Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 241-255).




CHAPITRE XXIII.


Il était deux heures lorsque je rentrai chez moi ; mon dîner, qu’on m’apportait d’un hôtel voisin, m’attendait et fumait sur la table ; je pris une chaise et j’allai m’asseoir devant mon assiette avec l’intention de manger : mais impossible ; l’appétit m’avait complètement abandonné. Impatienté d’avoir sous les yeux ce bœuf et ces haricots, que je ne pouvais pas même goûter, je les serrai dans le buffet et je me demandai ce que j’allais faire, car il était inutile de me diriger vers la rue aux Neiges avant six heures du soir ; son habitante (pour moi elle n’en avait qu’une) était retenue ailleurs par ses occupations. Ne pouvant rester immobile, j’arpentai les rues de Bruxelles dans tous les sens et je me retrouvai dans ma chambre comme six heures sonnaient aux horloges de la ville. Je venais de me baigner la figure et les mains, et j’étais debout devant ma glace ; ma joue était pourpre et mon œil enflammé ; j’avais la fièvre : cependant mes traits étaient calmes. Je descendis précipitamment l’escalier et je franchis la porte de la rue ; j’étais content de voir le crépuscule s’étendre sur les nuages ; son ombre me paraissait bienfaisante, et le vent d’automne, qui soufflait avec force du nord-ouest, me procurait une sensation d’agréable fraîcheur ; toutefois les autres le trouvaient sans doute glacé, car les femmes étaient enveloppées dans leurs châles et les hommes avaient leurs paletots boutonnés jusqu’au menton.

Quand sommes nous complètement heureux, et l’étais-je en ce moment ? Non ; une inquiétude croissante me dévorait depuis l’instant où j’avais reçu la nouvelle de ma nomination. Comment allait Frances ? Je ne l’avais pas vue depuis deux mois et demi, je n’avais pas eu de ses nouvelles depuis six semaines ; la réponse que j’avais faite à son dernier billet ne l’engageait pas à continuer de m’écrire et ne lui promettait pas de nous revoir ; je croyais toucher au bonheur parce que ma barque se trouvait au sommet des vagues ; mais j’ignorais dans quel abîme le premier coup de vent pouvait la précipiter : il peut arriver tant de choses en six semaines ! Plaise à Dieu que Frances n’ait pas été malade, que je la trouve bien portante et qu’elle n’ait pas changé ! Tous les sages n’ont-ils pas affirmé que le bonheur parfait n’existe pas sur terre ? Oserai-je penser qu’il n’y a que la distance de quelques pas entre ma main et la coupe de délices qui, dit-on, ne se remplit que dans les cieux ?

J’étais enfin arrivé ; j’entrai dans cette maison paisibles et je montai l’escalier ; personne dans le corridor, toutes les portes étaient closes. Mes yeux cherchèrent le petit tapis de laine verte : il était à sa place.

« Signe d’espoir, me dis-je ; mais attendons pour entrer que je sois un peu plus calme : il ne faut pas me précipiter chez elle comme une trombe et débuter par une scène. »

Je suspendis ma course et je m’arrêtai sur le tapis.

« Quel silence ! y est-elle ? » me demandai-je. Le bruit imperceptible d’un charbon qui s’échappait de la grille me répondit ; on fit un mouvement dans la chambre ; quelqu’un arrangea le feu ; puis le mouvement continua ; un pied léger parcourut la pièce d’un pas égal ; j’écoutais, immobile, quand une voix harmonieuse récompensa mon oreille attentive ; un simple murmure, un accent mystérieux… À qui s’adressait-il ? c’est ainsi que la solitude parle au désert ou dans les salles d’une maison abandonnée.

