Le Perroquet chinois/IX — Retour dans la nuit

Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 132-146).

Chapitre neuvième

RETOUR DANS LA NUIT.

Le dimanche matin, Bob Eden se leva à une heure extraordinairement matinale pour lui. Plusieurs facteurs contribuèrent à provoquer cet étrange phénomène… le soleil californien qui inondait sa chambre de clarté, les coqs de P. J. Madden qui claironnaient, dès l’aube. À huit heures, Bob, debout dans la cour du ranch, attendait les événements que pourrait apporter cette nouvelle journée.

En tout cas, il faisait un temps splendide. C’était le meilleur moment du jour, la fraîcheur nocturne s’attardait encore dans l’air d’un bleu opalin. Il contemplait le sable, les nuages, les sommets des montagnes, dont les reflets changeants eussent terni, par leur éclat, les pierreries et les joyaux de la bijouterie Meek et Eden. Bob ne restait pas insensible aux beautés de la nature et, ébloui par cette radieuse matinée, il voulut se promener autour du ranch.

Il se dirigea derrière la grange et tomba sur une scène inattendue. Martin Thorn creusait un trou profond dans le sable. Avec son costume sombre, son visage glabre il ressemblait à un croque-mort. Près de lui se trouvait un panier.

— Bonjour ! fit Eden. Qu’enterrez-vous donc par cette superbe matinée ?

Thorn s’arrêta. La transpiration ruisselait sur son front haut et blanc.

— Il faut bien que quelqu’un s’en charge, expliqua-t-il. Ce nouveau garçon est tellement paresseux ! Si on laisse s’accumuler ces ordures on croira bientôt qu’on vient de faire un pique-nique dans la propriété.

Il désigna le panier plein de vieilles boîtes de conserves.

— On demande secrétaire privé pour enfouir les ordures derrière la grange, fit Eden en plaisantant. Un côté nouveau de votre profession, Thorn. Vous avez raison de les enfouir, ajouta-t-il en prenant une des boîtes, surtout celle-ci, qui me semble avoir contenu de l’arsenic.

— De l’arsenic ? répéta Thorn. (Il s’épongea le front du revers de sa manche.) Ah ! oui… nous en employons beaucoup contre les rats.

— Les rats ! fit Bob d’un ton sarcastique. Puis il remit la boîte à sa place.

Thorn vida le contenu du panier dans le trou et se mit à le combler. Eden jouait son rôle de flâneur insouciant et considérait Thorn d’un œil impassible.

— Voilà… voilà qui va mieux, observa le secrétaire en finissant de niveler le sable à la surface. J’ai toujours aimé la propreté. (Il ramassa le panier.) À propos, ajouta-t-il, accepteriez-vous un petit conseil ?

— Avec plaisir.

— Je ne sais jusqu’à quel point vous désirez vendre ce collier. Voilà quinze ans que je vis auprès du patron et sachez qu’on ne le fait pas attendre impunément. Si vous tardez encore, il annulera certainement le marché.

— J’agis pour le mieux, répondit Eden. De plus, M. Madden fait une affaire excellente, et s’il veut bien réfléchir…

— Quand P. J. Madden se met en colère, il ne réfléchit plus. Je voulais simplement vous avertir.

— Vous êtes bien aimable.

Thorn déposa son panier et sa pelle près de la cuisine d’où s’échappait une odeur agréable de lard frit. Lentement, le secrétaire se dirigea vers le patio. Ah Kim apparut à la porte, le visage tout rouge de s’être penché sur le fourneau.

— Bonjour, Mossié, dit-il. Vous vous plomenez au lever du soleil, ce matin ?

— Je me suis levé d’assez bonne heure, mais pas trop tôt, répliqua le jeune homme. (Il vit le secrétaire entrer dans la maison.) Je viens de surprendre notre ami Thorn en train d’enfouir des ordures derrière la grange… entre autres, une boîte ayant récemment contenu de l’arsenic.

Chan abandonna son rôle de Ah Kim.

M. Thorn deviendra un homme de plus en plus occupé. On ne s’arrête pas sur la pente du mal ; une mauvaise action en amène une autre. Selon un proverbe chinois… « celui qui chevauche un tigre ne peut descendre de sa monture. »

Madden apparut dans le patio, l’air frais et dispos.

