Le Perroquet chinois/X — Le Capitaine Bliss

Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 147-157).

Chapitre dixième

LE CAPITAINE BLISS.

L’instant d’après, Madden se trouvait près de l’automobile. Eden et Charlie Chan devinèrent sur ses traits une colère contenue. Le millionnaire proféra un juron et arracha la lampe électrique des mains de Charlie, puis il se pencha sur le cadavre affalé au fond de la voiture. À la clarté de la lampe de poche, Bob observa sa grosse face rouge et ses yeux inquiets.

Là, dans l’auto poussiéreuse, gisait le corps inerte d’un homme qui, pendant de longues années, avait servi Madden avec fidélité. Cependant, le visage du financier ne trahit ni affliction ni regret… rien, sauf une rage croissante. Ceux qui affirmaient que Madden n’avait pas de cœur ne se trompaient guère, songea Bob.

Madden se redressa et tourna brusquement la lampe électrique vers le visage pâle de son secrétaire.

— Un joli travail ! grogna-t-il.

— Qu’avez-vous à me fixer ainsi ? dit Thorn d’une voix tremblante.

— Si cela me plaît, à moi, de vous regarder ?… Pourtant, Dieu sait si je suis dégoûté de votre face stupide !

— Je commence à en avoir assez, avertit Thorn, devenu soudain furieux.

Bob Eden observait avec étonnement ces deux êtres qui se mesuraient du regard. Il comprit que sous le masque cordial des relations quotidiennes, aucune amitié ne liait ces deux individus.

Soudain Madden éclaira Charlie Chan.

— Écoute, Ah Kim… cet homme était Louie Wong, le serviteur dont tu occupes la place. Maintenant, il faut que tu restes au ranch, même après mon départ… Cela te va-t-il ?

— Peut-êtle moi lester, mossié.

— Bien. Depuis mon arrivée dans ce maudit ranch, ta venue a été le seul événement heureux pour moi. Porte Louie dans la grande salle… sur le sofa. Je téléphone à Eldorado…

Il traversa le patio et rentra dans la maison. Après un moment d’hésitation, Chan et le secrétaire soulevèrent le cadavre de Louie Wong. Lentement, Bob Eden suivit cette lugubre procession. Dans la salle, Madden parlait au téléphone. Bientôt, il raccrocha l’appareil.

— Il ne nous reste qu’à attendre, annonça-t-il. Le constable va venir en compagnie du coroner. Oh ! c’est du beau travail ! Ils vont tout mettre la maison sens dessus dessous, et moi qui étais venu ici pour me reposer !

— Sans doute désirez-vous savoir comment cela s’est passé, commença Eden. J’ai rencontré Louie en ville, au café de l’Oasis. M. Holley me l’a indiqué, et…

Madden agita sa grande main.

— Oh ! de grâce ! réservez ces détails pour quelque flic imbécile ! Oui, en voilà du propre !

Il se mit à arpenter la salle comme un lion en proie à une rage de dents. Eden et Thorn s’assirent, silencieux, devant la cheminée. Chan était sorti et Madden continuait à aller et venir.

Bob Eden réfléchissait, les yeux rivés aux bûches rougeoyantes. En quel guêpier était-il venu se fourrer ? Quel drame se jouait dans ce ranch de Madden ? Il eût voulu retourner à San Francisco, loin de cette ambiance de haine, de méfiance et de mystère.

Bientôt le ronflement d’un moteur se fit entendre dans la cour. Madden en personne ouvrit la porte et deux notables citoyens d’Eldorado se présentèrent.

— Entrez, Messieurs, fit Madden, s’efforçant de paraître aimable. Un petit accident vient d’avoir lieu.

Un des nouveaux venus, un homme maigre, au visage bronzé, s’avança.

— Bonjour, monsieur Madden. Je vous connais de vue, mais je n’ai pas eu l’honneur de vous être présenté. Je suis le constable Brackett, et voici notre coroner, le Dr Simms. Ne disiez-vous pas au téléphone qu’il s’agissait d’un meurtre ?

— Appelez cela comme vous voudrez. Heureusement, personne n’a été blessé, je veux dire aucun blanc… simplement mon vieux Chinois, Louie Wong.

