un livre sur la tablette voisine, appuya la tête au dossier du fauteuil, et se mit à fumer et à lire aussi tranquillement que s’il eût été dans sa chambre. Je le savais capable de conserver cette attitude jusqu’à minuit, si par hasard il en avait l’idée : je me levai donc, et lui retirant le livre des mains.

« Vous ne l’avez pas demandé, lui dis-je, vous ne le garderez pas.

— Ce n’est point une grande perte, répondit-il, un auteur assommant, vous faites bien de me le reprendre. » Le charme était rompu ; il continua : « Je croyais que vous demeuriez chez M. Pelet, poursuivit-il, j’y suis allé tantôt. On m’a répondu que vous étiez parti ce matin, mais que vous aviez laissé votre adresse ; c’est une précaution pleine de sens, dont je ne vous aurais pas cru capable. Pourquoi avez-vous quitté M. Pelet ?

— Parce qu’il vient d’épouser la femme qui, suivant M. Brown, devait être la mienne.

— En vérité ! répliqua Hunsden, avec un bref éclat de rire ; vous avez perdu à la fois votre place et votre épouse ?

— Mon Dieu, oui. »

Il jeta un regard furtif autour de ma chambre, en remarqua les étroites limites et le mobilier peu somptueux ; il comprit immédiatement l’état de mes affaires et m’eut bien vite absous de ma prétendue prospérité. Cette découverte opéra un curieux effet dans son étrange cerveau ; je suis certain qu’il m’aurait détesté s’il m’avait trouvé dans un charmant salon, étendu sur un divan moelleux, ayant à mes côtés une jeune et jolie femme ; c’est tout au plus s’il aurait poussé la politesse jusqu’à me faire une courte visite, froide et hautaine, et je ne l’aurais pas revu tant que la fortune m’eût été favorable : mais les chaises de bois peint, les murailles nues, en un mot l’aspect de ma pauvre chambre amollit son orgueil, et je ne sais quel changement s’opéra dans sa voix et dans son regard attendris, lorsqu’il reprit la parole.

« Avez-vous une autre place ?

— Non.

— Mais vous êtes sur le point d’en avoir une ?

— Non.

— Tant pis ! Êtes-vous allé voir Brown ?

— Non, vraiment.

— Vous avez eu tort ; il est souvent en mesure de donner d’utiles renseignements à cet égard.

— Il m’a rendu service une fois ; je n’avais aucun droit à me représenter chez lui, je n’aime pas d’ailleurs à importuner les gens.

— Oh ! si vous êtes timide ou si vous craignez d’être importun, chargez-moi de la commission ; je le verrai ce soir et je lui en dirai un mot.

— N’en faites rien, je vous prie, monsieur Hunsden ; je suis déjà votre débiteur ; vous m’avez rendu un important service en Angleterre en m’arrachant d’une caverne où je serais mort ; je ne pourrai jamais m’acquitter envers vous, et je refuse positivement de rien ajouter à la somme que je vous dois.

— Je suis enchanté que le vent souffle de ce côté-là ; je savais bien que la générosité sans exemple dont j’ai fait preuve en vous tirant de ce maudit comptoir serait appréciée un jour. Comme le dit l’Écriture : « Jetez votre pain dans l’eau, vous le retrouverez plus tard. » Faites donc usage de moi, camarade ; je suis sans pareil dans le troupeau des humains. En attendant, toute plaisanterie à part, il faut absolument que vous cherchiez une position, et ce serait de la folie si vous refusiez d’en prendre une, quelle que soit la main qui vous l’offre.

— Vous avez raison, monsieur Hunsden ; et maintenant que c’est une affaire réglée, parlons, s’il vous plaît, d’autre chose. Quelles nouvelles m’apportez-vous de X… ?

— L’affaire n’est pas du tout réglée, ou du moins je veux en traiter une autre avant d’aller plus loin. Cette demoiselle Zénobie…

— Zoraïde ! interrompis-je.

— Zoraïde, si vous voulez ; a-t -elle vraiment épousé M. Pelet ?

