Le Pirate (Montémont)/Chapitre VII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 76-94).

CHAPITRE VII.

la promenade.


Il ne fait pas sa besogne à demi, cet enragé d’Océan ; avalant ceux qu’il étrangle, son vaste estomac offre à la fois aux marins dont il fait son affaire, et mort et sépulture.
Ancienne Comédie.


Il y avait dix grands milles d’Écosse entre Stourburgh et Jarlshof ; et quoique notre piéton n’eût pas à surmonter les obstacles qui arrêtèrent en route Tam O Shanter[1] (car dans un pays où il n’y a ni haies ni enclos de pierre, il ne peut y avoir ni trous aux murs ni barrières), cependant le nombre et la nature des eaux et marais qu’il eut à traverser en chemin suffisaient amplement à mettre le compte en balance, et à rendre son voyage aussi fatigant, aussi périlleux que la fameuse retraite d’Ayr. Néanmoins, ni sorcier ni magicienne n’arrêtèrent Mordaunt dans sa route. Les jours rallongeaient déjà beaucoup, et il arriva sain et sauf à Jarlshof sur les onze heures du soir. Tout était tranquille et noir autour de la maison, et ce ne fut qu’après avoir sifflé deux ou trois fois sous la fenêtre de Swertha qu’elle répondit au signal.

Au premier coup, Swertha commença un agréable rêve sur un jeune pêcheur-baleinier qui avait coutume de faire entendre, il y avait une quarantaine d’années, un semblable signal sous la croisée de sa hutte ; au second coup, elle s’éveilla pour se rappeler que Johnnie Fea dormait profondément sous les ondes glaciales du Groënland, depuis plus d’une année, et qu’elle était ménagère de M. Mertoun à Jarlshof ; au troisième, elle se leva et ouvrit la fenêtre.

« Qui vient à une pareille heure de la nuit ? — C’est moi, répondit le jeune homme. — Et pourquoi n’entrez-vous pas ? La porte n’est fermée qu’au loquet ; il y a dans la cuisine une tourbe qui brûle, et des allumettes dans la cheminée… vous pouvez allumer votre chandelle. — Il suffit, répliqua Mordaunt ; mais je voudrais savoir comment va mon père. — Absolument comme à l’ordinaire, le pauvre homme !… et vous demandant toujours, monsieur Mordaunt. Vous allez loin dans vos promenades, et vous revenez tard, mon jeune maître. — L’heure noire est donc passée, Swertha ? — Oui vraiment, monsieur Mordaunt ; et votre père est d’assez bonne humeur pour lui, le pauvre homme ! je lui ai parlé deux fois hier, sans qu’il m’eût adressé la parole ; la première fois il m’a répondu aussi civilement que possible ; mais la seconde, il m’a dit de ne pas l’importuner ; et puis, pensai-je, le nombre trois porte bonheur, je lui parlai donc encore pour essayer. Mais il m’a appelée vieille diablesse de babillarde ; sans se fâcher le moins du monde, du reste. — Assez, assez, Swertha ; et maintenant descendez, et trouvez-moi quelque chose à manger, car je n’ai que pauvrement dîné. — Alors vous êtes allé chez les nouvelles gens de Stourburgh ; car il n’existe pas d’autre maison dans toutes les îles où l’on ne vous eût pas donné la meilleure part de ce qu’on avait de meilleur. Vous devez avoir vu Norna de Fitful-Head ? elle est allée à Stourburgh le matin, et est revenue à la ville cette nuit. — Revenue !… elle est donc ici ? Comment a-t-elle pu faire trois lieues et plus en si peu de temps ? — Et qui sait comment elle voyage ? Mais je lui ai entendu dire de mes propres oreilles au Rauzellaer, qu’elle se proposait ce jour-là d’aller à Burgh-Westra, pour parler à Minna Troil ; mais qu’elle avait vu à Stourburgh, c’est-à-dire à Harfra, car elle ne désigne jamais cette maison par un autre nom, des choses qui la ramenaient au village. Mais cherchez un peu, et vous trouverez abondamment de quoi souper : notre buffet n’est pas vide, et moins encore fermé, quoique mon maître soit étranger, et il délie aisément le cordon de son sac, comme dit le Rauzellaer. »

Mordaunt se dirigea donc vers la cuisine, où les soins empressés de Swertha lui eurent bientôt préparé un repas abondant, quoique simple, qui l’indemnisa de la maigre hospitalité de Stourburgh.

Le matin, quelques restes de fatigue firent rester le jeune Mertoun plus tard que de coutume au lit ; de sorte que, contrairement à son habitude, il trouva son père dans la pièce où ils mangeaient, et qui leur servait d’appartement commun. Le fils salua le père par une révérence muette, et attendit qu’il lui adressât la parole.

« Vous étiez absent hier, Mordaunt ? » demanda M. Mertoun. L’absence de Mordaunt avait duré une semaine et plus ; mais il avait souvent remarqué que son père ne paraissait jamais s’apercevoir du temps qui s’écoulait pendant qu’il était attaqué de ses vapeurs sombres ; le fils répondit affirmativement à la question qui lui était faite.

« Et vous étiez à Burgh-Westra, je pense ? continua le père. — Oui, monsieur, » répondit Mordaunt.

