Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 139-145).




CHAPITRE XV.


Il se passa quelque temps avant que je revinsse donner ma leçon aux élèves de la première classe ; il y eut trois jours de congé à propos de la Pentecôte ; et le jour suivant, c’était à la seconde division que je devais faire mon cours. En traversant le carré pour me rendre à la salle d’étude, je vis comme à l’ordinaire un cercle de brodeuses qui entouraient Mlle Henri ; elles n’étaient pas plus d’une douzaine, mais elles faisaient autant de bruit que si elles avaient été cinquante, et ne paraissaient reconnaître aucune autorité. La pauvre maîtresse, accablée de questions importunes, avait l’air épuisé ; elle m’aperçut ; je vis dans ses yeux qu’elle souffrait d’avoir un témoin de l’insubordination de ses élèves ; elle demanda qu’on fit silence et n’obtint qu’un redoublement de clameurs ; ses lèvres se contractèrent, elle fronça les sourcils : « J’ai fait tout ce que j’ai pu disait clairement son visage ; pourtant j’ai l’air d’avoir tort ; blâmez-moi si bon vous semble. » Je me dirigeai vers la classe, et, comme je fermais la porte, j’entendis sa voix qui s’élevait tout à coup : « Amélie Müllenberg, disait-elle d’un ton ferme à l’une des plus âgées et des plus turbulentes de ces demoiselles, ne me faites plus de questions, ne me demandez point de vous aider ; vous serez huit jours sans avoir de moi ni un point ni un conseil. »

Un silence relatif suivit ces paroles prononcés avec animation ; je ne sais pas s’il fut durable, car deux portes me séparaient maintenant du carré où étaient les brodeuses.

Le lendemain, lorsque j’entrai dans la première classe, j’y trouvai Mlle Zoraïde, assise comme à l’ordinaire entre les deux estrades ; devant elle se tenait Mlle Henri, dont l’attitude me sembla respirer la contrainte. La directrice parlait en tricotant ; le bruit des élèves couvrait sa voix, et la maîtresse d’ouvrage à l’aiguille entendait seule les paroles que lui étaient adressées. Mlle Henri était rouge, et sa physionomie exprimait une contrariété dont je ne devinais pas l’origine, car le visage de la directrice conservait toute sa placidité ; il était impossible qu’elle pût gronder avec autant de calme et d’une voix aussi douce ; d’ailleurs j’entendis sa dernière phrase, qu’elle prononça du ton le plus affectueux : « Merci, ma bonne amie, dit-elle à la jeune fille, c’est assez ; je ne veux pas vous retenir plus longtemps. »

Mlle Henri s’éloigna sans lui répondre ; le mécontentement était peint sur sa figure, et un léger sourire, où l’amertume se mêlait au mépris, glissa sur ses lèvres tandis qu’elle allait s’asseoir à l’extrémité de la classe ; un air d’abattement succéda bientôt à ce sourire, et fut remplacé à son tour par l’intérêt qu’exprima son visage dès que j’eus dit aux élèves de prendre leurs livres.

Je détestais les jours de lecture : c’était, pour mon oreille, une vive souffrance que d’entendre écorcher ainsi ma langue maternelle, en dépit de tous les efforts que je faisais pour améliorer la prononciation de mes élèves ; ce jour-là, comme d’habitude, ce fut à qui marmotterait, balbutierait et bredouillerait de la façon la plus atroce, chacune dans le ton qui lui était particulier. Déjà quinze de ces demoiselles m’avaient torturé de leur baragouinage inqualifiable, et mon tympan meurtri attendait avec résignation le bégayement nasillard de la seizième, quand une voix mélodieuse prononça correctement quelques lignes de l’histoire d’Angleterre.

