Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 118-127).


CHAPITRE XII.


Falstaff : Chair à canon ! chair à canon ! Ils rempliront une fosse aussi bien que ceux qui valent mieux qu’eux.
Shakspeare.


Les trois hommes qui entrèrent alors dans l’appartement ne parurent nullement intimidés par la présence de la compagnie devant laquelle ils étaient introduits, quoiqu’ils portassent les vêtements grossiers de marins, et dont l’état annonçait qu’ils avaient eu du service. Ils suivirent en silence la direction du doigt du capitaine, et se rangèrent dans un coin du salon comme connaissant la déférence due à un rang supérieur, et accoutumés depuis longtemps à toutes les vicissitudes du monde.

Le colonel commença alors à entrer en matière.

— Je me flatte que vous êtes tous trois de loyaux et fidèles sujets de Sa Majesté, dit-il ; mais, dans un temps comme celui-ci, les hommes les plus respectables peuvent éveiller le soupçon ; et si nous avons conçu à votre égard des idées mal fondées ; vous devez excuser notre erreur, et l’attribuer à l’état fâcheux dans lequel la rébellion a plongé cet empire. Nous avons lieu de craindre que l’ennemi ne médite quelque projet sur cette côte, car il s’y est montré avec une frégate et un schooner, audace qui ne peut être égalée que par le crime d’une révolte impie contre un souverain légitime.

Pendant que le colonel prononçait ce préambule apologétique, les prisonniers restaient les yeux fixés sur lui avec un air d’attention ; mais, quand il parla de la crainte d’une attaque, deux d’entre eux le regardèrent avec encore plus d’intérêt, et quand il eut cessé de parler, ils jetèrent l’un sur l’autre à la dérobée un coup d’œil expressif. Aucun d’eux ne prit pourtant la parole, et après une courte pause, comme pour laisser le temps à ce qu’il venait de dire de faire impression sur leur esprit, le colonel continua :

— Nous n’avons aucune preuve, à ma connaissance, que vous ayez la moindre liaison on relation avec les ennemis de ce pays ; mais comme vous avez été trouvés hors du grand chemin du roi, sur une route de traverse qui, comme je dois pourtant en convenir, est fréquentée par tous les habitants des environs, le soin de notre sûreté doit nous porter à vous faire quelques questions auxquelles nous espérons que vous répondrez d’une manière satisfaisante. Et pour me servir de vos phrases nautiques, d’où faites-vous voile, et pour quel port êtes-vous frétés ?

Une voix dont le son était bas et creux répondit :

— De Sunderland ; et nous sommes frétés pour Whitehaven.

À peine cette réponse simple et directe eut-elle été faite, que l’attention de tous ceux qui venaient de l’entendre fut attirée sur Alix Dunscombe ; elle poussa un cri qui paraissait inspiré par l’effroi ; car elle se leva involontairement, et ses yeux égarés parcouraient tout l’appartement comme pour y chercher quelque chose.

— Vous trouvez-vous indisposée, miss Alix ? demanda la voix douce de Cécile. Oui, vous l’êtes bien sûrement. Appuyez-vous sur mon bras, je vous conduirai dans votre appartement.

— L’avez-vous entendu, ou n’était-ce que l’ouvrage de mon imagination ? s’écria miss Dunscombe, les joues pâles comme la mort, et le corps agité de convulsions ; dites, l’avez-vous entendu aussi ?

— Je n’ai entendu que la voix de mon oncle ; le voilà près de vous, inquiet, comme nous le sommes tous, de vous voir dans une telle agitation.

Alix continuait à jeter des regards égarés sur tous ceux qui l’entouraient, et même sur les trois hommes debout à l’extrémité de l’appartement, spectateurs passifs et silencieux de cette scène extraordinaire. Enfin elle se cacha les yeux des deux mains, comme pour se dérober à quelque horrible vision, et les retirant ensuite, elle fit signe à Cécile qu’elle désirait quitter l’appartement. Elle ne répondit aux offres de service du colonel, du capitaine et même de Christophe que par un geste de remerciement ; mais, quand elle eut passé à travers les sentinelles qui étaient dans le corridor, et qu’elle se trouva seule avec ses deux jeunes amies, elle poussa un profond soupir, et retrouva l’usage de la parole.

— C’était comme une voix sortant du silence du tombeau, dit-elle ; mais ce ne peut être qu’une illusion, ou plutôt c’est un châtiment que le ciel m’a infligé, pour avoir souffert que l’image de la créature occupât une place qui ne devait être remplie que par le Créateur. Ah ! miss Howard, miss Plowden, vous êtes toutes deux dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, vous ne connaissez guère et vous craignez encore moins les tentations et les erreurs que présente un monde trompeur !

