Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 39-50).


CHAPITRE V

LA RENCONTRE


Si claire était la nuit que semblaient vivantes les grandes ombres projetées sur la neige par les sapins. Le ciel, au-dessus, aussi limpide qu’une pleine mer, était criblé de milliards d’étoiles et la Grande Ourse resplendissait, comme une constellation de petits soleils. L’univers pouvait se passer de la lumière de la lune. À une distance de trois cents yards, Philip aurait pu voir marcher un caribou.

Il se chauffait donc à son feu, et veillait, en tressant les fils soyeux. Absorbé dans son travail, il écoutait distraitement la « musique des cieux », cette étrange et fantastique harmonie que l’aurore boréale fait entendre dans l’air, pour annoncer son lever. C’était tantôt un sifflement strident, tantôt un murmure doux, assez semblable au ronron d’un chat, et, par moments aussi, quelque chose comme le métallique bourdonnement d’une abeille[1].

Quand il eut terminé, et lorsque le piège d’or eut été soigneusement remis dans sa pochette, Philip se redressa soudain et prêta l’oreille avec attention.

D’autres sonorités se mêlaient à celles qui venaient des cieux. En une seconde il fut sur ses pieds, puis se faufila, à travers les broussailles, jusqu’à l’orée de la plaine blanche, à quelques yards de son feu.

Le son arrivait à lui d’une distance assez considérable, un mille environ, deux peut-être. C’était le hurlement des loups !

Nombre de fois, au cours de ces deux dernières années, Philip l’avait entendu déjà. Mais, jamais comme cette fois, il n’en avait été secoué. Il était en plein dans la direction du son et le sang s’était mis à bondir dans ses artères. Le temps d’un éclair, et tout lui revint de ce que lui avait conté Pierre Bréault. C’était ainsi que chassaient Bram et sa horde. Bram arrivait. Il n’y avait pas à en douter.

Il se hâta de regagner sa tente et, aux dernières braises du feu, réchauffa, pendant quelques moments, la culasse refroidie de son fusil. Puis il étouffa le feu, avec de la neige, qu’il tassa des pieds. Retournant alors sur la lisière du petit bois, il se posta près du plus haut sapin qu’il put trouver, prêt, en cas de danger, à y grimper, pour y chercher un refuge.

Le danger ne fut pas long à accourir. Il arriva en trombe. La horde, conduite par l’homme-bête, fonçait droit dans sa direction. Elle n’était plus qu’à deux ou trois cents pas lorsque Philip escalada son arbre. Tandis qu’il grimpait le long du tronc, à douze pieds de haut environ, sa respiration haletait et, dans sa poitrine, son cœur battait comme un tambour. Le sapin, qui n’était guère plus gros que son bras, constituait pour lui un bien faible refuge. Il se souvint de ce jour où il lui était arrivé de suspendre un millier de livres d’élan sur des cèdres aussi gros que sa jambe. Les loups étaient venus, la nuit suivante, et ils avaient rongé net les troncs des arbres, comme autant de fétus.

Une fois installé sur son perchoir, Philip plongea son regard sur le Barren, qu’éclairaient les étoiles.

Les loups s’étaient tus, signe que la chasse tirait à sa fin. On n’entendait plus que le rapide « chug, chug, chug » des sabots du caribou poursuivi, qui crevaient, dans leur galopée, la légère croûte de neige dure. La silhouette de la bête, qui fuyait pour sauver sa vie, apparut. Heureusement pour Philip, le caribou, talonné de près par les loups qui, au nombre de vingt à trente, se déployaient en éventail, fuyait maintenant parallèlement au bois, dont la horde s’efforçait de lui barrer la route. Les formes grisâtres passèrent comme un tourbillon, mâchoires béantes, pareilles à des ombres que chasse le vent.

De la position peu confortable où il se trouvait, Philip redescendit pour s’accroupir dans la neige. Il calcula que le caribou, avec l’avance qu’il possédait, en avait, avant le dénouement, pour un bon mille à courir encore. Caché dans l’ombre du sapin, il continua à observer, certain qu’il allait voir Bram bientôt apparaître.

