Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 54-65).


CHAPITRE VI.


Une lettre oui, une lettre. C’est là qu’une femme aime à exprimer ses désirs. Une lettre épargne le rouge de la pudeur à la jeune fille qui aime, chaque mot est un sourire, chaque ligne est un discours.
Duo.


Le sommeil de Griffith dura jusqu’à une heure assez avancée de la matinée du lendemain. Il fut éveillé par le bruit d’un coup de canon qu’on tira sur le pont, précisément au-dessus de sa tête. Il se jeta sur-le-champ à bas de son hamac, et comme son domestique ouvrait la porte de sa chambre, voyant près de lui l’officier des soldats de marine, il lui demanda avec une sorte d’empressement pourquoi on avait tiré, et si l’on donnait la chasse à quelque bâtiment.

— Ce n’est pas autre chose, répondit l’officier, qu’un avis donné à l’Ariel de faire plus attention aux signaux. On dirait que tout le monde est endormi à bord du schooner, car voilà dix minutes que nous lui avons fait le signal de se rapprocher, et il y a si peu d’égards, qu’on serait tenté de croire qu’il nous prend pour un bâtiment charbonnier.

— Dites plutôt qu’il nous prend pour une voile ennemie, et qu’il ne veut pas s’approcher sans précaution. Brown Dick a joué lui-même tant de tours aux Anglais, qu’il doit craindre de donner à son tour dans un piége.

— Comment ! nous lui avons montré un pavillon jaune sur un bleu avec une cornette, et cela veut dire Ariel dans tous nos livres de signaux. Cependant M. Barnstable ne peut soupçonner les Anglais de savoir lire l’américain.

— J’ai connu des Américains qui savaient lire de l’anglais plus difficile. Mais au fait je présume que Barnstable a fait comme moi ; qu’un bon sommeil a succédé aux fatigues de la nuit, et que ses gens ont profité de l’occasion. Je suis sûr qu’il est en panne comme nous.

— Oh ! sans doute, dit l’officier en souriant, comme un bouchon dans un étang ; je réponds que vous ne vous trompez pas. Donnez à Barnstable la pleine mer, un bon vent et un peu de voile, il enverra ses gens sous le pont, placera au gouvernail ce grand drôle qu’il appelle Tom-le-Long, et ira lui-même dormir aussi tranquillement que je dormirais à l’église.

— Ah ! c’est que votre orthodoxie s’endort aisément, capitaine Manuel, dit le jeune marin en passant les bras dans les manches d’un surtout décoré des emblèmes dorés de sa profession et de son grade. Vous autres qui n’avez rien à faire, vous trouvez que le sommeil vient tout naturellement. Mais faites-moi place, s’il vous plaît, et je ferai venir le schooner dans le temps qu’il faudrait pour tourner un sablier.

L’officier qui était indolemment appuyé sur le chambranle de la porte, changea de posture pour le laisser passer, et Griffith, après avoir traversé l’obscure grand’chambre, monta l’escalier étroit qui conduisait à la principale batterie du vaisseau, et en prit ensuite un plus large pour arriver sur le pont.

Le vent était encore fort, mais régulier, et les vagues bleues de l’Océan s’élevaient en petites montagnes couronnées d’écume, du sommet desquelles le vent détachait de temps en temps de grosses gouttes d’eau qu’il chassait devant lui comme un brouillard épais. Mais la frégate voguait sur ces vagues agitées avec un mouvement facile et régulier qui faisait honneur aux connaissances nautiques de ceux qui en dirigeaient la course. Le jour était pur, le ciel brillant, et le soleil qui semblait ne monter qu’à regret et lentement jusqu’au méridien, traversait le firmament avec une tendance vers le sud qui lui permettait à peine de tempérer par ses rayons l’air humide de l’Océan. À la distance d’environ un mille, on apercevait l’Ariel obéissant au signal qui avait donné lieu à la conversation que nous venons de rapporter. En certains moments on pouvait à peine distinguer le corps du bâtiment, quand il s’élevait sur le haut d’une vague plus forte que les autres ; mais on voyait la voile qu’il exposait au vent, et qui semblait toucher l’eau d’un côté ou de l’autre, suivant que le petit navire était incliné. Quelquefois il disparaissait entièrement, et quand il se montrait de nouveau, on voyait d’abord ses grands mâts qui semblaient sortir du sein des mers, et qui continuaient à monter jusqu’à ce que le corps du vaisseau reparût entouré d’écume et paraissant prêt à prendre son vol dans un autre élément.

