Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 51-60).


CHAPITRE VI

OÙ LE CHASSEUR EST CHASSÉ


Philip attendit.

Ayant consulté sa montre, il vit qu’il attendait depuis une heure et qu’il était près de minuit. Le moindre son qui venait du Barren, ou des broussailles du petit bois, le faisait sursauter, au physique et au moral. Sa conviction était que Bram et sa horde arriveraient en silence, qu’il n’entendrait le bruit des pas de l’homme, ou celui des doux coussinets des pattes des loups, qu’au moment même où ils seraient près de lui.

Par deux fois, un grand hibou-de-neige[1] battit des ailes au-dessus de sa tête. La troisième fois, l’oiseau fonça sur un lièvre blanc, parmi les broussailles. Et, chaque fois, Philip avait cru que l’heure décisive était venue. Ce furent ensuite de petits renards blancs, qui furetaient çà et là, curieux comme des enfants, qui le firent tressaillir. À plusieurs reprises, ils l’incitèrent à grimper un peu plus haut sur son arbre et lui mirent à la nuque la griffe de l’angoisse. Puis une réaction se produisit et les nerfs de Philip se détendirent ; son pouls battit plus régulièrement.

Allait-il donc échapper au sort qu’il s’était attiré ? Ses coups de revolver avaient-ils effrayé Bram au point de l’empêcher de revenir sur ses pas ? Bram, maintenant, lui apparaissait moins redoutable, un être moins sauvage qu’il ne lui avait semblé tout d’abord. C’était surtout la désespérance et le chaos qu’il avait vus sur sa face ravagée. Ce monstre lui devenait presque sympathique.

Sans doute était-il semblable à ce Pelletier[2], cet infortuné naufragé, qui, abandonné sur les rives désertiques de l’Arctique, avait griffonné sur la porte de sa cabane le journal de sa vie, de ses impressions et de ses pensées. Folie consciente, pire que la pure folie. Intelligence et raison, que la solitude avait tuées. Pour Pelletier la mort était venue un jour, comme une délivrance, comme une amie. Sans doute, oui, Bram, mort depuis des années à la société de l’homme, était-il ainsi. Philip se prenait à craindre moins les loups et, en lui, tombait l’excitation de la chasse à l’homme.

Le piège d’or et son mystère recommençaient aussi à le hanter. Non, cette tresse soyeuse et brillante, qu’il portait dans sa poche, ne pouvait provenir d’un troc ancien. C’était de toute évidence ! Elle avait été fraîchement coupée sur la tête d’une femme. Mais alors, Bram n’était pas seul ! Il avait une femme avec lui. Et une femme avec une telle chevelure !

Philip descendit de son arbre.

Durant une autre heure, il arpenta, de long en large, et sans s’éloigner, la lisière du Barren. L’oreille aux aguets, il reconstruisit ensuite son feu, s’arrêtant de temps à autre dans son travail pour scruter les bruits insolites. Le froid était intense. La musique des cieux n’était plus qu’un vague murmure, prêt à mourir. Les étoiles pâlissaient et l’on eût dit qu’elles reculaient dans le ciel, loin, plus loin toujours, de notre monde.

Ce spectacle de l’évanouissement des étoiles avait pour Philip un attrait toujours nouveau. Il est un des phénomènes les plus surprenants de l’univers arctique. C’est comme si des milliers de mains invisibles passaient rapidement sous le firmament, éteignant une à une toutes ces flammes, les plus faibles d’abord, puis les plus resplendissantes, et toute la splendeur des constellations. Après quoi l’obscurité devenait intense, pendant près d’une demi-heure, et c’est seulement ensuite que, sur cet ultime abîme de nuit, se levait l’aube du Nord.

Dans les impénétrables ténèbres qui l’enveloppaient, Philip sentit se réveiller ses craintes. Ne serait-ce pas le moment que choisirait Bram pour l’attaquer ? Approchant sa montre du foyer, il vit qu’elle marquait quatre heures. Il éteignit le feu et grimpa à nouveau sur son arbre. Bram ne vint toujours pas.

L’aube grise apparut.

Philip redescendit de son perchoir et, pour la troisième fois, réveilla la flamme, afin de cuire son déjeuner et de préparer son café. Il fit celui-ci très fort, en double ration. À sept heures, il était prêt à se remettre en route, à reprendre la chasse de l’énigmatique chasseur. Bram avait, cette nuit écoulée, perdu une magnifique occasion de se débarrasser de lui. Bien plus : en continuant sa fuite, il l’entraînait à sa suite vers le mystère du piège d’or. Tout était pour le mieux.