M. Mertoun père se tut pendant quelques minutes, et se promena dans la salle en gardant le silence avec un air de sombre réflexion, tel qu’il semblait prêt à retomber dans ses accès de tristesse. Se tournant soudain vers son fils, il lui dit pourtant d’un ton interrogatif : « Magnus Troil a deux filles… elles doivent être à présent de jeunes femmes, et passent pour fort jolies, n’est-ce pas ? — Oui généralement, monsieur, » répondit Mordaunt fort surpris d’entendre son père lui adresser la moindre question sur des individus d’un sexe qu’il prisait d’ordinaire si peu, surprise qui fut beaucoup augmentée par la demande suivante, faite aussi brusquement que la première :

« Laquelle trouvez-vous la plus jolie ? — Moi, mon père, » répliqua le fils avec étonnement mais sans embarras… « je ne suis pas un bon juge… je n’ai jamais examiné laquelle était absolument la plus jolie. Toutes deux sont de charmantes jeunes femmes. — Vous éludez ma question, Mordaunt ; peut-être ai-je quelque raison toute particulière pour souhaiter de bien connaître votre goût à ce sujet. Mon habitude n’est pas de dépenser des mots en pure perte. Je vous le demande une seconde fois, quelle est celle des filles de Magnus Troil qui vous semble la plus jolie ? — Vraiment, mon père, vous plaisantez sûrement en m’adressant une pareille question. — Jeune homme, répliqua Mertoun, avec des yeux qui commençaient à rouler et à étinceler d’impatience, « je ne plaisante jamais. Je désire une réponse à ma question. — Eh bien ! sur ma parole, monsieur, il n’est pas en mon pouvoir de décider entre les deux sœurs… Toutes deux sont charmantes, mais ne se ressemblent nullement. Minna a les cheveux noirs, et est plus grave que sa sœur… plus sérieuse, mais nullement sombre ni triste. — Ah ! vous avez gravement discuté ; et cette Minna, je suppose, vous plaît davantage ? — Non, monsieur : réellement, je ne puis lui donner la préférence sur sa sœur Brenda, qui est aussi gaie qu’un agneau dans une matinée de printemps… moins grande que sa sœur, mais si bien faite, si bonne danseuse… — Qu’elle est plus propre à amuser le jeune homme dont la demeure est triste, et le père taciturne, » interrompit Mertoun.

Rien dans la conduite de son père n’avait jamais tant surpris Mordaunt que l’obstination avec laquelle il semblait poursuivre un sujet d’une nature aussi étrangère au cours ordinaire de ses pensées et à ses habitudes de conversation. Il se contenta de répondre encore une fois que les deux jeunes femmes méritaient une grande admiration, mais qu’il n’avait jamais pensé à elles avec le désir de mettre l’une au dessous de sa sœur… que d’autres décideraient probablement entre elles, suivant qu’ils se trouveraient aimer davantage un caractère grave ou gai, un teint pâle ou animé ; mais qu’il ne pouvait voir aucune excellente qualité dans l’une, qui ne fût balancée par un attrait aussi aimable dans l’autre.

Il est possible que le calme même avec lequel Mordaunt donnait ces explications n’eût pas contenté son père ; mais Swertha, en ce moment, entra avec le déjeuner, et le jeune homme, bien qu’il eût soupé fort tard, entama les vivres avec un air qui convainquit Mertoun que son fils regardait cette occupation comme d’une plus grave importance que la conversation qu’ils venaient d’avoir ensemble, et qu’il n’avait rien à ajouter aux réponses explicatives qu’il avait déjà faites. Il se couvrit le front de sa main, et resta long-temps les yeux fixés sur Mordaunt, tandis que celui-ci ne songeait qu’à son repas du matin. Il n’y avait ni contrainte ni rien dans ses mouvements qui montrât qu’il s’aperçût qu’il était l’objet d’une si profonde méditation ; tout chez lui était franc, naturel et ouvert.

« Il a le cœur libre, murmurait Mertoun en lui-même… Si jeune, si aimable et si plein d’imagination, si beau et si attrayant de corps et de figure, c’est étrange qu’à son âge, et dans sa position, il ait pu éviter les filets qui enlacent tout le monde ! »

Quand le déjeuner fut fini, M. Mertoun père, au lieu de proposer à son fils, qui attendait ses ordres, de travailler, comme à l’ordinaire, à telle ou telle partie de ses études, prit son chapeau et sa canne, et pria Mordaunt de l’accompagner jusqu’au cap de Sumburgh, pour contempler l’Océan agité comme il devait encore l’être par la tempête du jour précédent. Mordaunt était à un âge où les jeunes gens sont toujours disposés à quitter des travaux sédentaires pour des exercices actifs ; il se leva avec allégresse pour se rendre à l’invitation de son père, et au bout de quelques minutes ils gravissaient ensemble la montagne qui, s’élevant du côté de la terre par une pente longue, rapide et couverte de gazon, descend soudain vers la mer, à partir du sommet, par un précipice roide et effrayant.

La journée était délicieuse ; il y avait juste assez d’agitation dans l’air pour balayer les petits nuages laineux qui étaient étendus sur l’horizon, et pour répandre sur le paysage, en les chassant de temps à autre sur le soleil, cette variété de lumière et d’ombre qui donne souvent à une scène immense et nue une espèce de charme qui rivalise avec les divers attraits d’un pays cultivé et planté. Mille teintes passagères de jour et d’ombre se jouaient sur une vaste étendue de marais, de rochers et d’îlots dont le cercle, à mesure qu’ils montaient de plus haut en plus haut, devenait de plus en plus large autour d’eux.

Mertoun s’arrêtait souvent pour contempler la scène qui l’entourait, et d’abord son fils supposa qu’il ne faisait halte que pour en savourer les beautés ; mais quand ils eurent gravi plus haut encore, il remarqua que son père respirait avec peine, que sa démarche était moins ferme et plus difficile, et acquit la certitude, avec une émotion de tristesse, que les forces de son père étaient épuisées pour le moment, et qu’il trouvait la montée plus rude et plus fatigante que de coutume. Voler à son côté et lui offrir en silence le secours de son bras, était un de ces actes de déférence que les jeunes gens doivent à tous les vieillards, aussi bien qu’un devoir de tendresse filiale ; Mertoun sembla d’abord le recevoir ainsi, car il usa, sans prononcer un mot, de l’assistance qu’on lui procurait par cette attention.

