Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 212-221).




CHAPITRE XXI.


J’aperçus en fermant la porte de ma chambre deux lettres sur ma table : « Quelque invitation à dîner, » pensai-je ; il m’était arrivé plusieurs fois de recevoir de pareilles marques d’attention des parents de mes élèves ; et n’ayant pas d’amis, c’était à cela que se bornait toute ma correspondance. Je pris les deux lettres d’une main indifférente, et je les regardai froidement ; tout à coup ma main trembla, et mes yeux s’animèrent : l’adresse de l’une était de la main d’une femme, l’autre portait le timbre d’Angleterre. J’ouvris d’abord celle dont je reconnaissais l’écriture :

« Monsieur, disait cette lettre, j’ai l’habitude d’essuyer chaque matin les objets qui se trouvent sur ma cheminée. Comme vous êtes la seule personne qui soyez venue dans ma chambre, et que l’argent des fées ne se voit guère à Bruxelles, il faut bien que ce soit vous qui ayez laissé les vingt francs que j’ai trouvés sous le petit vase de porcelaine ; j’ai cru vous l’avoir entendu remuer pendant que je cherchais le gant que vous disiez avoir perdu, et je m’étonnais que vous eussiez pu le supposer dans un aussi petit objet. Maintenant, monsieur, cet argent n’est pas à moi, et je ne puis pas le garder ; je ne vous le renvoie point dans ce billet parce qu’il pourrait se perdre, et qu’il est d’ailleurs trop lourd pour être mis à la poste ; mais je vous le remettrai la première fois que nous nous verrons, et il faudra le reprendre sans aucune difficulté. Vous devez comprendre, monsieur, que chacun aime à payer ses dettes et qu’il est doux de ne rien devoir à personne ; il m’est d’autant plus facile de me procurer ce plaisir, que j’ai trouvé une position. À vrai dire, c’est pour vous en faire part que je vous écris ces lignes ; il est toujours agréable d’annoncer de bonnes nouvelles, et je n’ai plus que mon maître d’anglais à qui je puisse aujourd’hui parler de ce qui m’arrive.

« Il y a huit jours qu’une dame anglaise, mistress Warthon, me fit prier de passer chez elle ; une riche parente avait donné à sa fille, qui est sur le point de se marier, une toilette complète de dentelle, un véritable joyau, mais qui avait besoin de réparation. Je fus chargée de la remettre en bon état, ce que je fis dans la maison de mistress Warthon ; j’eus en outre quelques broderies à finir, et il s’écoula près d’une semaine avant que j’eusse terminé toute la besogne que j’avais entreprise. Ces dames vinrent plusieurs fois pendant ce temps-là s’asseoir à côté de moi ; elles me firent parler anglais, me demandèrent qui est-ce qui me l’avait si bien appris ; elles s’enquirent de l’instruction que je pouvais avoir d’autre part, des lectures que j’avais faites ; bref, elles me tinrent pour une espèce de merveille, croyant sans doute avoir affaire à une grisette savante. Un jour, mistress Wharton amena dans la chambre où je travaillais une Parisienne, afin de s’assurer que je parlais bien français ; le résultat de cette épreuve me fut très-favorable ; je le dus probablement à la bonne humeur que le prochain mariage de miss Wharton donnait à la mère et à la fille, qui d’ailleurs sont naturellement bienveillantes ; elles trouvèrent que j’avais raison de vouloir faire autre chose que de raccommoder la dentelle, et me conduisirent le soir même chez mistress D…, qui dirige la meilleure pension anglaise de cette ville, et qui avait besoin d’une maîtresse pouvant enseigner le français, la géographie et l’histoire ; mistress Wharton me recommanda très-chaudement ; elle a deux filles dans la maison, et son influence me fit obtenir la place qu’elle demandait pour moi ; il fut décidé que je donnerais tous les jours six heures de mon temps aux élèves, ce qui me vaudrait la somme de douze cents francs par an : on n’exigea pas mon séjour dans la maison, ce qui me fit le plus grand plaisir ; j’aurais été désolée de quitter mon petit logement.