« Une seule fois, mon fils, des pas ont foulé cette sombre caverne, dit-il ; c’est à l’époque où le juste était persécuté ; jours de malheur où Dieu avait abandonné cette terre. Un proscrit échappé des marais de Bewley, rougis du sang des martyrs, vint se retirer ici ; il s’arrêta souvent dans sa course pour prêter l’oreille au vent de la nuit : car le sifflement de la bise lui apportait le bruit des pas d’une armée qui franchissait les monts Cheviots ; et, de la rampe des Whitelaw, brillait fréquemment l’éclair qui porte la mort. »

La vieille ballade écossaise récitée à voix basse s’interrompit tout à coup ; un profond silence lui succéda, puis on remua de nouveau ; j’eus peur d’être surpris écoutant à la porte, je frappai pour m’annoncer, et j’entrai immédiatement. Frances marchait lentement dans sa chambre, elle s’arrêta en me voyant ; elle était seule avec les ténèbres croissantes et la flamme du foyer ; c’était à ces deux sœurs, la lumière et l’ombre, qu’elle récitait la vieille ballade, écho des montagnes à qui Walter Scott avait prêté son langage. Grave et recueillie, elle leva sur moi des yeux qui semblaient s’éveiller d’un rêve ; ses vêtements étaient simples, mais soigneusement arrangés, ses cheveux bruns disposés avec goût ; un ordre parfait régnait dans sa chambre ; tout ce qui l’environnait respirait le calme d’une vie régulière ; mais pensive, forte dans son isolement, disposée à la rêverie, peut-être à l’inspiration, qu’avait-elle à démêler avec l’amour ? « Rien, me répondait sa physionomie douce et triste ; la force morale me soutiendra et la poésie charmera mon existence ; les affections humaines ne fleurissent pas pour moi et la passion m’est étrangère » Il y a d’autres femmes qui tiennent ce langage ; et Frances, eût-elle été aussi désolée qu’elle le paraissait, ne se fût pas trouvée pire que des milliers d’entre elles. Voyez la race des vieilles filles, race guindée et rigide qu’on méprise : elles se sont nourries depuis leur jeunesse de patience et de résignation ; la plupart se sont ossifiées à ce maigre régime ; la contrainte qui a été l’objet perpétuel de leur existence a fini par anéantir les qualités aimables de leur nature ; et les malheureuses n’offrent plus à leur mort que des modèles d’austérité formés extérieurement d’un peu de parchemin et de beaucoup d’os. Les anatomistes vous diront qu’il y a un cœur dans la carcasse flétrie d’une vieille fille, le même organe que chez une femme adorée ou chez la mère orgueilleuse de ses nombreux enfants ; c’est possible : je n’en sais rien ; mais j’en doute fort.

Je souhaitai le bonsoir à Frances et je pris une chaise, probablement celle qu’elle venait de quitter ; cette chaise était placée devant une petite table où se trouvaient un pupitre ouvert et des papiers ; je ne sais pas si Frances m’avait reconnu tout d’abord, mais elle sembla maintenant savoir qui j’étais et répondit à mes paroles d’une voix douce et tranquille. J’avais pris un air calme en entrant ; elle régla ses manières d’après ma façon d’être et ne témoigna nulle surprise ; nous nous retrouvions dans les mêmes termes qu’autrefois : ceux qui existent de professeur à élève, et rien de plus. Je commençai à feuilleter son cahier ; toujours attentive et complaisante, elle alla dans la chambre voisine, en rapporta une chandelle qu’elle alluma et qu’elle plaça près de moi ; puis ayant fermé les rideaux et mis du bois et du charbon dans le feu, elle prit une chaise et vint s’asseoir à ma droite, mais un peu à distance. Le cahier que j’avais pris contenait la traduction anglaise de quelque auteur sérieux ; il s’y trouvait quelques feuilles détachées sur lesquelles je mis la main ; Frances étendit vivement la sienne pour reprendre ces feuillets, en disant que ce n’était rien, quelques pages de français qu’elle avait copiées et qui n’offraient aucun intérêt. J’insistai, sachant qu’elle cédait ordinairement lorsque je m’exprimais d’une manière décisive ; mais elle n’en fit rien dans cette occasion, et je fus obligé de détacher ses doigts qui retenaient toujours les feuillets disputés ; ils se relâchèrent aussitôt ; elle retira vivement sa main, que la mienne aurait suivie bien volontiers ; mais je devais, quant à présent, m’interdire toute démonstration un peu trop vive.