— Elle divague ! dit Catherine à demi-voix. Il faut que quelque calamité terrible ait dérangé sa raison.

Alix l’entendit.

— Oui, dit-elle avec un sourire dont l’expression était effrayante, mais avec plus de calme, en regardant tout à tour les deux charmantes cousines qui la soutenaient ; oui, il peut se faire que mes pensées coupables aient divagué, et conjuré des sons qu’il aurait été terrible d’entendre en réalité, surtout entre ces murailles. Mais ce moment de faiblesse est passé ; aidez-moi à regagner ma chambre, et rentrez dans votre salon pour ne pas interrompre l’harmonie qui a commencé à renaître entre le colonel Howard et vous. Je me sens mieux, tout à fait bien.

— Ne parlez pas ainsi, ma chère miss Alix, dit Cécile ; votre visage dément ce que votre amitié vous porte à nous dire. Vous êtes mal, très-mal, et vous auriez beau me l’ordonner, je ne vous quitterai pas.

— Eh bien ! restez donc, dit miss Dunscombe en jetant sur Cécile un regard de reconnaissance, mais que Catherine retourne dans le salon pour servir le café à votre oncle et à ses hôtes. Les soins d’une amie comme vous me suffiront et au-delà.

Elles arrivaient alors dans l’appartement que miss Dunscomhe occupait dans l’abbaye, et Catherine, après avoir aidé sa cousine à la mettre au lit, retourna dans le salon pour faire les honneurs du café.

En la voyant entrer, le colonel interrompit l’interrogatoire qu’il faisait subir aux prisonniers, pour lui demander des nouvelles de miss Dunscombe, et lorsqu’elle eut répondu à ses questions, il continua ainsi qu’il suit :

— Ces braves gens s’expliquent en francs marins, Borroughcliffe. Ils se sont trouvés sans occupation à Sunderland, et ils vont en chercher à Whitehaven, où ils ont des parents et des amis. Tout cela est fort vraisemblable, et je n’y vois rien de suspect.

— Sans contredit, respectable colonel ; mais il me semble que c’est une étrange calamité qu’un trio de gaillards vigoureux et bien bâtis comme ceux-ci ne sachent où trouver de l’occupation, quand il y a tant de vaisseaux de Sa Majesté qui parcourent l’Océan pour chercher les ennemis de la vieille Angleterre.

— Il y a quelque chose de vrai, de très-vrai dans votre remarque, capitaine. — Voulez-vous aller combattre les Dons, les Messieurs[1], et même les rebelles dont j’ai le malheur d’être le compatriote ? De par le ciel ! ce n’est pas une bagatelle qui privera Sa Majesté des services de trois hommes de bonne volonté, comme vous paraissez l’être. Voilà cinq guinées pour chacun de vous, du moment que vous serez à bord de l’Alerte, cutter de Sa Majesté, qui est entré hier au soir dans un petit port à deux milles d’ici vers le sud, où il s’est moqué de la tempête, comme s’il eût été dans cet appartement.

Un des hommes affecta de regarder les pièces d’or avec un air d’envie, et dit comme s’il avait réfléchi sur les conditions de l’engagement :

L’Alerte passe-t-il pour un bon navire ? L’équipage y est-il logé à l’aise ?

— On assure que c’est le meilleur cutter de toute la marine anglaise, répondit Borroughcliffe. — Vous avez sans doute beaucoup voyagé ? avez-vous jamais vu l’arsenal de la marine de Carthagène, en Espagne ?

— Oui, Monsieur, répondit le même marin d’un ton froid et tranquille.

— Oui-da ! vous avez vu peut-être aussi à Paris une maison qu’on appelle les Tuileries ? Eh bien ! ce n’est qu’un chenil en comparaison de l’Alerte.

— J’ai vu l’endroit dont vous parlez, Monsieur ; et si l’Alerte lui ressemble, je crois qu’on peut s’en contenter.

— Au diable soient ces jaquettes bleues ! s’écria Borroughcliffe en se tournant vers miss Plowden près de qui il se trouvait ; ils portent leurs figures de goudron dans les quatre coins du monde, et l’on ne sait où prendre des comparaisons pour leur parler. Qui diable aurait pensé que ce drôle aurait jamais fixé ses yeux couleur d’eau de mer sur le palais du roi Louis ?

Catherine l’entendit à peine. Ses yeux étaient attachés sur les prisonniers, et sa physionomie exprimait un mélange de doute, d’inquiétude et de confusion.

