Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 41-53).


CHAPITRE V.


Elle va bien, mon garçon, elle va bien. Adieu au rivage.
Chanson.


L’activité extraordinaire de Griffith, qui se communiqua rapidement à tout l’équipage, était produite par un changement survenu tout à coup dans le temps. En place de la bande de lumière qu’on voyait à l’horizon, et dont nous avons déjà parlé, une masse immense semblable à un brouillard lumineux semblait s’élever à l’extrémité de l’Océan et s’avançait avec rapidité, tandis qu’un mugissement distinct mais éloigné annonçait l’approche de la tempête qui troublait depuis si longtemps la tranquillité des eaux. Griffith lui-même, en se servant de son porte-voix pour donner ses ordres d’une voix de tonnerre et presser les matelots d’accélérer la manœuvre, s’interrompait de temps en temps pour jeter un regard inquiet dans la direction de l’orage qui s’avançait, et les marins placés sur les vergues jetaient de temps en temps un coup d’œil du même côté, tout en nouant les ris et en passant les garcettes qui devaient réduire les huniers dans les limites prescrites.

Le pilote seul, parmi cette foule empressée, au milieu de laquelle les cris répondaient aux cris sans un instant d’intervalle, semblait aussi tranquille que s’il n’avait eu aucun intérêt à l’événement. Les bras croisés, et les yeux constamment fixés sur cette masse menaçante, foyer de la tempête, il avait l’air d’en attendre l’arrivée avec le plus grand calme.

Le vaisseau était tombé sur le côté et était devenu de plus en plus difficile à gouverner. Ses voiles étaient déjà pliées quand le bruit effrayant des ondes redoubla, et fit éprouver ce frisson involontaire dont un marin ne peut s’empêcher d’être saisi quand la nuit et le danger se réunissent contre lui.

— Le schooner doit être en ce moment exposé à toute la fureur de la tempête, s’écria Griffith ; mais je connais Barnstable, il tiendra jusqu’au dernier moment. Fasse le ciel que l’ouragan lui laisse assez de voiles pour s’éloigner du rivage !

— Ses voiles sont faciles à manœuvrer, dit le commandant, et il doit être maintenant hors du plus grand danger. Mais il n’en est pas de même de nous, monsieur Gray. Essaierons-nous de sonder ?

Le pilote quitta son attitude de méditation et s’avança lentement vers le vétéran avec l’air d’un homme qui sent non seulement que tout dépend de lui, mais qu’il est en état de faire ce qu’on en attend.

— Cela n’est pas nécessaire, dit-il, ce serait une destruction certaine que d’être forcés en arrière, et il est difficile de dire de quel point le vent peut nous frapper.

— Cela ne l’est plus, s’écria Griffith ; car le voilà qui arrive, et c’est tout de bon.

Le jeune lieutenant avait à peine prononcé ces mots que le bruit du vent se fit entendre. Son souffle impétueux frappa en travers le vaisseau qui fut d’abord jeté sur le côté, mais qui se releva sur-le-champ majestueusement, comme s’il avait voulu saluer avec courtoisie le redoutable antagoniste qu’il allait combattre. Avant qu’une autre minute se fût écoulée, il redevint docile au gouvernail et fendit les eaux dans la direction désirée, autant que le permettait le point d’où soufflait le vent. Les matelots qui étaient sur les vergues descendirent sur le tillac, tous cherchant à percer des yeux l’obscurité qui les entourait, quelques-uns secouant la tête d’un air inquiet, mais n’osant exprimer les craintes qui les agitaient. Tous ceux qui étaient à bord de la frégate s’attendaient à une tempête furieuse ; car il ne s’y trouvait pas un seul matelot assez peu expérimenté pour ne pas reconnaître qu’ils ne sentaient encore que les efforts de l’ouragan naissant. Mais les accroissements n’en étant que graduels, les marins commençaient à croire que leurs funestes présages ne se réaliseraient pas. Pendant ce court intervalle d’incertitude on n’entendait d’autre bruit que le sifflement qui frappait en passant les mâts, les cordages et les voiles, et le murmure des vagues qui commençaient à battre les flancs du navire avec la force d’une cataracte.