Les feuillets dont je restais possesseur n’étaient autre chose qu’une composition française dont, sans être positivement l’héroïne, Frances avait écrit les détails d’après sa propre expérience ; de cette façon elle avait, en évitant la personnalité, exercé son imagination et satisfait son cœur.

« Mon esprit fut captivé tout d’abord, disait-elle dans ces pages ; l’intérêt vint ensuite, la reconnaissance lui succéda bientôt. Je lui obéis sans effort et je travaillai sans fatigue ; si je venais à me lasser, un mot ou un regard me rendait toute ma force. Lui-même ne tarda pas à me distinguer de mes compagnes, mais seulement par ses questions plus nombreuses et par plus d’exigence ; l’omission ou la faute qui attirait à peine quelques paroles de blâme sur les autres élèves, si j’en étais coupable, excitait sa colère ; il s’impatientait lorsque la souffrance enrayait mes études, et se plaignait vivement de ce que mes forces languissantes ne répondaient plus à ce qu’il attendait de moi.

« Un jour, retenue dans mon lit où je me débattais contre la douleur, je l’entendis qui disait en inclinant la tête : « Seigneur, il faut qu’elle vive. » Sa main pressa doucement la mienne, j’essayai de lui répondre ; j’étais sans force pour parler ou faire un signe, mais je sentis en moi que l’espérance et l’amour commençaient à me guérir.

« Quand il s’éloigna, mon cœur suivit ses pas, et j’essayai plus tard de lui prouver ma reconnaissance par de nouveaux efforts. Je repris ma place au milieu de mes compagnes ; le sourire, qui rarement éclairait son visage, rayonna un instant sur ses lèvres ; la leçon terminée, il s’arrêta en passant : « Jeanne, me dit-il, demain ne travaillez pas ; vous êtes trop faible encore, allez vous asseoir au jardin ; le soleil brille, l’air est doux ; vous reviendrez lorsque je vous appellerai. »

« Que j’étais bien à l’ombre des lilas, seule et tranquille au milieu du silence, des oiseaux, des abeilles et des fleurs ! Cependant, lorsque mon maître eut prononcé mon nom, j’accourus à sa voix, et je rentrai toute joyeuse dans la maison bruyante ; son regard profond s’arrêta sur mon visage. « Vous êtes moins pâle, » murmura-t-il avec douceur, « reposez-vous quelques jours ; » et il répondit par un sourire à celui que j’osai lui adresser.

« Son front redevint sévère lorsque j’eus recouvré la santé ; comme autrefois, il me donna la tâche la plus longue et la plus difficile. Je faisais tous mes efforts pour être la première de la classe ; il était avare de ses louanges, et toujours il y mêlait des reproches ; mais le secret de sa pensée que je lisais sur son visage, était ma récompense. Alors même que sa vivacité excitait ma tristesse, mon chagrin était calmé aussitôt par quelque douce parole.

« Arriva le jour du triomphe : c’est à moi qu’était décerné le prix. Je portai ma couronne à mon maître, et je me mis à ses genoux pour qu’il posât sur mon front la guirlande qui m’avait été donnée ; un tressaillement profond et doux m’ébranla tout entière lorsque le laurier vient effleurer ma tête ; la fièvre de l’ambition s’alluma dans mes veines ; mais je me sentis au même instant une vive blessure au cœur : je partais le lendemain, et pour ne plus revenir !