« Vous voyez, monsieur, qu’à présent je suis riche, plus riche que je n’osais l’espérer. J’en suis d’autant plus contente que de raccommoder sans cesse de la dentelle me fatiguait les yeux, que j’étais lasse de veiller tous les soirs, et de n’avoir pas malgré cela une minute pour étudier et pour lire ; j’avais peur de tomber malade et de ne pas pouvoir me suffire : toutes ces craintes ont disparu, et j’en remercie Dieu de toute mon âme. Je suis si reconnaissante, qu’il faut absolument que je parle de mon bonheur à quelqu’un d’assez bon pour être heureux de la joie des autres : voilà pour- quoi je n’ai pas pu résister à la tentation de vous écrire. C’est pour moi un grand plaisir, me suis-je dit, lorsque j’ai pesé la chose en moi-même ; et, bien que ce soit un peu ennuyeux, ce ne sera pas pour lui très-pénible de lire ma lettre. Ne me grondez pas de mes circonlocutions et de l’inélégance de mon style, et croyez-moi, monsieur,

« Votre élève affectionnée,
«F. E. HENRI. »

Cette lettre me fit rêver pendant quelques instants (je dirai plus tard quels furent les sentiments que m’inspira son contenu), et je pris celle qui arrivait d’Angleterre. L’adresse était d’une écriture que je ne connaissais pas, fine, élégante, mais sans caractère bien tranché, pas précisément l’écriture d’une femme, encore moins celle d’un homme ; le cachet portait un écusson : ce n’étaient pas les armes des Seacombe ; l’épître ne venait donc pas de ces parents oubliés, qui à coup sûr ne pensaient point à moi. De qui pouvait-elle être ? Je déchirai l’enveloppe, et je lus les ligues suivantes :

« Je suis persuadé que vous vous trouvez à merveille dans ces Flandres fécondes où vous vous engraissez du limon de cette terre onctueuse, assis, comme un Israélite au long nez, à la peau brune, aux cheveux noirs et touffus, auprès du pot-au-feu de la riche Égypte ; ou bien comme un ignoble fils de Lévi, à côté des chaudrons d’airain du sanctuaire, où, plongeant de temps en temps votre fourchette consacrée, vous retirez de cette mer de bouillon les offrandes les plus charnues, les hosties les plus grasses. Et vous n’avez écrit à personne depuis votre départ d’Angleterre, chien d’ingrat que vous êtes ! Par la souveraine efficacité de ma recommandation, je vous fais obtenir une place où vous vivez comme un chanoine, et pas un mot de remercîment, pas une expression de reconnaissance, vil coq en pâte ! Mais, moi, je viens vous voir, et votre cerveau stérile et aristocratique est loin de soupçonner la force du coup de pied moral que je vous destine immédiatement après mon arrivée.

« Je connais toutes vos affaires ; Brown m’a tout raconté dans sa dernière missive. Vous êtes, me dit-il, sur le point de faire un mariage avantageux avec une petite maîtresse de pension, une appelée Zénobie ou quelque chose d’approchant. Ne pourrai-je pas la voir, et me la montrerez-vous ? Je vous préviens toutefois que, si elle me plaît, ou si je trouve qu’elle en vaille la peine au point de vue pécuniaire, je fonds sur votre proie et je l’emporte à votre barbe, en dépit de vos longues dents. N’ayez pas trop d’inquiétude néanmoins ; je n’ai jamais aimé les courtaudes, et Brown me dit qu’elle est petite et ramassée, tout ce qu’il faut pour un décharné tel que vous.

« Tenez-vous sur vos gardes ; vous ne savez ni le jour, ni l’heure ou votre… viendra. Je ne veux pas blasphémer, voilà pourquoi je laisse le mot en blanc.

« À vous de cœur,
« HUNSDEN YORKE HUNSDEN. »


Avant de poser cette lettre, je jetai un nouveau coup d’œil sur l’écriture fine et soignée qu’elle renfermait ; rien d’un négociant, d’un homme quelconque, excepté d’Hunsden lui-même. On parle de l’affinité qui existe entre l’écriture et le caractère de celui qui l’a tracée. Quelle ressemblance y a-t-il entre celle-ci et l’auteur de cette lettre ? « Beaucoup, » répondis-je en me souvenant de la figure particulière d’Hunsden, et en me rappelant certains traits de sa nature.

Il était donc en route pour la Belgique ; il arriverait au premier jour, et il s’attendait à me voir au comble de la prospérité, à la veille de me marier, de me glisser dans un nid confortable, à côté d’une petite femme joliette et bien nourrie.