— Le vent fraîchit, dit Griffith, qui fut le premier à parler dans ce moment de doute et d’inquiétude ; mais, après tout, c’est comme si nous lui tendions un chapeau. Donnez-lui ses coudées franches, monsieur le pilote, offrez-lui suffisamment de voiles, et je vous promets de manœuvrer la frégate par cette brise comme si c’était un yacht de promenade.

— Croyez-vous qu’elle ne tournera pas sous ses huniers ?

— Elle fera tout ce qu’on peut raisonnablement exiger du bois et du fer. Mais il n’existe pas sur tout l’Océan un bâtiment qui, ayant contre lui une mer si houleuse, puisse courir des bordées sans autres voiles que ses huniers et tous les ris noués. Rendez-lui ses grandes voiles, et vous la verrez pirouetter comme un maître à danser.

— Voyons d’abord quelle est la force du vent, dit le pilote ; et quittant Griffith, il se rendit vers le passe-avant du côté du vent, où il resta en silence, regardant du côté de la proue du navire avec un singulier air de sang-froid.

On avait éteint les lanternes sur le pont de la frégate après qu’on eut cargué les voiles, et le brouillard chassé par l’ouragan ayant passé, une faible clarté succéda, qui, aidée par l’écume brillante de blancheur dont l’eau était couverte autour du navire, faisait qu’on pouvait apercevoir la terre, quoique bien faiblement. Elle ressemblait à un brouillard noir élevé au-dessus de la mer, et on ne la distinguait du ciel que parce qu’elle était plongée dans une obscurité plus profonde. La dernière corde avait été levée et remise à sa place par les matelots, et pendant quelques minutes il régna un profond silence sur le tillac, malgré la foule de marins qui le couvraient. Chacun voyait évidemment que la frégate fendait les ondes avec rapidité, et comme on savait qu’elle s’approchait de la partie de la baie où les écueils présentaient les plus grands dangers, l’habitude de la discipline la plus exacte pouvait seule obliger les officiers et même les matelots à renfermer leurs inquiétudes en eux-mêmes.

Enfin la voix du capitaine Munson se fit entendre.

— Monsieur Gray, demanda-t-il au pilote, enverrai-je quelqu’un dans les chaînes pour prendre la profondeur de l’eau ?

Quoique cette question eût été faite à haute voix, et que l’intérêt qu’elle excitait eût rassemblé autour de celui à qui elle était adressée les officiers et les matelots impatients, le pilote ne fit aucune réponse. Penché sur le bord du vaisseau, et la tête appuyée sur sa main, il avait l’air d’un homme dont les pensées errantes s’écartaient de ce qui aurait dû l’occuper tout entier. Griffith était du nombre de ceux qui se trouvaient près de lui, et après avoir attendu quelques instants, par respect, la réponse qu’il devait au capitaine, il quitta le cercle nombreux qui s’était formé à quelques pas du protecteur mystérieux de la vie de tout l’équipage, et s’approcha de lui.

— Monsieur, dit le jeune officier avec un léger accent d’impatience, le capitaine Munson désire savoir si vous pensez qu’il faille sonder.

Cette seconde question n’obtint pas plus de réponse que la première, et, avant de la lui répéter encore, Griffith chercha à le tirer de sa rêverie en lui appuyant sans cérémonie la main sur l’épaule. Mais le tressaillement presque convulsif du pilote le rendit un moment muet de surprise.

— Retirez-vous, dit Griffith d’un ton sévère aux marins qui se pressaient autour d’eux, et que chacun aille à son poste. Qu’on prépare tout pour virer de bord. Toutes ces têtes serrées les unes contre les autres disparurent en un instant comme une vague se perd dans l’Océan, et le lieutenant resta seul avec le pilote.

— Monsieur Gray, continua-t-il, ce n’est pas le moment de méditer. Songez à ce que vous avez entrepris, et à ce que nous attendons de vous. N’est-il pas temps de virer de bord ? À quoi rêvez-vous ?

Le pilote appuya la main sur le bras du lieutenant, et le serra avec force.