— Hé ! Monsieur Eden ! Votre père est au téléphone !

— De si bonne heure ? observa Bob, étonné.

— Je l’ai appelé. J’en ai assez de vos tergiversations.

Bob prit le récepteur.

— Allô, papa ! Je puis parler librement, ce matin. Je tenais à te faire savoir que tout allait bien ici. M. Madden ? Il est à côté de moi. Il lui tarde de recevoir le collier. Tu l’enverras tout de suite ?

Bob poussa un soupir de soulagement : son télégramme était bien arrivé à destination.

— Demandez-lui de le faire partir aujourd’hui même ! ordonna Madden.

M. Madden désire savoir si tu veux le faire partir aujourd’hui.

— Impossible, répondit le joaillier, je ne l’ai pas chez moi.

— Pas aujourd’hui, monsieur Madden. Mon père ne l’a pas chez lui.

— J’ai entendu, grogna Madden. Passez-moi l’appareil. Voyons, Eden… vous plaisantez… vous n’avez pas ce collier…

Bob entendit la réponse de son père :

— Allô, monsieur Madden, comment allez-vous ? Les perles étaient dans un état lamentable… je ne pouvais vous les envoyer telles quelles… Je les ai fait nettoyer et elles ne se trouvent pas au magasin.

— Écoutez, Eden ! hurla le millionnaire. Je vous pose une question. Taisez-vous, mademoiselle, laissez-nous parler ! Je vous le répète, je veux ces perles… tout de suite. Inutile de les faire nettoyer. Je parle assez clairement pour me faire comprendre…

— Excusez-moi, répondit tranquillement le père de Bob. Demain matin, j’enverrai les prendre et elles partiront demain soir.

— Et elles arriveront au ranch seulement mardi soir. Eden, vous me rendez malade… j’ai bien envie de vous envoyer promener avec vos perles. (Madden fit une pause et retint son souffle.) Toutefois, si vous m’assurez qu’elles partiront demain sans faute…

— Je vous en donne ma parole, dit le bijoutier. Elles partiront demain soir au plus tard.

— Bien. J’attendrai. Mais je vous préviens, mon ami, je ne traiterai plus d’affaires avec vous. J’attends votre messager mardi. Au revoir.

■■

Furieux, Madden raccrocha le récepteur. Sa mauvaise humeur persista durant tout le déjeuner et Bob Eden essaya en vain d’animer la conversation. Après le repas, Thorn prit la petite voiture et disparut sur la route. Bob Eden dans l’expectative, flâna autour de la maison.

Plus tôt qu’il n’avait osé l’espérer, son attente pris fin. Paula Wendell, fraîche et jolie comme une aurore californienne, arriva dans son élégante voiturette et stoppa derrière la clôture de fil de fer barbelé.

— Bonjour ! fit-elle. Montez ! Vous paraissez content de me voir.

— Content ! Mademoiselle, vous me sauvez la vie. Les relations sont très tendues, ce matin au ranch. Le croiriez-vous, P. J. Madden me déteste !

— Il est fou ! déclara-t-elle.

— J’en conviens ! Avez-vous jamais déjeuné avec un serpent à sonnette qui vient de recevoir de mauvaises nouvelles ?

— Pas encore. À l’Oasis, la société est très mélangée, mais cela ne va pas jusque-là. Avez-vous déjà contemplé d’aussi adorables couleurs ?

— Jamais. Et, de surcroît, elles sont naturelles…

— Je parle du désert. Voyez ces pics coiffés de neige !

— Admirables ! Mais, si vous permettez, je préfère porter moins loin mes regards. Sans doute vous a-t-il dit que vous êtes belle ?

— Qui ça ?

— Willy, votre fiancé.

— D’abord il s’appelle Jack. Laissez ce brave garçon tranquille.

— Évidemment, il est brave, sans quoi vous ne l’auriez point choisi. Toutefois, écoutez un homme qui a l’expérience de la vie. Le mariage est le refuge des esprits faibles.

— Ah ! vous croyez ça ?

— Parfaitement. J’y ai bien réfléchi pour mon propre compte. Plus d’une fois j’ai rencontré des jeunes filles dont le regard semblait dire : « Je pourrais peut-être devenir votre femme. » Mais je me suis tenu sur mes gardes. « Résiste, mon petit »… voilà ma devise.