— Allons, allons, Borroughcliffe, dit le colonel Howard, ne faisons pas de contes à ces braves gens ; parlons-leur bon anglais, et que Dieu bénisse cette langue et le pays où elle a pris naissance ! Si ces hommes sont vraiment des marins de profession comme ils le paraissent, il n’y a pas besoin de leur dire qu’un cutter de dix pièces de canon est aussi spacieux et aussi commode qu’un palais.

— Et surtout un cutter anglais, mon cher hôte, dit le capitaine ; croyez-vous que je mesure l’espace et l’aisance avec un compas, comme si je voulais construire le temple de Salomon ? Tout ce que j’ai à dire, c’est que l’Alerte est un bâtiment de construction singulière et presque magique. Il ressemble à la tente du frère de la fée dans les Mille et une Nuits : il s’élargit ou se resserre suivant les occasions. Et maintenant je veux être pendu si je n’ai pas dit en sa faveur plus que son capitaine n’en dirait pour m’aider à faire une recrue, quand même il ne se trouverait pas dans les trois royaumes un jeune paysan qui voulut essayer comment un habit rouge irait sur ses larges épaules.

— Ce temps n’est pas encore arrivé ! s’écria le colonel, et à Dieu ne plaise qu’il arrive jamais, tant que notre souverain aura besoin d’un homme dans son armée pour la défense de ses droits ! Mais qu’en pensez-vous, mes amis ? Vous venez d’entendre ce que le capitaine vous a dit de l’Alerte ; or il ne vous a dit que la vérité, et vous avez su le comprendre. Voulez-vous servir à bord de ce cutter ? vous ferai-je verser un verre d’eau-de-vie, et donnerai-je cet argent à quelqu’un qui vous conduira sur ce bâtiment, et qui vous le remettra dès que vous serez enrôlés sous le pavillon du meilleur des rois ?

Catherine respirait à peine, tant elle examinait avec attention et intérêt les trois prisonniers ; elle crut voir en ce moment un sourire mal dissimulé se peindre sur leur physionomie. Mais si cette conjecture était vraie, leur disposition à la gaieté n’alla pas plus loin, et celui qui avait joué le rôle d’orateur répondit avec le calme qu’il avait déjà montré :

— Vous nous excuserez, Monsieur, si nous ne nous soucions pas de monter sur le cutter. Nous sommes habitués à de longs voyages et à de grands vaisseaux, et l’Alerte n’est qu’un bâtiment côtier ; il n’est pas de taille à se mettre bord à bord avec un Don ou un Monsieur, qui aurait une double rangée de dents.

— Si c’est là ce qu’il vous faut, reprit le colonel, rendez-vous donc à Yarmouth : vous y trouverez des vaisseaux de haut bord en état de prêter le flanc à tout ce qui vogue sur les eaux.

— Ces braves gens, dit le capitaine, préféreraient peut-être abandonner les inquiétudes et les dangers de l’Océan pour embrasser une vie qui offre plus d’aisance et de gaieté. Eh bien ! la main qui a manié une pique d’abordage peut apprendre à tirer le chien d’un mousquet avec autant de grâce que les doigts d’une femme voltigent sur les touches de son piano. Sous certains rapports, la vie d’un marin ressemble beaucoup à celle d’un soldat ; mais, sous plusieurs autres, quelle différence ! Nous ne connaissons ni ouragans, ni tempêtes, ni naufrages, ni demi-rations. On rit, on chante, on boit, on chasse les soucis dans un camp ou à la caserne, autour d’une bonne cantine, tout aussi bien et encore mieux que sur un navire, n’importe lequel. J’ai traversé plusieurs fois l’Océan, et je dois dire que, même par un beau temps, je préférerais le bivouac à un vaisseau.

— Nous ne doutons pas que tout ce que vous dites ne soit vrai, Monsieur, répondit le même marin, continuant de servir d’interprète aux autres ; mais ce qui vous semble si dur n’est pour nous qu’un plaisir. Nous avons supporté trop d’ouragans pour nous mettre en peine d’un coup de vent, et nous croirions être toujours dans un calme, si nous nous trouvions dans une de vos casernes où l’on n’a autre chose à faire qu’à manger sa ration et à se promener en long et en large sur un petit terrain couvert de verdure. Nous savons à peine distinguer un des bouts d’un mousquet de l’autre.

— Oh ! oh ! dit Borroughcliffe d’un air pensif. Puis s’avançant tout à coup vers eux à grands pas, il s’écria avec vivacité : — Attention ! demi-tour à droite !

