Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 48-53).


CHAPITRE VII.

TOM À TABLE.


Une heure venait de sonner. C’était le moment où il fallait habiller le prince pour le dîner. Tom se laissa faire machinalement. On lui ôta tout ce qu’il avait sur le corps, jusqu’aux bas et à la chaussure ; puis on lui mit un costume aussi beau que le premier, mais tout différent. Ensuite, on le conduisit en grande cérémonie dans une vaste salle magnifiquement décorée, où l’on avait dressé la table pour une seule personne.

Les plats et les couverts étaient d’or fin et rehaussés par d’admirables ciselures dues à Benvenuto, le plus grand artiste de l’époque. La pièce était presque entièrement remplie par les serviteurs du prince.

Un chapelain dit le Benedicite.

Tom faillit s’évanouir à la vue de tous les mets placés devant lui, et qui lui donnaient la fringale, comme au temps où il errait dans Offal Court et par les rues de la Cité. Il allait bravement se jeter sur le premier plat venu, quand il fut arrêté par le comte de Berkeley, qui lui attacha gravement la serviette, car les Berkeley avaient seuls ce privilège institué, en leur faveur, de longue date, par acte royal.

Le premier gentilhomme du gobelet se tenait à quelque distance du premier gentilhomme de la serviette. Il devait prévenir le geste que ferait Tom pour demander à boire.

Il y avait aussi le premier gentilhomme de la dégustation, prêt à goûter les mets suspects, au risque de s’empoisonner. Cette charge n’était plus qu’honorifique, et le gentilhomme qui en avait le privilège ne l’exerçait plus que fort rarement ; mais il y avait eu des temps peu éloignés où cette dignité, enviée sans être enviable, ne laissait pas d’avoir ses périls. On aurait sans doute mieux fait de la confier à un chien ou à un misérable déjà condamné à mort ; mais les rois et les princes ont leurs idées qui ne sont pas celles de tout le monde.

Il y avait là encore mylord d’Arcy, le premier gentilhomme de la chambre, qui y faisait je ne sais quoi, mais qui y était en tout cas. Il y avait le lord premier sommelier, qui se tenait derrière le siège de Tom pour surveiller le cérémonial, sous les ordres du lord grand-sénéchal et du premier gentilhomme de la cuisine.

Tom avait comme cela trois cent quatre-vingt-quatre officiers attachés à sa personne. Ils n’étaient pas tous présents, cela se conçoit, car la pièce en eût à peine contenu le quart. Aussi Tom ne se doutait-il point qu’il eût besoin de tout ce monde pour boire, manger, dormir et se mouvoir.

Tous ceux qui étaient là avaient reçu le mot d’ordre ; ils avaient été avertis de l’indisposition passagère du prince ; ils savaient qu’ils n’avaient pas à se montrer surpris de ses excentricités. Précaution fort utile ; car ces « excentricités » ne tardèrent pas à se manifester. Seulement elles ne firent qu’exciter la pitié. Tous étaient silencieux, peinés ; personne n’eût osé sourire. D’ailleurs tous étaient profondément affligés du malheur qui frappait le jeune prince, si sincèrement aimé.

Le pauvre Tom mangeait avec ses doigts ; mais personne ne riait de sa gaucherie ou n’avait l’air de s’en apercevoir. Il regardait curieusement, attentivement sa serviette dont le tissu et le dessin étaient en effet merveilleux.

— Enlevez-la, s’il vous plaît, dit-il à lord Berkeley, la bouche pleine, je pourrais la salir.

Le premier gentilhomme héréditaire de la serviette obéit en faisant la révérence et sans prononcer une parole.

Tom examina ensuite les navets et la laitue, et demanda ce que c’était et si cela se mangeait. Car il n’y avait pas longtemps que ce légume et cette salade avaient été importés de Hollande en Angleterre. On lui répondit gravement, respectueusement, sans paraître étonné.

Au dessert, il se bourra les poches de noisettes. Personne n’eut l’air de s’en douter ; personne ne le contraria. Seulement, un moment après, il s’aperçut lui-même de sa maladresse, et chercha à la réparer en remettant une partie des noisettes sur la table, il avait compris qu’il venait de faire quelque chose qui ne convenait point à la dignité d’un prince.

Tout à coup il sentit les muscles de son nez se contracter, et il éprouva à l’extrémité de cet organe une très vive démangeaison. Il la supporta d’abord courageusement ; mais bientôt la titillation augmenta au point de devenir intolérable. Alors il éprouva un grand trouble. Il regarda, avec anxiété, le premier gentilhomme qui se tenait à sa droite, puis le premier gentilhomme qui se tenait à sa gauche, et ses yeux se remplirent de larmes.