Après avoir regardé un moment le beau spectacle qu’offrait la mer, et que nous avons tenté de décrire, Griffith jeta vers le ciel le coup d’œil d’un marin, pour en reconnaître l’apparence, et donna ensuite son attention à ce qui se passait sur la frégate. Son commandant, avec l’air calme qui lui était habituel, était debout, attendant l’exécution de l’ordre qu’il avait transmis par signal à l’Ariel, et à côté de lui était le pilote qui avait joué un rôle si remarquable la nuit précédente en ordonnant les manœuvres du vaisseau. Griffith profita du grand jour et de sa situation pour examiner cet être singulier avec plus d’attention que les ténèbres et la confusion ne lui avaient permis de le faire la veille.

C’était un homme un peu au-dessus de la moyenne taille ; mais il avait des formes athlétiques, et tous ses membres étaient parfaitement proportionnés. Une mélancolie pensive formait plutôt le caractère de sa physionomie que cette fermeté opiniâtre dont il avait donné de si fortes preuves pendant les dangers que la frégate avait courus, et qui, comme Griffith ne l’ignorait pas, pouvait aller jusqu’à l’impatience et la fierté. En comparant l’expression de ses traits en ce moment à ce qu’il avait vu à la lueur des lanternes, il y trouvait la même différence qu’entre le calme de l’Océan et le roulis des vagues. Les regards du pilote étaient fixés sur le tillac, et quand il les portait ailleurs, c’était par un coup d’œil rapide et inquiet. La grande jaquette d’un vert foncé qui lui servait de surtout était aussi grossièrement taillée et d’étoffe aussi commune que celle que portait le dernier des matelots du vaisseau. Et cependant les regards curieux du jeune lieutenant remarquèrent fort bien qu’elle avait un air de propreté, et qu’il la portait avec une aisance peu ordinaire chez les hommes de sa profession.

L’examen de Griffith n’alla pas plus loin, car l’approche de l’Ariel fit que chacun, sur le pont de la frégate, ne songea plus qu’à l’entretien qui allait avoir lieu entre les deux commandants.

Lorsque le schooner fut arrivé sous la poupe de la frégate, le capitaine donna ordre au lieutenant Barnstable de quitter son navire et de passer sur le sien. Dès que cet ordre eut été reçu, l’Ariel hala, et quand il fut placé à côté du grand vaisseau qui le mettait à l’abri du vent, on mit en mer la barque sur laquelle descendirent les mêmes rameurs qui l’avaient conduite la veille sur les côtes qu’on pouvait encore apercevoir de bien loin, et qu’on aurait pu prendre pour un nuage bleu bordant la mer à l’horizon.

Quand Barnstable fut dans la barque, quelques coups de rames suffirent pour l’amener à la frégate. Le schooner s’éloigna alors à quelque distance pour pouvoir y courir des bordées sans danger, et l’officier, suivi de ses hommes d’équipage, monta à bord du grand vaisseau.

Le cérémonial d’usage pour la réception du commandant d’un bâtiment fut observé par Griffith et ses officiers, quand Barnstable mit le pied sur le pont ; et quoique toutes les mains fussent prêtes à serrer celle du brave marin, personne ne se permit de passer les bornes du décorum officiel, avant qu’il eût eu un court entretien avec le capitaine Munson.

Cependant l’équipage de la petite barque se mêla à celui de la frégate, à l’exception du contre-maître Tom-Coffin qui, restant le dos appuyé sur une des échelles d’abordage, regardait d’un air grave tous les agrès du vaisseau, et secouait de temps en temps la tête avec une sorte de mécontentement, en voyant combien ils étaient compliqués. Ce spectacle attira près de lui six jeunes gens, M. Merry à leur tête, qui s’efforcèrent de recevoir leur hôte de manière à en tirer quelque amusement.

