Le Pirate (Montémont)/Chapitre VI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 66-76).

CHAPITRE VI.

la magicienne.


Si, par votre art, vous ayez mis l’Océan terrible en celle fureur, apaisez-le.
Shakspeare. La Tempête.


L’ouragan s’était un peu apaisé à l’instant même où Norna arrivait ; car il aurait été impossible de marcher quand il était dans toute sa furie. Mais à peine s’était-elle jointe d’une manière si inattendue à la société que le hasard avait réunie dans la maison de Triptolème Yellowley, que la tempête reprit soudain sa première violence, se déchaîna autour de l’habitation avec une véhémence telle, que les gens qui s’y trouvaient devinrent insensibles à tout, sinon à la crainte de voir l’antique demeure crouler sur leurs têtes. Miss Baby exhalait ses craintes en longues exclamations. « Le Seigneur nous protège !… C’est à coup sûr notre heure dernière… Quel diable de pays, avec ses mendiants et ses vagabonds ! Et vous, vieux fou, » ajoutait-elle en se tournant vers son frère, car jamais ses discours en pareil cas n’étaient exempts d’aigreur, « à quoi bon quitter l’excellente terre des Mearns pour venir ici, où toutes les maisons sont pleines de pauvres effrontés et d’aventurières, où dehors le ciel est toujours en furie ? — Je vous dis, soeur Baby, » répliqua l’agriculteur outragé, « que tout se perfectionnera, tout s’amendera, excepté, » ajouta t-il entre ses dents, « l’humeur intraitable d’une vieille fille qui peut ajouter à la fureur de l’ouragan. »

Cependant la vieille domestique et le colporteur s’épuisaient en supplications aux genoux de Norna ; et comme ils ne parlaient que la langue norse, le maître de la maison n’y comprenait rien.

Elle les écouta d’un air hautain et calme, puis elle répliqua enfin à haute voix et en anglais : « Non ! Et si cette maison n’est plus demain qu’un monceau de ruines, qu’importe ? En quoi le monde a-t-il besoin de l’homme aux sots projets et de la femelle sordide qui l’habitent ? Ils ont voulu venir réformer les usages de nos îles, qu’ils voient si les tempêtes des Shetland sont de leur goût… Vous qui ne voulez point périr, sortez de cette maison ! »

Le jagger saisit son léger ballot et se hâta de l’attacher sur son dos ; la vieille servante jeta son manteau sur ses épaules, et tous deux semblèrent prêts à sortir.

Triptolème Yellowley, quelque peu alarmé par ces préparatifs, demanda à Mordaunt, d’une voix que la crainte faisait trembler, « s’il croyait qu’il y eût réellement un danger véritable. — Je ne sais, répondit le jeune homme ; j’ai rarement vu une pareille tempête. Norna peut mieux nous dire que personne quand elle s’apaisera ; car personne dans ces îles ne se connaît mieux au temps. — Est-ce, à ton avis, tout ce que Norna peut faire ? demanda la sibylle ; tu apprendras que sa puissance n’est pas bornée à un si petit espace. Écoute-moi, Mordaunt, enfant d’une terre étrangère, mais dont le cœur est bon… vas-tu quitter cette maison condamnée avec ceux qui se préparent à en sortir ? — Non, je n’en sortirai point, Norna : j’ignore pourquoi vous désirez que je m’éloigne, mais je ne quitterai pas, malgré vos sinistres menaces, la maison où j’ai été cordialement accueilli durant une tempête comme celle-ci. Si les propriétaires ne sont pas accoutumés à donner comme nous une hospitalité sans bornes, je ne leur en suis que plus obligé pour avoir manqué à leurs usages en ma faveur, et m’avoir ouvert leur porte. — C’est là un brave garçon, » dit mistress Baby, dont les idées superstitieuses avaient été éveillées par les menaces de la prétendue sorcière, et qui, malgré son caractère violent, petit et égoïste, avait quelques étincelles de sentiments plus élevés qui la faisaient sympathiser aux généreuses dispositions, quoiqu’elle trouvât trop coûteux de les entretenir à ses frais ; « c’est là un brave garçon, répéta-t-elle, et digne de dix oies, si j’avais pu les lui faire bouillir ou rôtir. Je parierais qu’il est fils d’un gentilhomme et non d’un vilain. — Écoutez-moi, jeune Mordaunt, reprit Norna, et quittez cette maison. Le destin a de hautes vues sur vous… Vous ne resterez pas dans ce taudis pour être broyé parmi ses indignes ruines, avec les restes de ses indignes habitants ; créatures dont la vie importe aussi peu au monde que la végétation de la mousse qui croît à présent sur leur toit de chaume, et qui sera bientôt pilée avec leurs membres déchirés. — Je… je… je… vais partir, » dit Yellowley, qui, en dépit de ses prétentions à la science et à la sagesse, commençait à redouter le dénoûment de cette aventure ; car la maison était vieille, et les murs craquaient effroyablement à chaque coup de vent.