Ah Kim, entrant à cet instant, entendit les paroles de Madden et son regard indigné se posa sur le visage du millionnaire.

— Louie ? fil le constable. — Il se dirigea vers le sofa. — Pauvre vieux Louie ! Il ne faisait de tort à quiconque. Je ne lui connaissais pas d’ennemis.

Le coroner, un jeune homme vif, s’approcha également du cadavre et commença son examen. Le constable Brackett se tourna vers Madden.

— Écoutez, nous ferons en sorte de vous causer le moins d’ennuis possible, promit-il, visiblement terrorisé par ce puissant personnage. Toutefois, vous le comprenez bien, je dois procéder à un petit interrogatoire…

— Cela va de soi, répondit Madden. Allez-y ! Je le regrette, mais je ne puis rien vous apprendre. Je me trouvais dans ma chambre lorsque mon secrétaire — il indiqua Thorn — m’annonça que M. Eden, ici présent, venait de pénétrer dans la cour avec le cadavre de Louie dans la voiture.

Le constable considéra Eden avec intérêt.

— Où l’avez-vous trouvé ? demanda-t-il.

— Il était en vie lorsque je l’ai fait monter, expliqua Eden.

Il raconta au long son histoire… la rencontre de Louie Wong à l’Oasis, la course en auto dans le désert, l’arrêt à la grille, et enfin la macabre découverte. Le constable hocha la tête.

— Tout cela me paraît bien mystérieux. Vous dites qu’on a dû le tuer pendant que vous ouvriez la grille. Qu’est-ce qui vous le fait supposer ?

— Louie a parlé presque tout le temps le long du chemin. Il ne cessait de marmotter tout seul. Je l’ai encore entendu en descendant pour ouvrir la grille.

— Que disait-il ?

— Il parlait en chinois. Excusez-moi, je ne suis pas sinologue.

— Vous ai-je accusé de quelque chose ?

— Un sinologue est un homme qui connaît la langue chinoise, expliqua Eden en souriant.

— Ah ! — Le constable se gratta la tête.

— Maintenant, au tour du secrétaire…

Thorn avança pour faire sa déposition. De sa chambre, il avait entendu du bruit dans la cour et il était sorti ; il ne pouvait absolument rien ajouter.

Le regard de Bob Eden se porta sur la déchirure de la veste de Thorn, puis vers Charlie Chan, mais le détective hocha la tête et ses yeux disaient : « Taisez-vous ! »

Le constable se tourna ensuite vers Madden. Il voulait savoir s’il n’y avait personne d’autre au ranch.

— Personne, sauf Ah Kim. Rien à dire contre lui.

— Qui sait ? Rappelez-vous la lettre politique des Tong.

Le constable cria d’une voix terrifiante :

— Venez ici !

Ah Kim, alias sergent Chan, détective d’Honolulu, se présenta devant le policier, le visage impassible. Combien de fois, en pareilles circonstances, avait-il joué le rôle inverse et cent fois mieux que ne le ferait jamais ce constable d’Eldorado !

— Avez-vous déjà vu Louie Wong ?

— Moi, Mossié ? Non, moi pas connaîte li.

— Vous êtes nouveau dans le pays ?

— Moi veni vendledi delnier.

— Où travailliez-vous avant ?

— Paltout… glande ville, peti ville.

— Je vous demande où vous étiez employé en dernier lieu.

— Chemin de fel… chemin de fel Santa Fé. Moi mettais bois pal telle.

— Ah !… hum… — le constable était à bout de ressources. Durant ces dernières semaines, je me suis surtout occupé de confisquer des liqueurs et j’ai perdu l’habitude de ces sortes d’interrogatoires. Cette affaire relève du shériff. Je l’ai averti avant de venir ici et demain matin il nous enverra le capitaine Bliss, de la brigade judiciaire.

— Enlevons le corps, fit le coroner. Je terminerai l’examen là-bas. Peut-être reviendrai-je ici demain avec mes adjoints.

— Comme vous voudrez. Occupez-vous de tout le nécessaire et, s’il y a des frais, envoyez-moi les factures. Croyez-le bien, je suis navré de cet incident.