— Allez le demander au curé de Saint-Jacques, si vous ne me croyez pas.

— Et vous avez le cœur brisé ?

— Je ne m’en aperçois pas ; il bat toujours et comme à l’ordinaire.

— Vous avez alors moins de délicatesse de sentiment que je ne le supposais ; il faut que vous soyez d’une nature calleuse pour supporter un tel coup sans en être ébranlé.

— Pourquoi diable serais-je ébranlé de ce qu’une maîtresse de pension belge épouse un chef d’institution français ? Il en résultera sans aucun doute une race hybride assez bizarre ; mais c’est leur affaire, et non la mienne.

— Il plaisante insolemment, et l’épouse était sa fiancée !

— Qui vous l’a dit ?

— Brown.

— Brown est une vieille commère.

— Je ne dis pas non ; mais alors, si le commérage du susdit est dénué de tout fondement, si Mlle Zoraïde ne vous inspirait aucun intérêt, pourquoi, ô jeune pédagogue, avez-vous renoncé à votre position par cela seul qu’elle devenait Mme Pelet ?

— Parce que… (je me sentis rougir) parce que… Bref, monsieur Hunsden, pas de questions, je ne veux plus y répondre ; » et j’enfonçai mes deux mains jusqu’au fond de mes poches de pantalon.

Hunsden triomphait ; sa victoire éclatait dans ses yeux et sur ses lèvres.

« Que diable avez-vous à rire ? lui demandai-je impatienté.

— Je ris de votre calme exemplaire ; mais soyez tranquille, pauvre garçon, je ne veux pas vous tourmenter. La chose est facile à comprendre : Zoraïde a fait la coquette avec vous et s’est mariée ensuite avec un homme plus riche, ainsi que l’aurait fait à sa place toute femme sensée qui en aurait eu la chance. »

Je ne répondis pas à cette insinuation ; il me répugnait de la détruire, soit en disant la vérité, soit en forgeant quelque mensonge ; mais il n’était pas facile d’en imposer à Hunsden : au lieu de le confirmer dans la pensée qu’il avait deviné juste, mon silence au contraire le faisait douter de son opinion.

« Je suppose, continua-t -il, que tout cela s’est passé comme il arrive en pareil cas entre gens raisonnables : vous avez offert votre jeunesse et votre mérite en échange de sa position et de sa fortune ; je ne pense pas que vous ayez fait entrer l’amour en ligne de compte : car, si j’ai bien compris ce que m’a dit Brown, elle est plus âgée que vous, et moins belle que sensée. N’ayant d’abord aucune chance de faire un meilleur marché, elle fut disposée à conclure avec vous ; mais sur ces entrefaites arrive M. Pelet, le chef d’une institution florissante, qui met une enchère supérieure à la vôtre ; elle accepte et lui appartient naturellement ; la transaction est bonne, parfaitement juste et légale. À présent, si vous voulez, nous parlerons d’autre chose.

— Faites, répondis-je, très-content de voir écarter ce sujet de conversation et d’avoir mis en défaut la sagacité de mon examinateur, si toutefois j’y étais parvenu ; car, bien que ses paroles eussent maintenant changé d’objet, ses yeux perçants et attentifs paraissaient toujours préoccupés de la même idée.

— Vous voulez avoir des nouvelles de X… ? reprit-il ; quel intérêt pourront-elles vous offrir ? Vous n’avez pas laissé d’amis là-bas, vous n’en aviez fait aucun ; personne ne s’y inquiète de vous ; lorsque je prononce votre nom quelque part, les hommes me regardent comme si je parlais de Prester John, et les femmes rient sous cape. Les belles de X… vous détestent ; qu’est-ce que vous avez fait pour exciter leur déplaisir ?

