Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 191-201).


CHAPITRE XX.

L’ERMITE.


La haie était fort haute. Elle le cacha. L’épouvante lui donnait des ailes. Il fit appel à toutes ses forces.

Une forêt se montrait à l’horizon. Il courut dans cette direction.

Arrivé à la clairière, il tourna la tête. Deux ombres sinistres se mouvaient derrière lui. Il comprit ce que cela voulait dire, et ne s’attardant point à s’en rendre un compte plus exact, il poursuivit sa course, hors d’haleine, jusqu’à ce qu’il se trouvât dans la profondeur de la forêt.

Alors il s’arrêta, persuadé qu’il était en lieu sûr.

Il écouta attentivement : la forêt était ensevelie dans le silence.

Un sentiment de tristesse s’empara de lui.

Quelques moments après, il crut entendre, à une distance très éloignée, des bruits mystérieux, qui ressemblaient à la voix lamentable des âmes errantes. Ces bruits étaient plus sinistres que le silence.

Il voulut d’abord se coucher et demeurer là le reste de la journée ; mais, comme il était en transpiration, la fraîcheur de l’air le saisit, et il fut obligé de marcher pour maintenir la circulation du sang.

Il coupa la forêt en long, espérant bien rencontrer quelque route battue ; il se trouva désappointé. Il alla plus loin, plus loin encore. Plus il avançait, plus la forêt semblait s’épaissir. De grandes ombres s’allongeaient au pied des arbres. La nuit approchait. Il eut peur d’avoir à la passer dans ce lieu désert. Il hâta le pas ; mais sa course ne faisait que le ralentir, car il ne choisissait pas les endroits où il posait les pieds et s’embarrassait dans les broussailles, culbutait par-dessus les grosses racines à fleur de terre ou se piquait aux orties.

Tout à coup il eut un cri de joie ; il venait d’entrevoir une lumière. Il s’en approcha prudemment, se baissant souvent pour mieux voir les alentours et écoutant. Il s’assura que la lumière venait d’une ouverture non vitrée pratiquée dans une hutte délabrée. Il entendit une voix rauque et voulut fuir et se cacher ; mais il changea soudain d’avis, car il lui parut que la voix priait. Il se glissa jusqu’à la fenêtre de la hutte, se dressa sur la pointe des pieds et jeta un regard furtif à l’intérieur.

La pièce était petite. Le sol durci par l’usage tenait lieu de parquet. Dans un coin se trouvait une natte de jonc qui semblait faire office de lit, à en juger par les deux vieilles couvertures jetées dessus ; tout auprès se voyaient un seau, une tasse, une cuvette, deux ou trois pots et poêlons ; il y avait aussi un petit banc et un escabeau ; dans l’âtre se consumaient les restes d’un feu de fagots.

Au pied d’une petite table, où brûlait une chandelle, était prosterné un homme âgé. Devant lui, sur une vieille boîte de bois, gisait un livre ouvert. Une tête de mort était posée sur le livre.

L’homme était grand et musculeux. Il avait les cheveux blancs, la barbe longue et blanche. Il portait une espèce de robe en peau d’agneau serrée au cou et tombant jusqu’aux pieds.

— C’est un saint ermite, se dit le roi. Dieu soit béni.

L’ermite se leva.

Le roi frappa doucement à la porte. Une voix caverneuse répondit :

— Entrez, mais laissez le péché derrière vous, car le sol que vous foulez ici est sacré.

Le roi poussa la porte et s’arrêta sur le seuil.

L’ermite attacha sur lui deux grands yeux flamboyants, et dit :

— Qui es-tu ?

— Je suis le roi, repartit Édouard avec calme.

— Salut à toi, Roi ! cria l’ermite avec enthousiasme.

Puis, allant et venant avec une fiévreuse activité, tandis qu’il répétait : « Salut ! salut ! » il enleva ce qui se trouvait sur le banc, y fit asseoir le roi, le rapprocha du foyer, jeta quelques fagots sur le feu, et se mit à arpenter la pièce d’un pas nerveux.

— Salut ! Beaucoup ont cherché un asile dans ce sanctuaire : ils n’étaient pas dignes d’y entrer. Ils ont été expulsés. Mais un roi qui répudie sa couronne, qui renonce aux vaines splendeurs de sa cour, qui se couvre de haillons pour s’humilier devant le Seigneur, un roi qui consacre sa vie à la pratique de la piété, à la mortification de la chair, est le bienvenu dans cette sainte demeure ; qu’il y reste à jamais jusqu’à ce que la mort le délivre de l’amertume de la vie !