Philip se fraya un chemin le long du petit bois. Au bout d’une demi-heure, il arriva au lieu où s’était livrée la bataille dernière des loups et du caribou. L’animal était tombé à une cinquantaine de yards du petit bois. Dans un rayon de vingt pieds environ, la neige avait été durement battue, par les sabots et les pattes des combattants, et l’arène était tachée de sang rouge. Des morceaux de viande et de peau, et des os brisés, éparpillés sur le sol, étaient tout ce qui restait du caribou abattu.

On voyait encore l’endroit où Bram avait secoué la neige de ses raquettes et les avait déposées. La trace de ses mocassins se mêlait ensuite à celle des pattes des loups. Il avait dû arriver à temps pour sauver le meilleur morceau, qui est le train de derrière du caribou, et il l’avait traîné à quelque distance de la rouge enceinte de la curée. Les étoiles avaient, de là-haut, assisté au repas de la horde affamée, qui avait tout dévoré, ou à peu près, sauf les entrailles. À celui de Bram aussi qui, près de l’empreinte de ses mocassins, avait abandonné quelques reliefs, dédaignés, de son festin. Aussi bien que l’eût fait la page d’un livre, la neige contait, avec toute la précision désirable, ce qui s’était passé. Et, beaucoup mieux qu’auparavant, Philip comprit, devant ce spectacle, à quel danger il avait échappé.

La neige racontait autre chose encore. Bram avait, sur un traîneau qu’il possédait, chargé ce qui demeurait de la chair du caribou. En examinant les empreintes, Philip se rendit compte que le traîneau était du type « ootapanask », mais plus long et plus large que ceux qu’il avait déjà vus. La suite se devinait sans peine. Lorsque bêtes et homme avaient été gavés, Bram avait mis les loups au harnais et, pressant la conduite du traîneau, il était parti vers le Nord, droit à travers le Barren. Il ne restait plus qu’à l’y suivre.

Philip, ayant ramassé du bois, fit cuire de la nourriture pour six jours. Pendant trois jours, il suivrait Bram sur ce morne espace, inconnu des cartes même : le Grand Barren. Il n’y avait pas à songer à aller plus loin sans l’aide d’un traîneau. Trois jours pour aller, trois autres pour revenir. Même en bornant là son expédition, il jouerait un jeu émouvant avec la mort. Une menace, pire que celle de Bram, demeurerait suspendue sur sa tête, celle de la tourmente.

Au moment où il se mit en route vers le Nord, en repérant son orientation avec l’aiguille de sa boussole, son cœur sombra quelque peu. Le jour était gris et sans soleil. À perte de vue devant lui, le Barren étendait sa nappe blanche, dont la ligne se confondait avec celle de l’horizon, où traînait une sorte de lueur pourprée. Au bout d’une heure de marche, Philip était entièrement encerclé par la mélancolie et le calme de la mort. Derrière lui, la mince et sombre lisière de la forêt avait disparu. Le ciel pesait sur sa tête comme une chape de plomb, de plus en plus large et lourde, à mesure qu’il avançait. Sous cette prison mouvante, il savait que d’autres hommes avant lui étaient devenus fous. Déjà la solitude l’écrasait et, pendant l’heure qui suivit, il lui fallut toute son énergie pour lutter contre l’insurmontable désir, qui le tenaillait, de revenir en arrière. Pas un rocher, pas un buisson ne brisaient la monotonie du paysage. Seuls, des nuages noirs roulaient tristement, venant du Nord et de l’Est. Et si bas, si bas était le ciel, qu’il semblait qu’un caillou lancé l’aurait atteint.

À six reprises différentes en deux heures, Philip contrôla, à l’aide de sa boussole, la direction de la piste laissée par Bram. Elle ne s’écartait pas, si peu que ce fût, de la ligne du Nord. Sans un point de repère, sans une pierre ou un arbre pour diriger sa course, Bram, guidé par son seul instinct, allait aussi droit, dans ses grises ténèbres, que pouvait le faire Philip, guidé par le sensible instrument qu’il portait sur lui.

Au cours de la troisième heure de marche, Philip constata que le traîneau s’était arrêté, sans que les loups eussent, pour cela, rompu leur ordre d’attelage. Bram était simplement descendu du traîneau, pour le suivre à pied et chausser ses raquettes. Philip mesura la longueur des enjambées de l’outlaw[3]. Elles étaient de douze à seize pouces supérieures aux siennes et il en conclut que Bram couvrait six milles, durant le temps que lui-même en couvrait quatre.

