Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 37-47).


CHAPITRE VI.

TOM S’INSTRUIT.


Tom fut conduit dans un splendide appartement composé de plusieurs pièces en enfilade. On le fit asseoir. Il n’y consentit qu’avec répugnance, voyant qu’il y avait autour de lui des hommes d’âge et de haute distinction qui restaient debout. Il les pria de s’asseoir aussi ; mais ils n’en firent rien et se confondirent en remerciements. Il insista. Alors son oncle, le comte Hertford, lui dit à l’oreille :

— Je vous en prie, ne les pressez point, prince. Il ne convient pas que l’on soit assis en votre présence.

Lord Saint-John se fit annoncer. Il entra, salua, et dit :

— Je viens de la part du roi pour une affaire qui demande un entretien secret. Plaise à Votre Altesse Royale de renvoyer tous ceux qui sont ici, à l’exception de mylord le comte Hertford.

Tom ne bougea point. Il paraissait ignorer ce qu’il avait à faire. Lord Hertford lui dit tout bas :

— Que Votre Altesse fasse un geste de la main et qu’elle se dispense de parler.

Les assistants se retirèrent. Lord Saint-John reprit :

— Sa Majesté le Roi ordonne et veut, pour de hautes et légitimes raisons d’État, que Son Altesse Royale fasse mystère de son infirmité par tous les moyens qui sont en son pouvoir, jusqu’à ce que le mal soit passé et qu’Elle se retrouve telle qu’Elle était auparavant. En conséquence, Son Altesse Royale ne démentira à personne qu’Elle est le vrai prince, l’héritier de la couronne d’Angleterre ; Elle maintiendra et sauvegardera sa dignité de prince, en recevant, sans aucune parole ni aucune marque de protestation, les hommages et les serments d’allégeance auxquels Elle a droit suivant la coutume ; Elle renoncera à tout commerce avec les individus de basse extraction et de condition vile enfantés dans son esprit par les troubles malsains de son imagination surmenée ; Elle s’efforcera avec diligence de repeupler sa mémoire des images auxquelles Elle a été accoutumée ; et si tant est qu’Elle n’en ait point gardé souvenance, Elle se taira, ne trahissant ni par semblant de surprise ni par aucun autre signe quelconque qu’Elle a oublié ; dans les occasions de réception officielle, toutes les fois qu’il se présentera un cas perplexe où Elle ne saurait comme il convient d’agir et de parler, Elle ne laissera voir aucune inquiétude aux curieux qui la regardent, mais Elle prendra en cette matière l’avis de lord Hertford et de mon humble personne, qui ai charge, de par le Roi, de me tenir au service et à la disposition de Son Altesse Royale jusqu’à ce que cet ordre soit révoqué. Tel est le bon plaisir de Sa Majesté le Roi, qui adresse ses salutations à Votre Altesse Royale et prie Dieu qu’il daigne en sa merci promptement vous rétablir et vous ait maintenant et à jamais en sa sainte garde.

Lord Saint-John fit une révérence et se rangea à l’écart. Tom répliqua avec résignation :

— Le Roi a parlé. Personne n’a le droit de se soustraire par subterfuge aux commandements du Roi, ou, s’ils n’agréent point, de les accommoder à son loisir par de subtils artifices. Le Roi sera obéi !

Lord Hertford, qui se tenait debout derrière le siège du prince, dit avec respect :

— Sa Majesté le Roi ayant ordonné que Votre Altesse Royale s’abstienne de lectures et de travaux sérieux, peut-être il vous conviendra de passer le temps à quelque joyeuse fête, à moins qu’il ne vous lasse de prendre part au banquet et que vous n’en éprouviez quelque malaise.

Tom ouvrit de grands yeux. Il ne savait ce qu’on voulait lui dire et demeurait surpris. Il rougit vivement quand il vit les regards de lord Saint-John tristement fixés sur lui.

— La défaillance de mémoire persiste, dit l’envoyé du roi, Votre Altesse Royale a montré quelque étonnement, mais qu’Elle ait confiance et soit sans trouble ; ceci est un état qui ne saurait durer et qui disparaîtra avec la convalescence. Mylord Hertford a parlé du banquet de la Cité auquel Sa Majesté le Roi a promis, il y a deux mois, que Votre Altesse Royale assisterait.

Tom hésita et rougit de nouveau.