— Je ne sais pas ; je ne leur parlais jamais ; elles ne m’inspiraient rien ; je les considérais comme un objet d’art qu’on doit regarder à distance ; j’avoue que leurs toilettes et leurs figures me plaisaient parfois à voir ; mais je n’ai jamais pu comprendre leur conversation, ni rien trouver dans leur physionomie. Chaque fois qu’il m’est arrivé de surprendre quelques-unes de leurs phrases, je n’en ai jamais deviné le sens, et l’expression de leur visage n’a jamais pu m’aider à le saisir.

— C’est votre faute, et non la leur ; il y a là-bas de ces dames qui ont autant d’esprit que de beauté. Les femmes valent bien la peine qu’un homme prenne le temps de causer avec elles ; et pour ma part je l’ai toujours fait avec plaisir ; mais vous ne savez pas être aimable : comment voulez-vous qu’à son tour une femme le soit avec vous ? Je vous ai vu appuyé à la porte d’un salon rempli de monde, écoutant sans rien dire ; observant toujours et n’agissant jamais ; ayant l’air froidement timide au commencement ; attentif au point d’être indiscret vers le milieu de la soirée ; et d’une lassitude insolente quelques instants plus tard : pensez-vous que ce soit le moyen d’être agréable aux autres et d’exciter leur intérêt ? Non ; si vous êtes généralement impopulaire, c’est parce que vous le méritez.

— J’en suis ravi ! m’écriai-je.

— Pas le moins du monde, reprit Hunsden ; si vous riez quand les femmes vous tournent le dos, vous riez d’un mauvais rire et vous n’en êtes pas moins blessé. Tous les biens qu’on désire ici-bas, la célébrité, la fortune et l’amour, ne seront jamais pour vous que les raisins de la fable. Vous les regardez avec envie, leur vue allume dans vos yeux la flamme de la convoitise, mais ils sont en dehors de votre atteinte ; vous n’êtes pas assez adroit pour trouver une échelle, et vous vous éloignez en disant qu’ils sont trop verts. »

Ces paroles, quelque blessantes qu’elles fussent, ne me touchaient aucunement ; j’avais beaucoup changé depuis mon départ de X… Mais Hunsden ne pouvait pas le savoir ; il ne m’avait vu qu’à l’époque où j’étais simple commis chez M. Crimsworth ; où, pauvre subalterne au milieu de riches étrangers qui me regardaient à peine, j’opposais à leur mépris une fierté dédaigneuse ; où, sachant que mon extérieur était peu attrayant, je refusais de solliciter une bienveillance qu’on ne m’aurait pas accordée, ou d’exprimer une admiration dont on eût repoussé le témoignage. Il ignorait que, depuis lors, je m’étais trouvé chaque jour au milieu de la jeunesse et de la beauté ; que j’en avais étudié l’esprit et le caractère, et que j’avais pu examiner de près le tissu qui était caché sous les broderies de la surface. Malgré toute sa pénétration, Hunsden ne lisait ni dans ma tête ni dans mon cœur ; il ne devinait rien de mes affections et de mes antipathies ; il ne me connaissait pas assez pour savoir combien j’étais capable de subir certaines influences, d’autant plus puissantes sur mon âme qu’elles n’agissaient que sur moi seul, et combien à mon tour j’avais d’empire sur la plupart des esprits. Il ne soupçonnait pas la nature de mes relations avec Mlle Reuter ; tout le monde ignorait l’étrange folie dont la pauvre Zoraïde avait été possédée à mon égard ; je m’étais seul aperçu de ses mensonges et de ses ruses, et, s’ils ne m’avaient pas ému, ils m’avaient rassuré : je leur devais au moins la preuve que je pouvais impressionner une femme. Mais un secret plus doux reposait au fond de mon cœur, un secret d’amour qui faisait toute ma force et qui, en émoussant l’aiguillon des sarcasmes d’Hunsden, leur ôtait le pouvoir de m’humilier et d’exciter ma colère. Toutefois je n’en pouvais rien dire ; l’incertitude scellait mes lèvres, et je me résignai, quant à présent, aux fausses interprétations de mon interlocuteur. Il ne comprit pas mon silence, et pensa que je restais accablé sous le poids de ses paroles ; aussi chercha-t-il à me rassurer en disant que je changerais sans doute un jour, que c’était à peine si je commençais la vie, et qu’ayant par bonheur du sens et de la raison, chacun de mes faux pas me servirait d’enseignement.

