Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 129-138).


CHAPITRE XIII

LES KOGMOLLOCKS


Les Kogmollocks ! Les petits démons les plus cruels qui existent, au cœur plus froid que les glaces où ils vivent !

« Excusez, dit Philip, la précipitation de mon geste et le cri qui m’a échappé… Mais, à l’autre bout de la terre, je reconnaîtrais cette arme de mort. Je les ai vus la lancer, comme ils feraient d’une flèche, à une distance de cent yards. Ils n’ont pas leur pareil pour se battre. Et j’ai dans l’idée qu’ils surveillent la fenêtre. »

Mais Célie, sans comprendre ce qu’il disait, n’était pas moins effarée que lui, après avoir vu le loup mort et le javelot planté dans son corps. Saisissant vivement un des dessins qui étaient sur la table, elle le remit à Philip. C’était un de ceux où était figuré un combat.

Tout s’éclairait.

« Alors, dit-il, avec un tremblement dans la voix, c’est bien vous qu’ils veulent. Je n’avais jamais ouï dire qu’ils se soient aventurés si loin vers le Sud. Il faut vraiment qu’ils vous aient en tête ! »

Le regard de Célie avait repris toute sa fermeté et, en voyant qu’elle était redevenue calme, Philip se sentit plus maître de lui. Les yeux de la jeune femme exprimaient toute la foi qu’elle avait mise dans son compagnon d’épreuve. Elle le savait courageux. Elle aussi serait courageuse.

« J’aime, dit-il, à vous trouver ainsi. »

Et, tout en parlant, il ne cessait d’observer la fenêtre, s’attendant à voir, d’un instant à l’autre, un javelot passer au travers, dans un fracas de vitres brisées.

« Nous sommes dans un fichu pétrin ! Je puis le dire tout haut, sans crainte de vous affoler, puisque vous ne me comprenez pas. Il y a Esquimau et Esquimau, voyez-vous. Les uns, comme les Nunatalmutes, ou mainte autre tribu, sont de bonnes gens. Mais les Kogmollocks sont de fieffés bandits. Pour leur habileté aux pièges, aux embûches et aux guet-apens, ils sont pires que les petits sauvages des Philippines. Ils vous auront suivis, vous et Bram, à la piste, depuis l’extrême Nord, et je parierais bien que Bram ne reviendra pas de sa chasse au caribou. Peut-être, à cette minute même, a-t-il déjà un javelot à travers le corps. »

Célie lui souriait toujours, tandis qu’il parlait. Elle esquissa un mouvement comme si elle eût voulu s’approcher de la fenêtre. Il la retint et, au même moment, les hurlements sauvages des loups s’élevèrent dans l’enclos. Après l’avoir suppliée, par gestes, de demeurer près de la table, il s’en retourna seul à la fenêtre.

Les loups s’étaient rassemblés près de la porte à claire-voie du corral et, à qui mieux mieux, faisaient de grands sauts contre les barres de sapin qui les emprisonnaient. Entre la cabane et la palissade du corral, un second cadavre de loup gisait dans la neige. Les Esquimaux avaient certainement tendu une embuscade à Bram et ils croyaient que la jeune femme était seule dans la cabane. Comme ils redoutaient les loups du fou, les petits hommes noirâtres avaient entrepris de les exterminer un à un, à coups de javelots.

Tandis que Philip regardait, une tête et une paire d’épaules apparurent au-dessus de la palissade, un bras émergea et un javelot fila, rapide comme un rais de lumière, vers le groupe des loups. Non moins rapidement la tête et les épaules du lanceur disparurent.

Philip, s’étant retourné, vit que Célie s’était glissée auprès de lui. Elle avait été témoin, elle aussi, de ce qui venait de se passer. Elle lui saisit le bras, et il sentit que ses petits doigts l’étreignaient, tandis qu’un cri, aussitôt étouffé, s’échappait de sa poitrine palpitante. Puis elle courut dans sa chambre et en revint, quelques secondes après, avec un objet qu’elle remit à Philip.

C’était un minuscule revolver, un véritable jouet d’enfant, dont il se fût, en d’autres circonstances, beaucoup amusé. Du calibre 22, il était chargé de toutes ses cartouches, dont les balles étaient tout juste bonnes à tuer une perdrix, à quinze ou vingt pas, si la perdrix voulait bien se laisser faire. Cette arme, cependant, telle qu’elle était, valait mieux que rien. À défaut d’autre résultat, elle ferait du bruit et, si la balle n’atteignait pas son Esquimau, celui-ci n’en culbuterait pas moins, ne fùt-ce que d’effroi. Deux ou trois coups tirés et l’apparition de Philip avertiraient les assaillants que Célie n’était pas seule, qu’un homme était avec elle, pour la protéger, et que cet homme était armé.