— Moi aussi, dit le constable. Louie Wong était un brave garçon.

— Oui… et… c’est très ennuyeux.

— Et très mystérieux, renchérit le policier. Ma femme me dissuadait, à juste raison, de choisir pareille profession qui comporte tant de tracas… Au revoir, monsieur Madden… enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Lorsque Bob Eden se retira dans sa chambre, Madden et Thorn demeurèrent debout près de la cheminée. Les visages des deux hommes reflétaient une telle intensité d’émotion que Bob eût bien voulu être témoin de la scène qui se préparait.

Ah Kim l’attendait auprès d’un feu pétillant.

— Moi allumé feu, Mossié.

Eden ferma la porte et s’assit dans un fauteuil.

— Charlie, au nom du ciel, que se passe-t-il dans cette maison ?

— Les événements se précipitent. Voilà deux nuits je vous déclarais, dans cette chambre même, que les Chinois possédaient des dons psychiques extraordinaires et, en homme bien élevé, vous vous êtes contenté de sourire.

— Excusez-moi, Chan. Après cela, plus de sourire, même pas de sourires polis. Je suis complètement dérouté. Le crime de ce soir…

— Tout à fait déplorable, fit Chan, pensif. Je vous conseille humblement la prudence. Les policiers du pays entrent en scène et leurs cerveaux stupides n’admettront jamais que le meurtre de Louie soit sans aucune importance…

— Vous dites ?

— La mort de Louie, comme celle du perroquet, n’est qu’une nouvelle lâcheté pour cacher un autre crime encore plus infâme commis avant notre arrivée sur la scène du mystère. Avant la mort du perroquet vert et le départ inopiné de Louie, un inconnu a été assassiné en appelant au secours. Qui ? Nous le saurons peut-être un jour.

— Vous pensez que Louie a été supprimé parce qu’il en savait trop long ?

— Absolument… comme Tony. Le pauvre Louie a commis la sottise de ne point rester à San Francisco où on l’avait envoyé. Ici on ne désirait nullement son retour. Une chose m’intrigue…

— Une seule ?

— Oui, pour l’instant. Laissons le reste de côté. Louie part mercredi matin, probablement avant le crime. Comment peut-il savoir quelque chose ? Le meurtre a-t-il eu un écho à San Francisco ? Je regrette infiniment de n’avoir pu m’entretenir avec Louie. Mais il reste d’autres pistes à suivre.

— Tant mieux. J’avoue que je ne les vois pas. C’est trop pour moi.

— … Et beaucoup pour moi, acquiesça Chan. De retour à Honolulu, je renonce aux voyages. Retenez ceci : mieux vaut que la police ne découvre point le meurtrier de Louie Wong. Si les policiers mettent la main dessus, ils cueilleront le fruit avant sa maturité. Il vaut mieux que nous nous chargions de l’affaire. Qu’ils quittent le ranch sans avoir rien trouvé !

— Avec le constable, cela marche comme sur des roulettes.

— Tout lui paraît énigmatique, déclara Chan en riant.

— Je l’approuve, mais le capitaine Bliss se montrera peut-être moins naïf. Tenez-vous sur vos gardes, Charlie, ou il vous jettera en prison.

— Ce sera pour moi une nouvelle aventure. Le détective sergent Chan sous l’inculpation de meurtre ! J’en rirai probablement, de retour chez moi. En attendant, cette perspective ne me tente guère. Je vous souhaite une bonne nuit, bien chaude…

— Une minute ! interrompit Eden. Mardi après-midi, Madden attendra le messager de mon père. Que faire alors ?

Chan haussa les épaules.

— Ne vous tourmentez pas. En deux jours il peut se passer bien des choses.

Il sortit doucement.

Le lendemain matin, à la fin du petit déjeuner, on frappa à la porte de la maison et Thorn alla ouvrir. Will Holley entra.

— Oh ! fit Madden en le voyant. Encore vous ?

— Évidemment, répliqua Holley. En tant que journaliste, je ne puis laisser passer ainsi le premier assassinat commis dans la région depuis des années. À propos, voici un quotidien de Los Angeles. Notre interview figure en première page.