— Ainsi, vous avez toujours résisté ?

— Pardi ! Et vous me voyez libre et heureux. Quand vient le soir et que l’atmosphère s’emplit de gaîté et que les lumières brillent autour d’Union Square, je prends mon chapeau. Et qui me demande, d’une voix douce et patiente : « Où vas-tu, mon cher mari ? Je te suis » ?

— Personne.

— Pas une âme. C’est magnifique. Mais vous… votre cas est le même. Naturellement, il existe des millions de jeunes filles dont l’idéal est le mariage. Quant à vous… vous occupez une situation superbe. Le désert, les montagnes, les défilés… vous échangeriez tout cela, de gaieté de cœur, contre un fourneau à gaz au fond d’un appartement ?

— Peut-être pourrons-nous nous payer une bonne ?

— Beaucoup le peuvent… mais où en trouver de nos jours ? Je vous avertis… réfléchissez. Vous menez une existence heureuse qui finira avec le mariage. Vous raccommoderez les chaussettes de Wilbur…

— Je vous ai déjà dit qu’il s’appelle Jack.

— Peu importe ! Il usera autant ses chaussettes. Quel dommage qu’une charmante fille comme vous aille se lier…

— Vous avez peut-être raison.

— Et encore n’ai-je fait qu’esquisser le tableau.

La voiture franchit une grille grande ouverte. Eden aperçut une énorme maison de campagne entourée d’un groupe de petits cottages.

— Nous voici chez le docteur Whitcomb, annonça Paula. Il faut que je vous fasse faire sa connaissance.

Elle le conduisit dans une grande salle, moins richement meublée peut-être que celle de Madden, mais plus confortable. Une femme à cheveux gris, au visage empreint de bonté, rêvait tranquillement assise près d’une fenêtre.

— Bonjour, docteur, je vous amène un visiteur ! dit Paula en entrant.

La femme se leva et son sourire rayonna autour de la pièce.

— Bonjour, jeune homme, dit-elle en prenant la main de Bob Eden.

— Vous… vous êtes le docteur ? marmotta-t-il.

— Parfaitement. Mais, vous n’avez pas besoin de mes services. Vous vous portez à merveille.

— Et vous aussi. Cela se voit.

— Cinquante-cinq ans, bien sonnés, repartit la doctoresse. Enchantée de ce compliment. Asseyez-vous et mettez-vous à l’aise. Où habitez-vous ?

— Au bas de la route, chez M. Madden.

— Ah ! oui ! Il paraît qu’il est là actuellement. Il ne voisine guère, ce P. J. Madden. J’ai été le voir, mais il n’a pas daigné me rendre la politesse. Ces manières distantes n’ont point cours dans le désert. Ici nous sommes tous amis.

— Vous avez été trop bonne envers nombre de gens, dit Paula Wendell.

Le docteur Whitcomb haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? À quoi bon vivre, si on ne s’entr’aide point ? J’ai fait mon possible… j’aurais aimé pouvoir me dévouer davantage encore.

Bob Eden se sentit bien petit en présence de cette femme.

— Venez, dit la doctoresse, je vais vous faire visiter mon domaine. J’ai fait fleurir le désert… inscrivez cela sur ma tombe. Si vous aviez vu cet endroit à mon arrivée… Pour débuter, je possédais un fusil et un chat… et le chat ne voulait pas rester. J’ai bâti de mes propres mains ma première maison. Chaque jour je faisais à pied, aller et retour, les six kilomètres qui nous séparent d’Eldorado. On ne parlait pas de M. Ford à cette époque-là.

Ils la suivirent dans la cour et ils visitèrent les maisonnettes. À l’approche du docteur Whitcomb, les visages fatigués se détendaient, les yeux las brillaient d’espoir.

— Ils viennent à elle de tous les coins du pays, dit Paula. Les désespérés, les malades, les neurasthéniques retrouvent la joie de vivre.

— Je leur témoigne simplement un peu d’amitié. Le monde est si dur. Avec de la bonté on opère des miracles.

