Le Paquebot américain/Chapitre XX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 237-249).


CHAPITRE XX.


Cela vaut mieux que des royaumes, mieux que toutes les teintes pourpres de la fontaine de la vie. Oh ! ne le laisse pas échapper de tes mains !
Cotton



Les choses étaient dans cette situation, le scheik et les deux envoyés se parlant par signes de manière à ne pas se comprendre, M. Lundi buvant, M. Dodge se livrant à ses conjectures, et des détachements quittant le camp ou y arrivant toutes les dix minutes, quand un Arabe étendit le bras vers le bâtiment danois. La tête du mât de misaine s’élevait lentement, et l’homme qui y était en vigie, de crainte de tomber, se serrait fortement contre le mât, qui commençait à chanceler. Le scheik affecta de sourire, mais il était évidemment troublé, et deux ou trois messagers partirent du camp. Pendant ce temps le mât commença à baisser, et la hauteur du rivage le cacha bientôt à tous les yeux.

Il devint alors évident que les Arabes pensèrent que le moment était arrivé où il était de leur politique d’intervenir. Le scheik, laissant à deux ou trois Arabes qui avaient été admis aux libations, le soin de faire à ses hôtes les honneurs de sa tente, en sortit après leur avoir donné par signes, aussi bien qu’il le put, les plus belles assurances de la continuation de son amitié. Il y avait laissé toutes ses armes, et, suivi seulement de deux ou trois vieillards comme lui, il se rendit sur le rivage et descendit tranquillement sur le sable où il trouva le capitaine Truck cherchant à lancer à la mer le mât de misaine. La hune était déjà à flot et le mât lui-même avait été placé dans la position convenable pour le rouler, quand les barbares se montrèrent gravement au milieu des travailleurs. Comme on avait vu qu’ils s’avançaient et qu’ils étaient sans armes, personne ne quitta son occupation pour les recevoir, à l’exception du capitaine Truck.

— Veillez au mât, monsieur Leach, dit-il, pendant que je vais recevoir ces messieurs. C’est un bon signe qu’ils soient venus sans armes, et il ne sera pas dit que nous leur céderons en civilité. Une demi-heure finira nos affaires, et alors je leur permets de prendre tout ce qui reste du danois. — Je vous salue, Messieurs, je suis charmé de vous voir et je vous demande la permission de vous serrer la main à tous, depuis le plus vieux jusqu’au plus jeune.

Quoique les Arabes ne comprissent pas un mot de ce que venait de dire le capitaine Truck, ils lui permirent de leur serrer la main, souriant et leur adressant leurs compliments en leur propre langue avec un air de cordialité semblable à celui qu’avait pris le capitaine.

— Que Dieu protège les pauvres Danois, Leach, s’ils sont devenus les esclaves de ces chenapans ! dit-il tout haut en secouant très-cordialement une seconde fois la main du scheik : je n’ai jamais vu une troupe de plus infâmes bandits. Cependant M. Lundi a essayé sur eux la vertu du schnaps ; car le vieux coquin exhale une odeur de genièvre mêlée à celle d’une graisse rance. Faites rouler le mât, mes enfants ; encore une demi-douzaine d’efforts semblables, et il se trouvera dans son élément natal, comme disent les journaux. — Je suis bien aise de vous voir, Messieurs ; nous sommes mal montés en chaises sur cette plage, mais vous pouvez vous asseoir par terre si vous le désirez. — Monsieur Leach, je vous présente le scheik arabe ; scheik arabe, voici M. Leach. — Hé ! là-haut ! sentinelle !

— Commandant !

— y a-t-il quelque mouvement parmi les Arabes ?

— Une trentaine viennent de monter sur leurs chameaux, et se sont enfoncés dans le désert.

— Voyez-vous nos deux passagers ?

— Oui, oui, commandant. M. Dodge court à toutes voiles, le cap en droite ligne de ce côté.

— Ah ! le poursuit-on ?

L’équipage interrompit son travail, et tous jetèrent un coup d’œil sur les armes.