Madden prit la feuille sans manifester beaucoup de curiosité. Par-dessus son épaule, Bob Eden lut en manchette :

« Une ère de prospérité annoncée par le fameux magnat P. J. Madden, interviewé à son ranch du désert. Il prévoit une reprise sensationnelle des affaires. »

Madden parcourut distraitement l’article, puis il dit :

— Votre article a paru également dans la presse de New-York ?

— Certes. Ce matin toute la presse américaine le publie. Monsieur Madden, nous sommes, vous et moi, des hommes célèbres. Et alors, ce pauvre Louie ?

— Ne m’en parlez pas. Quelque imbécile l’a frappé. Votre ami Eden pourrait vous renseigner mieux que moi.

Il se leva et quitta la pièce.

Pendant un instant, Eden et Holley s’entre-regardèrent, puis sortirent du bureau.

— En voilà une affaire bizarre ! Ce bon vieux Louie, il paraît qu’il a été tué dans la voiture ?

Eden raconta les faits et touts deux s’éloignèrent de la maison.

— Qui soupçonnez-vous ? demanda Holley.

— Thorn. Cependant, Charlie prétend qu’il vaut mieux ne pas découvrir tout de suite le coupable. Sans doute sa façon de voir doit être la bonne. Et le capitaine Bliss ?

— Oh ! c’est un grand braillard qui excelle à arrêter les innocents. Le shériff est un garçon intelligent, mais daignera-t-il se déranger ? Allons voir du côté où vous avez abandonné l’auto hier soir. J’ai quelque chose pour vous… un télégramme…

Le message changea de main au moment où les deux hommes franchissaient la grille. Bob Eden le lut de manière à ce qu’on ne le vît pas de la maison.

— Mon père m’informe qu’il continue à donner le change à Madden et lui annonce que Draycott part ce soir avec les perles.

— Qui ça, Draycott ?

— Un détective privé de San Francisco à qui papa confie des missions délicates. Draycott n’arrivant pas, mon père feindra une vive inquiétude. Il ne peut rien faire d’autre pour l’instant. Pour moi, je déteste ces intrigues… et ne sais comment apaiser Madden. D’ici là, des événements imprévus peuvent surgir.

À l’endroit où Bob Eden avait arrêté sa voiture pendant qu’il ouvrait la grille, de nombreuses traces étaient visibles, mais on n’apercevait aucune empreinte de pas.

— On ne voit même plus la trace de mes chaussures, observa Eden. Faut-il en déduire que le vent a soulevé le sable et effacé…

— Pas du tout. Quelqu’un est venu ici armé d’un balai et a fait disparaître tout indice autour de la voiture.

— C’est juste. Quelqu’un… qui ça ? Thorn, évidemment.

Ils se rangèrent pour laisser passer une automobile se dirigeant vers la cour de Madden.

— Voici Bliss accompagné du constable, annonça Holley. Nous ne leur fournirons aucun renseignement, n’est-ce pas ?

— Entendu. Qu’ils quittent le ranch au plus vite. Tel est le désir de Chan.

Ils attendirent dans la cour. De l’intérieur leur parvenaient les voix de Thorn et de Madden parlant aux deux officiers de police. Au bout d’un moment, Bliss salua Holley comme un vieil ami et le journaliste lui présenta Eden.

— Monsieur Eden, dit le capitaine, je désire précisément vous entendre sur cette affaire bizarre.

Bob considéra avec dégoût ce type vulgaire du gros policier, aux pieds plats, dont les yeux ne reflétaient aucune intelligence. Il fit un récit fidèle du triste événement survenu la veille.

— Hum ! Voilà qui me paraît étrange !

— Vraiment ? C’est pourtant la stricte vérité.

— Bon. Je vais d’abord jeter un coup d’œil sur le théâtre du crime.

— Vous n’y découvrirez rien, remarqua Holley, sauf les traces des chaussures de ce jeune homme et des miennes. Nous venons nous-mêmes d’y faire une petite inspection.

— Tiens ! tiens ! s’exclama Bliss, d’un air sarcastique.

Suivi du constable, il se dirigea vers la grille. Tous deux revinrent après un examen sommaire.