« Et pourquoi ? lui demanda sa sœur ; je n’imagine pas que le prince des puissances de l’air ait assez de pouvoir sur les êtres qui sont créés à l’image de Dieu pour qu’une bonne maison tombe sur nos têtes, parce qu’une méchante babillarde… » ici elle lança un regard furieux à la pythonisse… « est venue nous assourdir de ses clameurs, comme si nous étions autant de chiens obligés de ramper sous ses ordres. — Je désirais seulement, » dit Triptolème, honteux de son mouvement, « voir le champ d’orge qui doit avoir bien souffert de l’orage ; mais si cette honnête femme consent à rester avec nous, je pense que nous ferions mieux de nous asseoir tous en bonne intelligence, et d’attendre que le beau temps revienne. — Honnête femme ! répéta Baby… voleuse de profession, bien plutôt… » Puis, s’adressant directement à Norna : « Méchante créature, vieille folle que tu es, dit-elle, sors d’une honnête maison, ou honte à moi si je ne te brise point le crâne ! »

Norna lui répondit par un regard de profond mépris ; puis s’approchant de la croisée elle parut sérieusement occupée à considérer le ciel, tandis que la vieille domestique, Tronda, tirant sa maîtresse à l’écart, la suppliait, par tout ce qui est cher à un homme ou à une femme, de ne point provoquer Norna de Fitful-Head. « Vous n’avez pas sa pareille en Écosse… elle peut voyager sur un de ces nuages aussi commodément qu’on monte un bidet. — Je vivrai pour la voir galoper sur la fumée d’un bon tonneau de goudron, répliqua mistress Baby ; et ce sera un doux palefroi qui lui conviendra à merveille. »

Norna lança un nouveau coup d’œil sur l’enragée mistress Baby Yellowley, avec cet air de mépris imperturbable que son visage savait si bien exprimer ; et s’avançant vers la fenêtre qui regardait le nord-ouest, car c’était de ce côté que semblait alors gronder la tempête, elle resta quelque temps les bras croisés, contemplant le ciel couleur de plomb, obscurci par les tourbillons épais qui, jouets de l’ouragan, laissaient de courts et terribles moments d’attente entre chacun de leurs éclats.

Norna regardait ce spectacle comme si la lutte des éléments lui était familière, et la sombre sérénité de ses traits commandait la crainte en même temps que le respect. Son air était celui qu’on peut supposer à un cabaliste qui contemple l’esprit qu’il vient d’évoquer, esprit dont la vue, bien même qu’il sache comment le soumettre à son enchantement, fait encore frissonner sa chair et glacer son sang. Les autres spectateurs se tenaient dans différentes attitudes qui exprimaient leurs sensations diverses. Mordaunt, sans être indifférent au péril qui les menaçait, était plus curieux qu’alarmé. Il avait ouï parler du pouvoir de Norna sur les éléments, et cette fois il attendait l’occasion de juger par lui-même de sa réalité. Triptolème paraissait abattu beaucoup plus qu’il ne convenait à un philosophe ; et s’il faut avouer la vérité, le digne agriculteur était plus effrayé que curieux. Barbara n’était pas exempte de curiosité ; mais il était difficile de dire si c’était l’impatience ou la peur qui dominait dans ses yeux vifs et ses lèvres serrées. Le colporteur et la vieille Tronda, persuadés que la maison ne tomberait pas tant que la redoutable Norna y serait à l’abri, se tenaient prêts à partir au moindre mouvement qu’elle ferait pour s’éloigner.