— Non, Monsieur, non. M. Lundi le rappelle ; les Arabes semblent rire ; et voilà M. Lundi qui boit un coup avec un de ces…

— Que l’océan Atlantique prenne garde à lui, dit le capitaine ; car si M. Dodge a peur, il le traversera à la nage. — Courage, enfants ! courage ! et ce bâton sera à flot avant que ce vieux drôle soit sur le pont.

Les matelots travaillaient avec zèle ; mais leur ardeur n’était pas comparable à celle de l’éditeur du Furet Actif, qu’on vit en ce moment passer à travers les buissons et descendre, la hauteur avec une rapidité qui, si elle avait continué, l’aurait conduit à Dodgetown en moins d’un mois. Les Arabes tressaillirent à cette apparition subite ; mais, voyant que ceux qui les entouraient ne faisaient qu’en rire, ils se sentirent disposés à les imiter. La sentinelle annonça alors l’approche de M. Lundi, accompagné d’une cinquantaine d’Arabes, mais tous sans armes, et le premier sans chapeau. C’était un moment critique ; mais le capitaine Truck conserva toute sa présence d’esprit. Ordonnant sur-le-champ à son second lieutenant et à quelques hommes qui avaient déjà été choisis pour ce service de se tenir près des armes, il excita les autres à redoubler d’efforts pour mettre le mât à l’eau. À l’instant où il y tombait, M. Lundi parut sur le haut du rivage, une bouteille dans une main et un verre dans l’autre, criant à haute voix à M. Dodge de revenir pour boire avec les Arabes.

— Ne faites pas honte à la chrétienté en vous conduisant ainsi, s’écria-t-il ; faisons voir à ces messieurs du désert que nous connaissons le savoir-vivre. Capitaine Truck, je vous prie de presser M. Dodge de revenir. J’allais chanter aux Arabes, God save the King ; quelques minutes après, je leur aurais donné Rule Britannia, nous aurions été les meilleurs amis du monde. Capitaine, j’ai l’honneur de boire à votre santé.

Le capitaine Truck envisagea pourtant les choses sous un point de vue tout différent. Ses deux ambassadeurs étaient de retour en sûreté, car M. Lundi descendait sur le sable en ce moment, suivi à la vérité de tous les Arabes ; et le mât flottait sur l’eau. Il jugea donc qu’il valait mieux que M. Dodge restât, et que les deux partis se séparassent aussi tranquillement mais aussi promptement qu’il serait possible. Il ordonna qu’on attachât au mât une amarre ; et tandis qu’il traversait lentement le ressac, il donna ordre à son équipage de réunir tout ce qu’on avait apporté du Montauk, de prendre les armes, et de se rassembler tous sur le rocher, près duquel était toujours le canot.

— De la promptitude, mais du sang-froid, mes amis ; car il y a à présent une centaine de ces vauriens sur le rivage, et les derniers sont armés. Nous pourrions encore trouver sur ce bâtiment quelques bagatelles qui nous seraient utiles, mais notre principale affaire à présent est de sauver ce que nous avons déjà. Emmenez M. Lundi avec vous, Leach ; car il a la tête si pleine de diplomatie et de schnaps, qu’il en oublie sa sûreté. Quant à M. Dodge, je crois qu’il est déjà arrimé au fond du canot. Comptez nos hommes, Monsieur, et voyez s’il ne nous en manque aucun.

La situation des choses sur le rivage avait alors subi de grands changements. Le bâtiment danois était couvert d’Arabes dont une partie étaient armés, et l’on voyait épars sur le sable des maillots, des leviers, des anspects, des glènes de cordage set des épissoirs, à la place où les matelots les avaient laissés tomber. Une cinquantaine d’Arabes s’étaient réunis autour des rochers où tout l’équipage était alors rassemblé, se mêlaient avec les matelots, et semblaient chercher à maintenir les relations amicales que M. Lundi avait établies avec eux. Comme une partie de ces hommes étaient armés, le capitaine Truck n’aimait pas cette sorte de confusion ; mais étant inférieur en nombre, il crut devoir recourir à l’adresse plutôt qu’à la force pour se tirer d’affaire.