La conversation entre Barnstable et son capitaine se termina bientôt, et le premier faisant un signe à Griffith, traversa, avec l’aisance d’un homme qui sentait qu’il n’était pas étranger à bord de la frégate, le groupe des officiers réunis autour du cabestan pour lui faire un accueil plus cordial, et il emmena son ami dans la grand’chambre. Cette conduite peu courtoise n’étant conforme ni au caractère ni aux habitudes de Barnstable, les officiers s’imaginèrent qu’il avait quelque communication à faire à leur premier lieutenant par ordre du capitaine, et aucun d’eux ne se permit de les suivre.

L’intention de Barnstable était bien que personne ne vînt interrompre la conférence qu’il allait avoir avec son ami ; car dès qu’ils furent entrés dans ce qu’on appelait la grand’chambre, quoiqu’elle ne le fût que par comparaison avec les autres, il en ferma la porte à double tour. Offrant alors à Griffith, avec une sorte de déférence d’instinct pour son rang, la seule chaise qui se trouvât dans ce petit appartement, il mit sur la table une lampe dont il s’était muni chemin faisant, s’assit sur une caisse, et commença la conversation de la manière suivante :

— Quelle nuit nous avons eue ! Vingt fois j’ai cru entendre le craquement des bois de la frégate se brisant contre les écueils. Je vous regardais comme noyés, ou, ce qui eût été pis encore, comme échoués sur la côte pour être jetés par ces insulaires dans la carcasse de quelque vieux navire servant de prison. Je n’ai été rassuré qu’en voyant vos lumières répondre à mon coup de canon. Si l’on pouvait arracher à un meurtrier sa conscience, il ne se trouverait pas plus soulagé que je ne l’ai été quand j’ai vu votre morceau de coton entouré de suif m’annoncer que je vous reverrais encore. Mais, Griffith, j’ai à vous parler de bien autre chose.

— Sans doute. Vous avez à m’apprendre que vous avez bien dormi quand vous vous êtes trouvé en pleine mer, comme quoi votre équipage voulut imiter son commandant et y réussit parfaitement, de sorte qu’il y avait ici une tête grise qui commençait à branler de mécontentement. En vérité, Richard, vous deviendrez un marin d’eau douce dans votre coquille de noix, où vos gens vont se coucher aussi régulièrement que les habitants d’une basse-cour rentrent dans leur poulailler.

— Pas tout à fait, Édouard, répondit Barnstable en riant ; pas tout à fait. Je maintiens sur mon bord une aussi bonne discipline que si nous y arborions un pavillon d’amiral. Quarante hommes ne peuvent faire autant d’étalage que trois ou quatre cents ; mais pour déployer ou carguer les voiles, je vous défie de le faire aussi lestement que moi.

— Sans doute, parce qu’il faut moins de temps pour déplier et replier un petit mouchoir de poche qu’une grande nappe. Mais ce n’est pas agir en marins que de laisser un navire sans de bons yeux pour veiller s’il marche à l’est ou à l’ouest, au nord ou au sud.

— Et à qui reproche-t-on une pareille négligence ?

— Ma foi, on dit ici que quand vous êtes en pleine mer, et que vous avez un bon vent, vous placez votre contre-maître au gouvernail, en lui laissant le soin de gouverner le navire ; vous mettez le bonnet de nuit sur la tête de tous vos gens, et vous allez vous-même dormir paisiblement dans votre hamac, jusqu’à ce que vous vous éveilliez au bruit des ronflements de votre pilote.

— C’est un infâme mensonge ! s’écria Barnstable avec une indignation qu’il ne chercha point à cacher. Et qui peut faire courir ces bruits calomnieux, monsieur Griffith ?

— C’est le capitaine Manuel qui me le disait ce matin, répondit Griffith perdant l’envie qu’il avait eue de tourmenter un peu son compagnon, et prenant un air d’insouciance. Mais quant à moi, je n’en crois pas la moitié, et le suis convaincu que tous les yeux qui se trouvaient sur votre bord étaient bien ouverts la nuit dernière, quoique vous ayez pu dormir la grasse matinée.