Le roi s’empressa de l’interrompre et de lui donner des explications. L’ermite ne l’écoutait pas et poursuivait son propre discours, d’une voix forte et imposante :

— Oui, tu goûteras ici la paix des sens, le repos de l’âme. Personne ne découvrira ton refuge et ne viendra t’accabler de supplications pour te ramener à cette vie vaine, vide et insensée que Dieu t’a fait abandonner. Ici tu prieras, tu liras l’Écriture, tu méditeras sur l’inanité de cette vie semée de déceptions, tu réfléchiras aux sublimes jouissances de la vie future ; tu te nourriras des herbes de la terre ; tu châtieras ton corps en le battant de verges pour purifier ton âme ; tu porteras un cilice, tu ne boiras que de l’eau ; mais tu auras la paix, une paix profonde et inaltérable ; tous ceux qui viendront te chercher ici s’en retourneront aux lieux d’où ils seront venus ; on ne te trouvera point ; on ne te troublera point.

Le vieillard continua de marcher en long et en large. Il avait baissé la voix et ne marmottait plus que des paroles inintelligibles.

Le roi profita de l’occasion pour exposer sa situation. Le souvenir de ses maux passés, l’appréhension de l’avenir le rendaient éloquent. Mais l’ermite avait une idée fixe ; il mâchonnait des mots sans suite et ne faisait point attention à ce qu’on lui disait.

Tout à coup il s’approcha du roi, lui mit la main sur l’épaule et murmura d’une voix mystérieuse :

— Écoute, je vais te dire un secret !

Il inclina la tête, couvrit sa bouche de la main, puis hésita, prêta l’oreille et courut à la porte dont il poussa le verrou. Ensuite il se dirigea à pas de loup vers la fenêtre, passa sa tête par la lucarne, sonda anxieusement l’obscurité, et revint sur la pointe des pieds auprès du roi. Il se baissa vers lui, rapprocha son visage de celui de l’enfant, puis tout bas, tout bas, comme s’il se fût agi d’une affaire extrêmement grave, il lui dit :

— Je suis un archange !

Le roi eut un soubresaut.

— Ah ! mon Dieu ! se dit-il, pourquoi ai-je fui les voleurs ? Hélas ! me voici maintenant prisonnier d’un fou !

Une affreuse pâleur s’était répandue sur ses traits, où se peignait une morne épouvante.

L’ermite, entraîné par l’enthousiasme, poursuivit ses confidences :

— Je le vois, tu subis l’influence de l’air que l’on respire ici ! Tu trembles ! Tu as peur ! Je le lis dans tes yeux ! Personne ne pénètre dans cette atmosphère sans éprouver le vertige ! Car cette atmosphère est celle de la Cité de Dieu. J’y vole et j’en reviens en un clin d’œil. J’ai été élevé au rang d’archange il y a cinq ans ; des anges sont venus ici me confier cette haute et redoutable dignité. Leur présence remplissait cette cellule d’une éblouissante clarté. Ils s’agenouillèrent devant moi. Roi ! m’entends-tu ? Ils s’agenouillèrent devant moi, car j’étais plus grand qu’eux. J’ai marché dans les sentiers du Ciel, j’ai pris place parmi les patriarches, et je me suis entretenu avec eux. Touche cette main, n’aie pas peur, touche-la. Fort bien. Tu as touché la main qu’ont serrée Abraham, Isaac, Jacob, car j’ai été assis sur les marches du trône de Dieu ! J’ai vu Jehovah face à face !

Il s’arrêta pour juger de l’effet produit par ses paroles ; puis son visage changea soudainement d’expression ; il se redressa, et d’un accent plein d’amertume :

— Je suis un archange, dit-il, mais j’ai été aussi prophète, comme Isaïe et Ézéchiel.

Il se tut, regarda le roi avec effarement, puis d’une voix sépulcrale, il ajouta :