Cependant des Arabes continuaient à arriver, se mêlaient aux matelots, remplissaient le bâtiment et couvraient le rivage. Ils étaient alors plus de deux cents, et il devint évident que leur nombre était plus considérable qu’on ne l’avait supposé, et qu’ils recevaient constamment des renforts d’une autre troupe campée derrière les monticules dessables à l’orient. Tous ceux qui arrivaient ainsi avaient des armes d’une espèce quelconque, et plusieurs portaient des mousquets qu’ils donnèrent au scheik et à ceux qui étaient arrivés les premiers. Ils ne montraient pourtant que des dispositions pacifiques, et les matelots pouvaient à peine exécuter les ordres qu’ils recevaient, tant ils étaient fréquemment interrompus par des démonstrations d’amitié.

Mais le capitaine Truck était convaincu qu’ils avaient des intentions hostiles ; et quoiqu’il se fût, jusqu’à un certain point, laissé surprendre, il travailla à réparer son erreur avec une présence d’esprit et un sang-froid admirables. Sa première mesure eut pour but de séparer son monde des Arabes. Pour y réussir, il ordonna à quelques matelots de prendre, plus haut sur les rochers, une position qui pouvait être défendue, et qui offrait même le moyen de s’y maintenir à couvert, et il ordonna alors à tous les autres d’aller les rejoindre. Pour empêcher que l’alarme ne se répandît, il les fit appeler successivement par leur nom, de sorte que tout l’équipage se trouva peu à peu réuni, avant que les Arabes, qui causaient ensemble avec beaucoup de bruit et de vivacité, se fussent aperçus de ce mouvement. Quand quelques-uns d’entre eux essayaient d’aller joindre l’équipage, ils étaient repoussés avec douceur par les sentinelles. Pendant tout ce temps, le capitaine Truck continuait à traiter le scheik avec la plus grande cordialité, le retenant près de lui, et restant lui-même au milieu des Arabes. Cependant le pillage avait commencé sérieusement sur le bâtiment, ce que M. Truck regarda comme un symptôme favorable, car ceux qui s’occupaient ainsi songeraient moins à faire une attaque. Il savait pourtant que ces barbares aimaient à faire des prisonniers, et qu’une tentative d’emmener le radeau à la remorque, avec des canots découverts, sur lesquels son monde serait exposé au feu des Arabes qui étaient sur le pont du bâtiment danois, courait le plus grand risque de ne pas réussir, si ceux-ci étaient disposés à s’y opposer.

Après avoir réfléchi quelques minutes sur sa situation, le capitaine donna ses derniers ordres. Le canot pouvait porter douze hommes au besoin, mais ils y auraient été serrés et exposés au feu ; il se borna donc à y placer huit hommes, et leur ordonna d’aller rejoindre la chaloupe. M. Leach reçut ordre de partir avec eux, tant pour diriger les opérations sur la chaloupe, que pour qu’un de ceux dont la vie était d’une si grande importance pour le paquebot eût du moins une chance de se sauver. Le départ du canot eut lieu sans alarmer les Arabes, quoique le capitaine remarquât que le scheik surveillant avec soin tout ce qui se passait.

Dès que M. Leach fut arrivé à la chaloupe, il fit placer sur son canot une petite ancre à jet, et prit ensuite un léger filin qu’il fit lover partie au-dessus de l’ancre dans le canot, partie sur le devant de la chaloupe, après l’avoir frappé sur l’ancre. Il fit alors ramer au large, et après avoir filé toute l’amarre de la chaloupe et du canot, il mouilla l’ancre. Les hommes de la chaloupe halèrent sur l’amarre ; ils furent aidés par ceux du canot, qui revint à la chaloupe dès que l’ancre fut mouillée ; et, levant les grappins qui retenaient toutes les embarcations, elles commencèrent à s’éloigner peu à peu de la côte.