Comme il achevait cette phrase, je me tournai du côté de la fenêtre ; la place que j’occupais et l’ombre qui commençait à se répandre l’avaient depuis quelque temps empêché d’étudier ma figure ; il y vit sans doute une expression dont il resta surpris, car il s’écria :

« Que le diable l’emporte ! Il est enchanté de sa personne ! Je le croyais sur le point de mourir de honte, et l’infatué coquin sourit dans sa barbe en ayant l’air de dire : « Je me moque pas mal de vous, j’ai la pierre philosophale dans ma poche, et l’élixir de longue vie dans mon armoire ; nargue le destin et la fortune, j’échappe à leurs menaces. »

— Tandis que vous parliez tout à l’heure des raisins de la fable, Hunsden, je pensais à un fruit sauvage que je préfère à toutes vos treilles de serre chaude ; à un fruit que j’ai choisi, et que j’espère bien goûter un jour. Ne me menacez donc pas du calice d’amertume : j’ai l’avant-goût d’un breuvage qui rafraîchira mes lèvres, et, si je repousse une boisson insipide, c’est parce que je puis supporter la soif.

— Combien de temps ?

— Jusqu’à la première occasion d’arriver à mon but ; et, comme le prix que j’ambitionne est pour moi un trésor, j’aurai la force de vaincre, soyez-en persuadé.

— Je ne le suis pas du tout ; le guignon se rit des puissants et des forts, il les écrase aussi aisément qu’une cerise ; et vous êtes né, sachez-le, avec une cuiller de bois entre les dents.

— C’est possible ; mais, quand on la saisit d’une main ferme et qu’on s’en sert adroitement, une cuiller de bois vaut mieux que certaines cuillers d’argent.

— Allons, dit-il en quittant son fauteuil, je vois que vous êtes de ces originaux qui n’aiment point qu’on les aide et qui réussissent mieux quand on ne les regarde pas. Agissez donc à votre guise, et bonsoir. »

Il se retourna au moment d’ouvrir la porte :

« Crimsworth-Hall est vendu, reprit-il.

— Vendu ! répétai-je.

— Oui ; est-ce que vous ne savez pas que votre frère a fait faillite il y a trois mois ?

— Édouard Crimsworth ?

— Lui-même ; sa femme est, de plus, retournée dans sa famille ; il agissait fort mal avec elle : à mesure que ses affaires déclinaient, son humeur s’aigrissait. Bref, il s’est conduit à l’égard de sa femme en tyran brutal et grossier ; je vous avais bien dit qu’un jour il en arriverait là ; quant à lui…

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Rien d’extraordinaire, ne vous alarmez pas ; il s’est mis sous la protection des lois ; il a composé avec ses créanciers, leur a donné deux pour cent, est rentré dans les affaires six semaines après, a fait revenir sa femme, et se trouve actuellement aussi vert qu’un laurier-sauce.

— Et Crimsworth-Hall, a-t-on vendu aussi les meubles ?

— Absolument tout, depuis le piano à queue jusqu’au rouleau à pâtisserie !

— Même ce qui était dans la salle à manger ?

— Certainement. Pourquoi les sofas et les chaises de cette pièce auraient-ils été plus sacrés que les meubles d’une autre chambre ?

— Et les tableaux ?

— Quels tableaux ? Crimsworth n’avait pas de galerie, que je sache ; il ne se piquait pas d’aimer les arts.

— Il y avait de chaque côté de la cheminée deux portraits que vous n’avez pas oubliés, monsieur Hunsden ; vous avez remarqué un soir l’une de ces toiles représentant une femme…

— Oh ! je sais ce que vous voulez dire ; une lady au maigre visage, et drapée dans un châle. Ce portrait, naturellement, a été vendu comme le reste. Si vous aviez été riche, vous auriez pu l’acheter ; vous m’avez dit, si je m’en souviens, que c’était le portrait de votre mère : vous voyez ce que c’est que d’être sans le sou.