Après avoir regardé quelque temps le ciel dans une attitude immobile et avec le plus profond silence, Norna, d’un geste lent et majestueux, étendit son bâton de chêne noir vers la partie de la plaine céleste d’où le vent soufflait avec plus de furie, et, au milieu de ce vacarme, chanta une invocation norwégienne encore fameuse dans l’île d’Uist sous le nom de Chant de la Reim-Kennar, quoiqu’on l’appelle parfois le Chant de la Tempête. Nous n’en pouvons donner qu’une imitation libre, car il est impossible de rendre littéralement un grand nombre de tournures elliptiques et d’expressions métaphoriques propres à l’ancienne poésie du Nord :

I[1].
Aigle farouche des contrées lointaines du nord-ouest,
Toi qui portes la foudre dans tes serres,
Toi dont les ailes en se déployant émeuvent l’Océan jusqu’à le rendre insensé,
Toi le destructeur de troupeaux, toi le briseur de navires,
Toi le renverseur de tours !
Parmi les cris de la rage,
Parmi le bruissement de ton vol rapide,
Quoique ton cri soit terrible comme le cri d’une nation qui succombe,
Quoique le bruissement de ton vol soit pareil au mugissement des vagues,
Entends néanmoins, dans ta rage et dans ta vitesse,
Entends la voix de la Reim-Kennar[2].
II.
Tu as rencontré les pins de Drontheim ;
Et leurs têtes d’un vert sombre gisent auprès de leurs troncs déracinés.
Tu as rencontré le chevalier de l’Océan,
Le vaste et solide navire du corsaire intrépide ;
Et il a prosterné devant toi le pavillon
Qu’il n’aurait pas baissé pour une flotte royale.
Tu as rencontré la tour qui élève son front parmi les nuages,
La tour massive et crénelée des Jarls des anciens jours ;
Et la clef de voûte de son donjon
Est maintenant couchée sur l’âtre hospitalier,
Mais il faut bien que tu t’arrêtes, tyran orgueilleux des nuages,
Quand tu entends la voix de la Reim-Kennar.
III.
Il est des vers capables d’arrêter le cerf dans la forêt,
Même quand le hunier moucheté de noir a découvert sa trace.
Il est des vers capables de contraindre l’épervier sauvage à suspendre son vol,
Comme un faucon portant le chaperon et la laisse,
Et habitué au sifflet aigu du chasseur.
Et toi qui te ris des clameurs du matelot submergé,
Et du fracas de la forêt en débris,
Et des gémissemens de la foule écrasée
Dans le temple qui s’écroule à l’heure de la prière,
Il est des paroles auxquelles tu dois aussi obéir
Quand elles sont chantées par la voix de la Reim-Kennar.
IV.
Assez de désastres ont été causés par toi sur l’Océan :
La veuve, sur le rivage, tend vers le ciel ses mains jointes.
Assez de désastres ont été causés par toi sur la terre :
Le laboureur se croise les bras de désespoir.
Cesse donc le mouvement de tes ailes ;
Laisse reposer l’Océan dans sa sombre puissance ;
Cesse les éclairs de tes yeux ;
Laisse reposer la foudre dans l’arsenal d’Odin.
Arrête-toi, je te l’ordonne, toi qui promènes ton aveugle fureur dans
les cieux du nord-ouest.
Dors à la voix de Norna, à la voix de la Reim-Kennar.

Nous avons dit que Mordaunt était naturellement passionné pour la poésie et pour les situations extraordinaires : on ne trouvera donc pas étonnant qu’il écoutât avec intérêt l’appel sauvage ainsi fait au terrible vent qui souffle sur l’univers, du ton d’un enthousiasme si intrépide. Mais quoiqu’il eût si souvent entendu parler dans le pays des chants runiques et des sortilèges du Nord, il ne fut pas en cette occasion assez crédule pour croire que la tempête qui avait grondé depuis le matin, et qui commençait à se calmer, était vaincue par le charme des vers de Norna. Une chose certaine, c’est que la tourmente semblait se ralentir et que le péril dont elle menaçait était déjà passé. Mais il n’était pas improbable que cette issue eût été prévue par la pythonisse d’après certains signes imperceptibles pour ceux qui n’avaient pas demeuré long-temps dans le pays, ni accordé aux phénomènes météorologiques l’attention d’un fin et subtil observateur. Il ne doutait point de l’expérience de Norna, et c’était un moyen très simple d’expliquer ce qui paraissait surnaturel dans sa conduite. Mais pourtant cette noble physionomie à demi cachée par ses cheveux épars, l’air de majesté avec lequel, d’un ton de menace et de commandement, cette femme parlait aux esprits invisibles de la tempête, donnaient à Mordaunt une violente envie de croire à l’empire de l’art occulte sur les puissances de la nature ; car si jamais une femme eût pu posséder une telle autorité sur les lois ordinaires de l’univers, Norna de Fitful-Head, à en juger par son port, ses traits et sa physionomie, était née pour jouer ce grand rôle.