— En voilà une énigme ! s’écria le constable.

— Pour vous, observa Bliss en ricanant. Et le Chinois ? Réfléchissez un peu. Il occupe ici une bonne place, n’est-ce pas ? Louie revient… et alors… Ah Kim perd son emploi.

— Des bêtises ! protesta Madden.

— Vous trouvez ? Moi je connais les Chinois. Enfoncer un couteau dans un de leurs semblables ne compte pas pour eux.

À ce même instant, Ah Kim apparut au coin de la maison.

— Hé ! là-bas ! cria le capitaine Bliss.

Ah Kim s’approcha.

— Vous vouloil me voil, Mossié ?

— Oui. Nous allons vous fourrer en prison.

— Poulquoi, Mossié ?

— Pour avoir tué Louie Wong. Ne croyez pas que vous allez nous échapper.

Le Chinois considéra d’un œil terne ce policier malhabile.

— Vous êtle fou, Mossié.

Le visage de Bliss se durcit.

— Attendez, vous allez voir si je suis fou ! Racontez-moi tout de suite votre crime, vous ne vous en trouverez que mieux.

— Clime ? Quel clime, Mossié ?

— Dites-moi comment vous avez planté votre couteau dans votre compatriote hier soir.

— Peut-êtle vous le tlouver couteau, Mossié ? demanda le malicieux Ah Kim.

— Peu vous importe.

— Les empleintes des doigts du pov’vieux Ah Kim sul couteau, hein, Mossié ?

— Taisez-vous !

— Vous vu tlaces pantoufles veloul sul le sable, Mossié ?

Bliss le regardait sans répondre.

— Vous, policier à la manque, c’est moi qui vous le dis.

Holley et Eden échangèrent un coup d’œil, pleins d’une douce joie muette.

— Je vous en prie, capitaine Bliss, dit Madden, vous n’avez aucun motif d’inculper mon domestique. Si vous me l’enlevez sans preuve sérieuse, vous me le paierez cher.

— Eh bien… je… je sais qu’il est coupable : plus tard j’en établirai la preuve. D’abord, pourquoi êtes-vous venu dans ce pays ? demanda-t-il, les yeux soudain étincelants.

— Moi, citoyen mélicain, Mossié. Né à San Flancisco. Quarante-cinq ans à présent.

— Vous êtes né en Californie ? Vous avez donc des papiers ? Montrez-les moi.

Le cœur de Bob faillit lui manquer. Beaucoup de Chinois ne possèdent point de passeport, mais il suffisait que Chan n’en produisît pas pour que ce stupide policier l’arrêtât sur l’heure.

— Pressez-vous ! hurla Bliss.

— Quoi vous vouloil, Mossié ?

— Vous le savez très bien. Vos papiers. Montrez-les moi, ou je vous arrête…

— Ah !… mes papiers… tlès bien, Mossié.

Et sous l’œil étonné de Bob Eden, le petit Chinois tira de sa blouse une feuille de papier jaune et la tendit à Bliss.

Le capitaine la lut et, l’air ennuyé, la rendit au Chinois.

— Bon, mais vous n’êtes pas encore quitte.

— Melci, Mossié. Vous beaucoup maboul. Au revoil, fit Ah Kim qui s’éclipsa en traînant ses savates.

— Je vous le disais bien : cette affaire est pleine de mystère, observa la constable.

— Pour l’amour de Dieu, taisez-vous ! cria Bliss. M. Madden, je vous l’avoue, je suis pris à l’improviste. Mais chez moi l’hésitation ne dure jamais. J’irai au fond de l’affaire et vous me reverrez bientôt.

— Revenez quand il vous plaira, invita Madden, hypocritement. Si moi-même je découvre une piste, j’en aviserai le constable Brackett.

Bliss et Brackett remontèrent dans leur automobile et s’en allèrent. Madden rentra chez lui.

— Cet excellent Chan, dit Holey à voix basse. Où diable a-t-il déniché un passeport ?

— Je m’attendais à une catastrophe. Mais ce bon vieux Charlie songe à tout, fit Eden.

Holley grimpa dans sa voiture.