— Mon rêve est une réalité, monsieur Griffith, lui répondit-il. Vous êtes jeune, je ne suis pas encore dans l’automne de la vie ; mais, quand vous vivriez encore cinquante ans, jamais vous ne verrez ni n’éprouverez ce que j’ai vu et éprouvé dans le court espace de trente-trois.

Fort étonné de cette émotion soudaine dans un pareil moment, le jeune marin ne savait trop que lui répondre ; mais comme son devoir occupait la première place dans ses pensées, il revint sur le sujet qui l’intéressait le plus.

— J’espère, lui dit-il, qu’une grande partie de votre expérience a été acquise sur cette côte, car la frégate va bon train, et la lumière du jour nous a fait apercevoir trop de danger dans ces parages pour que nous fassions les fanfarons pendant les ténèbres. Combien de temps continuerons-nous à marcher dans la même direction ?

Le pilote se retourna lentement, et tout en s’avançant vers le capitaine de la frégate, il lui répondit d’un ton qui annonçait qu’il était agité par des réflexions mélancoliques :

— Tout est donc comme vous le désirez. J’ai passé une grande partie de ma jeunesse sur cette côte dangereuse. Ce qui est pour vous ténèbres et obscurité, est pour moi la lumière du jour en plein midi. Mais virez de bord, Monsieur, virez de bord. Je voudrais voir manœuvrer le vaisseau avant d’arriver à l’endroit où il faut qu’il manœuvre bien, ou que nous périssions.

Griffith le regarda d’un air surpris, tandis qu’il passait au gaillard d’arrière pour y joindre le capitaine ; mais, sortant à l’instant de cette sorte de stupéfaction, il se hâta de donner l’ordre si universellement désiré, et chacun courut à son poste pour travailler à cette manœuvre. Le résultat répondit aux assurances que le jeune officier avait données avec confiance de la bonté de la frégate et des efforts dont il se sentait capable. La barre du gouvernail ne fut pas plus tôt placée sous le vent, que le vaisseau marcha bravement contre le vent, fit jaillir l’écume des vagues comme pour défier l’ouragan, et cédant ensuite avec grâce à sa puissance, il courut une autre bordée, en s’écartant des dangereux écueils vers lesquels il s’avançait auparavant avec tant de rapidité. Les vergues pesantes tournèrent comme si elles eussent été des girouettes chargées d’indiquer le courant de l’air, et en peu d’instants la frégate fendit les flots avec majesté, laissant derrière elle les écueils et les rochers dont cet endroit était rempli, mais s’approchant d’un autre où il s’en trouvait encore qui menaçaient du même danger.

Pendant ce temps, la mer devenait plus agitée, et la violence du vent allait toujours croissant. Il ne se contentait plus de siffler en rencontrant les mâts et les cordages de la frégate, il semblait rugir de colère en surmontant chaque obstacle. Les vagues couvertes d’une écume plus blanche que la neige s’élevaient successivement, et l’air même brillait de la lumière qui se dégageait de l’Océan. De moment en moment, le navire cédait de plus en plus aux efforts de la tempête, et moins d’une demi-heure après qu’on eut levé l’ancre, un coup de vent furieux l’entraîna. Cependant les marins expérimentés qui veillaient à sa sûreté parvinrent à le maintenir dans la direction qu’il était indispensable qu’il suivît ; Griffith continuait à transmettre à l’équipage des ordres qu’il recevait du pilote inconnu pour forcer le bâtiment à suivre l’étroit canal hors duquel il eût été perdu.

Jusque-là le pilote avait paru s’acquitter de ses devoirs avec beaucoup d’aisance, car il donnait tous ses ordres d’un ton calme qui contrastait avec la responsabilité de sa situation. Mais quand, l’obscurité ayant redoublé, on eut perdu la terre de vue, et que la mer agitée couvrit d’écume les flancs du navire, il secoua tout à coup son apathie, montra toute l’énergie que la circonstance exigeait, et fit entendre sa voix au-dessus du mugissement monotone de la tempête.

— Surveillez bien la marche du vaisseau, monsieur Griffith, s’écria-t-il, le moment est venu. Nous avons ici la vraie marée, et c’est ici que se trouvent les périls véritables. Placez dans les chaînes votre meilleur quartier-maître, et qu’un officier se tienne près de lui pour veiller à ce qu’il ne se trompe pas en nous annonçant la profondeur de l’eau.

