Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 66-77).


CHAPITRE VII.


Parlez, Sempronius.
Addison. Caton.


Les préparatifs du conseil avaient été aussi courts qu’ils étaient simples. Le vieux commandant de la frégate reçut ses officiers avec des égards pointilleux, et, leur montrant les chaises placées autour d’une table qui occupait le centre de la cabane et qui y était clonée, il s’assit en silence, et chacun suivit son exemple sans autre cérémonie. Les droits du rang et de l’ancienneté furent pourtant observés strictement. À droite du capitaine était placé Griffith, comme tenant le premier rang après lui, et le commandant du schooner était à sa gauche. Le capitaine Manuel était assis près de Griffith, et les autres officiers suivaient, d’après l’ordre de préséance, jusqu’à l’autre bout de la table, qui était occupé par un homme ayant des membres d’athlète avec des traits durs, et qui remplissait la place de premier quartier-maître de la frégate.

Lorsque tout le monde fut placé et que le silence fut établi, le commandant, qui désirait avoir les avis de ses officiers inférieurs, ouvrit la séance en leur faisant part de l’objet sur lequel il voulait connaître leur opinion.

— D’après mes instructions, Messieurs, leur dit-il, je devais, après être arrivé sur les côtes d’Angleterre…

Voyant Griffith lever respectueusement la main en signe de silence, le vétéran s’interrompit pour lui demander la cause de ce geste.

— Nous ne sommes pas seuls, dit le lieutenant en jetant un coup d’œil dans un coin de la cabane où le pilote, assis devant une petite table, semblait donner toute son attention à l’examen d’une carte marine.

Le pilote l’entendit et le comprit fort bien ; mais il ne fit pas un geste, et ses yeux ne quittèrent pas un instant la carte qu’il paraissait consulter.

— C’est M. Gray, répondit le capitaine ; ses services nous seront nécessaires en cette occasion, et par conséquent il est utile de ne lui rien cacher.

Les jeunes officiers se regardèrent d’un air de surprise, et Griffith fit un signe de tête respectueux pour annoncer qu’il acquiesçait à la décision de son officier supérieur. Le capitaine reprit la parole.

— J’avais ordre, dit-il, d’attendre certains signaux qui devaient m’être faits de terre ; signaux que j’ai effectivement aperçus. J’avais reçu les meilleures cartes, et des instructions qui m’ont mis en état d’entrer dans la baie que nous avons quittée hier au soir. Nous avons maintenant un pilote, et un pilote, Messieurs, qui nous a donné de telles preuves d’habileté, qu’aucun de nous ne peut hésiter, en quelque occasion que ce soit, à compter sur ses connaissances comme sur son intégrité.

Le capitaine se fut un instant pour jeter les yeux successivement sur tous ses officiers, comme s’il eût voulu recueillir leurs opinions sur ce point important. Chacun d’eux ayant fait une inclination de tête qui annonçait son approbation, il reprit la parole, en jetant un coup d’œil de temps en temps sur un papier qu’il tenait à la main.

— Vous savez tous, Messieurs, que la malheureuse question de représailles a été vivement agitée entre les deux gouvernements, le nôtre et celui de l’ennemi. Pour cette raison, et dans certaines vues politiques, nos commissaires à Paris jugent important que nous nous emparions de quelques individus marquants en Angleterre, tant pour nous servir d’otages contre les procédés de nos ennemis, que pour faire sentir les maux de la guerre sur leurs propres rivages à ceux qui les ont occasionnés. Nous sommes maintenant à portée de mettre ce plan à exécution, et je vous ai assemblés pour vous consulter sur les moyens que nous devons employer.

Un profond silence succéda à cette communication inattendue du but de la croisière. Après une courte pause le capitaine s’adressa au quartier-maître :

— Quelle marche me conseilleriez-vous de suivre, monsieur Boltrop ?