Mais ce fut seulement pendant deux ou trois minutes. Ils n’avaient pas fait ensemble une cinquantaine de pas qu’il repoussa Mordaunt loin de lui brusquement et même avec rudesse ; et comme si un souvenir soudain lui redonnait toute sa vigueur, il se mit à gravir la pente à grands pas et si rapidement, que Mordaunt, à son tour, fut obligé d’employer toutes ses forces pour le suivre. Il connaissait le caractère bizarre de son père ; il savait, d’après plusieurs légères circonstances, qu’il n’en était pas aimé, bien que M. Mertoun se donnât de la peine pour l’éducation du jeune homme, et qu’il parût n’avoir pas d’autre souci sur la terre que le soin de son fils. Mais la conviction ne lui en avait jamais été donnée d’une manière plus forte et plus évidente qu’en cette occasion où Mertoun rejetait avec une brusquerie impardonnable un secours que les vieillards acceptent avec empressement, même de jeunes gens avec lesquels ils sont peu liés, comme un tribut qu’il est aussi juste de payer que de recevoir. Mertoun cependant ne sembla point s’apercevoir de l’effet que sa boutade avait produit sur son fils. Il s’arrêta sur une espèce de terrasse unie où ils arrivaient et parla à Mordaunt avec un ton d’indifférence qui semblait quelque peu affecté.

« Puisque vous avez si peu de motifs, Mordaunt, pour rester dans ces lies sauvages, je suppose que parfois vous souhaitez de voir un peu plus le monde ? — Sur ma parole, mon père, je ne puis dire que j’aie jamais eu une telle pensée. — Et pourquoi non, jeune homme ? rien de plus naturel, je trouve, à votre âge. À votre âge le beau et varié spectacle de la Grande-Bretagne ne pouvait me satisfaire ; bien moins encore doit suffire un peu de tourbe et de mousse baigné de toutes parts par la mer. — Je n’ai jamais songé à quitter les îles Shetland, mon père. Je suis heureux ici, et j’y ai des amis. Et vous-même, monsieur, vous me regretteriez, à moins cependant… — Allons, vous ne me persuaderez pas, » dit le père un peu brusquement, « que vous restez ici, ou désirez y rester pour l’amour de moi ? — Et pourquoi pas, mon père, » répondit Mordaunt tranquillement ; « c’est mon devoir, et j’espère ne pas y avoir manqué jusqu’à présent. — Oh ! oui, votre devoir ! » répéta Mertoun sur le même ton… « votre devoir ! C’est aussi le devoir du chien de suivre le valet qui le nourrit. — Et ne le suit-il pas, monsieur ? — Oui, » répondit le père en détournant la tête ; « mais il ne cajole que ceux qui le caressent. — J’espère, monsieur, n’avoir jamais manqué d’attentions ? — N’en parlons plus… n’en parlons plus, » dit Mertoun brusquement. « Nous avons assez fait l’un pour l’autre… il faut que nous nous quittions avant peu… que ce motif nous console, si notre séparation a besoin de consolation. — Je me tiendrai prêt à obéir à tous vos désirs, » répliqua Mordaunt, peu fâché d’une perspective qui lui promettait l’occasion de faire plus ample connaissance avec le monde. « Je présume que votre plaisir sera que je commence mes voyages par une pêche à la baleine. — Une pêche à la baleine ! s’écria Mertoun ; belle manière en effet de voir le monde ! mais vous ne pouvez parler que de ce que vous avez appris. En voici assez pour le moment. Dites-moi où vous avez trouvé un asile pendant la tempête d’hier. — À Stourburgh, chez le cultivateur d’Écosse. — Ce pédant, ce capricieux, ce visionnaire, cet homme à projets… Et qui y avez-vous vu ? — Sa sœur et la vieille Norna du Fitful-Head, — Quoi ! la propriétaire de charmes tout-puissants ! » répliqua Mertoun avec un ris moqueur… « elle qui peut changer le vent en mettant son bonnet d’un côté, comme le roi Érick faisait en tournant son chapeau ! La dame fait de longs voyages : comment se porte-t-elle ? s’enrichit-elle à envoyer des vents favorables aux marins qui sont retenus au port ? — Je n’en sais réellement rien, monsieur, » répondit Mordaunt, que certains souvenirs empêchaient d’entrer librement dans l’humeur de son père.

« Vous trouvez le sujet trop sérieux pour en faire un texte de plaisanterie, ou peut-être trouvez-vous sa marchandise trop légère pour vous en inquiéter, » continua Mertoun sur le même ton de sarcasme, et c’était comme cela seulement qu’il approchait le plus de la gaîté ; « mais faites-y bien attention : chaque chose dans l’univers se vend et s’achète, et pourquoi pas les vents aussi, s’ils trouvent des acheteurs ? La terre rapporte depuis sa surface extrême jusqu’à ses mines les plus profondément enfouies ; le feu et les moyens de l’entretenir se vendent et s’achètent ; les misérables qui balayent l’Océan furieux avec leurs filets payent rançon pour le privilège de s’y noyer. À quel titre l’air serait-il exempt du commerce universel ? Au dessus, au dessous, autour de la terre, tout a son prix, ses marchands, ses chalands… en beaucoup de contrées les prêtres veulent vous vendre une place dans le ciel… en tout pays, on est disposé à échanger contre richesse, santé et paix de conscience, un large coin d’enfer : pourquoi Norna ne trafiquerait-elle pas à sa manière ? — Ma foi, je n’y vois pas d’obstacles, répondit Mordaunt ; seulement, je voudrais qu’elle livrât ses marchandises en moins grandes quantités. Hier elle vendait en gros, et quiconque a fait affaire avec elle a reçu plus que la valeur de son argent. — Cela est vrai, » dit le père ; et il s’arrêta au faîte du cap effrayant qu’ils avaient atteint, à l’endroit où le rocher plonge à pic dans le vaste Océan ; « cela est vrai, et les effets en sont encore visibles. »

La surface de ce haut promontoire est formée de cette pierre tendre et friable, qu’on nomme pierre à sablon, qui cède peu à peu à l’action de l’atmosphère, et se brise en larges blocs qui restent suspendus au sommet du précipice. Souvent détachés par la furie des tempêtes, ils tombent avec fracas dans l’Océan, qui frappe avec fureur le pied du roc. Nombre de ces lourdes masses gisent entassées au bas des rochers d’où elles sont descendues, et, autour de leurs flancs, les vagues écument et tournoient avec une violence particulière à ces parages.