À ce moment on annonça lady Élisabeth et lady Jane Grey. Les deux lords échangèrent un regard d’intelligence, et le comte Hertford alla rapidement soulever la portière. Quand les jeunes filles entrèrent, il s’inclina et chuchota :

— Je vous en prie, princesses, n’ayez pas l’air de vous douter de son état, ne vous montrez point surprises des lacunes de sa mémoire ; vous serez peinées de voir comme son esprit s’égare à tout propos.

Pendant ce temps, lord Saint-John, qui s’était approché de Tom, lui disait à l’oreille :

— Plaise à Votre Altesse de garder diligemment souvenir des désirs de Sa Majesté. Rappelez-vous autant que possible, ou tout au moins ayez l’air de vous rappeler. Ne leur laissez pas voir le changement qui s’est fait en vous, car vous savez combien vos nobles compagnes vous portent tendrement dans leur cœur, et combien elles seraient affligées. Votre Altesse veut-elle que je reste, que nous restions, mylord Hertford et moi ?

Tom fit un geste d’assentiment et murmura une parole inintelligible. Il se décidait à accepter sa situation, à faire de son mieux pour obéir aux ordres du roi.

Cependant, malgré toutes les précautions, l’entretien avec les jeunes princesses ne laissa point d’être par moments assez embarrassant. Plus d’une fois Tom fut sur le point de rester court, d’avouer ingénument qu’il n’était pas de taille à soutenir cette redoutable épreuve ; mais il s’en tira toutefois, grâce au tact de lady Élisabeth, grâce aussi à la vigilance des deux lords qui lui venaient en aide par l’un ou l’autre mot jeté comme au hasard. Pourtant la petite lady Jane faillit le démonter lorsqu’en se tournant gracieusement vers lui, elle demanda :

— Votre Altesse a-t-elle rendu aujourd’hui ses devoirs à Sa Majesté la Reine ?

Tom était tout décontenancé ; il avait l’air malheureux ; il allait balbutier n’importe quoi, quand lord Saint-John prit la parole et répondit pour lui avec l’aisance et la grâce d’un courtisan accoutumé à rencontrer les difficultés épineuses et toujours prêt à les surmonter.

— Assurément, Mylady, dit-il. Sa Majesté la Reine a été fort sensible aux hommages de Son Altesse.

Tom mâchonna entre ses dents quelque chose qui pouvait au besoin passer pour une affirmation ; mais il sentait qu’il glissait sur un terrain dangereux.

L’instant d’après, on fit allusion à la suspension des études du prince. Là-dessus, la petite princesse s’exclama :

— C’est dommage, grand dommage ! Vous faisiez des progrès. Mais prenez patience, cela ne sera pas long. Vous avez tout le temps de devenir instruit comme votre père, et d’être comme lui passé maître dans la science des langues, mon bon prince.

— Mon père ! s’écria Tom en s’oubliant tout à coup. Ah ! je vous jure bien qu’il parle comme pas un porc d’Angleterre ; et quant à ce qu’il sait, ma foi…

Il leva la tête et s’arrêta sous le regard que lui lançait lord Saint-John.

Il était devenu tout rouge et reprit tout bas avec tristesse :

— Ah ! ce mal qui m’accable, ce trouble de ma raison ! Je n’ai pas eu l’intention d’offenser le Roi.

— Nous le savons, Monseigneur, dit la princesse Élisabeth en prenant la main de « son frère » dans les siennes et en la caressant avec respect ; mais ne vous tourmentez point. Ce n’est pas votre faute. C’est votre état seul qui en est cause.

Tom eut un geste de remerciement :

— Vous êtes bien gentille de me consoler ainsi, bonne lady, dit-il, et si j’osais, je vous dirais tout ce que mon cœur éprouve de reconnaissance pour vous.

La petite lady Jane lui jeta malicieusement une phrase en grec. Heureusement la princesse Élisabeth vit d’un coup d’œil que le trait avait dépassé le but. Elle se chargea de fournir la réplique pour le compte de Tom, et la conversation changea de sujet.

Somme toute, la chose allait à bien, les écueils et les précipices devenaient moins fréquents, Tom se mettait peu à peu à l’aise, maintenant qu’il voyait tout le monde s’empresser à lui venir en aide et à réparer ses bévues. Quand la question du banquet, qui devait être donné le même soir par le lord-maire, revint sur le tapis, quand il apprit que les petites princesses devaient l’y accompagner, il laissa éclater toute sa joie, car il sentait qu’il n’était point dépourvu d’amis parmi cette multitude d’étrangers qu’il tremblait, une heure auparavant, de devoir accompagner.

