Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 132-138).




CHAPITRE XIV.


Si je me montrais ponctuel à quitter le domicile de Mlle Reuter, je ne mettais pas moins d’exactitude à venir donner ma leçon. Il était deux heures moins cinq minutes lorsque, le jour suivant, je posai la main sur le bouton qui ouvrait la porte de la classe. Un bredouillement rapide et monotone m’avertit que la prière de midi n’était pas terminée : j’aurais commis un sacrilège en introduisant mon hérétique personnage au milieu de cet exercice, et j’attendis pour entrer que le dernier Amen eût été prononcé ; je ne devais pas attendre longtemps, à en juger par la façon dont cette prière était débitée ; quelle prestesse d’élocution, quelle vélocité de caquetage ! Il ne m’était jamais arrivé d’entendre la parole courir ainsi à toute vapeur ; l’Oraison dominicale passa comme un trait ; les litanies de la Vierge, « maison d’or, tour d’ivoire, » comme une série d’éclairs ; puis une invocation au saint du jour ; et le rite solennel accompli, j’ouvris la porte avec fracas et je traversai la classe d’un pas rapide, suivant mon habitude : j’avais découvert que c’était le moyen d’obtenir un silence immédiat. On ferma les portes à deux battants qui réunissaient les deux salles d’étude et qu’on avait ouvertes pour la prière ; une sous-maîtresse, portant sa boîte à ouvrage, vint s’asseoir à la place qui lui était réservée, et les élèves attendirent, la plume à la main, que je prisse la-parole pour commencer la leçon. Mes trois beautés du premier banc, vaincues par ma froideur, avaient renoncé à leurs ricanements, à leurs murmures, et ne m’adressaient plus que de temps en temps des regards qui n’en exprimaient pas moins des choses assez audacieuses. Ah ! si l’affection, la bonté, la modestie, l’intelligence, avaient eu ces yeux splendides pour interprètes, il m’aurait été bien difficile de ne pas leur donner d’encouragement, peut-être même une ardente réplique en certains jours ; mais dans la circonstance, je trouvais du plaisir à répondre par un coup d’œil stoïque aux regards d’une vanité frivole. Si éclatantes de fraîcheur et de beauté que fussent la plupart de mes élèves, je puis dire en toute sincérité qu’elles n’aperçurent jamais en moi que le professeur austère dont elles étaient forcées de reconnaître la justice impartiale ; et si quelques personnes doutaient de l’exactitude de mes paroles et se sentaient peu disposées à me prendre pour un nouveau Scipion, qu’elles veuillent bien écouter les considérations suivantes, qui, tout en diminuant mon mérite, justifieront la vérité de mon assertion.

Sachez donc, ô lecteurs incrédules, qu’un maître de grammaire ne se trouve pas, vis-à-vis d’une jeune tête ignorante et légère, dans la position d’un galant qui la rencontre au bal ou qui la voit à la promenade ; ce n’est pas vêtue de satin et de mousseline, les cheveux couronnés de roses, les épaules à peine voilées d’une dentelle aérienne, les bras nus dont un cercle d’or fait valoir la blancheur, que son élève se présente à ses yeux ; ce n’est pas à lui qu’il appartient de l’entraîner au milieu des tourbillons de la valse et de l’enivrer de compliments qui rehaussent sa beauté en la faisant rougir ; ce n’est pas davantage à l’ombre des arbres du boulevard qu’il l’aperçoit, ni dans les allées du parc inondé de lumière où elle apparaît dans sa plus jolie toilette de ville, son écharpe jetée négligemment sur les épaules, son petit chapeau couvrant à peine ses cheveux bouclés, et les fleurs placées auprès de son visage augmentant encore l’éclat de son teint. Ce n’est pas lui qui marche lentement à côté d’elle en écoutant son doux babil, qui porte son ombrelle, qui conduit par un ruban son épagneul de Bleinhem ou sa levrette italienne : c’est dans une salle d’étude enfumée qu’elle se montre à ses regards ; mal habillée, en face de livres salis et déchirés qu’elle ouvre avec répugnance et dont il vous faut graver le contenu dans son esprit ; elle résiste, on la contraint, elle boude et fait la moue, on la gronde, elle fronce les sourcils et se défigure, son geste perd sa grâce ; et trop souvent la vulgarité des expressions qu’elle murmure, profane ses lèvres et fait perdre à sa voix la douceur qu’on voudrait lui trouver. Si elle joint à un caractère paisible une intelligence bornée, elle oppose, à toute la peine que vous prenez pour l’instruire, une nonchalance dont rien ne peut triompher ; si elle est spirituelle, mais sans énergie, elle emploie mille moyens pour échapper à la nécessité d’apprendre et se fait un jeu de la ruse et de la dissimulation pour tromper vos efforts : bref, il en est, pour le professeur, de la jeunesse et des charmes de ses élèves, comme d’une tapisserie dont il verrait continuellement l’envers ; fût-il parfois à même de regarder la surface brillante dont chacun admire les détails, il connaît trop bien les nœuds, les points démesurés, les tortillons, les bouts de laine emmêlés qui se trouvent par derrière, pour être séduit par l’éclat et la pureté de lignes qu’on expose à la vue de tous.