Le vieux marin, sommé ainsi de donner son opinion sur un point difficile, étendit une de ses grosses mains sur la table, et commença à faire tourner un encrier avec beaucoup d’art, tandis que de l’autre il prit une plume qu’il porta à sa bouche, et qu’il paraissait mâcher avec le même plaisir que si c’eût été une feuille de la fameuse herbe de Virginie. Voyant enfin qu’on attendait une réponse, il regarda à droite, puis à gauche, et finit par dire ce qui suit d’une voix rauque et enrouée, que les brouillards et l’humidité de la mer avaient privée de tout ce qui aurait pu ressembler à de la mélodie :

— Si ce que vous dites est un ordre, capitaine, il faut le remplir, je suppose ; car la vieille règle est : — Obéissez aux ordres, quand vous devriez ruiner l’armateur ; — quoique l’ancienne maxime qui dit : — Une main pour l’armateur et l’autre pour vous, — ne soit pas mauvaise, car elle a sauvé plus d’un navire dont la perte aurait fait la balance des registres du munitionnaire. Ce n’est pas que je veuille dire que les registres du munitionnaire ne valent pas ceux de toute autre personne, mais c’est que quand un homme est mort il n’y a plus de compte à lui demander. Ainsi donc, — s’il faut exécuter les ordres, la question suivante est : — comment faut-il les exécuter ? — À cet égard il y a bien des gens qui savent quand un vaisseau porte trop de voiles, mais ce n’est pas l’affaire de tout le monde de savoir les diminuer. Ainsi donc, s’il faut réellement faire des prisonniers, il faut débarquer un détachement pour s’en emparer, ou bien les tromper par de faux signaux et de faux pavillons pour les attirer vers le vaisseau. Quant au débarquement, vous ferez attention, capitaine Munson, que je ne parle que pour un, et c’est moi ; je vous dirai que si vous pouvez faire entrer la tête de la frégate par la fenêtre de la salle à manger du roi d’Angleterre, j’y consens de tout mon cœur, et je me soucie fort peu qu’on lui casse ses vitres. Mais appuyer le bout du pied sur les côtes sablonneuses (je ne parle que pour un, comme je le disais), si j’en fais rien, je veux être damné.

Les jeunes officiers sourirent de la manière franche et rude avec laquelle le vieux marin exprimait ses sentiments, sa chaleur croissant avec son sujet jusqu’à ce qu’il arrivât à ce qui était pour lui le dernier argument dans toute la discussion. Le capitaine, qui n’était lui-même qu’un élève un peu plus policé de cette ancienne école de marine, parut comprendre parfaitement ce qu’il voulait dire, et sans perdre l’impassibilité de ses traits, il demanda l’opinion du dernier lieutenant.

Ce jeune homme parla avec tant de timidité et de défiance de lui-même, que son discours ne fut pas beaucoup plus intelligible que celui du vieux quartier-maître ; tout ce qu’on put y reconnaître fut qu’il n’avait pas la même répugnance à mettre le pied sur la terre ferme.

Les opinions des autres devinrent graduellement plus claires et plus précises, presque en proportion de leur rang et de leur temps de service. En fin le tour du capitaine des soldats de marine arriva, et il laissa percer l’orgueil de sa profession en parlant sur un sujet qui avait beaucoup plus de rapport à ses devoirs habituels qu’à tout ce qu’il voyait se passer journellement à bord de la frégate.

— Il me paraît, Monsieur, dit-il en s’adressant au capitaine, que le succès de cette expédition dépend entièrement de la manière dont elle sera conduite.

Après cet exorde lucide, il hésita un moment comme pour recueillir ses idées, afin de produire une impression qui exclut toute réplique.