Le reste de la compagnie ne balança point tant à se laisser convaincre. Tronda et le colporteur n’avaient besoin d’aucune conviction ; ils croyaient dès long-temps à l’étendue sans bornes de l’empire de Norna sur les éléments. Mais Triptolème et sa sœur se lancèrent l’un à l’autre des œillades d’étonnement et de crainte, surtout quand le vent commença à se ralentir d’une manière sensible, comme on pouvait surtout s’en apercevoir dans les intervalles que Norna mettait entre les strophes de son chant magique. Un long silence succéda à la dernière strophe, jusqu’à ce que Norna se remît à chanter, mais sur un autre air et d’un ton plus doux :

Aigle des eaux lointaines du nord-ouest,
Tu as entendu la voix de la Reim-Kennar ;
À son ordre tu as replié les voiles immenses,
Et les a rassemblées paisibles le long de tes flancs.
Que ma bénédiction t’accompagne dans ta retraite,
Quand tu descends de ton poste sublime !
Calme soit ton sommeil dans les cavernes inconnues de l’Océan,
Repose jusqu’à ce que le destin t’éveille de nouveau :
Aigle du nord-ouest, tu as entendu la voix de la Reim-Kennar.

« Jolie chanson, que celle qui pourrait empêcher le grain de se coucher avant la récolte ! » murmura le cultivateur à sa sœur ; « il faut lui parler respectueusement, Baby… Elle voudra bien, peut-être, nous confier son secret pour une centaine de livres écossaises. — Une centaine de têtes de niais, répliqua Baby… Proposez-lui cinq marcs d’argent comptant ; je n’ai jamais ouï parler de sorcière qui ne fût pauvre comme Job. »

Norna se retourna vers eux, comme si elle eût deviné leurs pensées ; peut-être les connaissait-elle en effet. Elle passa devant le frère et la sœur en leur jetant un regard du plus souverain mépris, et s’approchant de la table sur laquelle les préparatifs du repas frugal de mistress Barbara étaient déjà faits, elle versa dans une petite tasse de bois un peu de bland, breuvage légèrement acide, fait avec la partie séreuse du lait, et qui était renfermé dans une grande cruche de terre. Elle rompit une seule bouchée de pain d’orge, et, après avoir bu et mangé, elle revint vers ses hôtes incivils. « Je ne vous remercie pas, dit-elle, de cette nourriture, car je n’ai pas été la bienvenue à votre table ; et les remercîments donnés à l’avare sont comme la rosée du ciel sur les rocs de Foulah, où elle ne peut rien rafraîchir par son influence. Je ne vous remercie pas, répéta-t-elle ; je vous paye d’un métal que vous estimez plus que la reconnaissance de tous les habitants d’Hialtland. Ne dites pas que Norna de Fitful-Head a mangé de votre pain et bu dans votre verre, et qu’elle vous a laissés en peine pour la dépense qu’elle a causée dans votre maison. » En parlant ainsi, elle déposa sur la table une petite pièce de monnaie fort antique, portant l’effigie grossière et presque effacée de quelque ancien roi du Nord.

Triptolème et sa sœur se récrièrent avec véhémence contre cette libéralité ; le premier protestant que sa maison n’était pas une auberge, et l’autre s’écriant : « Cette vagabonde est-elle folle ? Avez-vous jamais ouï dire que dans la noble famille de Clinkscale on ait donné à manger pour de l’argent ? — Ou par charité, murmura son frère ; n’oubliez pas cela, ma sœur. — Qu’avez-vous donc à grommeler, vieux coucou ? » s’écria son aimable sœur, qui soupçonnait le sens de ces murmures ; « rendez à la dame sa bonne pièce, et contentez-vous de la voir décamper d’ici… Ce sera de l’ardoise demain, sinon quelque chose de pis. »

L’honnête intendant prit la pièce pour la rendre ; mais il ne put modérer son étonnement lorsqu’il en aperçut l’empreinte, et sa main tremblait en la présentant à sa sœur.