Je relevai la tête avec surprise : c’était bien la voix d’une enfant d’Albion ; l’accent était pur, argentin ; s’il avait eu un peu plus d’assurance, on l’aurait pris pour celui d’une jeune fille bien élevée du comté, de Middlesex : et pourtant c’était ma nouvelle élève qui prononçait ainsi, la jeune maîtresse d’ouvrage à l’aiguille, dont la figure n’annonçait pas qu’elle crût avoir fait quelque chose d’extraordinaire ; personne d’ailleurs ne témoignait d’étonnement. Mlle Reuter tricotait toujours avec assiduité ; néanmoins, lorsque le paragraphe fut achevé, elle m’honora d’un regard furtif ; sans apprécier complètement l’excellente manière dont lisait Mlle Henri, elle s’était bien aperçue qu’il y avait une énorme différence entre son accent et celui des autres élèves, et elle désirait savoir quelle était l’impression que j’avais pu en ressentir ; mais, cachant ma pensée derrière un masque d’une profonde indifférence, j’ordonnai à l’élève suivante de continuer le passage qui avait été commencé.

Néanmoins, lorsque la leçon fut terminée, je profitai de la confusion qui en résultait pour m’approcher de Mlle Henri ; elle était près de la fenêtre, et, ne se doutant pas que je voulais lui parler, elle se recula, supposant que je m’avançais pour regarder quelque chose au dehors ; je pris son livre d’exercices qu’elle tenait à la main, et lui adressant la parole :

« Vous aviez déjà eu des leçons d’anglais ? lui demandai-je.

— Non, monsieur.

— Vous avez été en Angleterre ?

— Jamais, répondit-elle avec animation.

— Il faut au moins que vous ayez vécu dans une famille anglaise ? »

Sa réponse fut encore négative. Ici, mes yeux s’arrêtèrent sur la feuille volante de son livre qui portait ces trois mots : Francis, Evans, Henri.

« C’est votre nom ? lui demandai-je.

— Oui, monsieur. »

Un frôlement de robe, que j’entendis à côté de moi, suspendit mon interrogatoire ; immédiatement derrière nous, la directrice examinait l’intérieur d’un pupitre.

» Mademoiselle Henri, dit-elle, voulez-vous avoir la bonté d’aller dans le corridor et d’essayer d’y maintenir l’ordre, pendant que les externes vont mettre leurs chapeaux ? »

La jeune fille obéit sans mot dire.

« Un temps admirable ! poursuivit Mlle Reuter, qui lança un coup d’œil vers la fenêtre.

— Magnifique, répondis-je en m’éloignant.

— Et que pensez-vous de votre nouvelle élève, monsieur ? continua-t-elle en suivant mes pas. Croyez-vous qu’elle puisse arriver à bien parler l’anglais ?

— Je n’en sais rien encore ; elle le prononce à merveille ; quant à la connaissance qu’elle peut avoir de la langue, je n’ai pas eu l’occasion d’en juger.

— Mais que dites-vous de son intelligence ? vous vous rappelez mon inquiétude à cet égard ; pouvez-vous me rassurer ? pensez-vous qu’elle ait autant de facilité que le commun des martyrs ?

— Je n’en doute pas, mademoiselle ; mais je la connais à peine, et je ne saurais au juste vous donner la mesure de sa capacité. Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour.

