Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 111-120).


CHAPITRE XI

OÙ L’ON COMMENCE À SE COMPRENDRE


À peine la porte se fut-elle refermée sur Bram que Célie Armin courut vers Philip et l’amena vers la table. Elle avait mangé seule, aux trois assiettes, pour complaire à Bram. Maintenant elle insistait pour joindre pommes de terre et galette au poisson de Philip, et lui versait une tasse de café.

Il souriait.

« Vous ne voulez point, n’est-ce pas, me voir privé de déjeuner ? Mais vous ne comprenez pas la situation, petite femme. J’en ai mangé, de cette maudite galette (et il en prit un morceau pour mieux exprimer ce qu’il allait dire), j’en ai mangé le matin, à midi et le soir, au point que son aspect seul me dégoûte. Je donnerais toutes les galettes du monde pour quelques-uns de ces beaux cornichons verts que savait si bien préparer ma mère ! Le poisson de Bram est pour moi un vrai régal, et ce café aussi, si habilement confectionné par vous. »

Elle s’assit en face de lui, tandis qu’il mangeait. Et, tout en mangeant, il soupesait mentalement quel poids pouvait être celui de la jeune femme. Si svelte était-elle qu’il aurait parié qu’elle aurait, en trop ou en moins, fait osciller bien peu la balance autour de cent vingt livres. Comme elle était perdue en ce recoin de la terre ! Elle n’y était pas plus en son milieu que le crêpe de Chine d’une robe de bal ou un vase de porcelaine tendre. Il allait falloir résoudre le mystère de sa présence dans cette cabane.

De même qu’il voulait savoir, il était visible qu’elle aussi voulait parler. Cela se lisait dans ses yeux. Sa gorge se soulevait, haletante, pour dire en un quelconque langage, pour exprimer à Philip pourquoi elle était là et ce qu’il devait faire pour elle. L’effort était mutuel pour arriver à se comprendre. Comment y parviendraient-ils ?

Philip, ayant terminé son déjeuner, se leva de table et emmena Célie vers la fenêtre. Ils virent, dans l’enclos, Bram qui distribuait des morceaux de viande à la horde réunie autour de lui. Philip commença à dénouer les tresses de cheveux de la jeune femme, qui était à son côté. Il se sentait rougir sous sa barbe, tandis que ses doigts se jouaient dans la soie dorée et la dénouaient. Célie le regardait agir, étonnée. Il prit quelques fils et les retissa en un cordon léger, de la taille à peu près de celui dont était confectionné le piège de l’homme-loup, qu’il imita de son mieux. Puis il montra l’objet à Célie et dirigea son doigt vers Bram.

La jeune femme n’eut pas de peine à comprendre sa pensée. Par une mimique appropriée, elle expliqua que le piège d’or avait bien été fabriqué avec ses cheveux, coupés par elle ou par Bram. D’autres tresses encore avaient été coupées, et il y avait plusieurs pièges d’or. Courbant la tête, elle montra à Philip les divers endroits où les cheveux avaient été pris.

Tendant ensuite sa main vers lui, elle cria :

« Philip Brant — Amerika ! »

Puis, se désignant elle-même, elle ajouta vivement :

« Célie Armin — Danemark ! »

— Danemark ! s’exclama Philip. Est-ce bien vrai ? Vous êtes du Danemark ? Danemark ? »

Elle acquiesça de la tête.

« Kobenhavn — Danemark ! » poursuivit-elle.

Il traduisit :

« Copenhague — Danemark — Dieu soit loué, Célie ! nous parlons enfin. — Célie Armin, de Copenhague, Danemark ! Mais cela ne m’explique point pourquoi je vous trouve ici. »

Il montra du doigt le plancher et, d’un grand geste de ses bras, les quatre murs de la cabane.

« Comment, dit-il, êtes-vous arrivée en cet endroit ?

Elle répondit, et il en sursauta :

« Kobenhavn — Muskvas — Saint-Pétersbourg — Rusland — Sibirian — Amerika.