« Le lendemain, j’étais seule avec lui, assise à son côté ; je lui disais combien mon départ assombrissait ma joie ; il répondit à peine, le temps passait, et je pleurais amèrement. On m’appela ; il était pâle, et m’ordonna de partir, puis me rappelant aussitôt, et me serrant dans ses bras : « Pourquoi nous séparer ? » murmura-t-il bien bas ; « n’étiez-vous pas heureuse auprès de moi ? ne vous ai-je pas sincèrement accordé tous mes soins ? qui donc aura pour celle que j’aime autant de dévouement et d’amour ? Oh ! mon Dieu, veillez sur mon enfant d’adoption ; gardez-la bien, Seigneur ! protégez-la contre les flots et la tempête… Va donc, enfant, puisqu’ils t’appellent, arrache-toi de mes bras, ton véritable asile ; mais si tu souffrais un jour, si tu étais déçue, repoussée ou opprimée, Jeanne, reviens à moi qui t’aime, et dont le cœur est ton refuge naturel. »

Je restai longtemps silencieux après cette lecture ; mon crayon traçait comme en rêve des lignes incohérentes sur le papier que j’avais sous les yeux. Je me disais que Jeanne était à côté de moi, que ce n’était pas une enfant, mais une jeune fille de dix-neuf ans, et qu’elle pouvait m’appartenir, mon cœur me l’affirmait. La malédiction qui pèse sur le pauvre s’était éloignée de moi, la jalousie elle-même avait fui et ne savait pas que j’avais retrouvé Frances. Nous étions libres ; la glace qui recouvrait les manières du professeur pouvait se briser ; mon œil n’avait plus besoin d’éteindre ses rayons, mon visage de voiler son attendrissement sous un aspect sévère ; il lui était permis de révéler la flamme intérieure et de chercher à éveiller un sentiment qui répondît au mien : pensée délicieuse que je savourais avec ivresse. Jamais l’herbe, au sommet desséché des monts, n’a bu la rosée avec plus de reconnaissance que mon cœur ne goûtait la joie profonde qui l’inondait en ce moment.

Mon silence troubla Frances ; elle se leva sans but, alla tisonner le feu qui n’en avait pas besoin, remua les uns après les autres les objets qui décoraient la cheminée ; je regardais sa taille élégante et souple qui se penchait sur la pierre du foyer ; les plis de sa robe ondulaient à un pas de ma chaise.

Il y a de ces impulsions irrésistibles, qui nous saisissent et nous dominent avant même qu’on ait pu s’en douter ; ce n’est pas à dire pour cela qu’elles soient toujours mauvaises : peut-être la raison s’est-elle instantanément assurée de la bonté du fait médité par l’instinct, et sent-elle qu’elle peut rester passive tandis qu’il s’exécute ; toujours est-il que, sans que j’y eusse pensé, Frances était sur mes genoux, et que je l’y retenais fortement en dépit de ses efforts.

« Monsieur ! » s’écria-t -elle ; puis toute confuse, elle resta immobile et silencieuse. L’étonnement se dissipa bientôt, sans pourtant faire place à l’effroi ou à la colère ; elle était un peu plus près de moi qu’auparavant, et voilà tout ; la surprise avait pu la pousser à se débattre, mais le respect de soi-même mit fin à une résistance qui devenait inutile.

« M’estimez-vous beaucoup, Frances ? » lui demandai-je.

Elle ne répondit pas ; la situation était trop nouvelle pour lui permettre de parler. J’attendis un instant, malgré mon impatience, et je répétai ma question, probablement d’une voix très-agitée. Elle me regarda ; mon visage n’était certainement pas un modèle de calme, et je suppose que mon regard était très-animé.

« Répondez-moi, ajoutai-je d’un ton pressant.

— Monsieur, vous me faites mal, lâchez ma main, je vous prie, » dit-elle d’une voix haletante.

Je m’aperçus effectivement que je serrais sa main droite un peu fort ; je fis ce qu’elle désirait, et je répétai pour la troisième fois :

« M’estimez-vous, Frances ?

— Beaucoup, répondit-elle enfin.

— Assez pour vous donner à moi, et pour m’accepter pour mari ? »

Je sentis battre son cœur plus vite ; la rougeur de l’amour colora vivement son cou et son visage depuis le menton jusqu’aux tempes ; j’aurais désiré lire dans ses yeux, mais ses paupières baissées ne me le permettaient pas.

« Si je consens à me marier avec vous ? demanda-t-elle.

— Vous voulez bien, n’est-ce pas ?

— Serez-vous aussi bon mari que vous avez été bon maître ?