À l’instant où Mertoun et son fils regardaient du haut du précipice, la vaste mer se ressentait encore de l’agitation produite par la tempête de la veille, tempête trop violente pour s’apaiser promptement. Les lames couraient se briser contre le cap avec un vacarme qui assourdissait l’oreille et éblouissait l’œil, menaçant d’une mort immédiate quiconque se trouverait sur leur passage. La vue de la nature dans sa magnificence, soit dans sa beauté, soit dans son horreur, a toujours un intérêt irrésistible, que l’habitude même ne peut que légèrement affaiblir. Le père et le fils s’assirent tous deux sur le faîte du rocher, pour contempler cette interminable guerre des flots.

Soudain Mordaunt, dont les yeux étaient plus subtils, et dont probablement l’attention était plus éveillée que celle de son père, se releva en criant : « Dieu du ciel ! il y a un vaisseau dans le Roost. »

Mertoun regarda vers le nord-ouest, et aperçut un objet entraîné par le terrible courant. « Ce vaisseau ne montre pas de voile, » observa-t-il ; et ayant examiné l’objet avec sa lorgnette, il ajouta : « Il est démâté, et ce n’est plus qu’une carcasse qui flotte sur les eaux. — Et il arrive vers le Sumburgh-Head, » reprit Mordaunt, frappé d’horreur, « sans avoir aucun moyen d’éviter ce cap. — Il ne fait aucune manœuvre ; il est probablement abandonné de l’équipage. — Dans une tempête comme celle d’hier, où les meilleurs marins n’auraient pu conduire même une barque découverte, tous doivent avoir péri. — C’est fort probable, » reprit le père avec un calme glacial ; « un jour, plus tôt ou plus tard, tous devaient périr. Qu’importe que l’oiseleur, auquel rien n’échappe, les ait tous saisis d’une rafle sur ce misérable navire, ou qu’il les prenne un à un, à mesure que le hasard les amène sous sa griffe ? Qu’importe ?… le navire, le champ de bataille nous sont à peine plus funestes que notre table ou notre lit ; et nous n’échappons aux dangers que pour traîner une existence misérable et ennuyeuse, jusqu’au moment où nous périssons d’une autre manière. Puisse enfin arriver cette heure, heure que la raison nous enseignerait à désirer, si la nature n’en avait si profondément gravé la crainte dans nos âmes ! Une telle réflexion vous étonne, Mordaunt, parce que la vie est encore neuve pour vous : mais, avant d’avoir atteint mon âge, elle sera la compagne familière de toutes vos pensées. — À coup sûr, monsieur, un tel dégoût de la vie n’est pas la conséquence nécessaire d’un âge avancé ? — Conséquence nécessaire pour tous ceux qui ont le bon sens d’estimer la vie à sa véritable valeur. Ceux qui, comme Magnus Troil, ressentent assez vivement les impulsions animales pour mettre toutes leurs jouissances dans le contentement des sens, peuvent trouver du plaisir à l’existence, quel qu’en soit le mode. » Mordaunt ne goûta ni la doctrine ni l’exemple. Il pensa que les droits d’un homme tel que le bon udaller à voir un ciel brillant éclairer ses derniers jours, n’étaient pas fondés sur cette sensibilité toute physique, mais, au contraire, sur la manière dont il s’acquittait de ses devoirs envers ses semblables. Mais il laissa tomber la conversation ; car disputer avec son père n’aurait fait qu’irriter celui-ci : il ramena donc l’attention sur le navire.

La carcasse, car cet objet ne méritait guère un autre nom, se trouvait alors au plus fort du courant, et courait avec vitesse vers le cap au faîte duquel ils étaient juchés. Pourtant il se passa du temps avant qu’ils pussent voir distinctement l’objet qu’ils avaient d’abord aperçu comme un point noir sur les flots, et puis à une distance moins éloignée, comme une baleine qui tantôt montrée peine la queue hors de l’eau, tantôt met en vue son vaste dos. Enfin ils purent reconnaître plus distinctement une forme de vaisseau, car les hautes vagues qui le chassaient vers la côte le soulevaient à la surface, et puis le plongeaient au plus profond des abîmes de l’Océan. Le navire semblait avoir été de deux ou trois cents tonneaux, et armé de manière à se défendre, car on apercevait les sabords. Il avait été probablement démâté dans l’ouragan de la veille, et voguait rempli d’eau sur les vagues, en proie à leur violence. Il semblait certain que les gens de l’équipage, désespérant de pouvoir diriger la marche de leur bâtiment, et même de le tenir à flot à l’aide des pompes, s’étaient jetés dans les chaloupes et l’avaient abandonné. Toutes craintes étaient donc inutiles en ce qui concernait des créatures humaines ; et pourtant ce n’était pas sans ressentir une horreur muette que Mordaunt et son père voyaient la mer prête à engloutir ce chef-d’œuvre au moyen duquel le génie humain prétend dompter les vagues et lutter contre les vents.

