Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 146-154).




CHAPITRE XVI.


Quinze jours après, je connaissais assez Mlle Henri pour me former une opinion de son caractère. Elle possédait à un degré remarquable le sentiment du devoir et la persévérance ; elle aimait l’étude, et je la voyais lutter avec courage contre les difficultés. Je lui offris tout d’abord mon concours pour l’aider à les vaincre, ainsi que je l’avais fait pour mes autres élèves ; je commençai par aller au-devant de tout ce qui pouvait l’embarrasser : mais je découvris bientôt qu’elle était humiliée de cette façon d’agir, et qu’elle repoussait mes explications officieuses avec un mélange d’impatience et de fierté. Je changeai dès lors de système, et, allongeant ses devoirs, je l’abandonnai à ses propres ressources en face des difficultés qu’ils pouvaient lui offrir ; elle se mit à la tâche avec ardeur, l’accomplit rapidement et en demanda une plus difficile encore.

Mais, si elle aimait l’étude, elle détestait l’enseignement ; comme élève, le succès dépendait de sa propre volonté, et, sûre d’elle-même, je la voyais d’avance calculer ses progrès. En tant que maîtresse, le résultat provenait surtout des autres, et non-seulement il lui fallait se contraindre pour agir sur l’esprit de ses élèves, mais encore maints scrupules venaient entraver son action, toutes les fois qu’elle devait imposer son opinion à quelqu’un.

Prompte et ferme dans ses décisions, lorsqu’elle seule était en jeu, et ne reculant jamais devant le sacrifice de ses désirs lorsqu’elle le croyait juste, elle se trouvait désarmée en face des penchants d’autrui, et ne savait pas lutter avec les habitudes et les défauts des autres, surtout avec ceux des enfants qui n’entendent pas raison et qui refusent de se laisser persuader.

La conscience se réveillait alors ; elle forçait la volonté récalcitrante à s’acquitter de son devoir, et c’était par une dépense d’énergie incalculable que le pénible labeur finissait par s’accomplir.

Pour arriver à leur donner ses leçons, Frances travaillait auprès de ses élèves comme un pauvre manœuvre ; et celles-ci, d’autant plus insubordonnées qu’elles sentaient leur pouvoir, lui infligeaient, en la forçant d’user de rigueur, une souffrance dont personne ne devinait l’étendue. Il est dans la nature humaine d’aimer à se servir de sa puissance, et les enfants, plus encore que les hommes, se font un plaisir d’exercer l’influence qu’ils possèdent, alors même que la douleur en est le seul résultat. L’élève, dont le corps est parfois plus robuste et dont les nerfs sont moins sensibles que ceux du professeur, a sur son maître un immense avantage ; soyez certain qu’il en usera sans pitié, parce que l’être qui est jeune, vigoureux et insouciant, ne partage pas la souffrance qu’il voit subir et n’épargne personne.

Frances n’était donc pas heureuse ; un poids continuel oppressait sa poitrine et paraissait avoir étouffé sa gaieté. J’ignore si elle conservait chez elle cet air soucieux et profondément triste, qui ne la quittait jamais chez Mlle Reuter.

J’avais donné un jour, comme sujet d’amplification, le trait si connu d’Alfred surveillant les gâteaux dans la cabane du pâtre. La plupart de ces demoiselles ne s’étaient préoccupées que d’une chose : s’acquitter de leur devoir le plus brièvement possible ; et il eût été bien difficile de rien comprendre à ce qu’elles appelaient leurs narrations ; celles de Sylvie et de Léonie pouvaient seules passer pour être intelligibles ; quant à la belle Eulalie, elle s’était procuré un abrégé de l’Histoire d’Angleterre et avait copié mot à mot l’anecdote en question. Je me contentai d’écrire en marge : « Stupide et fausse, » et je déchirai la page.

Mais sous la pile de récits plus ou moins saugrenus qui étaient placés devant moi et qui n’avaient pas plus d’une feuille chacun, se trouvait un petit cahier, soigneusement cousu, dont l’écriture me dispensa de chercher le nom qu’il portait.

C’était chez moi, et presque toujours dans la soirée, que je corrigeais les devoirs de ces demoiselles, besogne très-ennuyeuse et qui jusqu’alors m’avait infiniment coûté ; il me parut donc fort bizarre de sentir poindre dans mon esprit un certain intérêt lorsque je mouchai la chandelle, au moment de parcourir le manuscrit de Frances.

« Je vais enfin, pensai-je, avoir un aperçu de la couleur de son style, et me faire une idée plus ou moins juste de son intelligence. Non pas qu’elle ait dû se révéler complètement dans une langue qui lui est étrangère ; mais je verrai toujours bien si elle ne manque pas d’esprit. »

Elle avait commencé par décrire la cabane d’un paysan saxon, située sur la lisière d’une forêt immense et dépouillée de ses feuilles ; venait ensuite la peinture d’une triste soirée de décembre ; la neige tombait à gros flocons, et le vieux pâtre, prévoyant l’ouragan, réclamait l’aide de sa femme, pour aller rassembler son troupeau dispersé sur les rives de la Thone. La bonne vieille refusait d’abord de quitter les gâteaux qu’elle faisait cuire pour le souper, puis elle finissait par reconnaître la nécessité de mettre le bétail à couvert ; elle prenait son manteau de peau de mouton, et, s’adressant à un étranger qui se reposait à côté de la cheminée, elle lui recommandait de veiller à la cuisson du pain.

