Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 202-208).
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CHAPITRE XXI.

LA RESCOUSSE.


Pas à pas, le corps ramassé sur lui-même, le doigt sur la bouche, semblable à un voleur qui vient de faire un mauvais coup, l’ermite arriva jusqu’au banc de bois, où il s’assit, à moitié enveloppé dans l’ombre produite par la lumière vacillante. Ses yeux ne cessaient de se fixer sur l’enfant endormi. Il le guettait, laissant patiemment s’écouler le temps. Il avait repris son couteau et l’aiguisait avec plus de calme encore qu’auparavant. Il avait de petits rires étouffés, il paraissait marmotter une prière. À voir son attitude et son aspect, on eût dit une de ces monstrueuses araignées, qui épient et dévorent du regard le pauvre et innocent insecte, enroulé sans défense dans les fils de leur toile.

Le Juif resta longtemps ainsi. Plongé dans ses réflexions, replié sur le cercle affreux des mêmes pensées, il semblait s’être soustrait à la terre. Ses yeux avaient maintenant l’éclat de l’acier. Il les clouait sur le roi.

Tout à coup il eut un soubresaut : l’enfant s’était éveillé, et, les paupières démesurément ouvertes, regardait avec horreur le couteau.

L’ermite se mit à rire du rire effrayant de la folie, mais il ne changea point de position.

— Fils de Henri VIII, dit-il avec extase, as-tu prié ?

L’enfant voulut se débattre, ses nerfs se tendirent ; il essayait de rompre ses liens : vains efforts ! Alors un son rauque pareil à un râle s’échappa de sa gorge et passa en sifflant à travers ses lèvres comprimées.

L’ermite crut avoir entendu une réponse affirmative :

— Prie encore, dit-il, prie pour les morts !

Un tressaillement agita les membres enchaînés de l’infortuné. Il était livide. Tous les muscles de sa figure se contractaient. Il avait les yeux pleins d’un affreux désespoir.

Il fit une tentative suprême pour recouvrer la liberté. Il se souleva, se jeta à droite, à gauche, se roula, se tordit, frémissant, égaré, frénétique. Mais plus il tirait sur ses liens, plus ceux-ci s’enfonçaient dans ses chairs.

L’ermite avait une expression démoniaque. Son sourire sardonique devenait de moment en moment plus hideux. Ses airs de tête étaient effroyables.

Cependant le couteau allait et venait sur la pierre avec un mouvement lent et régulier. Parfois il s’arrêtait, et alors la voix du vieux Juif rompait le morne silence :

— Les instants sont précieux, disait-il, courts et précieux, prie pour les morts !

L’enfant poussa un gémissement, il ne se débattait plus, il pantelait. Les larmes se moulaient sous sa paupière et coulaient l’une après l’autre sur ses joues ; mais son aspect pitoyable ne pouvait troubler la tranquille assurance de l’insensible et farouche vieillard.

Peu à peu le jour entra dans la pièce. Les contours des objets devinrent plus distincts. L’ermite suivait, l’œil fixe, les rayons de lumière qui pénétraient par la lucarne. Tout à coup il parla avec un accent nerveux :

— Mon âme s’abîme dans l’extase ! Mais l’ombre de la nuit blanchit ! Il est temps ! L’Éternel punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération de ceux qui le haïssent… Fils du spoliateur du temple, rejeton de Henri qui a plus offensé Dieu que les Commode, les Caracalla et les Héliogabale, prépare-toi à mourir, ferme les yeux, si tu crains de voir…

Les dernières paroles expirèrent sur les lèvres du fou. Il était tombé sur ses genoux, et le couteau levé sur l’enfant atterré, il se penchait pour mieux frapper.

Soudain un bruit de voix retentit au dehors. Le couteau tomba des mains de l’ermite. Il jeta une peau de mouton sur l’enfant pour le cacher et se leva en tremblant.

Le bruit augmentait. Les voix devenaient plus rudes, plus menaçantes. Plusieurs coups portés avec violence résonnèrent sur la porte. Puis des cris : Au secours ! Puis des pas rapides qui paraissaient s’éloigner, puis encore un roulement de coups sur la porte, pareil au fracas du tonnerre.

— Hola ! ho ! ouvrez, venez vite, de par tous les suppôts d’enfer !

Le visage du roi rayonna : c’était la voix de Miles Hendon !

L’ermite, pris de peur, impuissant, grinçait des dents avec rage. Il sortit de la chambre à coucher qu’il ferma derrière lui.

Puis le roi entendit ce dialogue :

— Salut, brave et saint homme ; où est l’enfant, mon enfant ?

— Quel enfant, mon ami ?

— Comment, quel enfant ! Ne mens point, saint homme, ne cherche pas à me tromper. Je n’entends pas raillerie. Près d’ici, j’ai surpris les gredins qui me l’avaient volé, je leur ai fait avouer ce qu’ils avaient fait de lui ; ils ont confessé qu’il s’était échappé de leurs mains et qu’ils avaient suivi ses traces jusqu’à cette hutte. Ils m’ont fait voir l’empreinte de ses pas. Voyons, que veut dire cette hésitation ? Prends garde, saint homme, si tu ne me le rends pas, si tu… Où est-il ?