— Oh ! pour ce matin, j’ai eu une distraction, j’en conviens. Mais je ne dormais pas, Griffith ; j’étudiais un nouveau registre de signaux, et il avait pour moi mille fois plus d’intérêt que tous ceux que je pourrais voir sur vos mâts depuis leur tête jusqu’à leur racine.

— Quoi ! auriez-vous trouvé les signaux des Anglais ?

— Non, non, répondit Barnstable en étendant la main pour saisir le bras de son ami. J’ai rencontré hier soir sur ces rochers une personne qui s’est montrée ce que je l’ai toujours crue, ce qui a fait que je l’ai aimée ; une jeune fille dont l’esprit est aussi vif qu’entreprenant.

— De qui parlez-vous ?

— De Catherine Plowden.

Griffith se leva avec un tressaillement involontaire en entendant prononcer ce nom. Le sang abandonna ses joues brûlantes et s’y reporta ensuite avec plus d’abondance. Cherchant à maîtriser une émotion qu’il semblait honteux de montrer même aux yeux de son meilleur ami, il se rassit presque au même instant, et reprit une apparence de sang-froid.

— Était-elle seule ? demanda-t-il.

— Seule ; mais elle m’a laissé cette lettre et ce petit livre qui vaut lui seul une grande bibliothèque.

Les yeux de Griffith se fixèrent sur le trésor auquel son ami attachait tant de prix, et sa main s’avança pour saisir avec empressement une lettre ouverte que Barnstable lui présentait. Le lecteur comprend déjà qu’il y reconnut l’écriture d’une femme, et que c’était le papier que Catherine avait remis la veille à son amant, pendant la courte entrevue qu’ils avaient eue sur les rochers. Griffith y lut ce qui suit.

« Espérant que la Providence peut me fournir l’occasion de vous voir un instant, ou les moyens de vous faire parvenir cette lettre, j’ai préparé un court exposé de la situation dans laquelle Cécile Howard et moi nous nous trouvons en ce moment. Mon but n’est pourtant pas de vous engager, ni vous ni Griffith, à tenter quelque entreprise insensée et téméraire. Mon unique dessein est de vous mettre en état de réfléchir ensemble mûrement et prudemment sur ce qu’il est possible de faire pour venir à notre secours.

« Vous devez maintenant connaître trop bien le caractère du colonel Howard pour vous flatter qu’il consente jamais à accorder la main de sa nièce à un rebelle. Il a déjà sacrifié à sa loyauté, ou plutôt à sa trahison, comme je le dis tout bas à Cécile, non seulement sa patrie, mais encore une bonne partie de sa fortune. Dans la franchise de mon cœur (vous ne connaissez que trop bien ma franchise, Barnstable), je lui ai avoué, lorsque Griffith eut échoué dans la folle entreprise qu’il fit pour enlever Cécile dans la Caroline, que j’avais été assez faible pour faire quelques folles promesses au jeune compagnon d’armes qui avait accompagné ce traître de lieutenant dans ses visites à notre habitation. Je suis vraiment tentée de croire quelquefois qu’il aurait mieux valu pour nous tous que votre vaisseau ne fût jamais entré dans la rivière, ou du moins que Griffith n’eût pas essayé de renouveler connaissance avec ma cousine. Quoi qu’il en soit, le colonel apprit cette nouvelle comme un tuteur tel que lui doit apprendre que sa pupille est sur le point de se donner, elle et ses trente mille dollars, à un traître à son roi et à son pays.

« Ne croyez pourtant pas que je vous aie laissé sans défense. Je lui dis que vous n’aviez pas de roi ; que le lien qui vous attachait à l’Angleterre avait été brisé ; que l’Amérique était votre pays ; mais tout cela fut inutile. Il dit que vous étiez un rebelle : j’étais accoutumée à l’entendre ; un traître ! dans son vocabulaire c’était la même chose ; il insinua que vous étiez lâche. Je savais que cela était faux, et je n’hésitai pas à le lui dire. Enfin il se servit à votre égard de cinquante autres termes injurieux que je ne saurais me rappeler, mais parmi lesquels se trouvaient les belles épithètes de désorganisateur, de niveleur, de démocrate, de jacobin ; j’espère qu’il ne voulait pas dire un moine ; en un mot, il entra dans une fureur digne du colonel Howard. Mais comme son autorité ne passe pas de génération en génération comme celle des rois qu’il aime tant, et qu’une courte année doit m’y soustraire et me laisser maîtresse de mes actions, si je dois croire vos belles promesses, je supporterai tout cela parfaitement, étant bien résolue à tout souffrir, excepté le martyre, plutôt que d’abandonner ma chère Cécile.

