Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 121-128).


CHAPITRE XII

SOUDAINE ET MYSTÉRIEUSE ATTAQUE


La nuit qui suivit s’écoula sans incident. C’était la première que, dans la compagnie paisible de Célie, Philip passait dans la cabane de Bram. Ce devait être aussi la dernière.

Le lendemain, avant que la jeune femme fût sortie de sa chambre, il récapitula les événements dont il venait d’être un des acteurs. Tout d’abord, Bram était-il vraiment fou ? Ou jouait-il une comédie colossale ? Si l’homme-loup l’avait en haine, sa vengeance pouvait couver longtemps avant d’éclater. Philip se souvenait de la parole qu’un de ses anciens amis, aliéniste célèbre, lui avait dite un jour : « Un fou n’oublie jamais ! » Une fois possédé par une idée, le fou n’en démordra plus. Elle est pour lui comme une obsession, elle fait partie de son existence même. Dans son cerveau tourmenté, le moindre soupçon envers un ennemi ne peut plus mourir. Le feu couve, pour mieux jaillir un jour. La haine d’un fou est éternelle.

Bram avait déjà failli le tuer, pour s’emparer, jusqu’à la dernière miette, des vivres qu’il destinait à la jeune femme. Maintenant il était parti, abandonnant vivres et prisonniers.

La conclusion de tout ceci était qu’il fallait, en dépit des protestations de la jeune femme, abattre Bram à la première opportunité. Il n’avait déjà que trop laissé passer d’occasions propices.

Célie étant entrée sur ces entrefaites, il sembla à Philip qu’elle devinait ses secrètes pensées. Il ne dit rien cependant, mais commença à se livrer, devant elle, à une inspection en règle du logis de Bram.

« Sans doute, Célie, avez-vous fait vous-même, avant moi, cette inspection. Mais il est de mon devoir de contrôler vos recherches. Peut-être, qui sait ? vais-je trouver quelque chose qui vous a échappé et pourra nous intéresser. »

Accompagné de la jeune femme, il se mit à explorer méthodiquement la cabane, jusqu’aux plus petits coins. Il fouilla même le plancher, en soulevant des planches disjointes. Au bout d’une demi-heure ses recherches n’avaient abouti à rien du tout, lorsqu’il poussa une exclamation de joie. Sous une vieille couverture crasseuse, il venait de trouver un revolver d’ordonnance Colt. Mais le revolver était vide et il n’y avait pas de cartouches.

Il ne restait plus qu’à explorer le petit réduit qui servait de chambre à coucher à l’homme-loup. Tout ce que Philip réussit à découvrir fut trois pièges, faits avec les cheveux de Célie.

« Nous n’y toucherons pas, dit-il, après les avoir considérés avec émotion pendant un instant, et tout en replaçant sur eux la peau d’ours qui les cachait. L’usage interdit de déranger le lit d’un autre homme… » Puis au bout d’un moment :

« Il n’a même pas laissé dans la cabane le couteau dont il se sert pour dépecer la viande. Je me demande s’il prenait cette même précaution lorsque vous seule étiez là. Pas une arme, en tout cas, ni rien d’approchant. »

Dehors, les loups, dans l’enclos, menaient grand tapage. Deux d’entre eux se battaient. Philip alla vers la fenêtre, pour les regarder. C’étaient de redoutables gardiens que Bram avait laissés derrière lui. Et Philip se demanda, en admettant qu’il pût tuer Bram ou le faire prisonnier, comment il viendrait à bout de ces geôliers. Si Bram entrait avec son fusil dans la cabane tout irait bien. Les loups seraient ensuite abattus un à un. Mais Bram introduirait-il jamais son fusil dans la cabane ?

Les deux loups continuaient à se battre. Les autres faisaient cercle autour d’eux, sauf un seul, qui était énorme, et qui, en dépit de l’agitation du combat, s’escrimait dans un coin, après un os, auquel il arrachait les derniers lambeaux de chair qui y adhéraient encore. On entendait le grincement puissant de ses mâchoires.

« J’ai trouvé ! s’exclama Philip. Les loups, comme les gens, ont besoin de manger pour vivre. Une fois Bram supprimé, je les laisserai mourir de faim dans leur enclos ! Cela demandera une semaine, un peu plus peut-être. C’est affaire de patience. Mais nous aurons le dernier mot ! Il faut que Célie le comprenne ; sacrifier Bram, d’abord, est une nécessité. »

Célie, justement, l’appelait. De la fenêtre il revint vers elle. Elle avait apporté de sa chambre et étalé sur la table de petits morceaux de papier, et semblait fort émue. Philip n’eut pas de peine à comprendre que ces papiers, au nombre de huit ou dix, sur chacun desquels était figuré un dessin, devaient, dans la pensée de Célie, suppléer entre eux deux aux paroles et expliquer ce qu’elle ne pouvait dire autrement.

Elle prononça son nom : « Philip ! » à nouveau dans un murmure de ses lèvres et il lui semblait étrangement ineffable qu’elle l’appelât ainsi par son nom, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle.

S’étant penché sur les papiers, Philip remarqua qu’ils étaient souillés et usés, comme s’ils avaient été déjà, pendant longtemps, manipulés. Ils contaient la propre histoire de la jeune femme.

