Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 128-139).


CHAPITRE XIII.


Comment ! Lucia, veux-tu donc que je m’abandonne à des songes agréables, et que je me perde dans les pensées d’amour ?
Addison. Caton.


Il ne faut pas que le lecteur s’imagine que le mouvement du monde était suspendu pendant les scènes que nous venons de décrire. Lorsque les trois marins furent placés dans trois chambres séparées s’ouvrant sur le même corridor, dans lequel on posta une sentinelle chargée de les surveiller, la nuit était déjà bien avancée.

Le colonel Howard envoya prier Borroughcliffe de venir le joindre ; et dès que celui-ci fut arrivé, il lui adressa quelques excuses sur le changement survenu dans la manière dont ils comptaient passer la soirée ; ensuite, pour remplacer le thé et le café, il lui proposa de renouveler l’attaque sur le madère. Cette proposition était trop agréable au capitaine pour qu’il y fît aucune objection, et l’horloge de l’abbaye avait sonné minuit avant qu’ils se séparassent.

Pendant ce temps, Christophe Dillon était devenu invisible. Un domestique, questionné par son maître à ce sujet, répondit que M. Dillon était monté à cheval, et qu’il le croyait parti pour se rendre à ***, afin d’être prêt à suivre la chasse le lendemain à la pointe du jour. Mais tandis que les deux convives se livraient à leur humeur joyeuse en se racontant des histoires du bon vieux temps, et en s’entretenant de leurs campagnes, des scènes bien différentes se passaient dans une autre partie du bâtiment.

Lorsque le repos de l’abbaye ne fut plus interrompu que par le sifflement du vent et par les éclats de rire que poussaient de temps en temps le colonel et le capitaine assis d’une manière tout à fait confortable en face d’une bouteille, et qui retentissaient dans tous les corridors de la maison, la porte d’une chambre de la partie de l’édifice qu’on nommait le cloître s’ouvrit doucement, et Catherine Plowden, enveloppée dans une grande mante, en sortit tenant en main une lampe de nuit, dont la lumière, faible et vacillante, projetée d’un seul côté, laissait tout le reste dans l’obscurité. Elle était suivie de deux autres femmes, vêtues de la même manière, et tenant toutes deux une lampe semblable. Quand elles furent toutes trois dans le corridor, Catherine ferma la porte avec précaution, et précéda les deux autres.

— St ! st ! dit Cécile d’une voix basse et tremblante ; on est encore levé de l’autre côté de la maison. Si vos soupçons sont justes, la visite que nous voulons leur faire les trahirait, et causerait certainement leur perte.

— Est-il donc si rare et si singulier d’entendre rire le colonel Howard quand il est à table avec un ami ? répliqua Catherine ; et oubliez-vous qu’en pareille occasion il lui reste rarement des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ? Suivez-moi, mes soupçons sont fondés ; il est impossible qu’ils ne le soient pas. Si nous ne réussissons pas à les secourir, ils sont perdus, à moins que leurs projets ne soient plus profondément combinés qu’ils ne le paraissent.

— Vous entreprenez toutes deux un voyage dangereux, dit la voix douce et grave d’Alix Dunscombe ; mais vous êtes jeunes, et par conséquent crédules.

— Si vous désapprouvez notre visite, dit Cécile, elle peut être imprudente, et nous ferons mieux de rentrer chez nous.

— Non, répondit Alix, je n’ai rien dit dans l’intention de vous blâmer. Si Dieu a mis sous votre sauvegarde la vie de ceux que vous avez appris à aimer avec cette tendresse qu’il permet à la femme d’accorder à l’homme, il a eu ses raisons pour le faire. Montrez-nous leur porte, Catherine, et du moins sortons d’incertitude.

La vive Catherine n’eut pas besoin qu’on lui répétât cette invitation, et elle continua à précéder ses compagnes d’un pas agile et léger. Au bout du corridor elles descendirent un escalier tournant, et ayant ouvert une porte sans bruit, elles se trouvèrent sur une pelouse située entre le bâtiment et le jardin. Elles la traversèrent rapidement en cachant leurs lumières sous leurs mantes, et en baissant la tête pour se garantir du vent piquant de la mer. Elles arrivèrent bientôt à un grand bâtiment qui était la dernière aile ajoutée à l’édifice principal. L’architecture en était fort simple, mais elle était cachée par les parties plus ornées des autres bâtiments. Elles y entrèrent par une porte massive entr’ouverte comme pour leur livrer passage.