Cette masse noire semblait s’élargir à chaque brasse qu’elle laissait derrière elle : le navire accourait, porté par une vague énorme qui roula avec lui sans se briser, jusqu’au moment où la lame et son fardeau se précipitèrent contre le rocher : alors le triomphe des éléments sur l’ouvrage des hommes fut complet. La vague qui avait assez élevé le malheureux vaisseau pour qu’on pût le voir dans toute son étendue, le poussa avec violence contre le rocher du précipice ; le flot, en se retirant, ne laissa voir à la surface qu’une innombrable quantité de poutres, de planches, de tonneaux et d’objets semblables, qui surnagèrent pour être replongés dans l’abîme par la vague suivante, et précipités de nouveau contre le bloc de rochers.

Ce fut en ce moment que Mordaunt crut voir un homme flotter sur une planche ou sur un tonneau, et qui, évitant le courant, semblait devoir prendre terre à un endroit de la côte où les vagues se brisaient moins violemment. Voir le péril et s’écrier : « Il vit ! on peut le sauver ! » fut la première impulsion de l’intrépide Mordaunt. La seconde fut, après un coup d’œil rapide jeté sur le front du rocher, de s’élancer, pour ainsi dire, tant ce mouvement fut rapide, du faîte de ce cap, et de commencer, au moyen de légères fentes, de saillies et de crevasses qui se trouvaient dans le roc, une descente qui, pour tout spectateur, eût semblé être un acte de la plus haute folie.

« Arrêtez, je vous l’ordonne, jeune insensé, s’écria le père ; cette entreprise est la mort ; arrêtez, et prenez une route plus sûre à gauche. » Mais Mordaunt était déjà complètement engagé dans sa périlleuse tentative.

« Pourquoi l’en empêcherais-je ? » reprit Mertoun, réprimant son inquiétude avec la triste et froide philosophie dont il avait adopté les principes. « S’il mourait à présent, enflammé de nobles et généreux sentiments, dévoué à la cause de l’humanité, heureux dans l’exercice d’une activité dont il a la conscience, et de la force de la jeunesse… s’il mourait, n’échapperait-il pas à la misanthropie, aux remords, à la vieillesse, à la connaissance intime du déclin qui mine le corps et l’esprit ? Je ne veux pas voir ce malheur… non… je ne saurais voir cette jeune clarté s’éteindre subitement. »

Il se détourna donc du précipice, et parcourant à la hâte vers la gauche plus d’un quart de mille, il se dirigea vers une riva, ou fente dans le roc, formant un sentier appelé chemin d’Érick : ce chemin n’était sans doute ni sûr ni commode, mais c’était le seul que les habitants de Jarlshof prissent pour parvenir au pied du précipice.

Mais bien avant que Mertoun fût arrivé à la tête de ce chemin, son aventureux et brave fils avait déjà accompli la plus désespérée des entreprises. Vainement il avait été détourné de la droite ligne en rencontrant des difficultés qu’il n’avait pas aperçues d’en haut… sa route en devint seulement plus sinueuse ; mais rien ne put l’arrêter. Plus d’une fois de larges fragments cédaient sous lui, et tombaient avec le fracas du tonnerre dans l’Océan furieux ; une ou deux fois même de pareils blocs roulèrent après lui, et semblèrent devoir l’entraîner avec eux, malgré tout son courage. Mais un cœur sourd à la crainte, un œil vif, une main sûre et un pied ferme l’amenèrent au but qu’il voulait atteindre. Au bout de sept minutes, il était au bas du rocher du faîte duquel il avait achevé sa périlleuse descente.

L’endroit où il se trouvait alors était une petite éminence de pierre, de sable et de gravier qui s’avançait un peu dans la mer ; à sa droite les vagues battaient les flancs même du rocher, et à sa gauche elles n’en étaient séparées que par une petite partie du rivage qui allait rejoindre le chemin d’Érick, par où Mertoun avait conseillé à son fils de descendre.

Lorsque le navire fut brisé et mis en pièces, tout ce qu’après le premier choc ou avait vu flotter sur l’Océan avait été englouti ; seulement, quelques pièces de charpente, des tonneaux, des caisses, etc., avaient été jetés par le reflux des vagues sur la langue de terre où se trouvait alors Mordaunt. Entre ces débris, son œil perçant eut bientôt découvert l’objet qui avait d’abord attiré son attention, et qu’il pouvait voir de plus près en ce moment. C’était en effet un homme, et dans la plus triste position ; ses bras étaient encore entortillés avec une force convulsive autour de la planche qu’il avait saisie à l’instant le plus critique ; mais il était évanoui et incapable de faire aucun mouvement. En outre, la planche était placée de telle sorte, appuyée par un bout sur le rivage, et enfoncée dans la mer par l’autre, que, selon toute probabilité, la première lame d’eau devait la ressaisir, et rendre inévitable la mort du malheureux marin. Au moment même où Mordaunt s’apercevait de cette circonstance, il vit une vague énorme s’avancer, et il se hâta d’agir avant que le reflux pût enlever le naufragé.

Il s’élança dans les flots, et s’attacha au corps avec toute la ténacité, quoique par une intention bien différente, du lévrier qui saisit sa proie. Le retrait de la vague fut encore plus terrible qu’il ne s’y était attendu, et ce ne fut pas sans lutter d’une manière désespérée pour sa propre vie et pour celle de l’étranger, que Mordaunt parvint à se tenir en cet endroit où, bien qu’habile nageur, la force de la marée devait, ou le précipiter contre le roc, ou l’engloutir sous les eaux ; il tint ferme pourtant, et avant qu’une lame revînt à la charge, il déposa sur la petite langue du rivage laissée à sec le corps de l’homme et la planche à laquelle il restait fortement attaché. Mais comment redonner à ce corps la vie et la force nécessaires à son salut ? comment transporter en un lieu plus sûr un malheureux incapable de seconder en rien tous les efforts qu’on pouvait tenter en sa faveur ? c’étaient des questions que Mordaunt s’adressait avec inquiétude, mais sans y trouver de réponse.