— Le débarquement, continua-t-il, doit naturellement se faire sur une belle côte, sous les canons de la frégate, et il serait bon que le schooner se plaçât de manière à pouvoir faire feu en flanc pour protéger les troupes quand elles débarqueront. Les arrangements pour l’ordre de la marche dépendront beaucoup de la distance à parcourir ; mais je crois qu’une avant-garde de matelots doit agir comme un corps de pionniers en avant de la colonne des soldats de marine, et les précéder à quelque distance, tandis que les bagages et un détachement pour les garder resteront à bord de la frégate jusqu’à ce que l’ennemi soit repoussé dans l’intérieur, et alors ils pourront avancer sans danger. Il faudra aussi deux corps sur nos flancs, sous les ordres de deux des plus anciens midshipmen ; et l’on pourrait former un corps d’infanterie légère, composé des mousses les plus âgés, pour coopérer avec les soldats de marine. Quant aux marins armés de mousquets et de piques d’abordage, M. Griffith les commandera de droit en personne, et il en formera un corps de réserve, mon expérience et mes connaissances dans l’art militaire devant me donner le commandement général.

— À ravir ; maréchal-de-camp ! s’écria Barnstable avec une gaieté que n’arrêtaient jamais ni les temps ni les lieux ; vous ne devriez pas souffrir que l’eau salée rouillât vos boutons. C’est dans le camp de Washington, sous sa tente même, que vous devriez suspendre votre hamac. Morbleu ! Monsieur, croyez-vous donc que nous ayons envie d’envahir l’Angleterre ?

— Je sais que tout mouvement militaire doit être exécuté avec précision, monsieur Barnstable, répondit le capitaine Manuel ; je suis accoutumé aux sarcasmes des officiers de marine, et je n’y fais aucune attention, parce que je sais qu’ils sont le résultat de l’ignorance ; Si le capitaine Munson est disposé à me charger du commandement de cette expédition, il verra que les soldats de marine sont bons à autre chose qu’à monter la garde et à tirer des saluts.

Se détournant alors de son antagoniste, il continua à s’adresser à leur supérieur commun, comme s’il eût dédaigné de parler plus longtemps à un homme qui, d’après la nature de l’affaire dont il s’agissait, n’était pas en état de le comprendre.

— Avant de nous mettre en marche, capitaine Munson, ajouta-t-il, il sera prudent de faire faire une reconnaissance ; et comme, dans le cas où nous serions repoussés, il pourrait être nécessaire de nous défendre, vous me permettrez de vous recommander la formation d’un autre corps armé des outils nécessaires pour faire des retranchements ; il pourrait être très-utile, soit pour creuser des lignes de circonvallation, soit pour élever des redoutes. Au surplus, je présume qu’on trouverait des outils en abondance dans le pays, et, au besoin, on pourrait mettre les paysans en réquisition pour ce service.

C’en était trop pour Barnstable, et il partit d’un grand éclat de rire que personne ne jugea à propos d’interrompre, quoique Griffith, en détournant la tête pour cacher un sourire, vit le pilote jeter un coup d’œil d’impatience sur le jeune lieutenant avec une expression qu’il ne sut trop comment interpréter. Lorsque le capitaine Munson crut que Barnstable avait assez ri, il lui demanda du ton le plus calme ce qu’il trouvait de si amusant dans ce que venait de dire le capitaine Manuel.

— C’est un plan de campagne tout entier ! s’écria Barnstable ; il faudrait l’envoyer au congrès par un exprès avant que les Français ne se mettent en campagne.

— Avez-vous un meilleur plan à proposer ? lui demanda le capitaine avec sa tranquillité ordinaire.

— Un meilleur ! s’écria-t-il, oui, sans doute ; un plan qui n’exige ni délai, ni embarras. C’est un coup de main de marine dont il s’agit, et c’est par le moyen de la marine qu’il faut l’exécuter.

— Pardon, monsieur Barnstable, dit le capitaine Manuel, à qui son orgueil militaire ne laissait aucun goût pour la plaisanterie, s’il y a quelque service à faire sur terre, je réclame comme un droit d’y être employé.