— Copenhague — Muskvas ? (je ne comprends pas, mais qu’importe….) — Saint-Pétersbourg — Russie — Sibérie — Amérique –, répéta-t-il, en la regardant, incrédule. Célie, si vous éprouvez pour moi la moindre sympathie, ménagez ma raison. Comment croire que, partie du Danemark, vous êtes, comme cela, venue à travers la Russie et la Sibérie vous échouer au Canada, en plein Barren, dans cette cabane de fou, abandonnée de Dieu et des hommes ? Vous ! Il doit y avoir quelque erreur. Tenez, regardons plutôt… »

Philip s’était souvenu de son atlas de poche, que l’administration de la police lui avait fourni avec le reste de son équipement. L’atlas se terminait par une petite mappemonde. Il mit la carte sous les yeux de Célie, qui, de son petit doigt, toucha Copenhague.

Il se pencha pour regarder par-dessus la tête de la jeune femme.

Pendant un moment, la question se déplaça de savoir si elle venait de Copenhague ou de la lune, et ce mystère lui parut de peu de conséquence. Il l’avait trouvé, c’était le principal. Comme l’explorateur qui a touché au but, il aurait volontiers dansé de joie. Mais, retenant sa respiration, il ramena ses yeux vers la carte et vers le petit doigt.

De Copenhague, le petit doigt alla à Moscou, qui devait être Muskvas. Puis, de là, il voyagea lentement jusqu’à Saint-Pétersbourg et courut ensuite à travers la Russie et la Sibérie jusqu’à la mer de Behring.

« Skunnert… » lit-elle doucement.

Et le doigt rencontra sur la carte la tache verte qui était l’Alaska.

Là, le doigt hésita. Il était évident que Célie se demandait ensuite par où elle avait pu passer. La carte ne pouvait plus maintenant lui être d’aucun secours. Après quelque agitation, elle tira Philip vers la fenêtre et lui montra les loups. Alaska ; puis les loups, c’est-à-dire les chiens, et le traîneau.

Philip acquiesça de la tête. Il était au comble de la joie. Elle s’appelait Célie Armin, de Copenhague, Danemark, et était venue en Alaska. Ensuite elle avait voyagé dans un traîneau attelé de chiens.

Et elle tentait maintenant de lui dire pourquoi elle était venue, quels événements l’avaient livrée à Bram Johnson. Le dos tourné à la fenêtre, elle parlait et faisait des gestes, et sanglotait presque, sous le coup de l’émotion qui avait à nouveau bouleversé son visage. Elle contait, à n’en point douter, l’horrible tragédie devinée par Philip, dès le premier instant. Elle parlait, parlait, en se tordant les mains. Et, quand elle eut terminé, elle s’écroula dans un long sanglot, en se couvrant le visage de ses deux bras.

Dehors, dans l’enclos, on entendit le rire de Bram Johnson.

Ce rire semblait une insulte et une raillerie. Le sang de Philip ne fit qu’un tour. Il bondit vers le poêle, en tira un long tison enflammé et, courant vers la porte de la cabane, l’ouvrit et sortit en courant.

Un cri terrible, qui était une supplication désespérée, retentit presque aussitôt derrière lui. En même temps, il vit la horde des loups se ruer en masse épaisse, de l’extrémité de l’enclos. Et, cette fois, la voix de Bram Johnson ne les arrêta pas. Il regardait tranquillement la scène, tandis que Célie sentait tout son sang se glacer dans ses veines. Elle jeta un nouveau cri, auquel répondit le rire sinistre de l’homme-loup.

Philip n’avait point faibli devant le danger. Brandissant la bûche enflammée et la faisant tournoyer au-dessus de sa tête, il la lança sur la bande. Un instant de désarroi s’ensuivit parmi les loups, et Philip en profita pour se retourner et regagner précipitamment la cabane. Aussi rapide que l’éclair, il referma la porte, que Célie avait aussitôt poussée, et tira le verrou.

Il était temps ! Une seconde après, la charge des loups venait s’écraser contre cette porte. Sous le poids de leurs corps, la cabane trembla et l’on entendit les mâchoires béantes se fermer en claquant, désappointées. Philip regarda Célie. Ses traits étaient livides. Elle se détourna, pour cacher son émotion, tandis qu’un petit hoquet nerveux s’échappait de ses lèvres.