« Cette pauvre fille a beaucoup plus de causes de chagrin que je n’en ai, car elle est non seulement la pupille du colonel Howard, mais sa nièce et sa seule héritière. Je suis convaincue que cette dernière circonstance n’occasionne aucune différence dans la conduite et les sentiments de ma cousine ; mais le colonel paraît croire qu’elle lui donne le droit de la tyranniser en toute occasion. Après tout, quand on ne le met pas en colère, c’est véritablement un digne homme, et Cécile a même pour lui de l’affection ; mais un homme qui, dans sa soixantième année, est obligé de quitter son pays en perdant près de la moitié de sa fortune, n’est pas disposé à canoniser ceux qui ont amené un pareil changement.

Il paraît que lorsque les Howard habitaient l’Angleterre, il y a environ un siècle, ils demeuraient dans le comté de Northumberland. C’est sans doute pour cela qu’il nous y conduisit quand les événements politiques et la crainte de devenir oncle d’un rebelle le déterminèrent à abandonner l’Amérique pour toujours, comme il le dit. Il y a trois mois que nous y sommes, et pendant les deux tiers de cet espace de temps nous y avons vécu assez paisiblement ; mais depuis que les journaux ont annoncé l’arrivée en France de la frégate de Griffith et de votre schooner, nous avons été mises sous une surveillance aussi stricte que si vous étiez sur le point de chercher à nous enlever comme dans la Caroline.

« En arrivant ici, le colonel a loué un vieux bâtiment qui est à la fois maison, abbaye, château-fort et surtout prison ; il lui a donné la préférence, parce qu’on dit que c’était une propriété de ses ancêtres. Il se trouve dans cette demeure délicieuse assez de cages pour y garder des oiseaux qui auraient de meilleures ailes que nous. Il y a environ quinze jours, l’alarme se répandit dans un village voisin de nous, situé près de la côte, attendu qu’on avait vu à peu de distance de terre deux vaisseaux américains qui, d’après la description qu’on m’en fit, me parurent être les vôtres ; et comme on ne songe ici qu’à ce terrible Paul Jones, on s’imaginait qu’il était à bord d’un de ces deux navires. Mais je crois que le colonel Howard soupçonne la vérité, car je sais qu’il a pris les informations les plus minutieuses sur vos deux bâtiments ; et depuis ce temps il a établi chez lui une sorte de garnison, sous prétexte de se défendre contre des maraudeurs semblables à ceux qui, dit-on, ont mis lady Selkirk à contribution.

« Maintenant comprenez-moi bien, Barnstable. Je ne veux pas que vous couriez le moindre risque pour vous rendre à terre, encore moins que vous vous exposiez à faire couler du sang. Vous n’en ferez rien si vous m’aimez ; mais comme il est bon que vous sachiez dans quelle espèce de prison nous nous trouvons, je vais tâcher de vous décrire le château et la garnison.