Le « zip, zip, zip », bien typique, des souliers à raquettes, ne tarda pas en effet à se faire entendre. C’est alors que le sang de Philip se mit à battre un concert endiablé. L’homme qu’il poursuivait serait là, dans un moment. Dans le bref moment qui avait suivi le passage des loups, il avait réglé la conduite qu’il tiendrait. Le sort avait mis dans son jeu un atout inespéré. La stratégie compliquée qui, en d’autres circonstances, eût été nécessaire pour capturer Bram, impossible à approcher au milieu de sa garde de loups, toujours prêts à se jeter sur l’assaillant au moindre signe de leur maître, se simplifiait. Tandis que la horde était occupée à la curée, Bram allait se présenter seul, et il le ferait prisonnier.

Philip se releva lentement sur ses genoux et se mit sur pied, toujours dissimulé dans l’ombre du sapin. Il mit de côté son fusil. Avec sa main droite, qu’il retira de sa mitaine, il se saisit de son revolver. Scrutant des yeux le clair-obscur nocturne, il attendait que Bram apparût sur la piste des loups.

Mais le son et la vue sont également trompeurs sur le Barren. Alors qu’il cherchait Bram sur la plaine blanche, Bram tout à coup se trouva là, à moins de vingt pas. Philip en demeura comme foudroyé.

Il réprima le cri prêt à s’échapper de ses lèvres et, à ce même moment, Bram s’arrêta net, debout et dressé dans la lumière des étoiles, ses larges poumons aspirant et expirant l’air, en un rythme puissant, tandis qu’il prêtait l’oreille dans la direction de ses loups.

C’était vraiment un géant, un phénomène humain. Peut-être la lueur douteuse de la nuit grandissait-elle encore sa taille. Sur ses épaules retombait une tignasse désordonnée, assez semblable à une touffe d’algues marines. Sa barbe était épaisse et courte, et, dans ses yeux phosphorescents, tels ceux d’un chat, Philip vit passer, comme une fulguration, le reflet des étoiles. Quant à l’expression du visage, elle était celle d’un être qui chasse à la fois et se sent chassé, d’une créature mi-bête, mi-homme. Plus jamais, désormais, Philip n’oublierait ce qu’il y avait, dans cette face, de brutal et de convulsif, de désespérance dans cette âme isolée du reste de l’humanité, de flamme ardente et inquiète dans ce regard.

Le temps d’agir était arrivé. Les doigts de Philip étreignirent plus étroitement la crosse de son revolver, et il s’avança de quelques pas, hors de l’ombre.

Bram, à ce moment, aurait pu le voir, s’il n’avait soudain rejeté sa grosse tête en arrière, pour une clameur caverneuse qu’il fit jaillir vers le ciel, de sa gorge et de sa poitrine. Ce fut d’abord un roulement de tonnerre, puis cela s’acheva en un gémissement aigu et plaintif, qui dut porter à plusieurs milles sur la plaine rase. Jamais Philip n’avait entendu homme ou animal proférer semblable cri. Et c’était l’appel du maître à sa meute, celui de l’homme-bête à ses frères.

Soudain le cri s’arrêta court et s’éteignit, en s’étouffant comme fait le sifflement d’une sirène de navire. Peut-être un super-instinct avait-il brusquement averti Bram Johnson qu’un danger inconnu le menaçait. Toujours est-il qu’avant même que Philip eût ajusté à l’action l’émotive tension de ses sens, Bram avait disparu du champ de sa vision, porté rapidement, dans la lumière des étoiles, par ses larges raquettes, qui dévoraient sous lui le terrain. En même temps, la clameur poussée par lui avait fait place à ce rire étrange et fou, décrit par Pierre Bréault dans un frisson.

Sans bouger de la place où il était, Philip appela :

« Bram ! Bram Johnson, arrête-toi ! Arrête-toi, au nom du Roi ! »

C’était la formule séculaire, les mots fatidiques qui portaient avec eux, jusqu’à travers le Northland, la majesté et la puissance de la Loi.