À cette vue, les gentilshommes se consultèrent d’un coup d’œil, et l’un d’eux se risqua à lui demander la cause de son chagrin.

Tom répondit naïvement :

— Excusez-moi, je vous prie, mais mon nez me chatouille horriblement. J’ignore les us et coutumes en pareil cas. Dépêchez-vous, de grâce, de me dire ce qu’il y a à faire, car dans un moment je ne pourrai plus le supporter.

Personne ne sourit. Tout le monde était grandement embarrassé. On s’interrogeait des yeux. La tribulation était générale. On ne savait à quoi se résoudre. Il y avait là, en effet, un cas imprévu, sans précédent dans les annales de l’Angleterre. Or, le maître des cérémonies était absent, et personne n’eût osé prendre sur soi de donner un avis en cette délicate matière, de proposer une solution de ce grave problème. Hélas ! il n’y avait point de gentilhomme qui eût pour privilège héréditaire de gratter le nez du prince !

Cependant les larmes brillaient plus grosses sous les paupières du pauvre Tom et commençaient à rouler sur ses joues. Son nez, qui lui démangeait, réclamait impérieusement aide et secours. À la fin, la nature renversa les barrières de l’étiquette. Tom demanda intérieurement pardon du mal qu’il allait faire, et porta craintivement la main à son visage.

L’assistance se sentit tout à coup soulagée d’un grand poids : le prince s’était gratté lui-même.

Le repas était achevé. Un gentilhomme apporta un grand bol en or massif, rempli d’eau de rose au parfum délicieux, et le présenta à Tom pour se rincer la bouche et se laver le bout des doigts. Le premier gentilhomme héréditaire de la serviette se tenait à côté de lui ; il avait sur le bras un linge d’une éclatante blancheur. Tom plongea les yeux dans le bol ; il eut deux ou trois secondes d’hésitation, puis il le porta des deux mains à ses lèvres et avala une grande gorgée. Ensuite il se retourna vers lord Berkeley et faisant claquer sa langue :

— Tenez, dit-il, buvez ça vous-même, si vous voulez, ça ne sent pas mauvais, mais ça n’est pas assez fort.

Cette nouvelle excentricité attestait d’une manière indubitable le triste état de l’esprit du prince. Aussi déchira-t-elle tous les cœurs, car ce lamentable spectacle était peu fait pour provoquer l’hilarité.

Ce ne fut point la dernière gaucherie de Tom. À peine le chapelain avait-il pris place derrière le siège du prince, et les yeux demi-clos, la tête un peu penchée en arrière, les mains jointes, avait-il commencé les grâces, que le prince se leva et quitta la table au beau milieu de la prière. Toutefois personne ne prit garde à cette inconvenance, et pas un des assistants ne s’avisa de faire remarquer que le prince avait commis un acte inouï, inqualifiable, contraire à toute étiquette et même irréligieux.

Au reste, Tom paraissait ne plus s’inquiéter du qu’en dira-t-on. Il avait demandé où était sa chambre, s’y était fait conduire et avait exprimé le désir qu’on le laissât seul.

Il promena ses regards autour de lui et vit pendre à la boiserie de chêne les diverses pièces d’une armure d’acier splendidement damasquinée. C’était une panoplie que la reine Catherine Parr avait, peu de temps auparavant, offerte en cadeau à Édouard Tudor.

Tom mit les cuissards, les gantelets, le heaume empanaché, tout ce qu’il put attacher sans aide ; il se demanda un moment s’il n’appellerait pas quelqu’un pour le reste, mais il se rappela tout à coup qu’il avait dans ses poches quelques noisettes du dîner, et il se dit qu’il ne pouvait mieux faire que de les casser et de les manger là, loin des yeux de ses gens de service et de tous ces gentilshommes héréditaires qui l’accablaient de leurs ennuyeuses obséquiosités. Il remit donc les pièces de l’armure à leur place et croqua bravement ses noisettes.

C’était le premier instant de bonheur qu’il eût goûté depuis que Dieu, pour la punition de ses péchés, avait fait de lui un prince. Quand il n’y eut plus de noisettes, ses yeux se fixèrent sur la bibliothèque. Il parcourut les titres des livres, et en trouva quelques-uns qui parlaient de l’étiquette de la cour. C’était une bonne fortune. Il se coucha sur un divan et se mit en devoir de compléter son instruction princière.