Il regarda vers le faîte du cap où il avait laissé son père, et lui cria de venir à son secours ; mais ses yeux ne purent l’y découvrir, et à sa voix répondirent seulement les cris des oiseaux de mer. Il jeta un second coup d’œil sur le naufragé… Un habit richement brodé à la mode de l’époque, de beau linge, et des anneaux aux doigts, lui montrèrent que c’était un homme d’un rang supérieur ; ses traits paraissaient jeunes et agréables, quoique pâles et défigurés ; il respirait encore, mais si faiblement que son souffle était presque imperceptible ; et la vie paraissait si peu tenir à ce corps qu’on avait tout lieu de craindre qu’elle ne s’éteignît tout-à-fait, à moins qu’on ne la ranimât promptement. Détacher la cravate de son cou, lui tourner le visage du côté d’où soufflait la brise, le soutenir dans ses bras, c’était tout ce que pouvait faire Mordaunt, tandis qu’il parcourait les alentours avec inquiétude, cherchant des yeux quelque âme humaine qui pût l’aider à mettre ce malheureux dans une meilleure situation.

En ce moment il aperçut un homme qui s’avançait lentement et avec précaution le long du petit rivage ; il espéra d’abord que c’était son père ; mais il pensa aussitôt que M. Mertoun ne devait pas avoir eu le temps de descendre par un chemin tortueux, et d’ailleurs il remarqua que l’homme qui s’avançait était d’une taille plus petite.

Lorsque cet individu fut plus près de lui, Mordaunt n’eut pas de peine à reconnaître le colporteur qu’il avait rencontré la veille à Harfra, et qu’il connaissait déjà depuis long-temps. Il lui cria aussi haut que possible : « Bryce, holà ! Bryce, par ici ! » Mais le porte-balle, occupé à recueillir les débris du vaisseau et à les mettre hors de la portée du reflux, ne donna pas d’abord grande attention à ses cris.

Lorsque enfin il arriva près de Mordaunt, ce ne fut pas pour lui prêter secours, mais pour le censurer sur la témérité d’entreprendre cette œuvre charitable : « Êtes-vous fou, dit-il, vous qui avez demeuré si long-temps dans les îles Shetland, de chercher à rendre la vie à un noyé ? Ne savez-vous pas que, si vous l’arrachez à la mort, il vous fera très certainement quelque tort considérable ?… Allons, maître Mordaunt, mettez avec moi la main à une besogne plus profitable. Aidez-moi à tirer sur le rivage une ou deux de ces caisses que voilà, avant que personne survienne, et nous partagerons en bons chrétiens ce que Dieu nous envoie, puis nous l’en remercierons. »

Mordaunt n’était pas, à vrai dire, étranger à cette superstition inhumaine, qui était alors généralement reçue parmi les dernières classes des Shetlandais, et d’autant plus facilement adoptée peut-être, qu’elle donnait une sorte d’excuse à ceux qui refusaient de secourir les malheureuses victimes d’un naufrage, et qui pillaient leurs richesses. Néanmoins cette opinion que, sauver un noyé, c’était s’exposer au risque d’être un jour maltraité par lui, formait une étrange contradiction dans le caractère de ces insulaires. Ces hommes hospitaliers, généreux et désintéressés en toute autre occasion, étaient poussés par la superstition à refuser leurs secours dans ces terribles catastrophes si communes sur des côtes hérissées de rocs et fécondes en tempêtes. Nous sommes heureux d’ajouter que les exhortations et les exemples des propriétaires ont déraciné jusqu’aux traces de cette croyance inhumaine dont se ressouviennent encore quelques uns des naturels du pays. Il est étrange que le cœur des hommes soit insensible à une infortune à laquelle ils sont eux-mêmes constamment exposés ; mais peut-être la présence continuelle d’un danger tend-elle à nous rendre insensibles aux conséquences qu’il peut amener, soit pour nous-mêmes, soit pour les autres.

Bryce tenait d’une manière inconcevable à cette ancienne croyance, d’autant plus que, pour l’assortiment de sa balle, il recourait moins aux magasins de Lerwick et de Kirkwall qu’aux résultats d’un vent du nord-ouest tel que celui de la veille ; aussi manquait-il rarement, car c’était un homme dévot à sa manière, d’adresser alors au ciel de ferventes actions de grâces. On disait de lui que, s’il avait employé à secourir les marins naufragés le temps qu’il avait mis à dévaliser leurs malles et leurs caisses, il aurait sauvé bien des vies et manqué bien des marchandises. Il ne donnait pas la moindre attention aux instances réitérées de Mordaunt, quoiqu’il fût sur la même langue de terre que lui, lieu où Bryce savait fort bien que le courant rejetterait les dépouilles dont l’Océan regorgeait… Il était uniquement occupé du soin de mettre en réserve et de s’approprier tout ce qui lui semblait portatif et précieux. Enfin, Mordaunt vit l’honnête colporteur fixer ses regards sur une vaste caisse faite en bois des Indes, solidement fermée par des attaches de cuivre, et paraissant être de construction étrangère. La serrure était forte, et résista à tous les efforts de Bryce pour l’ouvrir ; alors tirant avec le plus grand calme un petit marteau et un ciseau de sa poche, il se mit à forcer les charnières.