— Non, ce n’est pas Jehovah qui m’a persécuté, c’est le roi d’Angleterre. Je me souviens maintenant. Il a renouvelé contre les Juifs les édits de Nabuchodonosor, comme il a renouvelé contre les Chrétiens les édits de Julien. Roi ! te souviens-tu que, la 11e année du règne de Néron, on vit paraître au milieu de la nuit une lumière éclatante qui environna le temple de Jérusalem et son autel pendant plus d’une demi-heure, en sorte qu’on semblait être en plein jour ? La porte orientale, toute d’airain et si pesante que vingt hommes avaient peine à la mouvoir, s’ouvrit d’elle-même, quoique fermée par des verrous énormes qui pénétraient profondément dans le seuil et dans les murs. Quelque temps après, au moment où le soleil allait se coucher, on aperçut dans les airs des épées, des chars de feu et des troupes armées qui environnaient la ville et semblaient ensuite traverser les rues. À la fête de la Pentecôte, les sacrificateurs étant entrés dans le temple pour leurs fonctions furent tout à coup frappés d’un bruit confus, puis une voix se fit entendre au fond du sanctuaire : Sortons d’ici ! sortons d’ici ! Alors Jésus, fils d’Hanani, cria : Voix de l’Orient ! voix de l’Occident ! voix des quatre vents ! voix contre Jérusalem et contre le temple ! voix contre tout le peuple !… Roi ! les tiens ont détruit Jérusalem et lui ont donné le nom d’Ælia Capitolina ! Alors, comme le fils d’Hanani, j’ai crié : Malheur ! malheur ! malheur ! malheur à la ville ! malheur à tout le peuple ! malheur à moi-même ! J’ai couvert ma tête de cendres et j’ai fui dans le désert pour n’être pas témoin de l’outrage fait à Jéhovah et aux Juifs !

Il déclama pendant une heure, les yeux injectés de sang, les poings crispés, la face convulsée. Puis tout d’un coup sa frénésie tomba. Il regarda avec tendresse le pauvre petit roi qui demeurait assis sur le banc, horriblement pâle.

Descendu de son nuage, l’ermite, redevenu homme, paraissait un être doux et débonnaire. Il causa affectueusement, simplement, et son langage naïf, sans détours, gagna le cœur du roi.

Le Juif halluciné, victime des rigueurs exercées contre ses coreligionnaires, souvent confondus par Cranmer et Wolsey dans les prescriptions édictées contre les catholiques, était au fond une nature compatissante, écrasée sous le malheur et retrouvant, à ses heures de lucidité, ses instincts de tendresse pour les faibles et les affligés. Il souleva le banc, le rapprocha encore de l’âtre, aviva le feu, prit les pieds de l’enfant dans ses mains, les caressa comme eût fait un père, s’apitoya sur ses contusions, puis alla chercher deux bols remplis de soupe, en donna un au roi, prit l’autre, et se mit à manger, en engageant son petit convive à faire de même.

La conversation prit une tournure gaie. De temps à autre le vieux Juif déposait sa cuiller pour passer sa main dans les cheveux de l’enfant ou lui donner une petite chiquenaude sur la joue, accompagnée d’un sourire jovial. Ces démonstrations étaient si franches, si prévenantes, que le roi oublia peu à peu la terreur et la répulsion inspirées par l’archange et ne vit plus devant lui que le bon vieillard, pour qui il se prit d’un véritable attachement.

Les choses continuèrent ainsi pendant tout le repas.

Alors l’ermite s’agenouilla devant son autel improvisé et pria. Puis il conduisit l’enfant dans une petite pièce voisine, où se trouvait un lit, le coucha, le borda, le caressa, lui souhaita d’heureux rêves et se retira.

Quand il fut rentré dans la grande pièce, il alla s’asseoir devant le feu, qu’il tisonna inconsciemment.

Tout d’un coup il suspendit ses mouvements. Ses yeux étaient hagards. Il se frappa le front du bout des doigts à plusieurs reprises, comme s’il eût voulu se rappeler un fait qui lui échappait. Son trouble trahissait son insuccès. Il se leva vivement, pénétra dans la chambre de l’enfant, le secoua par le bras pour le réveiller et lui dit brusquement :

— Tu es le roi ?

L’enfant, encore somnolent, répondit :

— Oui.

— Le roi d’où ?

— D’Angleterre.

— D’Angleterre ! Alors Henri n’est plus ?

— Hélas ! Je suis son fils.

Le visage de l’ermite s’assombrit. Ses traits se contractèrent. Ses mains osseuses se crispèrent. Il resta quelques instants sans parole, comme s’il eût été près de suffoquer, puis d’une voix sifflante :

— Sais-tu, dit-il, qui a renversé le temple, qui nous a chassés de nos demeures, qui nous a dispersés ?

Il ne reçut point de réponse : l’enfant s’était rendormi.

Il se pencha sur lui et contempla son visage serein et placide.

— Il dort, dit-il, il dort profondément !

Le froncement de ses sourcils fit place à une expression de joie féroce.

Un sourire semblait flotter sur les traits de l’enfant.

— Il dort, répéta l’ermite, et sa conscience est sans trouble !

Il s’éloigna à pas comptés.