À la porte d’un des cottages ils tombèrent sur Martin Thorn en conversation animée avec Shaky Phil Maydorf. Celui-ci adoucit la voix en parlant au docteur. Quand, enfin, le Dr Whitcomb accompagna les deux jeunes gens à la grille, elle leur dit :

— Revenez souvent me voir, vous serez toujours les bienvenus.

— Très volontiers, répondit Eden. Je commence à goûter la beauté du désert.

La doctoresse esquissa un sourire,

— Le désert est vieux et sage. Tout le monde peut sentir son charme. Je vous rappelle que la porte du docteur Whitcomb vous reste toujours ouverte.

Paula Wendell fit tourner la voiture et ils repartirent vers le ranch de Madden.

— Je me croyais en visite chez une bonne vieille tante, observa bientôt Eden. Je m’attendais presque à recevoir d’elle une brioche en la quittant.

— C’est une femme étonnante, assura la jeune fille. Jamais je n’oublierai ma première nuit passée dans le désert ; la vue de la lumière à sa fenêtre me réconforta. Je frappai à sa porte et elle me reçut avec cette bonté qui illumine son regard. Les gens éminents n’habitent pas tous dans les villes.

■■

Ils continuèrent leur route sous la chaleur de midi ; une légère brume enveloppait les dunes lointaines et les pentes des montagnes.

La pensée de Bob Eden revint vers les étranges problèmes qui surgissaient à chaque pas au ranch de Madden.

— Vous ne m’avez pas encore demandé le but de mon voyage.

— En effet. Tôt ou tard vous me raconterez votre histoire.

— Je le voudrais bien… mais pas aujourd’hui. J’y songe… lors de votre première visite au ranch de Madden, vous avez eu l’impression qu’il s’y passait quelque chose d’étrange. Eh bien, je puis vous dire ceci : vos pressentiments semblent fondés et mon devoir est de découvrir si oui ou non vous aviez raison. Je donnerais gros pour rencontrer ce… vieux prospecteur. Pensez-vous le retrouver au hasard de vos pérégrinations ?

— Peut-être.

— En ce cas, cela vous dérangerait-il de m’avertir aussitôt ?

— Pas de moins du monde. Très heureuse de pouvoir vous rendre ce service. À cette heure, le pauvre homme chemine peut-être dans l’Arizona. Il semblait pressé de fuir.

— Raison de plus pour chercher à le rattraper. Je… je voudrais vous expliquer, mais… ce secret n’appartient pas à moi seul.

— Je comprend… Je ne désire nullement le connaître.

— Vous m’étonnez de plus en plus.

Au bout d’un moment, l’automobile fit halte devant le ranch et Bob Eden en descendit. Il resta un instant debout à contempler les yeux de la jeune fille… leur expression de calme et de bonté lui rappelait ceux du docteur Whitcomb.

— Je l’avoue, dit-il en souriant, j’ai éprouvé de l’aversion pour Wilbur. À présent je reconnais qu’il m’a rendu un fier service et je le remercie du fond du cœur.

— Que me racontez-vous là ?

— Vous ne comprenez pas ? Actuellement je me trouve en présence de la plus forte tentation de ma vie : grâce à Wilbur, je n’ai pas à lutter. Ce bon vieux Wilbur, transmettez-lui tous mes vœux à la prochaine occasion.

— Ne vous tracassez pas, conseilla Paula. Même s’il n’y avait pas eu de Wilbur, votre liberté ne courait aucun risque en ma compagnie.

— Cette remarque devrait me rassurer, mais elle me déplaît fort. Merci de cette promenade trop courte. Le dimanche sera long ici. Et si j’allais faire un tour en ville dans le courant de l’après-midi ?

— Je ne saurais même pas si vous êtes venu. Au revoir !

Bob Eden ne se trompait pas : l’après-midi s’étira long et monotone. À quatre heures, il n’y put tenir plus longtemps. La chaleur diminuait et la brise se levait. Avec la permission de Madden, toujours irascible et de mauvaise humeur, il prit la petite auto et se rendit à Eldorado.

Maigre distraction ! À la fenêtre de l’hôtel du Désert, le propriétaire parcourait l’interminable journal dominical. On étouffait dans la Grand’Rue. Laissant la voiture devant la porte de l’hôtel, Bob entra dans le bureau de Holley.