Il était une heure lorsque Philip fit halte pour préparer son déjeuner. D’après ses calculs, il avait parcouru quinze milles. Tandis qu’il mangeait, ses pensées s’assombrirent encore. Il réfléchit que si Bram avait emporté une grosse provision de viande, c’était évidemment afin de pouvoir se ravitailler, lui et sa horde, un temps suffisant pour traverser cette mer de désolation qui, par endroits, s’étend jusqu’à l’Arctique. En pressant sa marche, Bram, en trois ou quatre jours, réaliserait cent cinquante milles, tandis que lui, Philip, effectuerait à peine le tiers de cette étape.

Jusqu’à trois heures de l’après-midi, il reprit la piste de Bram, et il aurait continué à marcher pendant une heure encore, si des tourbillons de neige n’étaient venus l’arrêter, mettant au-dessus de lui leur dôme blanc. Pris dans la tourmente, il résolut de se construire un abri pour passer la nuit.

Par l’exemple des Esquimaux, il savait comment il convient de s’y prendre. À l’aide de la hache qu’il portait à sa ceinture, il se mit à creuser, dans un gros tas de neige dure, du côté opposé au vent, un étroit boyau, qu’il déblayait, au fur et à mesure, en se servant, comme d’une pelle, d’une de ses raquettes. Quand ce tunnel, large de deux pieds, ce qui était suffisant pour lui permettre de s’y infiltrer, fut assez profond, il pratiqua une chambre assez spacieuse pour qu’il pût y installer son lit de camp. En moins d’une heure il acheva son travail et, devant ce home confortable, où ni le froid ni la tourmente ne pourraient pénétrer, devant son lit qui l’attendait, il se sentit tout ragaillardi.

Il avait apporté avec lui une petite provision de bois et des allume-feu résineux, finement fendus, qu’il s’était fabriqués avec des brindilles de sapins. Puis aussi un grand bâton, qui lui servit à suspendre au-dessus de la flamme sa théière emplie de neige. En voyant pétiller les étincelles, il commença à siffler gaiement. Dehors, l’obscurité tombait, rapide, pareille à un rideau noir, opaque à couper au couteau. Pas une étoile ne luisait au ciel. À vingt pieds de distance, on ne distinguait même pas la neige.

Lorsque Philip eut achevé de manger son lard fumé et sa galette, préalablement réchauffée, quand il eut bu son thé et allumé sa pipe, il sortit, une fois encore, le piège d’or de son enveloppe. Aux dernières lueurs des tisons qui se mouraient et sur lesquels il rejeta quelques brindilles résineuses, il le regarda luire, enroulé dans le creux de sa main, avec des éclats semblables à ceux d’un métal rare. Il ne le remit dans sa poche que lorsque la flamme fut complètement éteinte.

L’obscurité chaotique s’était refermée sur lui avec l’extinction du feu. En tâtant autour de lui, il tendit, en guise de porte, en travers du boyau d’entrée, la soie de sa tente. Il s’allongea ensuite dans son sac de couchage et s’y trouva étonnamment bien. Depuis qu’il avait quitté la cabane de Pierre Bréault, il n’avait pas connu un pareil lit. La nuit précédente, il n’avait pas dormi du tout. Aussi ne tarda-t-il pas à tomber dans un sommeil profond.

Les heures de la nuit s’écoulèrent. Il n’entendit pas le mugissement du vent qui reprenait avec l’aube, ni d’autres sons qui vainement tintèrent à son oreille, avec le jour. Sa conscience intérieure, qui veillait sur son sommeil, lui criait cependant de s’éveiller. Elle appuyait sa petite main sur son cerveau, tant et tant, qu’il commença enfin à s’agiter dans son lit. Puis, soudain, ses yeux s’ouvrirent tout grands. La clarté du jour emplissait le boyau d’accès qu’il avait pourtant obstrué avec sa tente.

Il regarda mieux. La tente n’était plus là.

À sa place, s’encadrait dans la porte une énorme tête hirsute, et ses yeux se croisèrent avec ceux de Bram Johnson.



  1. Espèce de hibou blanc. (Note des Traducteurs.)
  2. Personnage imaginaire. (Note des Traducteurs.)
  3. Outlaw ou hors-la-loi. (Note des Traducteurs.)