À vrai dire, les deux lords, qui faisaient office de gardiens auprès de Tom, étaient moins satisfaits que lui de la tournure qu’avait prise l’entretien. Ils étaient dans la position de quelqu’un qui doit piloter un grand navire pour le faire passer par un canal étroit et dangereux ; ils étaient constamment sur le qui-vive et trouvaient que ce n’était pas un jeu d’enfant. Aussi, lorsque la visite des princesses toucha à sa fin et qu’on annonça lord Guilford Dudley, non seulement ils furent d’avis que leur patience avait été suffisamment mise à l’épreuve, mais ils s’avouèrent qu’ils n’étaient guère en état de ramener leur navire au point de départ pour lui faire recommencer son périlleux voyage. Ils conseillèrent donc respectueusement à Tom de s’excuser, ce qui lui allait à merveille, bien qu’il eût vu un léger nuage passer sur le front de lady Jane quand elle entendit que l’illustre rejeton royal refusait de donner audience.

Il y eut alors un moment de silence et d’attente.

Tom se demandait ce qu’on allait faire. Il regarda lord Hertford qui lui fit signe, mais il ne comprit pas. Ce fut encore la princesse Élisabeth qui le tira d’embarras avec sa grâce accoutumée. Elle fit la révérence et demanda :

— Votre Altesse nous donne-t-elle le droit de nous retirer ?

— Vos Seigneuries, répondit Tom, savent bien que leurs désirs règlent ma volonté, et qu’il me serait agréable de leur donner tout ce qui est en mon pouvoir pour n’être point privé du plaisir et du bonheur que me procure leur présence ici. Mon cœur est avec vous, princesses, et ma pensée vous suit. Dieu vous ait en sa sainte garde.

Un sourire accompagna la fin de cette tirade, à laquelle il ajouta mentalement :

— Ce n’est pas pour rien que j’ai vécu parmi les princes dans mes rêves et mes livres, et que j’ai façonné ma langue à leur parler mielleux et doré.

Quand les deux illustres princesses furent parties, Tom se tourna vers lord Saint-John et dit avec lassitude :

— Vos Seigneuries voudront bien m’accorder la permission de m’en aller dans un coin pour me reposer.

— C’est à Votre Altesse de commander, répondit lord Hertford, à nous d’obéir. Votre désir de prendre du repos est d’autant plus légitime que Votre Altesse doit aujourd’hui se rendre à la Cité.

Il donna un coup de sonnette. Un page apparut et reçut l’ordre de mander sir William Herbert. Ce gentilhomme se présenta aussitôt et conduisit Tom dans un autre appartement.

Le premier mouvement de Tom fut d’étendre la main pour se verser de l’eau. Mais un serviteur habillé de velours et de soie le prévint, mit un genou en terre et lui présenta la coupe sur un plateau en or massif.

Tom la vida et s’assit. Il voulut tirer ses brodequins : un autre serviteur, également vêtu de velours et de soie, s’agenouilla à ses pieds pour l’en empêcher. Deux ou trois fois il essaya de se déchausser lui-même. Peine inutile : le serviteur devançait chacune de ses intentions. À la fin il se laissa faire et, poussant un soupir de résignation, il murmura :

— Si ça continue, ils vont m’offrir de respirer pour moi !

On lui avait mis des pantoufles, on l’avait enveloppé dans une superbe robe de chambre, et on l’avait couché. Il ne dormit pas. Il avait la tête trop pleine de pensées, et la chambre était d’ailleurs trop pleine de gens ; il ne pouvait chasser les unes qui s’obstinaient à envahir son cerveau ; il ne savait comment renvoyer les autres qui s’obstinaient, eux aussi, à l’obséder, à son grand dépit et au leur.

Après le départ de Tom, les deux lords étaient restés seuls. Ils s’interrogèrent quelque temps du regard, hochant la tête et arpentant le parquet ; puis lord Saint-John demanda :

— Franchement, que pensez-vous de tout ceci ?

— Hem ! hem ! Le roi n’en a plus pour longtemps ; mon neveu est fou, il sera fou quand il montera sur le trône et restera fou. Dieu protège l’Angleterre ; elle en aura bien besoin !