— Je m’en chargerai moi-même, dit le capitaine ; qu’on place une lumière dans les chaînes, du côté du vent.

— Vite la sonde en main ! s’écria le pilote avec une vivacité qui fit tressaillir, et indiquez exactement le nombre de brasses.

Ces préparatifs apprirent à l’équipage que le moment de la crise approchait, et les officiers comme les matelots, chacun à son poste, en attendaient l’issue dans le silence de la crainte. Le quartier-maître qui tenait la barre du gouvernail ne donnait lui-même ses ordres aux hommes qui étaient à la proue que d’une voix plus basse qu’à l’ordinaire, comme s’il eût craint de troubler l’ordre et la tranquillité dont on avait besoin.

Tandis qu’un sentiment général d’attente régnait sur la frégate ; ce cri perçant du marin qui sondait : — Sept brasses ! — couvrit le bruit de la tempête, traversa le bâtiment, et s’enfuit emporté par les vents, comme un avis donné par quelque esprit des eaux.

— C’est bien, dit le pilote avec calme, continuez à sonder.

À une courte pause succéda un second cri : — Cinq brasses et demie !

— Un bas-fond ! s’écria Griffith, un bas-fond ! Faites virer !

— Ah ! vous prenez donc le commandement du vaisseau maintenant ? dit le pilote avec ce ton froid qui impose le plus dans les moments de crise, parce qu’il annonce qu’on est préparé à tout.

Le troisième cri : — Quatre brasses ! — fut suivi d’un ordre de virer, que le pilote donna avec promptitude.

Griffith sembla rivaliser de sang-froid avec le pilote, en donnant les ordres nécessaires pour faire exécuter cette manœuvre.

Le vaisseau se releva lentement de la position inclinée que lui avait fait prendre la tempête, et les voiles, secouées avec violence, semblaient vouloir se dégager des liens qui les retenaient captives pendant que la frégate refoulait les vagues. En ce moment la voix bien connue du quartier-maître fit retentir les mots effrayants :

— Des brisants ! des brisants en proue !

Le son de ce cri de terreur se faisait encore entendre, quand une seconde voix s’écria d’un autre côté :

— Des brisants à tribord !

— Nous sommes sur un lit d’écueils, monsieur Gray, dit le commandant ; la frégate perd son air. Ne faudrait-il pas jeter une ancre ?

— Dégagez la seconde ancre ! s’écria Griffith.

— N’en faites rien ! s’écria le pilote d’une voix qui fit tressaillir tout l’équipage ; gardez-vous bien de le faire !

Le premier lieutenant jeta un regard courroucé sur l’audacieux étranger qui contrevenait ainsi à la discipline.

— Comment osez-vous donner des ordres contraires aux miens ? s’écria-t-il. Ne vous suffit-il pas d’avoir conduit la frégate dans un pareil danger ? Faut-il encore que vous mettiez obstacle à une manœuvre nécessaire pour l’en tirer ? si vous prononcez encore un mot…

— Silence, monsieur Griffith, s’écria le capitaine, qui, tout occupé qu’il était du soin de veiller à la sonde, montra un instant à la lueur de sa lanterne, ses traits inquiets et soucieux ; remettez le porte-voix à M. Gray : il n’y a que lui qui puisse nous sauver.

Griffith jeta son porte-voix sur le tillac, d’un air de dépit, et murmura avec un ton d’amertume en se retirant :

— En ce cas, tout est perdu, et entre autres choses le fol espoir que j’avais conçu en venant sur ces côtes.

Personne ne songea à lui répondre ; le vaisseau avait été rapidement entraîné par le vent, et les efforts de l’équipage avaient été paralysés par les ordres contradictoires qu’il avait reçus. La frégate perdit son air peu à peu, et en quelques secondes toutes ses voiles furent coiffées.