■■

— Bonjour ! fit le journaliste. J’espérais bien vous voir aujourd’hui. Voici un télégramme pour vous.

« Ne comprends pas ce qui arrive. Très inquiet. Vous confirme mes instructions. Ai entière confiance en vous deux. Je dois cependant vous rappeler que je serais très déçu de voir rater l’affaire. Les Jordan pressent la conclusion du marché et Victor menace de se rendre au ranch. Tiens-moi au courant. »

— Voilà du nouveau ! fit Bob.

— Quoi donc ? demanda Holley.

— Victor Jordan, le fils de la femme à qui appartiennent les perles, veut venir ici. Il ne manquait plus que cet hurluberlu pour tout gâter.

— Que se passe-t-il donc ?

— Pas mal de choses. D’abord un événement tragique : j’ai perdu quarante-sept dollars.

Il expliqua la partie de poker avec Madden et Phil Maydorf.

— De plus, ajouta-t-il, j’ai surpris Thorn en train d’enfouir dans le sable une boîte ayant contenu de l’arsenic, et Charlie a retrouvé le revolver de Bill Hart dans l’armoire de Thorn… avec deux chambres vides…

— Pas possible ! Avant la fin, votre ami Chan mettra le secrétaire sous les verrous.

— Sans doute… Il reste cependant beaucoup à faire. On ne peut pas accuser un homme de meurtre sans présenter un cadavre comme preuve.

— Oh ! Chan en découvrira bien un !

— Ma foi, à lui l’honneur et toute la corvée ! Je ne tiens nullement à chercher des cadavres. J’aime l’aventure, à condition que le travail soit propre. Avez-vous des nouvelles de votre interview ?

— Oui. Demain elle paraîtra à New-York. Les yeux fatigués de Will Holley brillèrent soudain. J’y pensais au moment où vous êtes entré. — Il désigna du doigt un gros album posé sur la table. Voilà quelques-uns de mes articles publiés dans le Sun, expliqua-t-il.

Eden prit le livre et en tourna les feuilles avec intérêt.

— Je songe, moi aussi, à faire du journalisme, déclara le fils du joaillier.

Holley leva vivement les yeux vers Eden.

— Je vous conseille d’y regarder à deux fois. Vous dédaignez la profession de votre père et vous avez tort. Le journalisme… c’est magnifique tant qu’on est jeune… même à cette époque où les illusions réduisent les reporters à l’état de singe. Mais, quand on prend de l’âge — et on est vieux à quarante ans, dans notre métier — qu’arrive-t-il ? Un beau jour le directeur du journal entre au bureau, s’aperçoit que vous grisonnez et dit à son secrétaire : « Fichez-moi ce gâteux à la porte ! Ici il nous faut des jeunes ! » Non, mon petit, pour vous pas de journalisme ! Écoutez-moi bien…

Will Holley et Bob Eden eurent ensemble un long entretien. La petite pendule du bureau marquait cinq heures lorsque le journaliste se leva et ferma son album.

— Je vous emmène dîner avec moi à l’Oasis, dit-il à son compagnon, qui le suivit avec plaisir.

À une table en face de l’étroit comptoir, Paula Wendell était assise toute seule.

— Bonjour ! s’écria-t-elle. Venez me tenir compagnie. Je me sens le goût à la dépense ce soir et je me paie le luxe d’une petite table.

Ils prirent place en face de Paula.

— La journée vous a-t-elle paru aussi morne que vous le redoutiez ? demanda la jeune fille à Bob.

— Très triste, par un effet de contraste après votre départ.

— Goûtez ce poulet, suggéra Paula. Né et engraissé dans notre domaine, ajouta-t-elle d’un air espiègle, il n’est pas trop mauvais.

Ils suivirent son conseil. Quand les généreuses portions furent apportées, Bob écarta les coudes.

— Sauve qui peut ! Je vais découper mon poulet… et quand je me mêle de découper…

Holley considéra piteusement son plat.

— On jurerait que c’est toujours le même volatile ! Que donnerais-je pour déguster un peu de cuisine familiale !

— Mariez-vous, riposta la jeune fille en riant. N’est-ce pas votre avis, monsieur Eden ?