Bram entendit, mais ne s’arrêta pas. Il fila, au contraire, plus vite encore. De nouveau, Philip l’appela par son nom :

« Bram ! Bram Johnson ! »

Le ricanement lui revint, pour toute réponse, atroce et sourd, comme une moquerie.

Philip leva son revolver. Sans viser avec trop de précision, il tira, par deux fois, dans la direction du fugitif. Les balles passèrent si près de sa tête, que Bram put les entendre siffler.

« Bram ! Bram Johnson ! » cria Philip, une troisième fois.

Ce fut inutilement encore. Il rabaissa son bras et ses yeux se fixèrent sur la grande silhouette, qui n’était plus maintenant qu’une ombre en train de disparaître dans les ténèbres, où elle s’absorba bientôt complètement.

Une fois de plus, Philip se retrouva seul sous le ciel étoilé, cerné par un monde de néants. Et, tout à coup, il se rendit compte de la folie de son acte. Il s’était conduit comme un enfant. Sa voix avait tellement tremblé, tandis qu’il appelait Bram, que Bram s’était ri de lui. Avant peu, sans doute, il paierait son manque d’énergie dans l’action.

Bram n’allait-il pas revenir sur ses pas, avec ses loups ?

Le pouls de Philip en battit plus fort, tandis qu’il interrogeait l’espace blanc où Bram avait disparu. Avec un froid dans le dos, et tout en regagnant les broussailles où il avait installé son campement, il se prit à songer au sort du caporal Lee et de son compagnon. Allait-il donc finir comme eux ? Son inconcevable imprudence n’aurait-elle pas ce résultat ?

Mentalement, il soupesa les chances bonnes et les chances mauvaises qui lui restaient. Car du bon sang rouge coulait dans ses veines et jamais il n’est permis à l’homme de désespérer. Pendant quelques minutes, il demeura debout à côté des dernières braises de son feu, qui faisaient encore monter vers son visage une mince fumée, et tenta de remettre d’aplomb son esprit.

Sans doute il ne craignait pas Bram. Bien que Bram fût un colosse, il aurait allégrement engagé la lutte avec lui. Et il serrait nerveusement son revolver, il promenait ses doigts sur la culasse. Mais ce n’était pas avec Bram que la lutte s’engagerait, ce serait avec ses loups. Bram lancerait la horde, sans plus se montrer lui-même, et se contentant de ricaner de loin, pour l’exciter. Ainsi l’avait-il fait avec le caporal Lee. Maintenant que Philip l’avait repéré, qu’il avait clairement dévoilé ses intentions, comment Bram, luttant pour sa propre existence, serait-il assez fou pour ne pas chercher à se débarrasser, sur-le-champ, de son ennemi ?

Puis une pensée soudaine lui vint. Bram, tel qu’il l’avait vu dans le jour nocturne, n’était pas armé ! Alors il reprit courage et espoir. Grimpé sur un arbre, il pourrait livrer bataille à toute la bande et tuerait les loups, un à un. Avec son revolver et son fusil, et sa provision d’abondantes munitions, le dernier mot lui resterait. L’important était de savoir si, réellement, Bram ne possédait pas de fusil.

Car alors…

Philip ramassa la chaude pelisse qu’il avait, tout à l’heure, jetée près du feu et l’endossa. Il en remplit les poches de munitions toutes dépaquetées et, s’avançant vers la lisière du Barren, jeta son dévolu sur un sapin noueux et solide, isolé des autres. C’était un observatoire excellent, un poste fait à souhait pour démolir la bande. Si, par contre, Bram avait un fusil, ce serait une cible facile qu’il lui offrirait. Bref, c’était une chance à courir, et la seule qui se présentait.



  1. Il est curieux de rapprocher de cette « musique des cieux » que produit dans l’éther l’aurore boréale, le même phénomène atmosphérique qui, en Égypte, faisait, à l’aube du jour, chanter la statue de Memnon. (Note des Traducteurs.)