« L’édifice est entièrement construit en pierres, et il ne serait nullement facile d’y pénétrer. Il s’y trouve, à l’intérieur comme à l’extérieur, tant de tours et détours qu’il me serait impossible de vous en faire une description intelligible. Les chambres que ma cousine et moi nous occupons sont au troisième étage d’une aile que vous pouvez appeler une tour si vous avez l’imagination romanesque, mais qui dans le fait n’est pas autre chose qu’une aile. Plût au ciel que je pusse m’en servir pour m’envoler ! Si le hasard vous amenait en vue de cet édifice, vous reconnaîtriez nos chambres par trois girouettes enfumées qui couronnent trois tuyaux de cheminée, et parce que les fenêtres de cette partie du bâtiment sont assez souvent ouvertes. En face de nos fenêtres, à un demi-mille de distance environ, est un vieux bâtiment désert et en ruines, où l’on ne peut trouver que le couvert dans le peu de débris qui en restent, et qui est en grande partie dérobé à la vue par un petit bois. Or, j’ai préparé, d’après les explications que vous m’avez données autrefois, un assortiment de signaux composés de morceaux de soie de différentes couleurs, et un petit dictionnaire de toutes les phrases que j’ai cru pouvoir nous être utiles, et qui sont rangées par numéros avec la clé de chacune. J’en garde une copie, et j’en joindrai une autre à cette lettre ; par conséquent vous n’aurez besoin que de préparer vos signaux. Par ce moyen, si l’occasion s’en présente, nous pourrons du moins avoir ensemble quelques moments d’entretien agréable ; vous, du haut de la vieille tour en ruines, et moi de la fenêtre de mon cabinet de toilette, située à l’orient.

« À présent il faut que je vous parle de la garnison. Indépendamment du commandant, le colonel Howard, qui conserve toute la fierté de son ancienne profession militaire, nous avons pour sous-gouverneur ce fléau du bonheur de Cécile, Christophe Dillon, avec sa longue figure, ses yeux noirs dédaigneux et sa peau à peu près de même couleur. Vous savez qu’il est parent éloigné des Howard, et il désire devenir leur allié de plus près. Il est vrai qu’il est pauvre, mais qu’importe ? c’est un sujet loyal et fidèle, comme le colonel le dit tous les jours, et non un rebelle. J’ai demandé une fois pourquoi dans ce temps de troubles sa loyauté ne lui avait pas fait prendre les armes pour soutenir la cause du souverain qu’il aime tant ; mais le colonel m’a répondu que ce n’était pas son métier, ayant été élevé pour le barreau, et destiné à remplir dans les colonies une des places les plus importantes de l’ordre judiciaire, et qu’il espérait vivre assez pour l’entendre prononcer une juste sentence de condamnation contre certaines personnes que je ne vous nommerai pas. Ce discours était sans doute fort consolant pour moi ; aussi je n’y répondis rien. Au surplus ce Kit[1] Dillon quitta la Caroline avec nous, et s’installa chez le colonel, et il y restera, à moins que vous ne trouviez le moyen de vous en emparer et de rendre contre lui la sentence dont on vous menace.

« Il y a bien longtemps que le colonel désire le voir épouser Cécile ; et depuis qu’on a appris votre arrivée sur les côtes d’Angleterre, le siège est presque devenu un assaut. Il en est résulté d’abord que ma cousine s’est renfermée dans sa chambre, ensuite que son oncle l’y a enfermée, et enfin qu’il ne lui est plus permis de sortir de l’aile que nous habitons.

« Outre ces deux geôlier en chef, nous avons quatre domestiques, deux noirs et deux blancs ; de plus un détachement de vingt soldats commandés par un officier nous a été envoyé de la ville voisine, à la demande expresse du colonel, pour y rester jusqu’à ce que les pirates se soient éloignés des côtes, car tel est le nom mélodieux que vous donnent les Anglais. Et quand leurs soldats débarquent sur nos terres pour piller et voler, pour massacrer les hommes, pour insulter les femmes, ils les appellent des héros ! C’est une belle chose que d’être en état d’inventer des noms et de faire des dictionnaires. Si le mien ne sert à rien, ce ne sera pas ma faute. Quand je songe à la manière cruelle et insultante dont j’entends parler en ce pays de ma patrie et de mes concitoyens, je ne puis conserver mon sang-froid et j’oublie mon sexe. Mais que ma mauvaise humeur ne vous porte à aucun acte de témérité ; songez à votre vie, à leurs prisons, à votre réputation, et surtout à votre affectionnée

« Catherine Plowden. »

« P. S. J’allais oublier de vous dire que dans mon livre de signaux vous trouverez une description plus détaillée, et un plan de notre prison et du lieu où elle est située. »


Lorsque Griffith eut fini la lecture de cette épître, il la rendit à Barnstable, et s’appuya sur sa chaise dans une attitude qui annonçait de profondes réflexions.