« Oui, » reprit la pythonisse, comme si elle avait lu les pensées du couple stupéfait, « vous avez déjà vu ce coin… Veillez à en faire bon usage ! il ne profite pas dans une main avare et sordide… Il fut gagné à travers d’honorables périls, et doit être dépensé avec une honorable libéralité. Le trésor qui gît sous le foyer chaud portera un jour, comme le talent caché, témoignage contre son avare possesseur. »

Le sens obscur de ces derniers mots sembla porter au comble l’alarme et l’étonnement de mistress Baby et de son frère. Celui-ci murmura quelques paroles d’invitation à Norna pour qu’elle consentît à passer la nuit avec eux, ou du moins partageât le dîner. C’était la première fois qu’il donnait ce nom au repas. Mais, apercevant la nombreuse compagnie et se rappelant le modeste contenu de la marmite, il corrigea sa phrase, et espéra qu’elle voudrait bien prendre part à la collation, qui serait sur table en moins de temps qu’il n’en fallait pour dételer une charrue.

« Je ne mange pas ici… je ne couche pas ici, répondit Norna… Non ; et je vais vous débarrasser non seulement de ma propre présence, mais encore renvoyer vos hôtes mal venus…. Mordaunt, » ajouta-t-elle en s’adressant au jeune Mertoun, « l’heure noire est passée, et votre père vous attend ce soir. — Allez-vous dans cette direction ? demanda Mordaunt ; je vais seulement manger un morceau, bonne mère, et je vous aiderai de mon bras pendant la route ; les ruisseaux doivent être débordée et le voyage périlleux. — Nous n’allons pas du même côté, répondit la sibylle, et Norna n’a pas besoin d’un bras mortel qui la soutienne dans sa route. Je suis appelée bien loin dans l’est par des personnes qui sauront bien aplanir mon chemin. Pour toi, Bryce Snailsfoot, » continua-t-elle en parlant au colporteur, « fais halte vers le Sumburgh… Le robst te produira une jolie moisson qui vaudra bien la peine d’être récoltée. Beaucoup d’excellentes marchandises y viendront sous peu chercher un nouveau possesseur ; car le soigneux pilote dormira trop profondément dans l’abîme pour s’inquiéter si les ballots et les sacs viennent frapper sur les côtes. — Non, non, bonne mère, répondit Snailsfoot, je ne demande la mort de personne pour mon profit particulier, et suis très reconnaissant à la Providence des succès qu’elle accorde à mon petit commerce. Mais à coup sûr la ruine d’un homme fait la fortune d’un autre ; et comme ces tempêtes détruisent certains biens sur la terre, il est juste qu’elles nous envoient certains dons par mer. Je prends donc la liberté, comme vous-même, bonne mère, d’avaler une bouchée de pain d’orge et une gorgée de bland, et je vous souhaite le bonjour ; je vous remercie, vous, ce bon monsieur et madame, puis je dirige ma route sur Jarlshof, suivant votre conseil. — Oui, reprit la pythonisse, où il y a meurtre les aigles se rassemblent ; et à l’endroit de la côte où échoue le vaisseau, le colporteur est aussi affairé à ramasser des débris que le requin à se gorger de cadavres. »

Cette réprimande, si c’en était une, semblait au dessus de la compréhension du marchand ambulant, qui, tout entier au gain, prit sa valise et l’aune qui lui servait en même temps de canne, et demanda à Mordaunt, avec la familiarité permise dans un pays encore sauvage, s’il ne lui tiendrait pas compagnie en chemin.

« Il faut d’abord que je dîne avec M. Yellowley et mistress Baby, répondit le jeune homme, et je partirai dans une demi-heure. — Alors je mangerai mon morceau sur le pouce, » dit le colporteur. En conséquence il murmura une bénédiction, et, sans plus de cérémonie, il s’empara de ce qui parut les deux tiers d’un pain aux yeux sordides de mistress Baby, donna un rude assaut à la cruche de bland, saisit une poignée de petits poissons appelés sillocks, que la servante venait de placer sur la table, et quitta l’appartement sans plus d’embarras.

« Sur ma parole, » s’écria mistress Baby ainsi dépouillée, « c’est une soif et une faim de chaland, comme on dit. Si les lois contre le vagabondage ne sont pas mieux exécutées…. Ce n’est pas que je veuille fermer ma porte à d’honnêtes gens, » dit-elle en jetant un coup d’œil sur Mordaunt, surtout par un temps de jugement dernier. Mais je m’aperçois que l’oie est cuite ; la pauvre bête ! »

Elle prononça ces mots d’un ton d’affection pour l’oie fumée ; et en effet, l’animal, après avoir été bien long-temps l’hôte inanimé du foyer, lui semblait plus intéressant dans cet état que quand il criait au milieu des nuages. Mordaunt sourit et prit un siège, puis se tourna pour voir Norna ; mais elle avait disparu de la chambre pendant la discussion avec le colporteur.