En général, nos goûts se modifient d’après la position que nous occupons en ce monde : l’artiste préfère un pays accidenté, parce qu’il est pittoresque ; l’ingénieur un pays de plaine, parce qu’il convient mieux à ses travaux ; l’homme de plaisir recherche ce qu’on appelle une jolie femme ; et l’homme du monde une lady élégante et distinguée. Le professeur, fatigué, souvent même irrité par les occupations du jour, est insensible au bel air, aux grâces de toute espèce, et glorifie dans son cœur certaines qualités moins brillantes, mais aussi plus solides ; le désir de s’instruire, l’intelligence, la docilité, la franchise, la gratitude, sont les charmes qu’il aspire à trouver et qu’hélas ! il rencontre rarement ; le hasard les lui fait-il découvrir, il se passionne pour eux et voudrait les conserver toujours ; puis l’heure de la séparation arrive, et une main cruelle lui arrache la seule brebis qu’il possédait.

Une fois la chose établie, mes lecteurs conviendront avec moi qu’il n’y avait rien de bien méritoire dans ma vertu, ni de merveilleux dans ma réserve et mon austérité.

J’ouvris ma leçon par la lecture des places obtenues dans la composition qu’on avait faite le jour précédent. Comme à l’ordinaire, en tête de la liste figurait le nom de Sylvie, de cette jeune fille qui était à la fois la plus laide et la meilleure élève de la pension. La seconde place était tombée à une certaine Léonie Ledru ; petite créature sèche et maigre, au teint parcheminé, ayant l’esprit vif, le cœur dur et la conscience fragile, et qui serait devenue, si elle avait été d’un autre sexe, le modèle du procureur habile et surtout sans principes. Venait ensuite Eulalie, cette fière beauté, la Junon du pensionnat, que six années d’études forcées avaient, en dépit de la paresse et de la lourdeur de son intelligence, familiarisée machinalement avec les principales règles de la grammaire anglaise. Sylvie ne témoigna aucune satisfaction lorsqu’elle m’entendit annoncer qu’elle occupait la première place ; son visage monacal n’eut pas le moindre sourire, et il ne laissa pas même soupçonner qu’elle eût entendu mes paroles. J’éprouvais toujours une impression douloureuse de la passivité de cette jeune fille, et je la regardais aussi rarement que possible : non pas que je fusse indifférent à ses précieuses qualités ; sa modestie et son intelligence m’auraient même inspiré une affection sincère en dépit de sa laideur et de son impassibilité lugubre, et j’aurais aimé à lui témoigner de la bienveillance, si je n’avais su que le moindre mot amical aurait été reporté par elle à son confesseur, et que celui-ci n’eût pas manqué de le dénaturer et d’en empoisonner le sens. J’avais un jour posé ma main sur la tête de la pauvre enfant en signe d’approbation ; je croyais la voir sourire ; elle se recula au contraire en jetant sur moi un regard courroucé : j’étais un homme, et de plus un hérétique pour elle, future religieuse et fervente catholique ; nous étions séparés à jamais dans ce monde-ci et dans l’autre.