— Je connais pas mal de pauvres diables qui se sont mariés dans l’espoir de savourer de la bonne cuisine de famille. Les malheureux reviennent au restaurant et la petite épouse avec eux ! La note est doublée et le plaisir diminue de moitié.

— Pourquoi ce cynisme ? observa Holley.

— Oh ! M. Eden me disait encore ce matin qu’il était ennemi du mariage.

— Simplement pour la mettre en garde, expliqua Bob. Connaissez-vous ce fameux Wilbur qui a conquis son cœur innocent et sincère ?

— Wilbur ? fit Holley, étonné.

— Il persiste à donner ce nom absurde à mon fiancé.

Holley jeta un coup d’œil à la bague de Paula.

— Je ne le connais point, mais je le félicite.

— Moi aussi. Toutefois, comme je disais ce matin…

— Laissons cela, interrompit la jeune fille. Will, à quoi pensez-vous ?

— Je me rappelais un certain dîner chez Mouquin : il paraît que ce restaurant n’existe plus. Je me demande parfois si je me plairais encore à New-York.

Il parla du vieux quartier de Manhattan qu’il avait connu. Bob trouva que le temps du dîner avait passé trop vite. Debout près de la caisse, il remarqua pour la première fois un petit homme aux yeux perçants qui allumait son cigare. À son accoutrement, on devinait qu’il n’habitait pas la région.

— Bonsoir, voisin ! dit Holley.

— Bonsoir, Monsieur, fit l’autre.

— J’allais justement vous demander un renseignement. Je suis venu voir dans ce pays une variété de rats appelés rats-kangourous, dont la queue mesure trois millimètres de plus que n’importe quel autre rongeur de cette espèce…

— Venez donc au bureau du Times, quand il vous plaira. Je vous mettrai en rapport avec toutes sortes de chasseurs… chasseurs de scarabées, de papillons et de souris.

— Merci, j’irai sans faute, répondit le petit naturaliste.

— Tiens ! tiens ! que vois-je ? s’écria soudain Holley.

Bob Eden tourna la tête et aperçut à la porte de l’Oasis un minuscule Chinois, très maigre, qui paraissait aussi vieux que le désert. Sa face avait la nuance d’une pipe d’écume amoureusement culottée, ses yeux brillaient comme deux perles noires.

— Louie Wong ! annonça Holley, de retour de San Francisco, n’est-ce pas Louie ?

— Oui, moi levenu de San Flancisco, répondit Louie d’une voix aiguë.

— Vous ne vous y plaisiez donc pas ? insista Holley.

— San Flancisco, pas bon, répliqua Louie. Beaucoup meilleul ici.

— Vous retournez chez Madden ?

— Oui.

— Vous avez de la veine, Louie. M. Eden repart pour le ranch tout à l’heure. Il vous y emmènera en auto.

— Naturellement, acquiesça Bob.

— Moi plendle thé chaud. Vous attendle petite minute, Mossié, fit Louie en s’asseyant devant le bar.

— Vous nous trouverez à la porte de l’hôtel, fit Holley.

Tous trois sortirent. Le petit naturaliste les suivit et, passant devant eux, il disparut dans la nuit.

Arrivée à l’hôtel, Paula prit congé des deux hommes.

— Je vous quitte, dit-elle. J’ai quelques lettres à écrire.

— N’oubliez pas d’envoyer mes amitiés à Wilbur ! fit Eden.

— C’est une correspondance d’affaires qui m’attend. Bonsoir !

Et elle rentra.

— Ainsi, Louie revient. Nous voilà dans de beaux draps !

— Comment ? Louie a peut-être beaucoup à dire, observa Will Holley.

— Possible. Mais s’il reprend son ancienne place, Charlie sera mis à la porte et je demeurerai seul en scène. Je ne me sens pas capable de remplir le rôle.

— Je n’y avais pas songé. Cependant, il y a suffisamment de besogne au ranch pour deux domestiques quand Madden y séjourne. Je pense qu’il gardera les deux Chinois. Alors, quelle belle occasion pour Charlie de tirer les vers du nez à Louie ! Vous ou moi pourrions lui poser des questions jusqu’au jour du Jugement sans rien apprendre de nouveau ; tandis que Charlie… c’est différent…

Bientôt Louie arriva d’un pas traînant, une petite valise d’une main et, dans l’autre, un grand sac de papier bien gonflé.