« Je suis charmée qu’elle soit partie, la méchante drôlesse, dit mistress Baby, quoiqu’elle nous ait laissé cette pièce d’argent à notre honte éternelle. — Chut ! mistress, pour l’amour du ciel, s’écria Tonda Dronsdaughter ; qui sait où elle peut être en ce moment ?… Nous ne sommes pas sûrs qu’elle ne puisse nous entendre, quoique nous ne la puissions voir. »

Mistress Baby promena avec effroi ses yeux autour d’elle, puis se remettant soudain, car elle était naturellement courageuse aussi bien que violente, elle dit : « Je l’ai bravée en face, et je la brave encore, qu’elle me voie ou m’entende, qu’elle soit près ou loin, ici ou là-bas… Et vous, imbécile, » dit-elle au pauvre Yellowley, « que restez-vous là à regarder ?… Vous, un savant de Saint-André, vous qui avez étudié les livres et les humanités latines, comme vous dites, vous avez peur des caquetages d’une vieille folle ! Récitez votre bénédicité de collège, homme, et fût-elle sorcière, nous mangerons notre dîner en nous moquant d’elle. Quant à sa pièce d’argent, il ne sera jamais dit que j’aie empoché sa monnaie ; je la donnerai à quelque malheureux… c’est-à-dire, je la léguerai à ma mort ; et jusque-là je la garderai comme argent de tirelire… Ce n’est pas, j’espère, dépenser son argent que d’en user ainsi. Dites donc votre bénédicité, Tolème, et mettons-nous vite à boire et à manger. — Vous feriez bien mieux de dire un oremus à saint Ronald, et de jeter une pièce de six pences par dessus votre épaule gauche, mon maître, interrompit Tronda. — Pour que vous la ramassiez, voleuse, » reprit l’implacable mistress Baby. « Il se passera du temps avant qu’une pareille pièce vous vienne en main, ou alors vous la gagnerez autrement… À table, Triptolème, et ne pensons plus aux menaces d’une femme folle. — Folle ou sensée, » répliqua Yellowley, tout-à-fait abattu, « elle en sait plus que je ne le voudrais. C’est effrayant de voir un pareil vent tomber à la voix d’un être de chair et de sang comme nous… et puis ce qui a rapport au foyer… Je ne puis m’empêcher de penser… — Si vous ne pouvez vous empêcher de penser, » interrompit mistress Baby, d’un ton très aigre, « au moins, vous pouvez retenir votre langue. »

L’agriculteur ne répliqua mot, mais attaqua son modeste festin, et en fit les honneurs avec une cordialité surprenante à son nouvel hôte, le premier qui fût arrivé, et le dernier qui les quitta. Les sillocks eurent bientôt disparu, et l’oie enfumée avec son accommodement les remplaça si fort à propos que Tronda, à qui le droit de sucer les os appartenait d’ordinaire, trouva son ouvrage fait, ou presque fait. Après le dîner, l’hôte alla chercher sa bouteille d’eau-de-vie ; mais Mordaunt, dont les habitudes étaient en général presque aussi sobres que celles de son père, n’usa que très faiblement de ce luxe extraordinaire d’hospitalité.

Durant le repas, ils en apprirent tant du jeune Mordaunt et de son père, que Baby elle-même voulut l’empêcher de reprendre ses habits mouillés, et le pressa, au risque d’un souper coûteux qu’il aurait fallu ajouter aux dépenses du jour, de rester avec eux jusqu’au lendemain matin. Mais ce qu’avait dit Norna fit désirer au jeune homme de rentrer chez lui, et malgré l’agrandissement qu’on avait fait en sa faveur à l’hospitalité de Stourburgh, cette maison ne présentait pas assez d’agréments pour l’engager à y rester plus long-temps. Il accepta donc le prêt des habits du facteur, promit de les rendre et d’envoyer chercher les siens, et prit civilement congé de son hôte et de mistress Baby. Celle-ci, tout en regrettant la perte de son oie, ne put s’empêcher de penser que, puisque le sacrifice en était fait, il valait mieux que la bête eût été mangée dans la compagnie d’un jeune homme si bien fait et si aimable.



  1. Walter Scott a traduit le chant norwégien, non point en vers, mais en donnant pour chaque vers norse une ligne de prose anglaise. Le traducteur français ne pouvait que reproduire scrupuleusement la forme adoptée par Walter Scott.
  2. Celle qui connaît les paroles, les rimes magiques.