Ses regards erraient dans la pièce. Il marchait avec une extrême précaution, fouillant tous les recoins, parfois s’arrêtant pour écouter, hochant la tête, surveillant du coin de l’œil le lit où reposait l’enfant, et murmurant des mots entrecoupés d’exclamations.

À la fin il parut avoir trouvé ce qu’il cherchait. Il mit la main sur un vieux couteau de boucher rouillé et sur une pierre à aiguiser. Muni de ces deux objets, il alla se rasseoir devant le feu et commença à repasser le couteau, sans cesser de marmotter, de s’exclamer.

Il y eut un long temps de silence. On n’entendait que le souffle plaintif du vent et les voix mystérieuses de la nuit. Par moments un rat ou une souris sortait la tête de son trou et, croyant l’homme hors d’état de nuire, s’aventurait jusqu’au milieu de la pièce.

Le Juif continuait sa besogne, absorbé, ne voyant plus rien de ce qui l’entourait.

Parfois il s’arrêtait pour passer le pouce sur le fil du couteau, et secouant la tête avec satisfaction, il disait :

— Cela va mieux.

Les heures s’écoulaient. L’ermite travaillait consciencieusement, avec sang-froid, laissant apparemment flotter ses pensées au hasard, et les traduisant par intervalles en phrases saccadées :

— Son père nous a persécutés !… Il a comparu devant Jehovah qui l’a châtié… Le châtiment aura été aussi grand que le crime… Mais il nous a échappé… Dieu l’a voulu ! Dieu l’a voulu !… Nous ne pouvons murmurer contre la volonté divine. Mais il n’a point échappé à la colère du Très-Haut ! Non, il n’a pas échappé ! La vengeance céleste s’est appesantie sur lui ! Elle s’appesantira sur lui pendant toute l’éternité !

Le couteau glissait sur la pierre à aiguiser, le bras allait et venait, les lèvres entr’ouvertes laissaient passer des sons inarticulés. Puis la voix devenait plus distincte :

— C’était son père !… Je suis l’archange au glaive de feu, l’archange qui terrasse Satan !

Le roi fit un mouvement. L’ermite se trouva d’un bond auprès du lit, et pliant les genoux, se courba sur l’enfant, le couteau levé.

Le roi fit un second mouvement. Ses paupières se soulevèrent, mais ses yeux étaient fixes : il ne voyait rien ; un moment après, son souffle calme et régulier indiqua que le sommeil, passagèrement interrompu, avait repris tout son empire.

L’ermite attendait et écoutait, toujours à genoux, n’osant point respirer. Puis son bras s’abaissa lentement, et il rampa jusqu’auprès du feu.

— Il est minuit passé, dit-il, évitons les cris ; quelqu’un pourrait passer par ici.

Il se leva, se baissa, rampa sur le sol, ramassant les morceaux de guenille, les bouts de corde qui traînaient. Ensuite il se dirigea de nouveau vers le lit, et se mit en devoir de lier les mains du roi, sans l’éveiller.

Soit qu’il s’y prît trop brusquement, soit que le sommeil du roi ne fût point aussi profond qu’il le croyait, à chaque tentative que faisait l’ermite pour soulever le bras de l’enfant, celui-ci le repoussait automatiquement, tantôt changeant les mains de place, tantôt les retirant au moment même où la corde s’enroulait autour de son poignet.

Impatient, nerveux, le Juif brûlait d’en finir. Le hasard le servit alors qu’il commençait à désespérer : l’enfant avait de lui-même joint les mains.

Les yeux farouches de l’ermite lancèrent des éclairs.

Une minute après, le roi était garrotté.

Le Juif passa un bandage sous le menton de l’enfant, ramena les deux bouts sur le sommet de la tête et les noua.

Il allait lentement, doucement, prudemment, serrant les nœuds petit à petit.

L’enfant dormait toujours.

Quand l’ermite fut bien convaincu que les liens étaient solides, qu’aucun effort du roi ne pourrait les rompre, il se releva, et croisant les bras sur sa poitrine, la tête rejetée en arrière, les yeux pleins de flamme, l’air inspiré, il prononça avec un accent prophétique ces paroles de la Genèse :

« Et Lemec dit à Hada et à Tsilla, ses femmes : Femmes de Lemec, entendez ma voix, écoutez ma parole ; je tuerai un homme si je suis blessé ; même un jeune homme si je suis meurtri[1]. »

Puis il marcha à reculons, couvant l’enfant du regard, comme le tigre qui savoure son triomphe avant de s’élancer sur sa proie.



  1. Genèse, iv, 23.