— Je ne serai pas toujours pauvre, pensai-je ; il arrivera un moment où je rachèterai ce portrait… À qui appartient-il maintenant ? le savez-vous ? dis-je à Hunsden.

— Comment le saurais-je ? est-ce que je m’enquiers jamais de ce qu’on achète ? Voilà bien l’homme ! s’imaginer que tout le monde s’intéresse aux choses qui le concernent ! Adieu, cette fois ; je pars demain matin pour l’Allemagne ; je repasserai dans six semaines, il est possible que je vous fasse une visite ; je serais bien surpris si vous étiez placé. » Il ouvrit la porte, et disparut en riant du rire moqueur de Méphistophélès.

Il est des personnes qui, malgré l’indifférence où vous étiez à leur égard, vous laissent en partant une impression agréable ; on éprouvait tour le contraire avec Hunsden. Une conversation avec lui vous produisait l’effet d’une dose de quinquina ; elle concentrait en elle quelque chose de l’amertume astringente de l’écorce péruvienne : reste à savoir si elle en possédait la vertu fortifiante.

Le sommeil s’éloigne d’un esprit agité. Je ne dormis presque pas de la nuit ; vers le matin, je commençais à reposer, lorsque je fus réveillé par le bruit qu’on faisait dans le petit salon qui attenait à ma chambre ; on marchait, on remuait les meubles, puis on ferma la porte et je n’entendis plus rien. J’écoutai avec attention : les souris ne bougeaient même pas ; peut-être avais-je rêvé, peut-être un locataire était-il entré chez moi par mégarde, au lieu d’entrer chez lui ; il était à peine cinq heures, le jour n’était guère plus éveillé que moi : je me retournai, et je fus bientôt rendormi. Lorsque je me levai deux heures après, j’avais complètement oublié les pas et le remuement qui s’étaient fait entendre ; mais la première chose que je vis en entrant dans le petit salon d’à côté me les rappela aussitôt : debout auprès de la porte, se trouvait une grande caisse de bois blanc, qu’un commissionnaire avait, sans aucun doute, apportée le matin même. « Le brave homme se sera trompé ; ce n’est pas pour moi, » pensai-je ; et me baissant pour voir le nom qui était écrit sur l’adresse, j’y lus ces mots :

« William Crimsworth, Esq., Bruxelles. »


J’étais fort intrigué ; toutefois, jugeant avec raison que le meilleur moyen de savoir le mot de l’énigme était de le demander à la caisse, je m’empressai de l’ouvrir. De la serge verte soigneusement cousue sur les bords enveloppait son contenu. Je coupai le fil avec mon canif, et j’aperçus de la dorure à travers les interstices que je pratiquais ; la serge une fois enlevée, je retirai de la caisse un tableau magnifiquement encadré ; je l’appuyai contre une chaise après l’avoir mis dans son jour, je fis quelques pas en arrière, et, mes lunettes sur le nez, je regardai longtemps la toile que j’avais sous les yeux. Sur un ciel de portraitiste (le plus sombre et le plus orageux de tous les ciels) rejoignant à l’horizon quelques arbres d’une teinte convenue, se détachait une figure de femme pâle et pensive, couronnée de cheveux bruns et soyeux qui se confondaient presque avec le ton des nuages ; de grands yeux fixaient sur les miens leur regard profond et réfléchi ; une joue amaigrie s’appuyait sur une petite main délicate ; un châle artistement drapé laissait entrevoir une taille souple et mince qu’il me voilait à demi. « Ma mère ! » murmurai-je enfin. Le son de ma voix me réveilla de mon extase ; je me rappelai qu’il n’y a que les fous qui se parlent à eux-mêmes, et je poursuivis mon monologue intérieurement. Je contemplais depuis longtemps l’intelligence, la douceur et la tristesse, hélas ! de ces beaux yeux, la puissance de ce front large et bien dessiné, l’exquise sensibilité de cette bouche sérieuse, lorsque mon regard tomba sur un étroit billet placé dans un coin du tableau, entre le cadre et la toile, Je me demandai pour la première fois qui m’envoyait ce portrait, qui est-ce qui l’avait sauvé du naufrage de Crimsworth-Hall et qui, pensant à moi, le rendait aujourd’hui à son propriétaire naturel. J’ouvris le billet et j’y trouvai ces lignes :