— Qu’emportez-vous là, Louie ? Des bananes, hein ? demanda Holley à la vue de ce sac.

— Tony li aimer bananes, expliqua le vieux Chinois. Plésent pou Tony.

Eden et Holley s’entreregardèrent.

— Louie, dit doucement le journaliste, la pauvre Tony est mort.

Quiconque se figure que la face d’un Chinois demeure toujours impassible aurait dû voir Louie en ce moment-là. Une expression de souffrance et de colère tordit ses traits et il éclata en un flot de paroles terribles qui ne nécessitaient pas de traduction.

— Pauvre vieux Louie ! fit Holley, compatissant.

— Se doute-t-il de l’empoisonnement du perroquet ?

— Je n’en sais rien, répondit le journaliste. On le dirait à ses imprécations.

Louie, criant toujours aussi fort, monta sur le siège arrière de la voiture et Bob Eden prit place au volant.

— Soyez prudent, conseilla Holley. À bientôt !

Bob mit l’auto en marche et, avec le vieux Louie Wong, commença la randonnée la plus étrange de sa vie.

La lune n’était pas encore levée, et les étoiles, faibles et lointaines, ne donnaient aucune clarté. Ils grimpèrent entre les collines et s’engouffrèrent dans un enfer noir et plein de menaces qu’Eden sentait sans pouvoir distinguer.

De chaque côté de la piste du désert, de petites lumières jaunes et hostiles apparaissaient par instants et s’effaçaient à jamais. Les fantomatiques arbres de Judée semblaient se tordre de douleur et lançaient au ciel des bras déformés et suppliants. Et constamment, au fond de la voiture, le vieux Chinois marmottait ses étranges anathèmes sur la mort de son ami Tony.

Bob possédait des nerfs solides, mais il fut heureux d’apercevoir bientôt les lumières hospitalières du ranch de Madden. Il laissa sa voiture sur la route pendant qu’il ouvrait la barrière : un morceau de bois pris dans le loquet le retarda un instant, mais il parvint enfin à le soulever et, remontant sur le siège, il amena la voiture dans la cour. Avec une sensation de soulagement, il la fit tourner et l’arrêta devant la grange où Charlie Chan l’attendait.

— Ah Kim ! Je vous amène un compatriote : Louie Wong revient au désert, dit Bob en sautant de l’automobile.

Tout demeurait silencieux au fond du véhicule.

— Eh bien, Louie ? Nous voici arrivés au ranch ! cria-t-il.

Il demeura terrifié : dans la pénombre, il vit Louie affaissé sur ses genoux, la tête inerte penchée sur la portière gauche.

— Mon Dieu ! s’exclama Eden.

— Attendez ! fit Charlie Chan. Je vais chercher une lampe électrique.

Bob, effrayé, restait immobile. L’ingénieux Charlie revint rapidement et examina l’intérieur de la voiture. Bob Eden vit alors une fente dans le manteau de Louie, une fente aux bords sombres et humides.

— Frappé au côté ! fit Charlie d’un ton calme. Mort… comme Tony.

— Assassiné… quand ? s’écria Bob. Pendant l’instant où j’ai quitté l’auto pour ouvrir la grille ? Mais c’est impossible !

De l’ombre Martin Thorn approcha, son visage pâle rayonnant dans l’obscurité.

— Qu’y a-t-il ? Ah !… c’est Louie. Que lui est-il arrivé ?

Il se pencha sur la portière de la voiture et la lampe que tenait Charlie éclaira un moment le dos du secrétaire. Sa veste sombre avait un long accroc… un accroc qu’on pouvait avoir fait en escaladant une clôture en fil de fer barbelé.

— C’est horrible ! s’écria Thorn. Une minute ! Je vais avertir M. Madden.

Il courut vers la maison et Bob resta avec Charlie auprès du cadavre de Louie Wong.

— Charlie, murmura le jeune homme d’une voix sourde, avez-vous remarqué cette déchirure dans la veste de Thorn ?

— Certes, je l’ai bien vue. Mais que vous disais-je encore ce matin ? « Celui qui chevauche un tigre ne peut descendre de sa monture. » Une fois de plus, le vieux proverbe chinois a raison.