— Cloé a parfaitement exécuté mes ordres, dit Catherine ; et maintenant si tous les domestiques sont endormis, nous avons la certitude de n’être ni dérangées ni surprises dans nos opérations.

Il fallait traverser le vestibule, ce qu’elles firent sans obstacle ; car il ne s’y trouvait qu’un vieux nègre profondément endormi à deux pas d’une sonnette. Elles passèrent ensuite par divers corridors formant une sorte de labyrinthe que Catherine semblait aussi bien connaître que ses compagnes le connaissaient peu, et après avoir monté un autre escalier, se trouvant sur le point d’arriver au terme de leur course, elles s’arrêtèrent un moment pour voir si elles pouvaient s’avancer davantage sans courir aucun risque.

Catherine entrant la première dans le corridor long et étroit où étaient les chambres des prisonniers, se retourna tout à coup vers ses deux amies, et leur dit à voix basse :

— Notre projet est manqué. — Il y a une sentinelle dans ce corridor, et je croyais qu’on l’avait placée sous les fenêtres.

— N’allons pas plus loin, dit Cécile ; je ne manque pas d’influence sur mon oncle, quoiqu’il nous traite quelquefois avec rigueur. Je m’en servirai demain matin pour le déterminer à les remettre en liberté, sous la promesse qu’ils feront de renoncer à toute tentative semblable.

— Demain matin il sera trop tard, répondit Catherine. J’ai vu ce démon incarné, ce Kit Dillon monter à cheval sous prétexte de se trouver à la grande chasse qui doit commencer au point du jour ; mais je connais trop bien l’expression de ses yeux méchants pour qu’il puisse me tromper. Si le jour trouve Griffith dans ces murs, il sera condamné à l’échafaud.

— N’en dites pas davantage, s’écria Alix avec une émotion extraordinaire ; quelque heureux hasard peut nous favoriser. Avançons vers la sentinelle.

En parlant ainsi, elle se remit en marche, et ses deux compagnes en firent autant. Mais à peine avaient-elles fait quelques pas qu’elles entendirent la voix ferme du soldat s’écrier :

— Qui va là ?

— Il n’est plus temps d’hésiter, dit Catherine ; et s’adressant au factionnaire : — Nous sommes les maîtresses de la maison, lui dit-elle, et nous examinons nous-mêmes si tout est en ordre. Il me semble bien étonnant que, lorsque nous parcourons notre demeure, nous y rencontrions des hommes armés.

— J’ai ordre de veiller sur les portes de ces trois chambres ; Madame, répondit le soldat en présentant respectueusement les armes, attendu qu’il s’y trouve trois prisonniers ; du reste, mes camarades et moi nous ne sommes ici que pour vous servir.

— Des prisonniers ! répéta Catherine en affectant un air de surprise ; le capitaine Borroughcliffe veut-il donc faire une prison de l’abbaye de Sainte-Ruth ? Et de quel crime sont coupables ces pauvres gens ?

— Je l’ignore, Madame ; mais ce sont des marins qui ont, je suppose, déserté le service de Sa Majesté.

— Cela est bien étrange ! et pourquoi ne les a-t-on pas envoyés dans la prison du comté ?

— C’est une affaire qu’il faut approfondir, dit Cécile en écartant la mante qui lui couvrait une grande partie du visage. Comme maîtresse de cette maison, j’ai droit de savoir ce qui se passe dans ses murs, et je vous prie de m’ouvrir ces portes, car je vois que vous en avez les clefs à votre ceinture.

Le soldat hésita. Il était intimidé par le ton qu’avait pris Cécile autant qu’éblouis par sa beauté peu commune ; mais une heureuse pensée qui se présenta tout à coup à son esprit le tira d’embarras en conciliant ses principes de subordination avec le désir qu’il avait de satisfaire miss Howard.

— Voici les clefs, Madame, lui dit-il en les lui remettant ; ma consigne est de veiller à ce que les prisonniers ne sortent pas, de leur chambre, mais non d’empêcher que personne y entre. Je vous prie seulement d’être le moins longtemps possible, quand ce ne serait que par compassion pour les yeux d’un pauvre diable comme moi, car je n’oserai perdre les portes de vue un seul instant jusqu’à ce qu’elles soient bien fermées.

Cécile prit les clefs, et elle allait en essayer une dans la serrure de la première porte quand Alix Dunscomhe lui arrêta la main qui tremblait comme une feuille agitée par le vent, et adressa à son tour la parole au soldat.