L’équipage eut à peine le temps de reconnaître cette situation dangereuse, car le pilote, ramassant le porte-voix avec la rapidité de l’éclair, donna des ordres que la circonstance exigeait, d’une voix que le vent et les vagues semblaient s’efforcer en vain de couvrir. Il ordonnait chaque manœuvre de la manière la plus distincte, et avec une précision qui prouvait qu’il connaissait parfaitement sa profession. La barre du gouvernail fut tenue d’une main ferme ; les vergues de l’avant firent pesamment leur évitée contre le vent, et le vaisseau tournant sur sa quille fit bientôt un mouvement rétrograde.

Griffith était trop bon marin pour ne pas reconnaître que le pilote avait saisi, avec une présence d’esprit admirable, le seul moyen qui pût tirer le vaisseau du danger. Il était jeune, fier et impétueux ; mais il ne manquait pas de générosité. Oubliant son ressentiment et la mortification qu’il avait éprouvée, il se jeta au milieu des marins, et par sa voix et son exemple, contribua puissamment au succès de cette manœuvre. La frégate fit lentement son abattée devant le vent, abaissa ses vergues presque au niveau de l’eau, tandis que les vagues se brisaient violemment contre sa poupe, comme pour lui reprocher de se départir de sa manière ordinaire de voguer.

Cependant on entendait toujours la voix du pilote, ferme, calme, mais si forte et si distincte, qu’elle arrivait à toutes les oreilles, et les marins, obéissant à ses ordres, faisaient tourner les vergues en dépit de la tempête, comme s’ils avaient manié les jouets de leur enfance. Lorsque la frégate eut suffisamment reculé, on secoua ses voiles de l’avant ; on orienta ses vergues de l’arrière, et l’on changea la position de la barre du gouvernail avant qu’elle eût le temps de courir de nouveau vers le danger qui l’avait menacée, tant de proue que de tribord. Le navire, docile à la manœuvre, reprit alors le vent, et sortit du milieu des écueils entre lesquels il était affalé, aussi rapidement qu’il s’y était avancé.

Un moment de surprise si forte qu’elle empêchait presque de respirer, suivit cette manœuvre adroite ; mais on n’avait pas le temps de songer à l’exprimer par des paroles. Le pilote ne quittait pas le porte-voix, et commandait au milieu des mugissements de la tempête, toutes les fois que la prudence et l’expérience lui suggéraient quelque changement à faire dans la manœuvre. On continua pendant environ une heure à lutter, ainsi contre ces dangers toujours renaissants ; car on était dans un canal étroit, formé par des rochers cachés sous les eaux, et dont le nombre augmentait à mesure qu’on avançait. On avait toujours la sonde en main ; l’œil vif du pilote semblait percer les ténèbres avec une facilité qui tenait du prodige, et tous ceux qui étaient à bord sentaient qu’ils étaient conduits par un homme qui connaissait parfaitement la navigation, et dont les efforts répondaient à la confiance qu’ils avaient alors en lui.

Plus d’une fois la frégate fut sur le point de heurter contre des écueils qui n’étaient indiqués que par la masse d’écume dont la mer les couvrait, et sur lesquels elle se serait brisée d’une manière aussi subite que certaine : mais la voix ferme du pilote avertissait l’équipage de chaque péril, et commandait la manœuvre nécessaire pour l’éviter. Alors le vaisseau était sous son gouvernement absolu, et pendant ces moments d’inquiétude où il fendait les ondes qui couvraient d’écume les énormes vergues, toutes les oreilles n’étaient attentives qu’à la voix de celui qui avait acquis sur l’équipage un ascendant qu’il n’avait obtenu que par une fermeté aidée de l’expérience.

La frégate venait encore de faire un de ces virements qu’elle avait si souvent exécutés à la voix du pilote, quand celui-ci adressa pour la première fois la parole au capitaine qui continuait à surveiller le travail de la sonde.

— Nous voici dans le moment critique, lui dit-il : si le vaisseau se comporte bien, nous sommes sauvés ; sinon, tout ce que nous avons fait jusqu’à présent devient superflu.

Le vétéran quitta un instant son poste à cet avis effrayant, et, appelant son premier lieutenant, il demanda au pilote l’explication de ce qu’il venait de lui dire.