« On éprouve une sorte de plaisir stupide à donner des bonbons à un enfant, une marotte à un fou et un os à un chien ; vous en êtes récompensé en regardant l’enfant se barbouiller de sucre, le fou redoubler de folie et le chien montrer les dents. En envoyant le portrait de sa mère à William Crimsworth, je lui donne à la fois les bonbons, la marotte et l’os savoureux ; je regrette seulement de ne pas être là pour jouir du résultat de l’envoi. J’aurais ajouté cinq schellings au prix d’achat, si le commissaire-priseur avait pu me garantir cette jouissance.

« H. Y. H. »

P. S. « Vous m’avez dit hier que vous refusiez positivement de rien ajouter à la dette que vous avez contractée envers moi ; ne trouvez-vous pas que je vous en épargne la peine ? »


Je renfermai le portrait dans la caisse, je le portai dans ma chambre et le fourrai sous mon lit, pour que mes yeux ne le vissent plus ; toute ma joie était détruite par une douleur poignante. Si le donateur fût entré en ce moment, je lui aurais dit : « Je ne vous dois rien, Hunsden, pas une obole ; vous vous êtes payé par vos insultes. »

Trop inquiet de ma position pour rester inactif, je n’eus pas plutôt déjeuné que je retournai chez M. Vandenhuten. Je ne pensais pas le rencontrer, car huit jours à peine s’étaient écoulés, depuis ma première visite, mais je comptais obtenir quelque renseignement sur l’époque de son retour : je fus plus heureux que je ne l’avais espéré. M. Vandenhuten, bien que sa famille fût toujours à Ostende, avait été rappelé à Bruxelles par une affaire et se trouvait précisément chez lui lorsque je m’y présentai. Il me reçut avec la bienveillance d’un homme sincère, mais calme par tempérament. Cinq minutes après mon entrée dans son cabinet, je me sentais beaucoup plus à l’aise que cela ne m’arrivait d’ordinaire en présence des personnes que je ne connaissais pas ; j’en étais d’autant plus étonné que je venais solliciter une faveur, chose qui pour moi était toujours horriblement pénible. Je me demandais le motif de cette tranquillité singulière ; je craignais qu’elle ne recouvrît une déception ; mais bientôt j’entrevis sur quelle base elle reposait, et je me sentis complètement rassuré.

M. Vandenhuten était riche et influent ; j’étais pauvre et sans pouvoir aucun, c’est-à-dire qu’entre nous existait un abîme ; mais si la société nous tenait à l’écart l’un de l’autre, la nature nous rapprochait, en dépit de l’ordre social. M. Vandenhuten, Hollandais et non Flamand, était froid, tranquille, d’une intelligence épaisse, bien que possédant un jugement sain et éclairé. J’étais nerveux au contraire, actif, prompt à concevoir et à réaliser ; j’avais autant de susceptibilité qu’il possédait de bienveillance ; bref, nos caractères s’engrenaient à merveille, et mon esprit, ayant plus de chaleur et d’activité que le sien, prédominait instinctivement et rétablissait l’équilibre entre nos deux positions.

Dès que je fus assuré de cette vérité, j’exposai à mon protecteur le motif de ma visite, et je le fis avec cette franchise que la confiance peut seule vous inspirer. Ma demande lui était agréable ; il me remercia de lui fournir l’occasion de faire quelque chose pour moi, et me pria d’entrer dans quelques détails. Je lui dis que mon désir était moins d’être aidé que d’être mis à même de sortir d’embarras par mes propres efforts ; que je ne venais pas lui demander une démarche personnelle, mais quelques renseignements et sa recommandation. Je me levai bientôt pour partir ; il me tendit la main, geste beaucoup plus significatif de la part des étrangers que de celle des Anglais ; et, lorsqu’il vint à me sourire en se levant à son tour, je pensai que la bonté qui éclairait son visage valait mieux que l’intelligence qui brillait sur le mien. Les hommes de ma nature éprouvent un bien-être infini à se trouver en contact avec une âme bienveillante et loyale comme celle qui animait l’excellent Vandenhuten.