— Réclamez tout ce qu’il vous plaira, capitaine ; mais que voulez-vous faire avec une poignée de gens qui ne savent pas seulement distinguer la poupe d’un bâtiment d’avec sa proue ? Croyez-vous que pour commander la manœuvre sur une chaloupe ou un cutter qui s’approche des côtes, il n’y ait qu’à dire demi-tour à droite ou à gauche, comme à vos soldats ? Non, non, capitaine Manuel ; j’honore votre courage, car je l’ai vu à l’épreuve, mais du diable si…

— Vous oubliez que nous attendons votre plan, monsieur Barnstable, dit le vétéran.

— Je vous demande un peu de patience, Monsieur, répondit Barnstable ; il n’est besoin d’aucun plan. Faites-moi connaître les gisements et la distance de l’endroit où l’on peut trouver les gens dont vous désirez vous emparer, et je me charge de l’affaire en supposant une mer calme et point de rochers. Vous m’accompagnerez, monsieur le pilote ; car je crois que vous avez dans la tête une meilleure carte du fond de ces mers qu’on en ait jamais fait d’aucune partie de la terre. Je chercherai un bon ancrage, ou, si le vent souffle de la côte, le schooner se tiendra bord sur bord jusqu’à ce que nous soyons prêts à reprendre le large. Je prendrai, pour débarquer, ma barque avec Tom Coffin et un équipage complet, et, me rendant à l’endroit que vous m’aurez indiqué, je m’emparerai des hommes que vous voulez avoir, et je les amènerai à bord. C’est une expédition tout à fait navale ; mais comme le pays est assez bien peuplé, il sera bon d’attendre les ombres de la nuit pour exécuter notre incursion à terre.

— Monsieur Griffith, dit le capitaine, nous n’attendons que votre avis, et alors, en comparant les opinions, nous pourrons décider quel parti est le plus prudent.

Le premier lieutenant, pendant toute cette discussion, avait été absorbé dans ses rêveries, et n’en était peut-être que mieux préparé à donner son opinion. Montrant le pilote qui était derrière lui, toujours dans la même attitude, il commença par dire au capitaine :

— Votre intention est-elle que M. Gray accompagne l’expédition ?

— Sans contredit.

— Et c’est de lui que vous attendez les renseignements nécessaires pour diriger nos opérations ?

— Vous ne vous trompez pas.

— Eh bien ! Monsieur, s’il a sur terre la moitié de l’habileté dont il a fait preuve sur mer, je garantis le succès.

En prononçant ces mots, il adressa un léger salut au pilote, qui y répondit par une inclination de tête faite d’un air froid.

— Maintenant, continua Griffith, j’en demande bien pardon à monsieur Barnstable et au capitaine Manuel, mais je réclame le commandement de l’expédition, comme m’appartenant de droit en vertu du rang que j’occupe sur ce vaisseau.

— Une expédition de cette nature appartient naturellement au schooner, s’écria Barnstable avec impatience.

— Nous pourrons trouver tous assez de besogne, répondit Griffith en faisant un signe des yeux à son ami, qui le comprit aussitôt. Du reste, je n’adopte entièrement l’avis ni de l’un ni de l’autre. On dit que depuis que nous avons paru sur cette côte, les maisons des personnes les plus distinguées sont gardées par de petits détachements de soldats tirés des villes voisines.

— Qui dit cela ? s’écria le pilote en s’avançant vers eux avec une vivacité qui causa un étonnement général.

— Je le dis, Monsieur, répondit le lieutenant après le premier mouvement de surprise.

— Indiquez une maison, répliqua le pilote, nommez un individu qui ait reçu une telle protection.

Griffith leva la tête pour regarder fixement l’étranger qui se permettait de prendre la parole sans être interrogé, et cédant à sa fierté naturelle, il hésitait à lui répondre ; mais se rappelant ce que lui avait dit le capitaine, et les services récemment rendus par le pilote, il lui dit d’un ton qui annonçait quelque embarras :

— Je sais positivement que cette mesure a été prise chez le colonel Howard, qui demeure à quelques milles des côtes, du côté du nord.