L’ermite était resté un moment en suspens ; mais reprenant aussitôt son sang-froid, d’un air rusé, il dit avec componction :

— Votre Seigneurie a tort de s’alarmer. De qui me parle-t-elle ? Est-ce du petit vagabond en guenilles qui est venu ici chercher un refuge cette nuit ? Si c’est à lui que Votre Seigneurie s’intéresse, elle sera bientôt satisfaite. Je l’ai envoyé dans les environs. Il ne peut tarder de rentrer.

— Quoi ! Que dis-tu ? Je n’ai pas de temps à perdre. Où est-il allé, que je coure à sa rencontre. Tu affirmes qu’il reviendra ? Quand ?

— Ayez un peu de patience, messire, il sera ici dans quelques minutes.

— Soit, j’attendrai, puisqu’il le faut. Mais… Ah ! je n’y songeais point… Tu dis, tu soutiens que tu l’as envoyé je ne sais où, toi ! Tu mens. Il aurait refusé de t’obéir. Il t’aurait accablé de son mépris et de sa colère, si tu avais osé lui faire cet affront. Donc tu mens, tu mens effrontément. Il n’y a pas un homme au monde qui puisse lui commander.

— Un homme, c’est possible, mais je ne suis pas un homme.

— Tu n’es pas un homme, toi ! Qu’es-tu alors, au nom du Ciel ?

— C’est un secret — ne le dis à personne — je suis un archange !

Tout à coup Miles Hendon eut une exclamation intraduisible.

— Quoi ! Qu’entends-je ?…

Le pauvre roi tremblait d’effroi et d’espérance. Il avait rassemblé toutes les forces de ses poumons pour pousser un cri, suppliant Dieu de laisser parvenir ce cri aux oreilles de Hendon, et ne pouvant, quoi qu’il fît, réussir dans cette suprême tentative. Il venait d’épuiser son énergie, au moment même où l’ermite répondait :

— Ce que vous entendez ? Rien. Le bruit du vent peut-être.

— Le bruit du vent ? C’est étrange. Pourtant, il se peut que tu dises vrai. Le vent souffle en effet avec rage cette nuit, et… Ah ! voici encore ces sons étouffés… Non, tu mens. Ce n’est pas le vent… On dirait une plainte… Je veux savoir ce que c’est.

Le roi entendait tout ce qui se disait. Il déployait toute la puissance de ses muscles, il tendait les ressorts de ses mâchoires, mais sa poitrine soulevée ne laissait passer qu’un faible souffle par ses lèvres, et ce souffle, la peau de mouton jetée sur lui l’étouffait.

Il sentit son âme se briser quand l’ermite dit :

— Cela vient du dehors, sans doute ; des taillis, j’imagine. Votre Seigneurie veut-elle que je la conduise jusque-là ?

Le roi perçut le bruit qu’ils faisaient en sortant ; le son cadencé de leurs pas qui s’éloignaient arriva jusqu’à ses oreilles. Puis il y eut un silence morne, profond, terrible.

Au bout d’un quart d’heure, qui lui parut un siècle, les pas et les voix se rapprochèrent. Un nouveau bruit se mariait maintenant à ceux qu’il avait déjà entendus. Il écouta. C’était comme le piétinement d’un cheval. Hendon disait :

— Non, je ne veux, je ne puis rester ici. Il se sera perdu dans la forêt. Par où a-t-il pris en sortant ? Vite, montre-moi.

— Il… J’accompagne Votre Seigneurie.

— Soit. Tu es meilleur que tu ne le parais, saint homme. Qu’aimes-tu mieux ? Aller à pied ou monter sur cet âne que je destine à l’enfant, ou enfourcher ce mulet, indigne de porter un archange, et que je m’étais réservé, quoique j’aie été trompé par l’homme qui me l’a vendu ?

— Garde le mulet et l’âne. J’aurais peur d’être jeté à terre. Je préfère marcher.

— Soit. Tiens la bride de l’âne pendant que je me mettrai en selle.

Alors il y eut un mélange confus de sons qui paraissaient produits par des cris, des coups, des braiments, des ruades, des jurons, des menaces adressées à la bête rétive, puis le silence se rétablit, la lutte sembla finie : le cavalier avait maîtrisé sa monture.

Pendant ce temps, l’infortuné Édouard VI gisait dans la hutte du Juif, en proie à une souffrance plus poignante qu’une longue agonie, le corps paralysé, semblable à un homme descendu vivant dans une tombe, ayant tous ses sens, et terrifié à la pensée de l’irrémédiable abandon où le plongeait l’éloignement, maintenant définitif, de Hendon. Il sentit son cœur s’écraser sous le poids d’un affreux cauchemar.

— Hélas ! se dit-il, le seul ami qui me reste sur la terre est emmené loin d’ici… L’ermite reviendra, et…

L’idée du supplice qui lui était réservé, qu’il ne pouvait plus éviter, fit affluer d’un coup son sang au cerveau. Il vit la mort en face et il se débattit contre elle. Il ramassa tout ce qu’il avait d’énergie : il ne changea point de place, mais la peau de mouton glissa et tomba sur le sol.

Épuisé, il avait fermé les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il vit la porte tourner lentement sur ses gonds. Son cœur cessa de battre. Il crut sentir le couteau entrer dans sa poitrine. Il ne pouvait crier. Son âme s’éleva vers Dieu. L’horreur abaissa ses paupières. L’horreur les souleva…

Devant lui se trouvaient John Canty et Hugo !

En un clin d’œil les deux gredins eurent débarrassé le roi de ses liens. Ils le prirent chacun par un bras et l’entraînèrent au dehors.

Puis ils disparurent avec lui dans la forêt.