« Que Dieu le bénisse ! pensai-je ; il va bien rire quand, au lieu d’un couple de tourtereaux grassouillets, roucoulant et se becquetant sous un berceau de rosiers, il trouvera un maigre cormoran sans compagne et sans abri, piteusement perché sur le roc stérile de la misère. Mais bah ! laissons-le rire ; fût-il le diable en personne, que je ne me dérangerais pas pour l’éviter et que je ne chercherais pas un mot qui m’épargnât ses railleries. »

Je revins à la première lettre que j’avais lue : elle éveillait en moi un son que rien ne pouvait étouffer ; la corde qu’elle touchait vibrait profondément dans mon cœur ; musique délicieuse, dont pourtant le dernier accord était un gémissement.

J’étais heureux de savoir Frances à l’abri du besoin, relevée de ce travail excessif qui pesait sur elle comme une malédiction ; heureux surtout de voir que sa première pensée avait été de partager son bonheur avec moi et de prévenir ainsi tous mes vœux : mais, après avoir savouré cette joie pure, je trouvais l’amertume au fond de la coupe, et j’en retirais mes lèvres brûlées par le fiel.

Deux personnes, dont les désirs sont modestes, peuvent vivre convenablement à Bruxelles avec un revenu qui, à Londres, suffirait à peine aux besoins d’un individu : non pas parce que les objets de première nécessité sont beaucoup plus chers et les impôts plus élevés à Londres qu’à Bruxelles ; mais parce que les Anglais surpassent en folie tous les peuples de la terre et sont plus esclaves des usages, de l’opinion du monde, du désir de garder une certaine apparence, que les Italiens de la prêtrise, les Français de la vaine gloire, les Russes de leur czar, ou les Allemands de leur black beer[1]. J’ai toujours trouvé, dans le modeste arrangement d’un simple intérieur belge, un degré de bon sens qui valait cent fois mieux que les superfluités élégantes, le luxe forcé de maintes familles anglaises se piquant de distinction. En Belgique, si vous avez de l’argent, vous pouvez l’épargner ; c’est impossible en Angleterre : l’ostentation y dépense en un mois ce que le travail a mis un an à gagner. Honte à toutes les classes de ce pays, si opulent et si misérable, pour le culte servile qu’elles rendent à la fashion ! Il y aurait à écrire tout un chapitre à ce sujet, que je me réserve de traiter un peu plus tard.

Si j’avais eu encore mes quinze cents francs d’appointements, j’aurais pu, maintenant que Frances, de son côté, en gagnait douze cents, aller la trouver le soir même et lui dire les paroles qui me brûlaient le cœur ; notre revenu aurait suffi à nos besoins, puisque nous vivions dans un pays où l’économie n’est pas appelée bassesse, où la simplicité dans la toilette, l’ameublement et la nourriture, n’est pas synonyme de vulgarité. Mais sans protection et sans place, n’ayant aucune ressource, je ne pouvais pas même y songer ; l’amour m’était défendu, le mot de mariage était déplacé sur mes lèvres. Pour la première fois je comprenais ce que c’est que d’être pauvre ; le sacrifice que j’avais fait de ma position m’apparaissait maintenant sous un jour tout différent : ce n’était plus un acte honorable, mais un trait de folie ridicule. Je parcourais ma chambre, aiguillonné par le remords ; j’allai, pendant un quart d’heure, de la porte à la fenêtre, m’accablant de reproches et me raillant de ma sottise. À la fin, la conscience éleva la voix :

« Silence, bourreaux stupides ! s’écria-t-elle ; cet homme a bien agi ; pourquoi le torturer en lui parlant du bonheur qu’il aurait pu avoir ? Il a renoncé à une position temporaire, pour éviter un mal permanent et certain ; il a bien fait. Laissez-le réfléchir, et, quand vous aurez fini de l’aveugler, il découvrira une issue à la position où il se trouve. »

J’allai m’asseoir, et, appuyant mon front sur mes deux mains, je méditais vainement pendant trois heures. J’étais comme un homme enfermé dans un profond souterrain, dont le regard cherche à percer les ténèbres, et qui attend que la lumière traverse les murs de granit dont il est environné ; mais il y a des fissures aux murailles les plus épaisses ; une lueur douteuse, un rayon froid et pâle, mais cependant un rayon, finit par éclairer l’étroite issue que la conscience m’avait promise ; certains faits oubliés me revenaient à la mémoire, et me disaient d’espérer de rencontrer un appui.