Ce nom causa au pilote une sorte de tressaillement involontaire. Il fixa ses yeux sur ceux de Griffith, et parut vouloir y lire jusqu’à ses plus secrètes pensées. Cette étude ne fut cependant pour lui que l’affaire d’un instant, après quoi on put remarquer sur ses lèvres une légère contraction ; mais il eût été difficile de dire si c’était un signe de dédain ou un effort pour cacher un sourire. Il alla se rasseoir tranquillement à la place qu’il occupait auparavant.

— Il est plus que probable que vous ne vous trompez pas, Monsieur, dit-il, et si je pouvais me permettre de donner un avis au capitaine Munson, ce serait de bien méditer le vôtre.

Griffith se retourna pour voir si l’expression des traits du pilote était d’accord avec les paroles qu’il venait de prononcer ; mais sa figure était entièrement cachée par ses deux mains qui soutenaient sa tête, tandis qu’il semblait continuer à examiner avec attention la carte déployée devant lui.

— J’ai dit, Monsieur, continua Griffith en s’adressant à son commandant, que je ne suis entièrement d’accord ni avec M. Barnstable, ni avec le capitaine Manuel. Le commandement de cette expédition m’appartient, comme étant le plus ancien officier sur ce bord, et il doit m’être permis de le réclamer. Je ne crois pas que tous les préparatifs dont nous a parlé le capitaine soient nécessaires ; mais je pense aussi qu’il est à propos de prendre un peu plus de précautions que M. Barnstable ne semble se le proposer. Comme nous pouvons rencontrer des soldats, il faut que nous ayons des soldats à leur opposer ; mais comme il s’agit d’un coup de main de marine, et non d’évolutions régulières, c’est un marin qui doit commander. Ma demande m’est-elle accordée, capitaine ?

— D’autant plus volontiers, Monsieur, répondit le commandant sans hésiter, que j’avais dessein de vous charger de ce service. Je suis charmé de voir que vos désirs soient d’accord avec les miens.

Griffith eut peine in dissimuler le plaisir que lui faisait éprouver ce que venait de dire son commandant, et ce fut avec un sourire de satisfaction qu’il ajouta :

— Chargez-moi donc de toute la responsabilité, Monsieur. Je vous demande de mettre sous mes ordres le capitaine Manuel et vingt soldats de marine, si ce service ne lui répugne pas (le capitaine inclina la tête pour indiquer son consentement, et jeta un regard de triomphe sur Barnstable). Je prendrai le cutter de la frégate avec son équipage ordinaire, je passerai à bord du schooner ; quand le vent sera favorable, nous avancerons vers la côte, et nous agirons ensuite suivant que les circonstances l’exigeront.

Le commandant du schooner jeta à son tour un regard de triomphe sur le capitaine Manuel, et s’écria avec son ton de gaieté ordinaire :

— C’est un excellent plan, monsieur Griffith, un plan digne d’un officier de marine. — Oui, oui, servez-vous du schooner. Je vous réponds que l’Ariel jettera l’ancre, s’il le faut, dans un étang à canards, et lâchera des bordées dans les fenêtres de toute maison à portée qu’il vous plaira de n’indiquer. Mais vingt soldats de marine ! Ils vont encombrer mon petit navire.

— Il serait imprudent d’en prendre un de moins, répondit Griffith ; il est possible que nous trouvions plus de besogne que nous n’en cherchons !

Barnstable comprit parfaitement à quoi son ami faisait allusion, et cependant il ne resta pas sans réplique.