— Madden ne semble pas disposé à me retenir à déjeuner ; aussi je me sauve. Plus que jamais je désire connaître le mot de l’énigme. Louie était de mes amis et sa mort m’afflige beaucoup.

— Je ne sais où nous allons, mais il me semble que nous avançons en besogne. Quoi qu’il en soit, sans Charlie, je me trouverais fort embarrassé.

— Oh ! vous ne manquez pas de flair, lui assura Holley.

— Espèce de policier à la manque, Mossié ! dit Eden en riant, comme le journaliste s’éloignait.

De retour dans sa chambre, il trouva Ah Kim tranquillement occupé à faire le lit.

— Charlie, vous êtes un as ! lui dit Bob en fermant la porte. Je croyais la partie perdue. Dites-moi un peu : quel passeport avez-vous ?

— Le passeport du dénommé Ah Kim, parbleu !

— Et qui est cet Ah Kim ?

— Un modeste marchand de légumes qui me transporta de Barstow à Eldorado dans sa camionnette chargée de produits maraîchers. Je me suis arrangé pour lui louer le papier pendant quelques jours. Une vieille photographie qui a longtemps traîné dans les poches a perdu toute ressemblance avec l’original. Je redoutais que Madden ne me demandât une pièce d’identité en m’engageant à son service. Mais il ne m’a rien réclamé. Je ne regrette cependant pas d’avoir pris cette précaution.

— Je vous admire une fois de plus, Charlie. Papa et les Jordan pourront se montrer généreux envers vous.

Chan hocha la tête.

— Vous souvenez-vous des paroles que vous avez prononcées dans l’automobile qui nous conduisait au bac ? Le facteur en vacances meurt d’envie de faire de longues marches. Je considère tout ceci comme un pur divertissement. Quand enfin je démêlerai le nœud de l’affaire, je m’estimerai amplement récompensé.

Il s’inclina et sortit.

Quelques heures plus tard, Bob Eden et le millionnaire, assis dans la grande salle, attendaient l’heure du lunch. Madden parlait encore de son désir de retourner à New-York le plus vite possible. Soudain, sur sa face rouge apparut une telle expression de contrariété que le jeune homme en fut frappé. Tournant la tête de côté, Eden aperçut, debout dans l’encadrement de la porte, un homme aux épaules voûtées et porteur d’une valise, le petit naturaliste du café de l’Oasis.

M. Madden ? demanda le nouvel arrivant.

— C’est moi. Que me voulez-vous ?

L’étranger entra et posa son sac.

— Je m’appelle Gamble, Thaddeus Gamble. Je m’intéresse particulièrement à une certaine espèce d’animal très répandu aux alentours de votre propriété. Je possède une lettre de recommandation d’un de vos vieux amis, le président d’un collège qui a été favorisé de vos largesses. Si vous voulez avoir la bonté de la lire.

Il tendit la lettre et Madden la prit en regardant le naturaliste d’un air peu aimable. Quand le millionnaire eut parcouru la courte missive, il la déchira en menus morceaux qu’il lança dans la cheminée.

— Vous désirez demeurer ici quelques jours ?

— Cela m’obligerait beaucoup. Naturellement, je voudrais payer mon écot…

Madden fit un geste de la main. Ah Kim entrait et se dirigeait vers la table de lunch.

— Ah Kim, un autre couvert, ordonna Madden. Conduisez M. Gamble à la chambre de l’aile gauche, la chambre voisine de celle de M. Eden.

— Je vous remercie, fit M. Gamble. J’essaierai de vous donner le moins de dérangement possible. Il me semble que l’on va déjeuner. Vous m’en voyez ravi… l’air du désert sans doute, Monsieur. Je reviens dans un instant.

Il suivit Ah Kim et Madden, le visage empourpré, le regarda s’éloigner. Bob Eden comprit qu’une nouvelle énigme s’offrait à lui.

— Le diable l’emporte ! s’écria Madden. Je ne pouvais faire autrement que de me montrer poli à cause de cette lettre, vous comprenez. Bon Dieu ! que je voudrais partir d’ici !

Bob Eden était de plus en plus perplexe. Qui était ce M. Gamble et que venait-il faire au ranch de Madden ?