Quelque trois mois avant l’époque, où nous étions alors, M. Pelet avait, à l’occasion de sa fête, conduit tous ses élèves à un lieu de plaisir des environs de Bruxelles, dont j’ai oublié le nom, et où il y a de petits lacs ou plutôt des étangs, où les canotiers du pays vont s’amuser le dimanche. Lorsque les enfants eurent mangé un nombre infini de gaufres et bu à satiété de la bière de Louvain, sous les ombrages d’un jardin disposé tout exprès pour ces sortes de goinfreries, ils demandèrent au principal la permission de faire une promenade en bateau ; six des plus grands l’obtinrent, et je fus prié de les accompagner en qualité de surveillant. Il se trouvait parmi eux un certain Jean-Baptiste Vandenhuten, jeune Flamand d’un grand poids, qui, malgré sa petite taille, possédait à l’âge de seize ans une largeur et une épaisseur de corps véritablement nationales. Ce fut lui qui, par hasard, sauta le premier dans le bateau ; il fit un faux pas, roula d’un côté, fit chavirer la barque, enfonça comme du plomb, reparut à la surface et disparut de nouveau. J’ôtai immédiatement mon habit et mon gilet, et je me précipitai à la recherche du pauvre Jean-Baptiste, ce qui était de ma part l’action la plus facile et la plus naturelle ; ce n’était pas pour rien que j’étais allé à Eton, où j’avais nagé et ramé pendant dix ans. Les élèves et les bateliers poussaient des cris lamentables, croyant avoir à déplorer deux décès au lieu d’un ; mais, la troisième fois que Jean-Baptiste reparut sur l’eau, je le saisis par le bras, et, trois minutes après, nous étions tous les deux sains et saufs sur la rive. À franchement parler, j’avais eu peu de mérite ; je n’avais pas couru le moindre risque, et je ne fus pas même enrhumé des suites de mon plongeon ; mais quand M. et Mme Vandenhuten, dont Jean- Baptiste était la seule espérance, eurent appris mon exploit, ils furent persuadés que j’avais fait preuve d’un dévouement et d’un courage que nulle reconnaissance ne pourrait jamais récompenser ; madame, surtout, pensait « que je devais aimer bien tendrement leur fils, pour avoir sauvé ses jours au péril de ma vie. » Quant à monsieur, un brave homme, aussi honnête que flegmatique, il ne dit que très-peu de chose, mais il ne voulut pas me laisser partir sans que je lui eusse promis d’avoir recours à lui, si jamais il pouvait m’être utile, « afin qu’il pût s’acquitter envers moi de la dette que je lui avais imposée. » C’était sur ces paroles que je fondais mon espoir ; malheureusement elles ne me consolaient pas, et la froide lumière qu’elles introduisaient dans mes ténèbres ne ranimait pas mon courage. Je n’avais aucun droit aux bons offices de M. Vandenhuten ; quel mérite avais-je à faire valoir ? aucun. Tout ce que je pouvais dire, c’est que je me trouvais sans place, que j’avais besoin de travailler, que ma seule chance d’obtenir un emploi consistait dans sa recommandation. J’étais sûr qu’il me l’accorderait avec plaisir ; ne pas la lui demander, sous prétexte que cette démarche révoltait mon orgueil et se trouvait en contradiction avec mes habitudes, c’était obéir à une fausse délicatesse ; je pouvais le regretter toute ma vie, et je ne devais pas m’y exposer.

J’allai le soir même chez M. Vandenhuten ; mais c’est vainement que j’avais ajusté ma flèche : la seule corde que j’eusse à mon arc se brisait avant de m’avoir servi. Je sonnai à la porte de mon protecteur.

Il occupait une vaste et belle maison dans l’un des plus beaux quartiers de la ville. Un domestique vint m’ouvrir, je demandai M. Vandenhuten : M. Vandenhuten n’était pas à Bruxelles ; il venait de partir pour Ostende avec sa famille ; de là il devait aller ailleurs, et l’on ignorait l’époque à laquelle il serait de retour.

Je laissai ma carte, et je revins sur mes pas.







  1. Bière noire.