— J’essayerai, Frances. »

Elle demeura quelques instants silencieuse ; puis, avec une inflexion de voix doucement provoquante et accompagnée d’un sourire à la fois timide et fin :

« C’est-à-dire, reprit-elle, que monsieur sera entêté, exigeant, volontaire.

— L’ai-je été pour vous, Frances ?

— Vous le savez bien.

— N’ai-je pas été autre chose à votre égard ?

— Oh ! si, vous avez été mon meilleur ami.

— Et vous, Frances, qu’êtes-vous pour moi ?

— Votre élève dévouée, qui vous aime de tout son cœur.

— Et mon élève consent-elle à passer toute sa vie avec moi ?

— Vous m’avez toujours rendue heureuse, dit-elle après quelques instants, et en parlant avec lenteur ; j’aime à vous entendre et à vous voir, j’aime à être auprès de vous. Je vous crois excellent et supérieur aux autres hommes : vous êtes sévère pour les nonchalants et pour les paresseux ; mais vous êtes bon, bien bon pour ceux qui travaillent et qui s’efforcent de bien faire ; oui, maître, je serai bien heureuse de vivre avec vous. »

Elle fit un léger mouvement comme pour s’attacher à moi : elle s’arrêta néanmoins, et reprit avec ardeur :

« Oh ! oui, bienheureuse ! »

Je la pressai contre ma poitrine, et je mis un baiser sur ses lèvres, pour sceller le contrat qui nous unissait l’un à l’autre ; puis nous restâmes longtemps sans rien dire. J’ignore à quoi pensait Frances, je ne le cherchais même pas ; je souhaitais qu’elle partageât la paix profonde que je sentais au fond de l’âme. Mon bras la retenait toujours, il est vrai, mais sans contrainte, puisqu’elle ne lui opposait plus de résistance. Je regardais vaguement la flamme qui voltigeait au-dessus du brasier ; mon cœur mesurait sa puissance et la trouvait sans limites.

« Monsieur, dit à la fin ma douce compagne, immobile dans son bonheur comme un oiseau dans son effroi, monsieur…

— Que voulez-vous dire, Frances ? je n’aime pas plus à prodiguer les épithètes amoureuses qu’à tourmenter les gens de mes caresses égoïstes.

— Vous êtes raisonnable, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Oui, surtout quand on me le demande en anglais. Pourquoi me faites-vous cette question ? ne me trouvez-vous pas assez calme.

— Oh ! ce n’est pas de cela que je veux parler ; je voulais seulement dire que j’aimerais à garder mon emploi d’institutrice. Vous continuerez probablement à donner des leçons ?

— Assurément ; c’est là ma seule ressource.

— Tant mieux ; nous aurons tous les deux la même profession, et vous verrez que mes efforts seront aussi puissants que les vôtres.

— Comment ! vous cherchez déjà à vous rendre indépendante de moi ?

— Oui, monsieur ; je ne veux pas être un embarras pour vous, un embarras d’aucun genre.

— Mais vous ne savez pas ce qui m’arrive, j’ai quitté M. Pelet ; et, après six semaines de démarches et surtout d’inquiétudes, j’ai trouvé une place qui me donnera trois mille francs par an, sans compter ce que je gagnerai en dehors, et qui me vaudra au moins autant. Vous voyez bien qu’il est inutile de vous exténuer à donner des leçons ; nous pourrons vivre, et même très-bien, avec nos six mille francs. »

Il y a quelque chose de flatteur pour l’homme fort, quelque chose de conséquent avec son noble orgueil, dans la pensée de devenir la providence de celle qu’il aime, de pourvoir à sa nourriture et de la vêtir, ainsi que le Créateur fait pour les lis des champs ; je continuai donc afin de la décider.

« La vie a déjà été si pénible pour vous ! lui dis-je ; vous avez besoin de repos ; les douze cents francs que vous gagnez n’ajouteraient pas beaucoup à notre revenu, et quels sacrifices ne vous coûteraient-ils pas ! Ne travaillez plus, Frances, vous devez être fatiguée ; laissez-moi le bonheur de vous donner le repos. »

Je ne suis pas certain qu’elle eût accordé à mes paroles toute l’attention qu’elles méritaient ; au lieu de me répondre avec sa promptitude ordinaire, elle s’agita sous une impression de malaise.