Irrité au point d’en perdre patience, Mordaunt déposa doucement son fardeau sur le sable, et ramassant un morceau de bois qui se trouvait près de lui, il s’avança vers Bryce avec un geste menaçant, et s’écria : « Homme sans cœur, inhumain bandit ! levez-vous sur-le-champ. Aidez-moi à sauver ce malheureux, et à le transporter hors de péril, loin de ce rivage, ou non seulement je vais vous châtier à l’instant, mais encore j’informerai Magnus Troil de vos brigandages, afin qu’il vous fasse fouetter jusqu’au sang et qu’il vous bannisse ensuite de l’île. »

Le couvercle de la caisse venait précisément de sauter lorsque ce compliment peu gracieux salua les oreilles de Bryce, et l’intérieur présentait une séduisante collection d’objets utiles sur mer et sur terre ; des chemises, les unes unies, les autres couvertes de broderies, une boussole d’argent, une épée dont la poignée était de ce même métal, et d’autres objets de valeur, dont la vente promettait au colporteur d’immenses profits. Il n’était qu’à demi disposé à se lever, et tira l’épée qu’il portait, arme à frapper d’estoc et de taille, « toujours prêt à combattre, » comme dit Spencer, plutôt que de lâcher prise ou de souffrir une interruption. Il était, quoique petit, vigoureux et carré ; il n’avait pas encore passé le premier âge de la vie, et portait la meilleure arme ; il pouvait donc donner à Mordaunt plus de peine que n’en eût mérité son intervention chevaleresque.

Déjà il avait répété à Bryce avec véhémence l’injonction de renoncer à son pillage, et de venir au secours de l’homme mourant : de son côté, le colporteur avait répliqué avec assurance : « Ne jurez pas, monsieur ; ne jurez pas… Je ne souffrirai pas qu’on jure en ma présence ! et, si vous levez un doigt contre moi, parce que je m’approprie la dépouille légitime des Égyptiens, je vous donnerai une leçon dont vous garderez souvenir, depuis aujourd’hui jusqu’aux fêtes de Noël. »

Mordaunt allait donc mettre à l’épreuve le courage du colporteur, quand une voix s’écria tout-à-coup derrière eux : « Arrêtez ! » C’était la voix de Norna de Fitful-Head, qui, pendant la chaleur de l’altercation, s’était approchée sans qu’on l’aperçût. « Arrêtez ! répéta-t-elle ; et vous, Bryce, prêtez à Mordaunt le secours qu’il vous demande : cette œuvre vous profitera davantage, c’est moi qui vous en donne ma parole, que tout ce que vous pourriez aujourd’hui gagner autrement. — C’est de la toile à cent fils, » dit le colporteur en faisant claquer une des chemises, de cette manière si connue qu’emploient les matrones et les marchands pour s’assurer de la force du tissu. « C’est de la toile à cent fils, aussi fine que solide. Pourtant, la mère, il faut vous obéir, et j’aurais depuis long-temps obéi même à M. Mordaunt, » ajouta-t-il en changeant son air insolent contre le ton respectueux et flatteur qu’il prenait pour cajoler ses pratiques, « s’il n’eût fait usage de jurements profanes qui m’ont donné la chair de poule, et m’ont forcé, en quelque sorte, à m’oublier. » Il tira alors un flacon de sa poche, et s’avança vers le naufragé : « C’est de la meilleure eau-de-vie, dit-il, et si elle ne le guérit point, c’est que rien ne peut le guérir. » En disant ces mots, il avala une gorgée préliminaire, comme pour montrer la qualité de sa liqueur, et se préparait à insérer le goulot dans la bouche de l’homme, lorsque, saisi d’une pensée soudaine, il dit en regardant Norna : « Me préservez-vous de tous les malheurs qu’il peut me causer, si je lui prête secours ?… Vous savez bien ce que dit le monde, la mère. »

Pour toute réponse, Norna prit la bouteille dans les mains du colporteur, et se mit à frotter les tempes et le cou du noyé, indiquant au jeune Mordaunt la manière dont il devait tenir la tête de l’infortuné, afin qu’il pût rendre plus aisément l’eau qu’il avait avalée pendant son naufrage.

Le colporteur regarda un moment les bras croisés, puis il ajouta : « À coup sûr, il n’y a plus le même danger à le toucher maintenant qu’il est hors de l’eau, et couché à sec sur le rivage ; très certainement les risques sont pour ceux qui touchent les premiers ; et très certainement, c’est pitié de voir comme ces anneaux serrent les doigts gonflés de cette pauvre créature… Ils lui rendent la main aussi bleue que le dos d’un crabe avant qu’il soit bouilli. » À ces mots, il saisit une des mains froides de l’homme, dont un mouvement convulsif indiquait déjà le retour à la vie, et se mit charitablement en besogne de retirer les bagues qui semblaient être de quelque valeur. »

« Si vous aimez la vie, finissez, » dit Norna d’un ton sévère ; « sinon je ferai telle déposition contre vous, qui puisse bien entraver long-temps vos voyages dans ces îles. — Pour l’amour de Dieu ! la mère, n’en parlez plus, reprit le colporteur ; je contenterai toujours le moindre de vos désirs. J’ai senti hier un rhumatisme dans le dos, et ce serait une triste chose pour un pauvre diable comme moi, d’être arrêté dans les voyages nécessaires à mon petit commerce, gagnant quelques honnêtes sous, et m’aidant de ce que la Providence envoie sur nos côtes. — Paix donc ! répliqua Norna ; paix ! si vous ne voulez pas vous en repentir. Prenez cet homme sur vos larges épaules ; sa vie est précieuse, et vous serez récompensé. — J’en ai grand besoin, » répliqua le colporteur en regardant d’un air pensif la caisse ouverte et les autres objets épars sur le rivage ; « car il est venu se mettre entre moi et une trouvaille qui eût fait un homme de moi pour le reste de ma vie. Et voilà qu’il faut laisser là toutes ces richesses, pour que la marée prochaine les balaie et les entraîne dans le Roost avec tout ce qu’il a dévoré hier matin. — Ne crains pas, répondit Norna, rien ne se perdra… Regarde, il vient ici une volée de corbeaux qui ont le nez aussi fin que toi. »