— Prenez des marins, dit-il, et je trouverais place pour trente. Les soldats ne savent ranger leurs bras et leurs jambes que lorsqu’ils font l’exercice. Chacun d’eux tiendra autant de place que deux matelots. Ils suspendent leurs hamacs sens devant derrière, et mettent tout sens dessus dessous quand on leur fait l’appel. Diable ! Monsieur, vingt soldats de marine mettront la confusion sur mon bord.

— Donnez-moi votre chaloupe, capitaine Munson, s’écria Manuel avec indignation ; nous suivrons M. Griffith dans une barque découverte, plutôt que d’occasionner tant d’inconvénients à M. Barnstable.

— Non, non, capitaine, s’écria Barnstable en lui tendant cordialement la main ; vous deviendriez autant de Jonas en uniforme, et je ne sais si les baleines pourraient digérer vos gibernes et vos baïonnettes. Vous viendrez avec moi, et vous verrez de vos propres yeux si l’équipage de l’Ariel dort aussi paisiblement que vous le prétendez.

Manuel parut un peu décontenancé, et l’assemblée rit encore à ses dépens, à l’exception du pilote et du capitaine. Le premier, les yeux fixés sur sa carte, ne paraissait faire aucune attention à ce qui se passait, quoiqu’il écoutât tout avec le plus vif intérêt et qu’il jetât de temps en temps un regard à la dérobée sur les officiers, comme pour découvrir si cette légèreté apparente ne cachait pas un fonds plus solide. Quant au capitaine Munson, il souffrait rarement qu’un sentiment quelconque troublât l’impassibilité habituelle de sa physionomie, et s’il n’avait pas assez de dignité pour réprimer la gaieté intempestive de ses officiers, il avait trop de bonté d’âme pour trouver mauvais qu’ils s’y livrassent. Il témoigna qu’il était satisfait des arrangements qui avaient été proposés, et ordonna qu’on apportât la liqueur qu’on était dans l’usage de boire à la fin de chaque délibération.

Le quartier-maître parut croire qu’on devait suivre le même ordre pour boire que pour parler ; car à peine le rhum fut-il placé sur la table, qu’il s’en versa un grand verre, dans lequel il n’ajouta de l’eau qu’avec beaucoup de modération.

— L’eau du vaisseau a presque la même couleur que le rhum, dit-il ; si elle en avait aussi le goût, quel heureux équipage nous ferions ! Eh bien ! monsieur Griffith, vous avez donc envie d’aller courir des bordées sur terre ? il est assez naturel à la jeunesse d’aimer la terre ; mais il y a ici quelqu’un, et c’est le premier quartier-maître de cette frégate, qui en a vu assez pour un an la nuit dernière. Cependant, puisque vous voulez y aller, je bois à votre heureux débarquement, et puissiez-vous y trouver un meilleur ancrage ! À votre santé, capitaine Munson ; et je vous dirai, sauf respect, que si nous descendions un peu plus au sud, mon opinion est (et ce n’est que celle d’un seul homme) que nous pourrions rencontrer quelque bâtiment ennemi revenant des Indes occidentales, et dont la cargaison pourrait nous réchauffer le cœur, si jamais nous nous trouvions dans la nécessité de mettre nous-mêmes un pied sur la terre.

Le vieux marin s’interrompait de temps en temps pour porter d’une main son verre à sa bouche, tandis que l’autre continuait à entourer le cou de la bouteille, de sorte que ses compagnons furent obligés d’attendre que le torrent de son éloquence fût écoulé avant de pouvoir se servir. Enfin Barnstable, voyant qu’il ne lâchait pas prise, lui retira la bouteille de la main sans cérémonie, et se prépara un mélange dans lequel l’eau et le rhum se suivirent en proportions plus égales.

— Vous avez le verre le plus remarquable que j’aie jamais vu dans aucune de mes croisières, Boltrop, lui dit-il en même temps. Il tire aussi peu d’eau que l’Ariel, et il n’est jamais à sec. Si vous avez la même facilité pour remplir votre soute à eau-de-vie que pour la vider, le congrès en approvisionnera cette frégate à bon marché.