— Ne dites-vous pas qu’ils sont trois ? Sont-ce des gens d’un âge avancé ?

— Non, Madame. Ce sont des hommes dispos et gaillards, en état de servir Sa Majesté, et qui pouvaient faire pis que de déserter leur pavillon.

— Mais sont-ils tous trois de même âge ? Je vous le demande parce que j’ai un parent qui s’est rendu coupable de quelques enfantillages, et qui entre autres folies, s’est, dit-on, engagé comme marin.

— Il n’y a pas d’enfant ici. Dans la troisième chambre plus loin est un gaillard bien bâti, d’une trentaine d’années, qui a l’air militaire, et que notre capitaine soupçonne d’avoir porté le mousquet. Je suis chargé d’avoir particulièrement l’œil sur lui. Dans l’autre est un beau jeune homme, et l’on ne peut songer sans chagrin au sort qui l’attend s’il a vraiment déserté. Dans celle-ci est un homme plus petit, le plus âgé des trois à ce qu’il paraît, et qui a l’air si calme et si tranquille qu’on le prendrait plutôt pour un prédicateur que pour un marin ou un soldat.

Alix se couvrit les yeux d’une main un instant, et reprenant presque aussitôt la parole, elle s’adressa de nouveau à la sentinelle.

— Il est possible, dit-elle, qu’on obtienne plus de ces infortunés par la douceur que par la crainte. Voici une guinée ; retirez-vous à l’autre bout du corridor d’où vous pourrez également avoir les yeux sur ces portes ; et nous tâcherons de leur faire avouer ce qu’ils sont réellement.

La sentinelle prit l’argent, porta les yeux autour d’elle d’un air incertain, et réfléchissant que les prisonniers ne pouvaient s’évader qu’en descendant l’escalier, elle se retira enfin vers le bout du corridor qui y conduisait. Lorsqu’elle fut assez éloignée pour ne pouvoir entendre ce qui se disait à demi-voix, Alix se tourna vers ses compagnes, rougissant comme dans l’ardeur de la fièvre.

— Il serait inutile de chercher à vous cacher, leur dit-elle, que je m’attends à trouver dans cette chambre l’individu dont j’ai entendu la voix cette nuit, ce que j’avais regardé comme une illusion produite par le désordre de mon imagination. Je le croyais mort ; mais à présent je soupçonne qu’il est ligué avec les rebelles Américains dans cette guerre impie. Ne vous offensez pas de ces expressions, miss Plowden ; vous savez que je suis née dans cette île. Ce n’est pas un vain mouvement de faiblesse qui m’amène ici, miss Howard ; mon but est d’empêcher l’effusion du sang. Elle se tut un instant, et ajouta ensuite : Mais Dieu seul peut être témoin de son entrevue avec moi.

— Entrez donc, dit Catherine secrètement charmée de cette résolution ; et pendant ce temps, nous verrons quel est le prisonnier détenu dans la seconde chambre.

Miss Dunscombe mit la clef dans la serrure, ouvrit doucement la porte, pria ses compagnes d’y frapper quand elles se retireraient, et entra dans l’appartement.

Les deux cousines s’avancèrent vers la porte voisine, l’ouvrirent en silence, et entrèrent pareillement dans la chambre.

Catherine Plowden s’était procuré des renseignements assez exacts pour connaître tous les arrangements qu’avait pris le colonel Howard pour le logement des prisonniers. Il n’y avait de lit dans aucune de ces trois chambres, et il s’était, contenté de faire porter deux couvertures dans chacune, convaincu que des gens habitués à coucher sur les planches d’un navire n’avaient pas besoin d’autre chose.

Elles trouvèrent donc le jeune marin qu’elles cherchaient, enveloppé dans sa couverture, étendu sur le plancher, et endormi profondément. Elles s’en rapprochèrent d’un pas si léger et si timide, qu’elles arrivèrent à côté de lui sans interrompre son sommeil. La tête du prisonnier était appuyée sur une de ses mains, placée sur un morceau de bois qui lui servait d’oreiller ; l’autre, à demi passée dans sa ceinture, reposait sur le manche d’un poignard. Quoiqu’il fût bien endormi, son sommeil paraissait agité et troublé. Sa respiration était pénible, et il laissait échapper de temps en temps quelques sous inarticulés.