— Voyez-vous cette lumière sur ce promontoire du sud ? répondit le pilote ; vous pouvez la reconnaître à cette étoile qui en est voisine, et qui paraît de temps en temps s’enfoncer dans la mer. Maintenant remarquez ce point noir qui semble une ombre à l’horizon, un peu plus au nord : c’est une montagne située dans l’intérieur des terres. Si nous pouvons tenir cette montagne ouverte avec cette lumière, tout ira bien ; sinon nous serons infailliblement brisés.

— Virons de bord encore une fois, s’écria Griffith.

— Il n’est plus question de virer de bord ni vent arrière, répondit le pilote. Le canal resserré dans lequel nous sommes à présent nous laisse à peine la place nécessaire pour passer. Si nous pouvons doubler le Devil’s-Grip, nous serons hors des écueils, mais nous n’avons pas d’autre alternative.

— Nous aurions mieux fait de louvoyer plus tôt pour ne pas y rentrer, s’écria Griffith.

— Oui, si la marée nous l’avait permis, répliqua le pilote d’un ton calme. Messieurs, il faut de la promptitude ; nous n’avons qu’un mille à faire, et la frégate paraît avoir des ailes. Cependant les huniers ne lui suffisent plus pour tenir le vent ; il nous faut le grand foc et la grande voile.

— Il est dangereux de déployer les voiles par un tel vent, dit le commandant avec un air de doute.

— Il faut pourtant le faire, ou nous sommes perdus, répliqua le pilote avec sang-froid. Voyez ! la lumière s’écarte déjà de la montagne : elle en touche le bord ; la mer nous pousse à tribord.

— Cela va être fait, s’écria Griffith en saisissant le porte-voix.

Les ordres du lieutenant furent exécutés presque aussitôt qu’ils furent donnés, et tout étant prêt, la grande voile fut déployée pour être étendue au vent. Le résultat de cette manœuvre fut un moment de crise ; car le vent semblait vouloir s’opposer à son expansion, et le centre du navire était ébranlé. Mais enfin l’adresse et la force l’emportèrent ; cent marins travaillèrent en même temps à la contenir, et elle fut convenablement tendue. La frégate céda à cette force nouvelle comme un roseau cède au vent qui le fait plier. Ce succès fut annoncé par un grand cri de joie que poussa le pilote, et qui semblait partir du fond de son âme.

— Elle lofe ! s’écria-t-il : elle serre le vent ! Voyez ! la lumière s’ouvre avec la montagne. Si elle porte ses voiles, nous sommes sauvés.

Un bruit semblable à celui d’un coup de canon l’interrompit. On vit le vent emporter quelque chose qui ressemblait à un nuage blanc, et qui disparut aussitôt dans l’obscurité.

— C’est le grand foc qui a été enlevé des ralingues, dit le vieux commandant ; des voiles légères ne peuvent tenir contre un pareil temps ; mais la grande voile peut résister.

— Elle résisterait à un tourbillon, dit Griffith ; mais ce mât se fend comme un morceau d’acier qui a une paille.

— Silence, Messieurs ! s’écria le pilote ; nous allons bientôt connaître notre destin. Lofez ! vous pouvez lofer.

Ces mots terminèrent toute discussion, et les braves marins sachant qu’ils avaient fait pour leur sûreté tout ce qu’il était au pouvoir de l’homme de faire, attendirent l’événement dans le silence et l’inquiétude. À peu de distance de leur proue, la mer était couverte de flots d’écume, et les vagues, au lieu de rouler successivement avec régularité, semblaient tournoyer ; dans ce chaos d’ondes agitées, on ne distinguait qu’une raie d’eau noire de la longueur d’une demi-encâblure, et elle disparaissait souvent ; au milieu de la confusion des vagues. C’était le long de cet étroit sentier que le vaisseau s’avançait plus pesamment qu’auparavant, et pinçant assez le vent pour empêcher ses voiles de fasier ; mais, avant d’y entrer, le pilote s’était approché en silence du gouvernail, et s’était chargé de le diriger de sa propre main.