L’orateur et le marin qui étaient près de lui regardèrent le capitaine en silence, d’un air surpris, et sans faire un seul geste. Mais le troisième, qui était un peu à l’écart, soit qu’il désirât qu’on ne fit pas attention à lui, soit qu’il fût occupé à réfléchir sur sa situation, tressaillit involontairement en entendant cet ordre inattendu, et, se redressant sur-le-champ, il fit le mouvement ordonné avec la même promptitude que s’il eût été à la parade.

— Fort bien, dit Borroughcliffe ; je vois que vous êtes d’excellents écoliers, et vous apprendrez facilement. Colonel Howard, je désire garder ces trois hommes jusqu’à demain matin, et cependant je voudrais leur donner un meilleur gîte que les planches du corps-de-garde.

— Faites ce qu’il vous plaira, capitaine ; je sais que vous ne voulez que remplir vos devoirs envers le roi notre maître. On leur donnera à souper, et on les logera dans une grande chambre, dans le quartier occupé par les domestiques, du côté du sud.

— Trois chambres, colonel ; il faut qu’ils aient trois chambres séparées, dussé-je céder la mienne.

— Bien de plus facile. Plusieurs petites chambres sont vides ; il ne s’agit que d’y faire porter des couvertures, et vous pourrez placer une sentinelle si vous le jugez nécessaire, quoiqu’il me semble que ce sont d’honnêtes marins, des sujets loyaux qui n’ont d’autre envie que de servir leur roi, et dont le plus grand plaisir serait de se trouver bord à bord avec un Don ou un Monsieur.

— Ajournons cette discussion à un autre moment, dit Borroughcliffe ; je vois que miss Plowden devient pensive, et nous abusons de sa patience trop longtemps. Le café froid est, comme l’amour sous les rides, une bonne chose dépouillée de toute sa saveur. Allons, Messieurs, en avant ! puisque vous avez vu les Tuileries, vous devez savoir un peu de français. Monsieur Christophe Dillon, savez-vous ou ces trois petites chambres sont placées, situées et disposées, comme vous le diriez dans vos parchemins ?

— Oui, Monsieur, répondit le juge futur, et j’aurai beaucoup de plaisir à vous y conduire. Je pense que votre décision fait honneur à votre prudence et à votre sagacité, et je serais bien trompé si l’on ne juge pas bientôt que le château de Durham, ou quelque autre forteresse, est plutôt ce qu’il faut pour les garder.

Comme il prononça ces mots pendant que les marins sortaient du salon, on ne put voir quel effet ils produisaient sur eux ; mais Catherine Plowden, qui resta seule quelques instants, réfléchit sur tout ce qu’elle venait de voir et d’ouïr avec un air sérieux qui ne lui était pas ordinaire. Le bruit des pas de la troupe qui s’éloignait cessa bientôt de se faire entendre, et son tuteur, qui était sorti en causant avec Borroughcliffe, rentra seul dans l’appartement. Tout en faisant les préparatifs pour le café, elle jeta à la dérobée plus d’un coup d’œil sur le colonel ; mais, quoiqu’il parût sérieux et pensif, elle ne vit sur sa physionomie franche et ouverte rien qui annonçât le soupçon ou la sévérité.

— On se donne bien de l’embarras inutilement avec ces trois marins, Monsieur, dit-elle enfin. Il semble que M. Dillon soit spécialement chargé de tourmenter tout ce qui vient en contact avec lui.

— Et qu’a-t-il de commun avec la détention de ces hommes ?

— Quoi ! n’a-t-il pas déjà nommé les prisons qu’il prétend leur convenir ? En vérité, colonel Howard, il y a de quoi faire perdre patience même à une femme. Voilà une affaire qui procurera de la renommée à Sainte-Ruth. On lui donnait déjà je ne sais combien de noms, maison, abbaye, château, palais même. Laissez agir M. Christophe Dillon à son gré pendant un mois, et vous aurez le plaisir de l’entendre appeler une prison.

— Kit n’est pas heureux pour posséder les bonnes grâces de miss Plowden ; et cependant Kit est un digne garçon, un bon garçon, un garçon de bon sens ; et ce qui vaut encore mieux que tout cela, M. Christophe Dillon est un sujet fidèle et loyal. Sa mère était ma cousine-germaine, miss Catherine, et j’espère qu’il ne se passera pas longtemps avant que je l’appelle mon neveu. Les Dillon sont d’une excellente famille écossaise, et je me flatte que le nom d’Howard peut mériter quelque considération.

— C’est précisément ce que je voulais dire, mon cher tuteur. Il n’y a pas une heure, vous étiez indigné parce que je vous donnais à entendre qu’on pourrait mettre le nom de geôlier à côté de celui d’Howard, et maintenant vous vous laissez contraindre à en remplir les fonctions !