Le caractère de Cécile Howard parut subir en ce moment un changement total. Jusqu’alors elle avait suivi sa cousine, que son esprit actif et entreprenant semblait rendre plus propre à remplir les fonctions de guide ; mais en entrant dans la chambre, elle précéda Catherine ; et baissant sa lampe de manière à éclairer le visage du dormeur, elle examina ses traits avec autant d’attention que d’inquiétude.

— Me suis-je trompée ? lui demanda miss Plowden à voix basse.

— Que Dieu, dans sa merci infinie, lui accorde pitié et protection ! répondit Cécile avec un frisson involontaire, lorsqu’elle ne put douter que c’était bien Griffith qui était devant ses yeux. Oui, Catherine, c’est lui ; sa folie présomptueuse l’a conduit ici. Mais le temps presse ; il faut l’éveiller, et le faire évader à quelque prix que ce soit.

— Eh bien ! pourquoi tardez-vous ? Éveillez-le !

— Griffith ! Édouard Griffith !

— Vous parlez trop bas, Cécile, pour éveiller un homme habitué à dormir au milieu du fracas des vents et des vagues, et il ne faut pourtant pas crier trop haut. Tirez-le par le bras ; on dit qu’il ne faut que toucher un marin endormi pour l’éveiller. Griffith ! répéta Cécile en appuyant légèrement une main sur le bras de son amant.

Le jeune marin tressaillit et se leva, les bras étendus, tenant d’une main un pistolet et de l’autre un poignard, dont on voyait briller la lame à la lueur des deux lampes, et dans cette attitude menaçante il s’écria :

— Éloignez-vous ! il faut m’arracher la vie pour me faire prisonnier !

Ses yeux égarés, son air effrayant, épouvantèrent Cécile, qui recula de quelques pas. Laissant alors tomber la mante qui l’enveloppait, elle jeta sur lui un regard plein de douceur et de confiance, qui démentait la crainte que sa retraite avait annoncée.

— C’est moi, Édouard, lui dit-elle ; c’est Cécile Howard : je viens vous sauver. Vous êtes reconnu, malgré votre déguisement ingénieux.

Le poignard et le pistolet tombèrent en même temps sur le plancher, et les yeux du jeune marin, perdant à l’instant leur expression menaçante, ne grillèrent plus que de plaisir.

— La fortune me favorise enfin ! s’écria-t-il ; que de bonté, Cécile ! c’en est plus que je ne mérite ; beaucoup plus que je ne l’espérais. Mais vous n’êtes pas seule.

— C’est ma cousine ; c’est Catherine. Ce sont ses yeux perçants qui vous ont reconnu, et elle a bien voulu m’accompagner pour vous engager à fuir sans délai, pour vous y aider, s’il est nécessaire. Quelle cruelle folie, Griffith, que de tenter ainsi votre destin !

— L’ai-je donc tenté mal à propos ? miss Plowden, c’est vous que je dois prier de prendre ma défense et de me justifier.

— Votre servante, monsieur Griffith, répondit Catherine après avoir hésité un instant, et avec un air de mécontentement. Je m’aperçois que le savant monsieur Barnstable a non seulement réussi à déchiffrer mon griffonnage, mais qu’il a jugé à propos de le montrer à qui a voulu le voir.

— Vous êtes injuste envers lui et envers moi, miss Plowden. Ne fallait-pas qu’il me communiquât un plan dans lequel je devais jouer un rôle ?

— Je vois que les excuses se présentent à vous aussi promptement que vos marins quand vous les appelez. Mais comment se fait-il que le héros de l’Ariel ne se soit pas montré lui-même dans une affaire qui l’intéressait personnellement ? Est-il dans l’habitude de se contenter des seconds rôles ?

— À Dieu ne plaise que vous pensiez un seul instant si mal de lui, miss Catherine ! mais nous avons des devoirs à remplir ; vous savez que nous servons notre patrie commune ; et nous avons un officier supérieur dont la moindre volonté est un ordre pour nous.

— Et cette patrie a besoin des efforts de tous ses enfants, répondit Cécile ; retournez donc sur votre bord, pendant que vous le pouvez, et lorsque la bravoure de nos compatriotes aura chassé de son sol ceux qui veulent l’asservir, espérons qu’il viendra un temps où Catherine et moi nous pourrons revoir notre pays natal.