Elle disait vrai ; plusieurs gens du hameau de Jarlshof se hâtaient alors de gagner la langue de sable pour avoir part aux dépouilles. Le colporteur, en les voyant approcher, ne put retenir un gémissement. « Oui, oui, dit-il, les gens de Jarlshof ! ils vont faire toute la besogne ; ils ont une adresse, un tact ! Ils ne laisseront pas la valeur d’une planche pourrie ; et le pis, c’est qu’il n’y a personne parmi eux assez raisonnable et assez pieux pour rendre grâces au ciel de ces richesses, après les avoir recueillies. Voilà le vieux Rauzellaer, Neil Ronaldson, qui ne ferait pas un mille pour entendre un sermon, mais qui sait en faire dix, quand il entend dire qu’un vaisseau a fait naufrage… »

Cependant Norna semblait posséder sur lui un si grand ascendant, qu’il n’hésita point davantage à charger sur ses épaules l’homme qui, alors, donnait des signes manifestes de vie ; et, secondé par Mordaunt, il avança le long du rivage sans autres remontrances. Avant de s’éloigner tout-à-fait, l’étranger montra la caisse, et s’efforça de murmurer quelque chose, à quoi Norna répondit : « Il suffit, on en prendra soin. «

En gravissant le sentier appelé chemin d’Érick, qui devait les conduire au sommet du cap, ils rencontrèrent les gens de Jarlshof. Hommes et femmes, en passant, saluaient humblement Norna, non sans une vive expression de frayeur sur quelques visages. Elle les laissa continuer leur route ; mais, au bout de quelques pas, elle se retourna et appela le Rauzellaer qui, quoique cette action fût plutôt d’usage que légale, accompagnait le reste du hameau à cette expédition de pillage. « Neil Ronaldson, dit-elle, retenez bien mes paroles. Vous trouverez là-bas une caisse dont le couvercle vient d’être levé ; veillez à ce qu’on la porte à votre maison de Jarlshof telle qu’elle est maintenant. Gardez-vous de remuer, de toucher au moindre objet ; mieux vaudrait être couché dans une fosse que d’en regarder le contenu. Je ne parle pas pour rien, et je ne veux en rien être désobéie. — Vos désirs seront remplis, la mère, répondit Ronaldson : je vous réponds qu’on n’y touchera point, puisque telle est votre volonté. »

Loin des autres habitants du village, suivait une vieille femme se parlant à elle-même, et maudissant sa propre décrépitude qui la retenait éloignée de la bande, et se démenant de toutes ses forces pour avoir part au butin.

Quand ils furent auprès d’elle, Mordaunt fut étonné de reconnaître la femme de charge de son père. « Comment donc, dit-il, c’est vous, Swertha ? qui vous amène si loin de la maison ? — J’en sors à l’instant, pour aller à la découverte de mon vieux maître et de Votre Honneur, » répondit Swertha, de l’air d’un coupable qui se sent pris sur le fait ; car en plus d’une occasion M. Mertoun avait témoigné combien il désapprouvait des entreprises semblables à celle où elle était alors engagée.

Mais Mordaunt était trop plongé dans ses propres réflexions pour s’apercevoir de ce délit. « Avez-vous vu mon père ? lui demanda-t-il ? — Oui, vraiment, répondit Swertha ; le brave homme s’apprêtait à descendre le chemin d’Érick, et certes il aurait pu lui arriver malheur, car il n’est pas de force à franchir des rochers. Je l’ai reconduit à la maison… et je venais vous chercher pour vous dire de l’aller rejoindre au château ; car, suivant moi, il est loin d’être bien. — Mon père est malade ! » s’écria Mordaunt en se rappelant la faiblesse qui l’avait pris au commencement de leur promenade du matin.

« Il est loin d’être bien… loin d’être bien, » répéta Swertha en remuant piteusement la tête ; « les joues si pâles… les joues si pâles… Et aller s’imaginer de prendre le chemin d’Érick ! — Retournez chez vous, Mordaunt, » dit Norna qui écoutait cette conversation. « Je ferai tout ce qu’il faudra pour sauver ce malheureux naufragé ; vous le trouverez à la cabane du Rauzellaer, quand vous voudrez le voir. Vous avez fait pour lui tout ce qui était en votre pouvoir. »

Mordaunt reconnut que cela était vrai ; et enjoignant à Swertha de le suivre à l’instant, il remonta le sentier pour se rendre chez lui.

Swertha prit, d’un pas peu assuré, et avec répugnance, la même direction que son jeune maître, jusqu’à ce qu’elle le perdît de vue ; tournant aussitôt les talons, elle marmotta entre ses dents : « Retourner à la maison, ah ! bien oui !… Retourner à la maison, et perdre l’occasion d’acheter un manteau et un cotillon neufs, en place de ceux que je porte depuis dix ans ! ma foi, non… le ciel n’envoie que rarement de pareils cadeaux sur nos côtes… Il n’y en a pas eu depuis que la Jenny et le James échouèrent au temps du roi Charlot. »

En se parlant ainsi, elle hâta sa marche autant que possible, et, suppléant au peu d’agilité de ses jambes par la bonne volonté, elle s’avança avec une diligence merveilleuse pour prendre sa part des dépouilles. Elle eut bientôt gagné le rivage où le Rauzellaer, remplissant ses poches sans perdre de temps, exhortait les autres à se comporter honnêtement, à se conduire en voisins, et à laisser aux vieux et aux infirmes leur part de chaque profit. Ainsi, remarqua-t-il charitablement, le ciel bénirait leurs côtes, et leur enverrait « plus de naufrages avec l’hiver. »



  1. Héros d’un conte écossais de Burns.