« Comme vous êtes riche, murmura-t-elle, trois mille francs ! et moi qui n’en gagne que douze cents ! Mais ne disiez-vous pas que je devais quitter ma place, renoncer au travail ? Oh ! non, je m’y attache plus que jamais. Et sa petite main serra vivement la mienne. « Pensez-y donc, monsieur, poursuivit-elle en s’animant de plus en plus, vous épouser pour me faire entretenir par vous ! oh ! je ne le pourrais pas ; et comme je m’ennuierais ! Vous seriez occupé du matin jusqu’au soir à donner des leçons dans une classe bruyante, et moi je languirais à la maison, toute seule et ne faisant rien ! mais je deviendrais triste et maussade, et avant peu vous seriez fatigué de moi.

— Vous pourriez lire, étudier, deux choses que vous aimez passionnément.

— Non, ce serait impossible ; j’aime le repos, mais je lui préfère l’activité ; il faut que j’agisse et que j’agisse avec vous ; j’ai observé que les personnes qui n’ont que du plaisir à chercher dans la compagnie l’une de l’autre, s’estiment beaucoup moins et ne s’aiment jamais autant que celles qui travaillent et qui souffrent ensemble.

— Vous avez raison, lui dis-je enfin : c’est la vérité divine qui parle par votre bouche ; suivez la route que vous avez choisie, c’est assurément la meilleure ; et maintenant que j’ai consenti, donnez-moi vous-même un baiser pour récompense. »

Après une hésitation bien naturelle chez une personne ayant aussi peu pratiqué l’art d’embrasser, elle effleura doucement mon front de ses lèvres timides ; je pris ce léger don pour un prêt, et je le lui rendis avec usure.

Je ne sais pas si Frances était véritablement changée depuis la première fois que je l’avais vue, mais elle était singulièrement embellie à mes yeux. Je me rappelais ce regard triste et sans éclat, ces joues-pâles, cet air abattu que je lui avais trouvés d’abord et que je voyais aujourd’hui remplacés par de brillants sourires, des contours arrondis, une physionomie expressive et des joues rosées marquées de charmantes fossettes. Je nourrissais l’idée flatteuse que mon amour pour elle était la preuve d’une perspicacité particulière. « Elle est sans beauté, sans fortune, me disais-je ; elle n’a pas beaucoup de talent, et cependant elle est pour moi un trésor : il faut nécessairement que je sois un homme d’une pénétration tout exceptionnelle. » Ce soir je commençais à comprendre que j’avais pu me tromper, que c’était mon goût et non mon discernement qui était unique ; pour moi, Frances avait des charmes réels ; personne d’ailleurs n’avait à lui reprocher de ces défauts choquants, de ces difformités qui défient l’enthousiasme des plus audacieux champions de l’intelligence ; champions masculins, toutefois : car une femme peut aimer un homme en dépit de la plus atroce laideur, s’il a du génie, ou même un talent véritable ; mais si Frances eût été louche, édentée, rugueuse ou bossue, mes sentiments pour elle auraient pu être affectueux, et nullement passionnés ; j’avais de l’amitié pour Sylvie, mais la pauvre enfant, chétive et contrefaite, ne m’aurait jamais inspiré le moindre amour. Il est certain que les qualités morales de Frances avaient tout d’abord excité mon intérêt, et conservaient tous les droits qu’elles avaient à ma préférence ; mais la limpidité de son regard, la délicatesse de son teint, la blancheur de ses dents bien rangées, les lignes gracieuses de sa taille, étaient pour moi une source de plaisir matériel dont je me serais difficilement privé ; j’étais donc sensuel à ma façon, en dépit de la tranquillité de mes manières et de mon extrême délicatesse.