— Vraiment, sont-ce là vos prévisions ?… Mais… ne vous trompez-vous point sur… sur…

Lord Saint-John balbutia, hésita, et finit par prendre le parti de se taire. Il se sentait évidemment sur un terrain délicat. Lord Hertford fit un pas vers lui, le regarda dans le blanc des yeux, puis d’une voix brève :

— Parlez vite, dit-il, personne ne peut nous entendre ici. Vous dites que je me trompe…

— J’ai certainement une grande répugnance à prononcer la parole que j’ai sur les lèvres, et cela devant vous, mylord, qui êtes si proche parent de Son Altesse Royale. Mais je vous supplie de me pardonner mon langage s’il pouvait vous offenser. Ne vous semble-t-il point étrange, mylord, que sa maladie ait pu changer si complètement sa tournure et ses manières, non que cette tournure et ces manières aient cessé d’être celles d’un prince ; mais elles sont, — sur des riens, il est vrai, — si différentes de celles que nous avions coutume d’admirer en lui ! Ne vous semble-t-il point étrange que sa folie ait effacé de sa mémoire jusqu’aux traits mêmes de son père, lui ait fait oublier les devoirs et les hommages auxquels il a droit de la part de ceux qui l’entourent, et, tout en lui laissant la connaissance du latin, lui ait ôté toute notion du grec et du français ! Mylord, excusez-moi, mais l’incertitude, le doute… Ah, je vous serais bien reconnaissant de m’exprimer toute votre pensée. N’a-t-il pas dit qu’il n’est pas le prince ; si…

— Prenez garde, mylord, vous commettez un crime de haute trahison. Vous oubliez les ordres du Roi. Vous me rendez votre complice en m’obligeant à vous écouter.

Lord Saint-John pâlit.

— C’est vrai, dit-il vivement, je me suis laissé prendre en flagrant délit, je l’avoue. Mais ne me livrez point, je vous en supplie ; que Votre Seigneurie me fasse grâce : je jure de ne plus parler de ceci, de n’y plus penser. Votre Seigneurie tient ma vie en son pouvoir, un mot d’Elle peut me perdre.

— Tranquillisez-vous, mylord. Votre sincère repentir vous donne droit au pardon. Si vous ne retombez point dans une faute aussi grave, ici ou ailleurs, j’oublierai ce que je viens d’entendre. Mais bannissez vos soupçons criminels. Le prince est fils de ma sœur ; sa voix, sa physionomie ne me sont-elles point connues depuis sa naissance ? Vous vous demandez si la folie peut produire les terribles effets dont vous êtes témoin. Pourquoi pas ? Avez-vous oublié que le vieux baron Marley, devenu fou, ne se reconnaissait plus lui-même après soixante ans d’existence et se prenait pour un autre, qu’il se disait le fils de Marie-Madeleine, soutenait qu’il avait une tête en verre et ne souffrait point qu’on y touchât, de peur qu’un maladroit ne la lui cassât ? Chassez donc ces pensées coupables, mon cher lord. Le prince qui vient de sortir d’ici est bien le vrai prince ; qui le connaît mieux que moi ? Il sera bientôt notre maître. Souvenez-vous-en, mylord, et craignez que vos folles suppositions, si vous y persistiez jamais, ne tournent contre vous.

Lord Saint-John se répandit en protestations : il s’était manifestement laissé égarer par les apparences ; mais sa conviction était maintenant raffermie ; il croyait sincèrement, franchement, fermement à l’identité du prince. Lord Hertford, ému de son trouble, le rassura, lui promit le silence le plus absolu, et le congédia amicalement.

Alors l’oncle du prince s’abîma lui-même dans de profondes réflexions. Plus il pensait, plus il était anxieux. Les mains derrière le dos, la tête baissée, il arpentait le parquet.

— Saint-John est insensé, murmura-t-il en se parlant à lui-même. Il n’est pas possible qu’il ne soit pas le prince. Comment ! Il y aurait dans un même pays, dans une même ville, deux enfants du même âge, aussi exactement ressemblants, aussi égaux l’un à l’autre en toutes choses, plus égaux même que ne le seraient deux jumeaux ! Et en supposant qu’il en pût être ainsi, par quel miracle l’un d’eux aurait-il pris la place de l’autre, ici, dans ce palais, en plein jour, sous nos yeux ? Non, non, cela n’est pas, cela ne saurait être. Saint-John est insensé, halluciné !

Il s’était arrêté un moment et demeurait absorbé.

— Admettons, reprit-il, que nous ayons affaire à un imposteur, qu’il ait pris habilement le nom et les qualités du prince, cela s’est vu après tout, cela serait naturel, cela se comprendrait à la rigueur. Mais a-t-on jamais vu un imposteur qui, déclaré prince par le roi, déclaré prince par la cour, déclaré prince par tout le monde, soit venu dire : Non ! je ne suis pas le prince, et ai refusé de recevoir le serment d’allégeance ? Non ! par l’âme de saint Swithin, non ! Cela n’est pas possible ! Il est le prince, le vrai prince, mais, hélas ! il est fou !