Les autres officiers se servirent avec encore plus de modération. Griffith mouilla à peine ses lèvres, et le pilote refusa le verre qui lui fut offert. Le capitaine Munson se leva, et ses officiers, voyant que leur présence n’était plus nécessaire, le saluèrent et se retirèrent. Comme Griffith sortait le dernier, il sentit une main s’appuyer doucement sur son épaule ; il se retourna, et vit le pilote.

— Monsieur Griffith, lui dit-il quand ils furent seuls avec le commandant de la frégate, les événements de la nuit dernière doivent nous apprendre à nous accorder une confiance mutuelle, sans quoi nous nous chargeons d’une entreprise dangereuse et inutile.

— Le risque est-il égal ? lui demanda le jeune lieutenant. Chacun me connaît pour être ce que je parais. Je suis au service de mon pays. J’appartiens à une famille dont le nom honorable garantit ma fidélité à la cause de l’Amérique. Et cependant je vais me hasarder sur une terre hostile, au milieu d’ennemis, presque seul, et dans des circonstances où la trahison serait ma perte. Quel est donc l’homme qui obtient de vous tant de confiance, capitaine Munson ? Je vous fais cette question moins pour moi-même que pour les braves gens qui me suivront avec intrépidité partout où je voudrai les conduire.

Un sombre nuage de déplaisir parut d’abord couvrir le front du pilote pendant que Griffith s’exprimait ainsi, et il parut ensuite plongé dans de profondes réflexions. Le commandant prit la parole :

— Il y a dans votre question, monsieur Griffith, une apparence de raison ; mais ce n’est pas à vous que j’ai besoin de rappeler que j’ai droit de compter sur une obéissance aveugle et muette. Ni ma naissance ni mon éducation ne me donnent les mêmes prétentions qu’à vous, Monsieur, et cependant le congrès n’a pas cru devoir oublier le nombre de mes années de service ; je commande cette frégate, et…

— N’en dites pas davantage, reprit le pilote en l’interrompant ; les doutes de ce jeune homme sont naturels, et il faut les dissiper. J’aime son regard fier et intrépide, et tandis qu’il craint que je ne lui prépare un gibet, je vais lui donner l’exemple d’une noble confiance. Lisez ceci, Monsieur, et dites-moi ensuite si vous vous méfiez encore de moi.

En parlant ainsi, il avait mis la main dans une poche pratiquée dans la doublure de son gilet, et il en tira une feuille de parchemin décorée de petits rubans et à laquelle était suspendu un sceau massif ; il l’ouvrit lui-même et l’étendit sur la table devant Griffith. Il y appuya le doigt à plusieurs reprises pour lui faire remarquer particulièrement certains passages ; et lorsqu’il reprit la parole, un feu extraordinaire brillait dans ses yeux, et un coloris inusité animait ses traits naturellement pâles.

— Voyez, lui dit-il, une tête couronnée elle-même n’hésite pas à rendre témoignage en ma faveur, et le nom de ce monarque n’est pas fait pour inspirer la crainte à un Américain.

Griffith jeta les yeux au bas du parchemin, et y vit avec surprise la signature de l’infortuné Louis XVI. Mais quand, obéissant à un signal du pilote, il eut parcouru ce qui y était tracé, il tressaillit vivement, fit deux pas en arrière, et fixant ses yeux animés sur cet étranger, il s’écria avec enthousiasme :

— Conduisez-moi partout où il vous plaira, je vous suivrai, même à la mort.

Un sourire de satisfaction se dessina sur les lèvres du pilote. Prenant le bras de Griffith, il se rendit avec lui dans une autre chambre, et laissa le commandant de la frégate, dont la scène dans laquelle il venait de jouer le rôle de spectateur plutôt que celui d’acteur n’avait pu troubler l’air calme et impassible.