— Je savais qu’elle était ici, dit-il, sans quoi j’aurais accepté le commandement que m’avaient offert nos commissaires envoyés à Paris. J’espérais que quelque heureux hasard me la ferait rencontrer ; mais je ne m’attendais pas à nous trouver sitôt presque en contact. Eh bien ! d’après ce qu’on nous dit, il faut agir et agir promptement. La pauvre fille ! que ne doit-elle pas souffrir dans une telle situation !

— Quelle belle écriture ! s’écria Barnstable ; ses jolis doigts ne sont pas plus déliés que ces caractères ! Comme elle tiendrait un livre de loch, Griffith !

— Cécile Howard toucher les pages grossières d’un journal de navire ! s’écria Griffith à son tour. Mais voyant son ami tout occupé de sa lettre, il sourit en songeant que chacun d’eux ne pensait qu’à sa maîtresse, et il garda le silence. Après quelques instants donnés à la réflexion, il demanda à Barnstable un détail circonstancié de son entrevue avec Catherine Plowden, et il en apprit tout ce dont le lecteur est déjà informé.

— Ainsi donc, dit Griffith, Merry est le seul avec nous qui soit instruit de cette entrevue, et il prend trop d’intérêt à la réputation de sa parente pour en parler.

— À sa réputation ! monsieur Griffith, s’écria Barnstable avec chaleur ; qu’a-t-elle à craindre ? Elle est sans tache, et à l’abri de toute attaque.

— Pardon, mon cher Richard ! pardon ! mais vous interprétez mes paroles trop littéralement. Je voulais seulement dire qu’il faut que nous concertions nos mesures avec autant de secret que de prudence.

— Il faut que nous les enlevions toutes deux, dit Barnstable, oubliant son mécontentement aussi vite qu’il l’avait conçu, et cela avant que notre vieux commandant se mette en tête de s’éloigner de cette côte. Avez-vous ses instructions, ou en fait-il mystère ?

— Il est silencieux comme le tombeau. C’est la première fois que nous faisons voile ensemble sans qu’il me communique franchement le but de notre croisière ; il ne m’en a pas dit un seul mot depuis notre départ de Brest.

— C’est votre mauvaise honte qui en est cause. On voit bien que vous êtes du New-Jersey. Attendez que je me trouve bord à bord avec lui, et, sur mon honneur, ma curiosité obligée sur nos provinces de l’est saura tirer de lui tout ce que je veux savoir avant qu’il se passe une heure.

— J’en doute, répondit Griffith en riant ; ce serait un diamant qui voudrait en couper un autre. Vous le trouverez aussi fertile en évasions que vous pourriez être adroit dans un contre-interrogatoire.

— Quoi qu’il en soit, il m’en fournit l’occasion aujourd’hui. Je présume que vous savez qu’il m’a fait venir pour assister à une consultation qu’il veut avoir avec ses officiers sur des objets importants.

— Je l’ignorais, répondit Griffith en fixant ses yeux sur son ami avec surprise et attention. Qu’a-t-il donc à nous communiquer ?

— Faites cette question à votre pilote ; car tandis qu’il me parlait ainsi, notre vieux commandant ne faisait que tourner les yeux vers lui, comme s’il en eût attendu des signaux pour manœuvrer.

— Il y a dans cet homme et dans notre liaison avec lui un mystère que je ne puis pénétrer, dit Griffith. Mais j’entends la voix du capitaine Manuel qui nous appelle. On nous attend dans la cabane. Souvenez-vous de ne pas quitter le vaisseau sans me revoir.

— Comptez-y bien, mon cher ami. Après la consultation publique, il faut que nous ayons une consultation privée.

Ils se levèrent tous deux. Griffith, ôtant son surtout du matin, passa à la hâte son uniforme, et prenant en main une épée qu’il tenait négligemment, il monta avec son ami sur le pont de la principale batterie, et tous deux entrèrent avec le cérémonial convenable dans la grande cabane de la frégate.


  1. diminutif anglais de Christophe.