— Vous oubliez, miss Plowden, que ces hommes sont détenus par ordre d’un officier de Sa Majesté.

— Mais je croyais que la glorieuse constitution de l’Angleterre, dont vous parlez si souvent, donnait la liberté à tous ceux qui touchaient ses bienheureux rivages. Vous savez, Monsieur, que sur vingt esclaves nègres que vous aviez amenés ici, il ne vous en reste que deux, tous les autres ayant pris leur vol sur les ailes de la liberté britannique.

C’était rouvrir une blessure mal fermée, et la malicieuse pupille savait fort bien quel effet cette remarque produirait sur l’esprit de son tuteur. Il ne se livra pourtant pas à ces transports de colère auxquels il s’abandonnait souvent dans des occasions moins importantes ; mais il se leva en concentrant toute sa dignité dans un regard qu’il jeta sur Catherine, et il ne se hasarda à lui répondre qu’après avoir fait un violent effort pour se maintenir dans les bornes du décorum.

— Il est très-vrai, miss Plowden, lui dit-il, que la constitution anglaise est glorieuse. Il est encore très-vrai que ce n’est que dans cette île que la liberté a pu trouver un domicile ; car la tyrannie et l’oppression du congrès, qui font des colonies un séjour de misère et de désolation, ne méritent pas ce nom sacré. La rébellion souille tout ce qu’elle touche, miss Plowden. Quoiqu’elle se montre souvent en naissant sous les bannières de la liberté, elle finit toujours par le despotisme. Les annales du monde en offrent la preuve depuis les Grecs et les Romains jusqu’à nos jours. Qu’était Jules César ? Un de nos favoris du peuple ; et il devint un tyran. Olivier Cromwell en fut un autre ; Cromwell, rebelle, démagogue, et enfin tyran. Ces gradations sont aussi inévitables que celles de l’enfance à la jeunesse, de l’âge mûr à la vieillesse. Quant à la bagatelle que vous avez jugé à propos de me rappeler, et qui… qui ne concerne que moi, je me bornerai à vous dire que… les affaires des nations ne doivent pas être jugées d’après les affaires domestiques ; de même que l’intérieur d’une famille ne doit pas se régler d’après la politique d’un État.

Comme beaucoup de logiciens plus habiles, le colonel prit son antithèse pour un argument, et resta un instant en admiration de son éloquence. Mais la suite de ses idées, toujours fécondes sur ce sujet, l’entraîna bientôt ; et reprenant son air de majesté imposante : — Oui, miss Plowden, continua-t-il, c’est ici, et ce n’est qu’ici, que peut se trouver la véritable liberté. Après vous avoir fait cette assertion solennelle, qui n’est pas faite légèrement puisqu’elle est le résultat de soixante ans d’expérience, je me retire, miss Plowden. Que ce que je viens de vous dire soit pour vous un sujet de profondes réflexions ; car je vous connais trop bien pour ne pas savoir que les erreurs politiques de votre esprit vous encouragent dans une faiblesse dont la source est dans votre cœur. Réfléchissez-y bien par intérêt pour vous-même, si vous désirez non seulement assurer votre bonheur, mais trouver du respect et de la considération dans le monde. Quant aux misérables dont vous parliez, c’est une bande de mutins, de rebelles, d’ingrats coquins ! Et si jamais un de ces damnés me tombe sous la main…

Ce furent les derniers mots de cette phrase que Catherine put entendre, car le colonel sortait en la commençant ; et, quoique la colère le fit parler assez haut, sa voix se perdit à mesure qu’il avançait dans le corridor. Elle resta un moment un doigt appuyé sur ses lèvres ; secouant alors la tête avec un sourire malin qui exprimait une satisfaction mêlée de quelque regret, elle mit le désordre, en se parlant à elle-même et sans s’en apercevoir, dans tous les préparatifs qu’elle venait de faire pour le thé et le café.

— Je l’ai amené à une épreuve peut-être un peu cruelle, se dit-elle ; mais elle a réussi. Quoique nous soyons nous-mêmes prisonnières, nous voilà du moins libres pour le reste de la nuit. Il faut absolument savoir qui sont ces marins mystérieux. Si l’œil fier d’Édouard Griffith ne brillait pas sous la perruque noire de l’un d’eux, je ne me connais pas en physionomie. Mais où M. Barnstable a-t-il donc caché son charmant visage ? il est impossible qu’il soit l’un des deux autres. Allons rejoindre Cécile.

Elle sortit en prononçant ces mots, et, parcourant légèrement les corridors, elle disparut dans un des détours qui conduisaient aux appartements plus secrets de l’abbaye.


  1. Les Espagnols et les Français.