« Ils ont, dit-il, été dessinés de votre main, à l’usage de Bram, je le devine. Bram n’en connaît, sur vous, guère plus long que moi… Oui, c’est cela, et voilà une question réglée. Des bateaux, des chiens, des hommes, des combats, beaucoup de combats… Examinons de plus près. »

Célie tremblait, haletante, dans son avidité d’être comprise. Philip, dont le cœur ne battait pas moins, continua :

« Ici, c’est « vous », au centre de ce premier croquis. C’est vous, avec vos cheveux défaits, en train de lutter contre un groupe d’hommes, qui semblent vouloir vous tuer à coups de bâtons. Qu’est-ce que cela, grand Dieu ! signifie ? Et voici, en haut, dans le coin, un bateau. Le bateau, je suppose, doit venir le premier. Vous êtes descendue de ce bateau, n’est-ce pas ? du bateau, du bateau, du bateau…

— Skunnert ! s’exclama-t-elle doucement, en touchant le bateau avec son doigt. Skunnert… Sibérien !

— Schooner[1]… Sibérie ! traduisit Philip. Regardez un peu là-dessus. »

Il prit son petit atlas de poche et le rouvrit.

« Recommençons nos études, et précisons le plus possible. »

Le bateau était parti de l’embouchure du fleuve Lena, en Sibérie, et avait longé la côte jusqu’à l’espace bleu indiquant l’océan, en face de l’Alaska. Là, le petit doigt s’arrêta et, avec un geste de désespoir, Célie fit comprendre à Philip qu’elle n’en savait pas plus sur la topographie de son voyage. Quelque part, sur cet espace bleu, le bateau avait touché au rivage américain.

Elle passa aux autres papiers, où étaient figurés de nombreux combats, dont Philip ne pouvait comprendre le sens exact et l’importance. En matière de conclusion, la jeune femme exécuta un dernier croquis où apparaissait un géant, accompagné d’une horde de bêtes. C’était le portrait de Bram et de ses loups. Et Philip comprit enfin pourquoi elle prétendait qu’il ne fût pas touché à un seul cheveu de l’homme-loup. Bram l’avait sauvée du sort malheureux que les petits dessins exprimaient en partie. C’était lui qui l’avait recueillie et amenée jusqu’à sa retraite cachée, et, pour une raison que les dessins étaient impuissants à expliquer, il l’y retenait captive.

Beaucoup de mystère subsistait encore dans l’histoire de Célie. Pourquoi était-elle allée en Sibérie ? Qui avait conduit son navire vers cette côte inhospitalière de l’Alaska ? Quels étaient ces ennemis inconnus, dont Bram l’avait sauvée ? Philip ramassa une des images que Célie avait froissée. Deux personnes y étaient figurées. L’une était elle-même ; l’autre était un homme. Philip releva ses yeux vers Célie. Les siens s’étaient embués de larmes.

Philip sentit, tout à coup, un froid lourd lui glacer le cœur. Depuis qu’il l’avait trouvée dans la cabane de Bram Johnson, depuis que leurs deux sorts avaient paru se joindre dans la tragique aventure qui les mêlait, lui et elle, en ce lieu sinistre, dans cette solitude qui les avait rapidement rapprochés, et étroitement unis, semblait-il, son imagination avait marché. Une flamme brûlante avait embrasé sa poitrine. Et voilà que tout espoir tombait à plat. Sans doute elle en aimait un autre…

Philip détourna la tête. Son âme, oppressée, s’était assombrie. L’horreur de la situation reparut dans toute sa réalité. Quelque nouveau malheur n’allait-il pas advenir ?

À pas lents, il se dirigea vers la fenêtre, afin de cacher son trouble, et regarda dehors.

Presque aussitôt, Célie l’entendit qui poussait un cri horrible. Elle courut vers lui. Philip avait lâché le petit papier, qu’il avait emporté avec lui, et, ses deux mains se crispaient sur l’encadrement de la fenêtre. Il regardait comme hébété.

« Voyez ! dit-il. Oh, mon Dieu ! Voyez cela ! »

Sans qu’ils eussent, ni l’un ni l’autre, dans le silence pourtant immense de la cabane, perçu aucun bruit, Philip et Célie pouvaient voir, sur la neige souillée, le grand loup qui tout à l’heure rongeait son os, étendu tout de son long sur le sol, raide mort. Pas un muscle de son corps ne bougeait plus. Ses lèvres, contractées, découvraient ses mâchoires béantes et, sous sa tête, s’élargissait une flaque de sang.

Mais, plus encore que la mort soudaine de la bête, c’était l’arme dont elle avait été frappée qui bouleversait ainsi Philip. Une sorte de lance avait, de part en part, transpercé le loup !

Philip n’avait pas été long à reconnaître le harpon-narval, mince et effilé, le javelot redoutable qu’emploie un seul peuple dans le Northland : la tribu meurtrière, au visage noirâtre, des Kogmollocks, qui vit sur les bords du golfe du Couronnement et de la Terre Wollaston[2].

« Ôtez-vous de là, Célie ! cria-t-il. »

Et il l’entraîna loin de la fenêtre.



  1. Goélette. (Note des Traducteurs.)
  2. Le golfe du Couronnement se trouve à l’extrême lisière Nord du Canada, au-delà du cercle arctique. Il fait partie des nombreux détroits de l’océan Glacial Arctique, qui relient la mer de Behring à la mer de Baffin, le Pacifique à l’Atlantique. La Terre Wollaston, immense île glacée, lui fait face vers le Pôle. (Note des Traducteurs.)