Ne croyez pas, lecteur, que je vais continuer à vous servir un miel parfumé, tout fraîchement extrait des bruyères et des roses ; voici la goutte de fiel, une goutte seulement, il est vrai, mais qu’à son tour il vous faudra subir.

L’heure était avancée lorsque je rentrai chez moi ; j’avais oublié provisoirement que l’homme est soumis aux besoins grossiers de la faim et de la soif, et je me couchai sans avoir rien mangé depuis le matin. Il y avait quinze jours que je ne m’étais reposé ni de corps ni d’esprit ; le délire qui avait rempli les dernières heures de la journée, troublait, en prolongeant son extase, le sommeil dont j’avais si grand besoin. Je finis cependant par m’endormir, mais non pas pour longtemps ; les ténèbres étaient profondes, et mon réveil au milieu de cette nuit épaisse fut semblable à celui de Job lorsqu’un esprit effleura son visage : comme lui, je sentis se hérisser tous les poils de ma chair ; je ne distinguais rien, et cependant quelque chose passa mystérieusement devant ma face, et mon oreille, saisissant un murmure, entendit ces paroles :

« Au milieu de la vie, nous sommes avec la mort. »

Cette hallucination, et l’angoisse dont elle était accompagnée, aurait été regardée par certaines personnes comme un fait surnaturel ; mais je reconnus immédiatement l’effet de la réaction : l’essor de l’homme est toujours entravé par sa nature mortelle, et c’était mon corps qui tremblait et gémissait, mes nerfs qui rendaient un son faux, parce que l’âme, s’étant précipitée vers l’objet de ses désirs, avait oublié la faiblesse relative de son enveloppe matérielle. Un frisson d’horreur s’était emparé de moi ; ma chambre était envahie par un hôte que j’avais connu jadis, et dont je croyais être délivré pour toujours ; l’hypocondrie était revenue, je me sentais en proie à ses amères tristesses. Elle avait été la compagne de mon enfance, compagne fidèle que j’abritais secrètement, qui partageait ma couche et qui assistait à mes repas ; elle me suivait à la promenade, me montrait, à la place des bois et des collines, de sombres cavernes où, s’asseyant à, mes côtés, elle m’enveloppait de son voile noir qui me dérobait la vue du ciel et des fleurs, et me serrait dans ses bras décharnés, où je sentais le froid du tombeau. Quels tristes récits, quels chants lugubres elle versait alors à mon oreille ! Que ne disait-elle pas du sépulcre sa véritable patrie, où elle me promettait de me conduire avant peu ? et, m’attirant sur les bords d’une rivière aux flots livides, elle me montrait sur l’autre rive, chargée de tertres inégaux, des monuments environnés de cyprès, dont une clarté sinistre faisait briller le marbre funèbre. « C’est Nécropolis, murmurait-elle ; regarde, ta demeure y est déjà préparée. »

J’étais seul au monde, orphelin ; je n’avais ni frère, ni sœur pour égayer mon enfance : qu’y avait-il d’étonnant à ce qu’une sorcière, me rencontrant alors égaré par une imagination vagabonde, ayant au cœur mille tendresses et personne à aimer, d’ardentes aspirations et un avenir ténébreux, d’immenses désirs et pas d’espoir, fit briller à mes regards sa lumière trompeuse, et m’attirât dans son antre peuplé d’horribles fantômes ? Mais aujourd’hui que l’avenir était sans nuages, que mon amour avait trouvé un refuge, que mes désirs, repliant leurs ailes fatiguées d’un long vol, se reposaient sous les caresses de celle qu’ils avaient tant cherchée, pourquoi l’hypocondrie venait-elle me retrouver ?

Je la repoussai, mais en vain, comme un jeune époux qui s’efforce de chasser une ancienne maîtresse venue pour lui aliéner le cœur de sa femme ; elle conserva son empire sur moi toute la nuit, et pendant les huit jours qui suivirent. Enfin, mon esprit recouvra peu à peu la santé, je retrouvai l’appétit, et je pus avec bonheur m’asseoir auprès de Frances, délivré de l’horrible tyrannie du démon.