« Ayez soin, jeune homme, lui disait-elle ensuite, de bien fermer la porte lorsque nous serons partis et de n’ouvrir à personne ; ne bougez pas du foyer, surtout ne regardez point au dehors. La forêt est déserte, et des bruits étranges se font entendre après le coucher du soleil. Les loups se promènent dans les clairières et les guerriers danois se répandent dans la campagne. On fait d’affreux récits ; peut-être croirez-vous entendre les cris d’un enfant, et, si vous ouvriez la porte pour courir à son secours, un énorme taureau ou le spectre d’un chien noir se précipiterait dans la cabane ; plus redoutable encore serait un frôlement d’ailes contre le volet qui ferme la lucarne : un corbeau sinistre ou bien une blanche colombe viendrait se poser près du foyer, et annoncerait qu’un malheur va frapper la maison. C’est pourquoi, je vous le répète, souvenez-vous de mon conseil, et que rien au monde ne vous fasse entre-bâiller la porte. »

L’étranger, resté seul, écoutait le bruit du vent amorti par la neige et le grondement que la rivière débordée faisait entendre au loin ; puis se parlant à lui-même : « C’est aujourd’hui la veille de Noël, disait-il ; remarquons bien cette date. Sans autre abri que le toit d’un pâtre, sans autre siège que cette couche de roseaux, moi, l’héritier d’un royaume, c’est à un pauvre serf que je dois l’asile où je vais passer la nuit. Mon trône est usurpé, ma couronne presse le front de l’envahisseur ; je n’ai plus d’amis, plus de soldats ; les malfaiteurs impunis dévastent la contrée ; mes sujets abattus sont écrasés par le talon du Danois. Ô destin ! tu penses que ta victoire est complète ; appuyé sur ton arme au tranchant émoussé, tu m’interroges du regard et tu demandes pourquoi j’existe encore, pourquoi j’espère toujours. Démon païen, je ne crois pas à ta puissance ; le Dieu que j’adore, celui dont le fils s’est fait homme cette nuit même et a donné son sang pour racheter l’humanité, dirige ton bras et ne permet pas que tu frappes sans qu’il l’ait ordonné. Mon Dieu est toute bonté comme il est-toute puissance ; j’ai foi dans sa miséricorde, et, bien que tu m’aies brisé, bien que je sois seul et nu, errant en fugitif sur cette terre qui reconnut mon empire, je ne cède pas à tes coups ; la lance de Guthrum fût-elle rougie de mon sang que je ne désespérerais pas. J’attends, je prie et j’espère. Jéhovah, lorsque son heure sera venue, saura bien relever celui qui invoqua son nom. »

Le reste de l’épisode était narré avec le même soin ; on y trouvait quelques fautes d’orthographe, des erreurs de construction et certains gallicismes ; le style avait besoin d’être poli, et la phrase, quelque peu boursouflée, manquait parfois d’haleine et tombait tout à coup ; mais néanmoins, tel qu’il était, je n’avais rien vu de pareil à ce devoir pendant tout le cours de mon professorat. L’imagination de la jeune fille avait conçu d’heureux détails que je ne lui avais point indiqués ; elle avait rappelé les anciennes légendes des Saxons, montré le courage d’Alfred au milieu de tous ses revers, et la foi profonde de ces premiers chrétiens de la Grande-Bretagne dans la puissance du Jéhovah de l’Écriture, qu’ils opposaient à l’aveugle destin du paganisme ; tout cela, je le répète, sans qu’il en eût été question dans les quelques phrases que j’avais données pour argument.

Il faut que je trouve l’occasion de lui parler, dis-je en moi-même ; il faut que je sache par quel moyen elle a pu apprendre l’anglais ; car il est évident qu’il lui est familier. D’ailleurs Frances Evans est un nom d’origine britannique : cependant elle m’a dit qu’elle n’était jamais allée en Angleterre, qu’elle n’avait pas pris de leçons d’anglais, ni vécu dans une famille anglaise. »