Philip comprit et son imprudence et la pensée de Célie. Si les loups l’avaient dévoré, il entraînait dans sa perte le suprême espoir de la jeune femme. Doucement il ramena vers lui le doux visage, qui sembla se ranimer, et le paya d’un sourire de sa folle équipée dans les mâchoires de la mort.

« Célie, dit-il d’une voix rauque, en pressant dans ses mains, à les briser, les petites mains encore tremblantes, Célie, je suis presque heureux, savez-vous, que vous ne puissiez pas me comprendre. Car, sans doute, ririez-vous de mes paroles. Un jour ne s’est pas écoulé depuis que je vous ai connue. Et cependant je vous aime. Jamais, dans toute ma vie, je n’ai ressenti, devant aucune femme, ce que j’éprouve en face de vous. Je vous aime et vous ne devez pas le savoir. »

On entendit, au-dehors, Bram qui parlait à ses loups, en son idiome aigu d’Esquimau. Il les chassait de la porte, où ils étaient demeurés tassés, et ils grognaient, mécontents, en se rebiffant. Philip lâcha les mains de Célie et fit glisser en arrière le verrou de bois, tandis que la main de l’homme-loup farfouillait dans la serrure.

Bram entra.

Indécis de ce qui allait advenir, Philip tendit ses muscles, prêt à toute éventualité. Mais Bram, à son grand étonnement, semblait parfaitement indifférent. Il mâchonnait et gloussait sous cape, comme amusé par ce qu’il avait vu. Les ongles de Célie s’enfoncèrent dans le bras de Philip. Elle n’était point aussi rassurée et son regard trahissait son effroi. Elle sortit soudain et passa dans sa chambre. Une minute, à peu près, s’écoula. Bram continuait à mâchonner, sans faire, en apparence, attention à Philip.

Célie, ayant reparu, alla droit vers l’homme-loup. Elle tenait dans sa main une mince tresse soyeuse et dorée, et l’agitait en l’air, devant Bram.

Bram cessa de mâchonner. Sa lourde face s’illumina et entra en extase. En même temps, il avança vers la tresse brillante une main énorme et difforme. Ces cheveux étaient pour lui un fétiche redoutable et redouté.

La jeune femme s’était remise à sourire.

Le géant, satisfait, s’était remis doucement à mâchonner. Il s’assit par terre, contre le mur, les jambes croisées, et, divisant la tresse en trois tresses plus petites, il entreprit la confection d’un nouveau piège. Célie, tout à fait rassurée, rentra dans sa chambre. De tant d’émotions successives elle sentait le besoin de se remettre, hors de la présence de tout témoin.

Philip profita de cette absence pour sortir, de son sac d’équipement, son nécessaire de toilette. Il se regarda dans son miroir et se lit peur à lui-même. Avec sa barbe hirsute, il était vraiment si peu avenant qu’il comprit pourquoi Célie avait tout d’abord reculé devant lui. Une demi-heure lui fut nécessaire pour qu’il se rasât de façon congrue. Quant à Bram, il était fort occupé à son travail et ne releva les yeux qu’après l’avoir terminé. Alors il se mit debout et s’en alla sans rien dire. Célie rentra, et la première chose qu’elle remarqua fut le changement opéré sur le visage de Philip. Elle en témoigna son plaisir et Philip se sentit rougir.

Par la fenêtre ils observèrent Bram. Celui-ci avait rappelé ses loups et se dirigeait avec eux vers la porte du corral. Il emportait ses souliers à raquettes et son long fouet. Ayant, le premier, passé la porte, il laissa sortir dix bêtes, sur les vingt, puis la referma.

Célie revint vers la table et Philip vit qu’elle avait apporté de sa chambre un crayon et un morceau de papier. Au bout d’un instant, elle lui tendit, triomphante, le papier. Le croquis grossier d’une tête de caribou y était dessiné. Cela signifiait que Bram était parti chasser. Philip se mit à rire. Le dessin était un truchement de plus pour s’expliquer et se comprendre.

Mais ce qui était moins réjouissant, c’est que Bram, en partant, avait laissé dans l’enclos la moitié de la meute. Il n’y avait pas à se faire d’illusion. Célie et lui n’étaient pas les hôtes du fou. Ils étaient ses prisonniers.