La quinzaine suivante fut remplie d’alternatives ; pendant toute cette période, mon existence ressembla au ciel de ces nuits d’automne sillonnées de météores et de nombreuses étoiles filantes ; l’espoir venait à chaque instant éclairer l’horizon, mais il s’évanouissait bientôt, laissant après lui les ténèbres plus épaisses. M. Vandenhuten me secondait sincèrement ; il me mit sur la piste de plusieurs places et fit lui-même tous ses efforts pour me les procurer ; mais pendant longtemps je vis toutes les portes se fermer devant moi, ou d’autres candidats obtenir la position que j’avais espérée.

Stimulé par les obstacles et sous l’empire d’une excitation fébrile, je ne me laissais arrêter par aucun désappointement ; les défaites successives doublaient mes forces, j’oubliais mes dégoûts, je surmontais ma réserve, je faisais taire mon orgueil ; je demandais, j’insistais, je m’efforçais de conquérir le terrain pied à pied : c’est ainsi qu’on parvient à se frayer une issue jusqu’au cercle fortifié où siège la fortune, et où elle distribue ses faveurs. Ma persévérance me fit connaître, mon importunité me fit remarquer. On prit des renseignements sur mon compte ; les parents de mes anciens élèves se firent l’écho de leurs enfants, et répandirent que j’avais de la capacité ; le bruit qui en résulta courut à l’aventure, et de proche en proche finit par arriver jusqu’aux oreilles de certains personnages. Un matin que, ne sachant plus à qui m’adresser, à bout de force et d’imagination, j’étais assis tristement sur le bord de ma couchette, la fortune me salua comme une vieille connaissance, moi qui ne l’avais jamais vue, et me jeta sur les genoux le prix de mes efforts et de ma persévérance.

J’étais nommé professeur d’anglais au collège de Bruxelles, avec trois mille francs d’appointements, et de plus la certitude de gagner au moins une somme égale avec les leçons particulières que me vaudrait cette position. La lettre officielle qui m’en donnait avis m’informait en même temps que c’était à la vive recommandation de M. Vandenhuten que je devais d’avoir été choisi par l’Université.

Je courus aussitôt chez l’excellent homme qui m’avait si puissamment secondé ; je lui mis sous les yeux la lettre que je venais de recevoir, je lui pris les mains et je le remerciai avec toute la chaleur dont je me sentais capable. Mes paroles ardentes et mes gestes expressifs ébranlèrent M. Vandenhuten et lui firent éprouver une sensation inaccoutumée ; il me répondit qu’il était ravi d’avoir pu m’être utile, mais qu’il n’avait rien fait qui méritât de semblables remercîments ; qu’il n’avait pas déboursé une obole, et que toute la peine qu’il avait prise s’était bornée à jeter quelques lignes sur une feuille de papier.

« Peu importe, répliquai-je, vous avez fait mon bonheur, et vous y avez mis une délicatesse dont je suis profondément touché ; le service que vous m’avez rendu ne me pèse en aucune façon ; je suis heureux au contraire de vous devoir quelque chose ; loin de me sentir disposé à vous fuir, comme il m’arrive toujours à l’égard de ceux qui m’accordent une faveur, je vous demande de vouloir bien m’admettre dans votre intimité, car désormais je viendrai souvent jouir du plaisir de causer avec vous.

— Ainsi soit-il ! » répondit M. Vandenhuten en me souriant avec bonté, et je partis sous l’impression de ce sourire qui me réchauffait le cœur.








  1. Six pieds anglais ne font que 1m,80.