Aucun bruit partant du bâtiment n’interrompit le tumulte horrible de l’Océan, et l’on naviguait dans cette espèce de canal avec un calme silencieux qui semblait la consternation du désespoir. Vingt fois les matelots, croyant le vaisseau hors de danger en voyant passer à tribord l’écume qui couvrait un écueil, furent sur le point de pousser des cris de joie ; mais au même instant ils en apercevaient un autre devant eux, et les écueils se succédaient ainsi sans interruption. De temps en temps on entendait le bruit du vent dans la voilure, et si l’on jetait un coup d’œil sur le pilote, on le voyait les mains fortement appuyées sur les rais de la roue, tandis que ses yeux passaient avec rapidité des voiles à l’Océan, et de l’Océan aux voiles. Enfin la frégate arriva à un point où elle semblait inévitablement entraînée à sa perte, quand une nouvelle manœuvre en changea tout à coup la marche, et en détourna la proue du cours du vent. Au même instant on entendit le pilote s’écrier :

— Carrez les vergues ! ferlez la grande voile !

Un cri général de tout l’équipage répéta ces deux ordres, et aussi vite que la pensée, le vaisseau, sortant enfin de l’étroit canal dans lequel il était engagé, flotta sur les vagues élevées d’une mer libre, et se vit au terme de ses dangers.

Les matelots respiraient enfin, et se regardaient les uns les autres comme au sortir d’un rêve pénible, quand Griffith s’approcha de l’homme qui venait de les tirer d’un péril si imminent. Il lui saisit la main et la serra cordialement.

— Vous venez de prouver, lui dit-il, que vous êtes un pilote fidèle et un marin que nul autre ne saurait égaler.

Le pilote inconnu lui serra la main à son tour, et lui répondit :

— Je ne suis pas étranger à ces mers, et il peut encore se faire qu’elles me servent de tombeau. Mais vous aussi, jeune homme, vous m’avez trompé. Vous avez agi bravement et noblement, et le congrès…

— Eh bien ! dit Griffith, voyant qu’il n’achevait pas, que voulez-vous dire du congrès ?

— Qu’il est heureux s’il a beaucoup de vaisseaux comme celui-ci, répondit le pilote d’un ton froid ; et il s’éloigna pour aller joindre le capitaine.

Griffith le regarda un moment avec surprise ; mais ses devoirs exigeaient toute son attention, et d’autres pensées occupèrent bientôt son imagination.

La frégate était alors hors de danger. La tempête durait pourtant encore, et elle augmentait même de violence ; mais on était en pleine mer, on n’avait plus d’écueils à craindre, et l’on pouvait faire toutes les manœuvres que les circonstances exigeaient. Un coup de canon, tiré par l’Ariel, avait annoncé que le schooner était également en sûreté. Il était sorti de la haie par un autre canal que la frégate n’avait pu prendre, parce qu’elle n’y aurait pas trouvé assez d’eau. Enfin il ne resta sur le pont que le quart de service, et le reste de l’équipage alla goûter le repos dont il avait besoin.

Le capitaine se retira dans sa cabane avec le mystérieux pilote. Griffith donna ses derniers ordres ; ayant laissé des instructions à l’officier qui allait être de garde, il lui souhaita un bon quart, et alla se jeter dans son hamac. Il y passa près d’un quart d’heure à réfléchir sur les événements de la journée. Tantôt il songeait au peu de mots que Barnstable lui avait dits, et au singulier commentaire que Merry y avait ajouté ; tantôt ses pensées se tournaient vers le pilote qui, pris sur les côtes ennemies de la Grande-Bretagne, les avait si bien et si fidèlement servis. Il se rappelait l’extrême désir qu’avait eu le capitaine Munson de se procurer ce pilote, désir qui les avait exposés aux dangers dont cet inconnu venait de les tirer, et nulle conjecture ne pouvait l’aider à deviner pourquoi il avait voulu braver tant de risques pour avoir ce pilote. Bientôt ses sentiments personnels prenaient le dessus, et le souvenir de sa patrie, de sa maîtresse, de sa maison, occupaient successivement sa pensée. Il entendit encore quelque temps le bruit des vagues qui venaient se briser contre le navire ; mais enfin la tempête diminua de violence ; la nature céda à la fatigue, et le sommeil profond dont jouit ordinairement un marin, fit même disparaître les images romanesques que l’amour offrait à l’esprit de notre officier.