— Songez-vous, miss Howard, que le bras de l’Angleterre est assez fort pour reculer cette époque encore bien loin ? Nous triompherons ; une nation qui combat pour tout ce qu’elle a de plus cher ne peut manquer de triompher. Mais ce n’est pas l’ouvrage d’un jour pour une population appauvrie et dispersée comme la nôtre, que d’abattre une puissance comme celle de la Grande-Bretagne. Vous oubliez sûrement qu’en me disant d’attendre, c’est presque m’ôter toute espérance !

— Il faut nous en rapporter à la volonté de Dieu. S’il veut que l’Amérique ne soit libre qu’après de longues souffrances, je ne puis aider ma patrie que de mes prières ; mais votre bras et votre expérience, Griffith, peuvent lui rendre d’autres services. Songez à ce qu’elle attend de vous, au lieu de former des projets qui n’ont pour but que votre bonheur privé. Profitez de l’instant qui vous reste ; retournez à votre vaisseau, s’il est encore en sûreté ; tâchez d’oublier cette folle entreprise ; oubliez même pendant un certain temps celle pour qui vous l’avez hasardée

— C’est un accueil auquel je ne m’attendais pas, Cécile. Quoique ce soit le hasard plutôt qu’une intention formelle qui m’a amené ce soir ici, je me flattais bien de ne retourner à ma frégate qu’avec vous.

— Si vous vous êtes livré à un pareil espoir, monsieur Griffith, vous ne pouvez m’en faire un reproche, car je ne vous ai ni dit ni fait dire un seul mot qui pût vous autoriser à croire, vous ou personne, que je consentirais à quitter mon oncle.

— Miss Howard ne m’accusera pas de présomption, j’espère, si je lui rappelle qu’il fut un temps où elle croyait pouvoir me confier le soin de sa personne et de son bonheur, où elle ne m’en jugeait pas indigne.

— Je pense toujours de même, monsieur Griffith ; mais vous avez raison de me rappeler mon ancienne faiblesse, car le souvenir de mon imprudence ne peut que me confirmer dans ma résolution actuelle.

— Ah ! miss Howard ! si j’ai voulu vous faire un reproche, si j’ai entendu me prévaloir de vos bontés passées, je consens que vous me bannissiez de votre cœur comme indigne d’une seule de vos pensées.

— Je vous absous de ces deux fautes plus aisément que je ne puis m’absoudre moi-même de folie et d’inconséquence. Mais depuis que nous ne nous sommes vus, il s’est passé bien des choses qui doivent m’empêcher d’agir à l’avenir d’une manière si inconsidérée. La première c’est que j’ai ajouté douze mois à mon âge et cent à mon expérience. Une autre, et c’est peut-être la plus importante, c’est qu’alors mon oncle était au milieu de ses parents et des amis de sa jeunesse, au lieu qu’ici il est étranger, isolé ; et quoiqu’il éprouve quelque consolation à occuper une demeure où ses ancêtres ont demeuré avant lui, il n’en sent pas moins sa solitude, et il n’y trouverait qu’une faible compensation des soins et de l’affection de celle qu’il a chérie depuis son enfance.

— Cependant il s’oppose aux désirs de votre cœur, Cécile, à moins qu’une folle vanité ne m’ait porté à croire ce dont je ne pourrais plus me désabuser sans perdre la raison ; vos opinions politiques ne sont pas moins contraires. Quel bonheur peuvent trouver à vivre ensemble deux personnes qui n’ont pas un sentiment en commun ?

— Nous en avons un qui nous est commun, monsieur Griffith, le plus puissant de tous, celui de l’affection. C’est un oncle plein de bonté et de tendresse, un tuteur indulgent, à moins qu’il ne soit fortement contrarié ; je suis la fille d’un frère qu’il chérissait. Ces liens ne se rompent pas aisément. Comme je ne désire pas vous voir perdre la raison, je ne vous dirai pas que votre folle vanité vous a trompé ; mais bien certainement, Édouard, on peut se sentir lié par les nœuds d’une double affection, quoique d’une nature différente, et se conduire de manière à ne briser ni l’un ni l’autre. Jamais je ne consentirai à abandonner mon oncle, à le laisser isolé dans un pays dont il reconnaît si aveuglement la suprématie. Vous ne connaissez pas cette Angleterre, Griffith. Elle reçoit ses enfants des colonies avec un froid dédain, avec une fierté hautaine, comme une belle-mère jalouse qui craint d’accorder une faveur aux enfants du premier lit de son mari.