Léonie exprima sa joie par un air triomphant. Eulalie devint maussade, elle avait espéré qu’elle serait nommée la première. Hortense et Caroline échangèrent une grimace pleine d’insouciance en voyant leurs noms placés tout à la fin de la liste ; à leurs, yeux, l’infériorité d’esprit et d’instruction ne constituait pas même un désavantage : c’était sur le pouvoir de leurs charmes qu’elles fondaient leurs espérances.

Cette affaire terminée, comme je me disposais à reprendre les exercices où je les avais laissés l’avant- veille, je m’aperçus que ma nouvelle élève se trouvait à sa place. J’avais mes lunettes et je voyais distinctement jusqu’au moindre de ses traits ; elle avait l’air fort jeune ; cependant, s’il m’avait fallu dire le chiffre exact de son âge, j’aurais été quelque peu embarrassé : la gracilité de ses formes annonçait tout au plus dix-sept ans ; mais l’air sérieux et préoccupé de sa figure en indiquait davantage. Elle avait, comme toutes ces demoiselles, une robe brune et un petit col uni ; mais ses traits ne ressemblaient nullement aux leurs : ils étaient à la fois moins réguliers et d’un dessin plus net ; le front était plus large chez elle, et la partie inférieure de la tête infiniment moins développée. Je vis au premier coup d’œil qu’elle n’était pas Flamande ; tout dans son visage et dans sa tenue portait évidemment le cachet d’une autre race moins riche de sang et de chair, mais plus grave et plus intelligente.

Elle avait les yeux baissés, le menton appuyé sur la main, et conserva cette attitude jusqu’au moment où je commençai la leçon ; pas une jeune fille belge ne fût restée dans la même position pendant aussi longtemps, surtout dans une position méditative ; mais c’est à peu près tout ce que je puis dire de sa personne ; elle n’était point jolie, cependant on ne pouvait pas la trouver laide ; et, si le chagrin avait déjà flétri son front et sa bouche, l’empreinte qu’il y avait laissée était si légère qu’un observateur moins minutieux ne l’aurait sans doute pas remarquée.

Malgré toutes ces phrases dépensées pour vous peindre Mlle Henri, vous n’avez de sa personne qu’une idée bien confuse ; je ne vous ai parlé ni de son teint ni de ses yeux ; vous ne pourriez pas dire si elle est brune ou blonde, si elle a le nez aquilin ou retroussé, la figure ovale ou carrée. Je n’en savais pas davantage la première fois que je la vis, et mon intention n’est point de vous apprendre tout à coup ce que j’ai découvert peu à peu.

La dictée embarrassa visiblement ma nouvelle élève ; une ou deux fois elle me regarda d’un air inquiet, et je m’aperçus qu’elle n’écrivait pas avec autant de rapidité que les autres. Je continuai sans pitié ; son regard disait clairement qu’elle ne pouvait pas me suivre ; mais, bien loin d’écouter sa prière, je m’appuyai au dos de ma chaise, et je n’en dictai qu’un peu plus vite en regardant au dehors avec un air de nonchalance. Je jetai de nouveau les yeux sur elle ; sa figure exprimait toujours le même embarras, et sa plume continuait à glisser sur le papier. Je m’arrêtai quelques secondes ; elle employa cet intervalle à parcourir ce qu’elle avait écrit, et la confusion se peignit sur son visage ; il était évident qu’elle n’était pas contente d’elle. Dix minutes après, j’avais terminé la dictée et je rassemblais les cahiers des élèves ; c’est d’une main tremblante que Mlle Henri me donna le sien ; mais, une fois qu’elle me l’eut abandonné, elle parut en avoir pris son parti et ne pas s’inquiéter de l’impression que pourrait me causer son ignorance. D’un coup d’œil jeté rapidement sur son devoir, je m’aperçus qu’elle avait passé plusieurs lignes ; mais il y avait peu de fautes dans ce qu’elle avait écrit ; je traçai immédiatement au bas de la page le mot bon et je lui rendis son cahier ; elle sourit d’abord d’un air incrédule, puis elle sembla se rassurer ; mais elle ne leva point les yeux : elle savait, à ce qu’il paraît, me regarder quand elle était embarrassée, mais non quand elle était contente ; et je ne trouvai pas que cette conduite fût équitable.