— Vous voudrez bien l’observer attentivement, monsieur, et je vous serai reconnaissante de me faire part de vos remarques, dit-elle en continuant de me poursuivre ; j’ai beaucoup plus de confiance dans votre opinion que dans la mienne ; en pareille circonstance, les hommes sont bien meilleurs juges que les femmes. Excusez, je vous prie, mon importante ; mais je m’intéresse tellement à cette pauvre petite ! elle n’a personne au monde sur qui elle puisse compter ; pas d’autre fortune que son aiguille ; pas d’autre espoir que l’instruction qu’elle pourra peut-être acquérir ; je me suis trouvée jadis dans une position à peu près pareille à la sienne, et il est tout naturel qu’elle m’inspire une profonde sympathie ; quand je vois la difficulté qu’elle éprouve à se faire obéir de ses élèves, je ressens un véritable chagrin. Je ne doute pas qu’elle ne fasse tout ce qu’elle peut ; elle a d’excellentes intentions, mais elle manque de tact et de fermeté ; je lui en ai souvent parlé, et sans aucun succès ; probablement que je ne sais pas m’exprimer, car elle n’a jamais paru me comprendre. Voudriez-vous être assez bon pour lui donner un conseil à cet égard lorsque vous en trouverez l’occasion ? Les hommes ont bien plus d’influence que les femmes ; leurs arguments ont plus de force que les nôtres, ils sont bien plus logiques ; et vous, monsieur, qui possédez plus que personne le talent de vous faire obéir, si vous lui disiez un mot ou deux sur le sujet en question, je suis sûre que vous obtiendriez un excellent résultat ; alors même qu’elle y mettrait de la mauvaise grâce et de l’entêtement (ce que je ne crois pas), il lui serait impossible de ne point vous écouter ; pour ma part, je n’assiste jamais à l’une de vos leçons sans faire mon profit de la manière merveilleuse dont vous dirigez vos élèves. Les autres professeurs me désespèrent et sont pour moi un véritable tourment ; aucun d’eux ne sait inspirer de respect, ni réprimer la légèreté qui est naturelle aux jeunes filles ; tandis qu’avec vous, monsieur, tout cela marche à merveille. Essayez alors d’inculquer à cette pauvre enfant la manière de conduire nos turbulentes Brabantoises ; mais je vous en prie, monsieur, ménagez son amour-propre ; je serais désolée qu’elle pût en être blessée ; d’autant plus que… c’est à regret que je vous le dis… mais elle est d’une susceptibilité… ridicule. Je crains d’avoir une fois touché la corde sensible par inadvertance ; et la malheureuse n’en est pas encore remise. »

J’avais, pendant toute cette harangue, conservé la main sur le bouton de la serrure ; j’ouvris enfin la porte, et, disant au revoir à Mlle Reuter, j’échappai à son flux de paroles, qui était loin d’être épuisé. Elle me suivit des yeux et m’aurait volontiers retenu longtemps encore ; depuis que je la traitais durement, elle était devenue pour moi d’une prévenance qui allait jusqu’à l’obséquiosité, et m’accablait de ses attentions officieuses. La servilité engendre le despotisme ; au lieu de m’attendrir, cette conduite développa le côté impérieux et sévère de ma nature. Je m’endurcis en la voyant tourner autour de moi comme un oiseau fasciné. Ses flatteries excitaient mon dédain, et ses avances augmentaient ma froideur. Je me demandais souvent pourquoi elle se donnait tant de peine pour faire ma conquête, lorsqu’elle avait dans ses filets un parti bien autrement avantageux, et quand elle savait que je possédais son secret, puisque je ne m’étais fait aucun scrupule de le lui dire. Mais s’il était dans sa nature de ne pas croire au désintéressement et de regarder l’affection et la modestie comme des faiblesses de caractère, il était également dans ses tendances de considérer l’orgueil et l’insensibilité comme une preuve de force digne de son admiration : elle aurait foulé aux pieds l’humilité, elle s’agenouillait devant le dédain ; c’est par un secret mépris qu’elle eût accueilli ma tendresse ; et mon indifférence provoquait à chaque instant de nouvelles assiduités de sa part ; elle préférait à l’enthousiasme et au dévouement, qui avaient toute son antipathie, l’égoïsme et la dissimulation qu’elle appelait esprit de conduite et sagesse ; elle ne comprenait pas la bonté ; et, si la dégradation physique et morale, l’infériorité de l’esprit et du corps, lui inspiraient de l’indulgence, c’est parce que ces défauts pouvaient faire ressortir les dons heureux qu’elle avait reçus du Créateur : mais elle se courbait devant la violence et la tyrannie, ses véritables maîtres ; rien ne la poussait à les haïr, encore moins à leur résister, et l’indignation qu’ils éveillent dans certains cœurs lui était inconnue.

Il en résultait qu’elle se disait prudente et sage ; que le vulgaire proclamait sa douceur et sa générosité ; que l’insolent et le despote la qualifiaient d’aimable ; que les gens de cœur acceptaient d’abord comme fondée la prétention qu’elle avait d’être classée parmi eux, mais que bientôt le placage de sa vertu laissait à découvert le métal vénéneux, et qu’elle était repoussée comme une déception par les natures honnêtes et bienveillantes qui s’y étaient laissé tromper.