— Je la connais en paix, et je la connais en guerre, répondit le jeune officier en relevant la tête. Je sais qu’elle est amie orgueilleuse et ennemie implacable. Aujourd’hui il faut lutter contre des gens qui ne lui demandent d’autre faveur que le combat à outrance. Mais votre détermination va me forcer à porter de mauvaises nouvelles à Barnstable.

— Oh ! dit Cécile en souriant, je ne parle pas pour celles qui n’ont pas d’oncle, et qui sont tourmentées par une surabondance de bile et d’humeur contre ce pays, ses habitants, ses lois, ses usages, quoiqu’elles n’en connaissent rien.

— Miss Howard est-elle donc lasse de me voir sous le toit de Sainte-Ruth ? demanda Catherine ; mais écoutez ! n’entends-je pas marcher dans le corridor ?

On entendit effectivement le bruit des pas de plusieurs personnes qui avançaient, en causant ensemble ; et avant qu’elles eussent eu le temps de réfléchir sur ce qu’elles devaient faire, les voix devinrent distinctes, et ceux qui parlaient s’arrêtèrent à la porte de la chambre de Griffith.

— Oui, Peters, oui, disait l’un, il a vraiment la tournure militaire ! et il fera un excellent soldat. Ouvrez-moi la porte de cette chambre.

— Ce n’est pas là qu’il est logé, mon capitaine, répondit la sentinelle alarmée ; il est dans la dernière chambre, au bout du corridor.

— Comment savez-vous cela, drôle ? Prenez la clef ; et ouvrez-moi la porte. Peu m’importe qui y est logé. Qui sait si je ne les enrôlerai pas tous trois ?

Un moment de silence s’ensuivit. La sentinelle ne savait que dire, et elle était inquiète du résultat de cette affaire. Enfin sa voix se fit entendre.

— Je croyais que vous vouliez parler à celui qui porte une cravate noire, mon capitaine, et j’ai laissé les deux autres clefs par terre au bout du corridor ; mais…

— Mais ? mais quoi, drôle ? une sentinelle doit toujours porter ses clefs sur elle comme un geôlier. Allons, marchez, et ouvrez-moi la porte de celui qui fait si bien demi-tour à droite.

Le cœur de Catherine commença à battre moins vivement, et elle dit à sa cousine :

C’est Borroughcliffe ; heureusement il a trop bu pour voir que la clef est à la porte. Mais que faire ? Nous n’avons qu’un instant pour délibérer.

— Dès que le jour paraîtra, dit Cécile à Griffith avec vivacité, je vous enverrai ma femme de chambre sous prétexte de vous faire porter de la nourriture, et…

— Il ne faut courir aucun risque pour vouloir nous mettre en sûreté, dit Griffith. Je crois qu’on nous rendra la liberté demain matin, et si l’on voulait nous retenir, Barnstable, qui n’est pas bien loin, a une force suffisante pour faire fuir vers les quatre points cardinaux ces misérables recrues.

— Ah ! dit Cécile, ce serait provoquer des scènes de sang et d’horreur.

— Paix ! s’écria Catherine ; j’entends des pas qui viennent de ce côté.

On entendit la clef tourner avec précaution dans la serrure ; la porte s’ouvrit sans bruit, et la sentinelle avança la tête dans la chambre.

— Le capitaine Borroughcliffe fait sa ronde, dit-elle à demi-voix ; pour cinquante de vos guinées je ne vous laisserais pas ici un moment de plus.

— Un seul mot ! dit Cécile.

— Pas seulement une syllabe. La dame qui était dans l’autre chambre vous attend. Partez bien vite, et par pitié pour un pauvre diable, retournez d’où vous êtes venues.

Il eût été dangereux d’insister. Elles sortirent, et Cécile dit à Griffith en quittant la chambre :

— Je vous enverrai de la nourriture ce matin de bonne heure, jeune homme, et je vous ferai dire en même temps ce que vous devez faire pour votre sûreté.

Elles trouvèrent dans le corridor Alix Dunscombe qui les attendait. Son visage était caché sous sa mante, mais les palpitations redoublées de son sein et ses soupirs prouvaient suffisamment combien son entrevue l’avait agitée.

Comme le lecteur peut avoir quelque curiosité de connaître la cause qui lui avait occasionné une si vive émotion, nous allons retarder un instant la marche de notre histoire pour rendre compte de la conversation de miss Dunscombe avec l’individu qu’elle cherchait.