Le lendemain, je rapportai les devoirs qui avaient été faits la veille ; et, donnant une courte explication des principales fautes que j’y avais rencontrées, je distribuai les reproches et les encouragements à petite dose, suivant mon habitude ; car il était inutile de blâmer sévèrement et il était bien rare que les éloges fussent mérités. Je ne dis pas un mot de la narration de Mlle Henri ; j’avais mis mes lunettes et je m’efforçai de lire sur son visage l’impression qu’elle ressentait de cet oubli apparent ; « Si elle a conscience d’avoir fait quelque chose de bien, me disais-je, elle se sentira mortifiée. » Elle avait les yeux fixés sur le cahier qui était ouvert devant elle ; sa figure était grave et n’exprimait que sa tristesse ordinaire : je crus cependant remarquer dans son attitude un léger signe d’attente au moment où je finissais d’examiner le dernier devoir qui se trouvait sur mon pupitre, et il me sembla qu’un nuage avait passé rapidement sur son front, lorsqu’ayant éloigné de moi les feuilles dont je venais d’expliquer les fautes, je me frottai les mains en disant à mes élèves de prendre leurs grammaires et de l’ouvrir à telle page. Immédiatement sa figure se ranima, et l’intérêt vint remplir le vide que lui avait laissé mon silence ; toutefois il est évident qu’elle avait éprouvé une déception plus ou moins vive, et que, si elle n’en témoignait pas de regrets, c’est qu’elle ne le voulait pas.

À quatre heures, lorsque sonna la cloche, au lieu de prendre mon chapeau et de descendre de l’estrade, je restai à ma place pendant quelques instants. Lorsque Frances eut fini de mettre ses livres dans son cabas, elle releva la tête, et, rencontrant mon regard, elle me fit un salut respectueux et se dirigea vers la porte.

« Voulez-vous venir, mademoiselle ? » lui demandai-je en lui faisant signe d’approcher.

Elle hésita ; le bruit qu’on faisait dans les deux classes m’empêcha d’entendre sa réponse ; je répétai mon signe ; elle avança vers moi et s’arrêta de nouveau à quelques pas de l’estrade : elle avait l’air embarrassé, et ne paraissait pas bien sûre que je l’eusse vraiment appelée.

« Montez, » lui dis-je d’un ton ferme, ce qui est la seule manière d’en finir avec l’indécision ; et, lui offrant la main, je la plaçai à l’endroit où je désirais qu’elle fût, c’est-à-dire entre mon pupitre et la fenêtre, de manière qu’elle se trouvât en dehors du passage de la seconde division, et que personne ne pût se glisser derrière elle pour écouter ce que j’avais à lui dire. On n’aurait pas manqué de donner à mes paroles une signification qu’elles étaient loin d’avoir ; et je m’en souciais fort peu ; mais je suppose que Mlle Henri s’en inquiétait davantage : car, malgré tous ses efforts, elle paraissait trembler. Je tirai sa narration de ma poche.

« C’est vous qui avez fait ce devoir ? lui dis-je en anglais, certain maintenant qu’elle comprenait cette langue.

— Oui, monsieur, » répondit-elle d’une voix grave.

Mais lorsqu’elle me vit dérouler son cahier, le placer sur mon pupitre et prendre ma plume, sans doute pour y noter les corrections que je trouverais à y faire, son front, toujours assombri, s’éclaira comme un nuage derrière lequel un rayon de soleil vient briller tout à coup.

« Ce devoir, lui dis-je, renferme beaucoup de fautes ; vous avez besoin de plusieurs années d’étude avant d’écrire l’anglais d’une façon irréprochable. Écoutez bien ; je vais vous expliquer les principales erreurs que vous avez commises. Quant à la substance même de votre amplification, j’avoue qu’elle m’a surpris, j’ai trouvé dans ces quelques pages des preuves de goût et d’imagination qui m’ont fait plaisir : non pas que ces qualités soient les plus précieuses de l’esprit humain, et que vous les possédiez à un degré très-remarquable ; cependant, vous êtes mieux partagée, sous ce rapport, que le commun des martyrs ; cultivez les dons que vous avez reçus du Créateur, ne vous découragez pas, travaillez, et si jamais vous avez à souffrir de l’injustice des hommes, puisez sans crainte dans le sentiment de votre valeur la consolation et la force qui vous seront nécessaires. »

J’avais raison de parler ainsi, car, en levant les yeux sur elle, je ne vis plus le nuage qui voilait l’éclat du rayon ; elle était transfigurée, et son regard souriant semblait dire :

« Je suis heureuse de vous avoir forcée à regarder au fond de mon âme ; ne prenez pas tant de précautions pour atténuer votre pensée ; croyez-vous donc que je ne me connaisse pas ? Il y a longtemps que je sais tout ce que vous venez de me dire. »

Toutefois, si elle avait conscience des brillantes facultés qu’elle avait reçues de la nature, elle savait également tout ce qu’elle devait acquérir avant d’en faire usage ; et cette pensée, lui revenant tout à coup, effaça bientôt l’éclair de triomphe qui avait illuminé son regard ; elle n’avait pas attendu que j’eusse désigné la première des fautes que renfermait son devoir, pour reprendre son air sérieux et profondément triste.

« Merci, monsieur, » dit-elle en se levant et d’une voix où vibrait la gratitude, lorsque je lui eus donné ma dernière explication. Il était fort heureux vraiment que notre conférence fût terminée : car toutes les pensionnaires, rassemblées à deux pas de mon pupitre, nous regardaient bouche béante ; les trois maîtresses chuchotaient dans un coin de la salle, et tout à côté de moi Mlle Reuter, assise sur une chaise basse, ébarbait d’un air calme les glands de soie de la bourse qu’elle venait de terminer.