Philip remercia le Seigneur de l’aide qu’il lui envoyait. Le dernier javelot de l’Esquimau avait transpercé un troisième loup, et l’animal se halait péniblement dans la neige, entraînant avec lui le trait meurtrier. Les sept loups survivants continuaient leurs gambades et leurs bonds. Philip alla se placer en observation derrière la porte de la cabane, qu’il entrouvrit légèrement.

Soudain, Célie, qui était près de lui et avait paru comprendre sa tactique, le poussa du coude. Lentement, une tête noire se montrait au-dessus de la palissade.

Rapide comme le vent, Philip s’élança dehors et, à l’instant même où le bras brandissait le javelot, il poussa un rugissement de bataille si effroyable que sa gorge s’en fendit presque. En même temps, il fit détoner le revolver. Tête et bras s’éclipsèrent et l’Esquimau s’évanouit, comme un diable qui rentre dans sa boîte.

Mais déjà les loups avaient retourné contre Philip leur rage impuissante. D’un autre bond, il regagna la cabane et, poussant Célie, referma la porte.

« Ah ! oui ! nous sommes dans de beaux draps ! dit-il en riant, tandis que résonnait sourdement le heurt des loups… Dommage que ces imbéciles ne comprennent pas que nous avons même intérêt à détruire Bram ! S’ils voulaient un peu nous aider contre l’ennemi commun, ce serait une vraie partie de cirque. Avez-vous vu le camarade dégringoler de sa palissade ? Je suis persuadé que je ne l’ai pas touché. Et je l’espère même. Car si la bande découvrait que nos balles sont grosses comme des petits pois, et encore ! et que leur blessure est l’équivalent d’une piqûre d’insecte, ils viendraient s’asseoir là, comme une rangée de corneilles, et nous narguer. Comme le coup a bien retenti ! Vous l’avez entendu ?

« L’heure est grave, ajouta-t-il, avec un serieux qui aurait impressionné Célie, si elle avait pu comprendre ses paroles. Qu’adviendra-t-il bientôt de nous ? Quand tous les loups seront tués et si Bram a été tué comme eux, ces diablotins à face de crapaud enfonceront la porte de l’enclos et donneront l’assaut à la cabane… Je me sens assez en forme pour livrer combat à vingt d’entre eux. L’amour que j’ai pour vous et mon désir de vous sauver ont décuplé ma force. Mais je voudrais savoir, au moment où je ferai cela, quel est l’autre homme, sur l’image… Pendant les derniers instants qui nous restent, avant la grande bataille, j’ai comme une fureur de vous écraser sur mon cœur, afin que vous sachiez bien tout ce que je ressens pour vous. J’ai peur, pourtant, qu’il ne soit trop tôt et que vous ne me méprisiez… »

Puis une réaction se fit en lui. Il ramassa le petit papier, tout à l’heure froissé par lui, et machinalement il le défripait, l’aplanissait.

« Qui peut être cet homme ? Si vous ne l’aimez pas, pourquoi l’enlacez-vous si tendrement ? »

Elle comprit qu’une interrogation nouvelle était dans le regard et dans la voix de Philip. Sa pensée se tendit, afin de percer la sienne, d’analyser son âme. Une gêne visible était en lui, qu’elle n’avait pas encore remarquée.

Il lui tendit l’image. Peut-être, songeait-il, l’intuition féminine de Célie allait-elle, cette fois encore, briser la muette barrière qui était entre eux. Il la vit considérer longuement l’image, puis le bleu violacé de ses yeux s’éclairer d’une si pure et chaste lumière qu’il en fut comme submergé. Elle avait deviné en effet.

« Min fader, dit-elle tranquillement, en posant sur l’image le bout de son petit doigt. Min fader. »

Philip pensa presque qu’elle avait parlé anglais.

« Your father[1] ? > cria-t-il.

Elle fit, avec la tête, un signe affirmatif.

« Oo-ee min fader… » affirma-t-elle.

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de Philip.

« Le Seigneur en soit loué ! » dit-il.

Puis, presque aussitôt :

« Nous reste-t-il encore des cartouches ? Pan ! Pan ! Pan ! Je me sens d’humeur, avec ce petit revolver, à mettre à mal le monde entier. »



  1. « Votre père ? » (Note des Traducteurs.)