Le capitaine Truck avait parfaitement calculé l’effet de ce mouvement. Il eut lieu si graduellement, que la chaloupe et le radeau furent toués jusqu’à l’ancre, avant que les Arabes comprissent bien cette manœuvre. Les embarcations étaient alors à plus d’un quart de mille du bâtiment échoué ; car M. Leach avait filé au moins deux cents brasses de cablot, et par conséquent on était à une distance qui diminuait considérablement le danger des mousquets des Arabes, quoiqu’on ne fût pas tout à fait hors de leur portée. On employa près d’une heure à cette manœuvre, et comme le vent commençait à fraîchir et la mer à s’élever, il est probable qu’en s’y prenant de toute autre manière, il aurait fallu le double de ce temps pour la terminer, si même elle eût été possible.

L’état du temps, et l’agitation tumultueuse et toujours croissante des Arabes, faisaient que tout le reste de équipage, qui était encore sur les rochers, attendait avec impatience le retour des embarcations. Un coup de vent, même sans être très-fort, les obligerait à abandonner tout ce qu’ils s’étaient procuré à force de travail et de fatigue, et, d’après les manières de ceux qui les entouraient, il devenait évident que les relations d’amitié ne pourraient se maintenir beaucoup plus longtemps. Le vieux scheik lui-même les avait quittés, et au lieu de monter sur le bâtiment, il était allé joindre ceux qui étaient sur le rivage, ou on le voyait en conversation très-animée avec d’autres vieillards, qui étendaient souvent le bras vers ces embarcations et vers la partie de l’équipage qui était encore sur les rochers.

M. Leach se dirigea alors vers la barre avec deux canots et le cutter, ne prenant que deux rameurs dans chacun, et laissant sur la chaloupe le reste de son monde. Le but de cette mesure était que les embarcations ne se trouvassent pas trop pleines au moment critique, et qu’il y restât assez de place pour se battre et pour ramer, précaution qui était prise d’après les ordres préalables du capitaine Truck. Quand les embarcations arrivèrent aux rochers, on ne s’y jeta pas à la hâte, mais on passa un quart d’heure à faire les préparatifs du départ, comme si l’on n’eût pas été pressé de s’éloigner. Le capitaine se borna alors à faire partir un des canots avec le nombre d’hommes qu’il pouvait contenir, et qui se mirent à ramer sans se presser : ils s’arrêtèrent près de la barre, et prirent leurs armes afin de couvrir de leur feu le passage des autres si cela devenait nécessaire. Le cutter imita cette manœuvre, et le canot du bâtiment danois partit ensuite. Le capitaine fut le dernier qui quitta les rochers, mais il sauta sur le canot par un mouvement soudain et rapide.

Cependant pas un seul coup de mousquet ne fut tiré, et, ce qu’il avait à peine osé espérer, le capitaine arriva à la chaloupe avec tout son monde et en possession des mâts qu’il avait si ardemment désirés. La conduite pacifique des Arabes était un mystère pour lui, car, depuis deux heures, il s’était attendu à chaque instant à voir commencer les hostilités ; il n’était pourtant pas encore tout à fait hors de danger, quoiqu’il eût le temps de réfléchir et de prendre plus mûrement ses dernières mesures. Le premier rapport qu’on lui fit fut qu’on manquait d’eau et de vivres. On avait compté se pourvoir de ces objets essentiels sur le bâtiment danois ; mais l’empressement de s’emparer du mât de misaine, et ensuite la nécessité de veiller à la sûreté générale, avaient fait que personne n’y avait songé, ce qu’il fallait peut-être attribuer aussi à la circonstance qu’on savait que le Montauk n’était pas bien loin. Quelques provisions étaient pourtant désirables, sinon indispensables, pour des hommes qui avaient devant eux la perspective de plusieurs heures d’un travail forcé. La première idée du capitaine Truck fut de renvoyer un canot au bâtiment échoué pour en rapporter de l’eau et des vivres ; mais le temps étant menaçant, il renonça à ce projet, quoique à contre-cœur.

Il n’y avait aucun danger d’un coup de vent, mais une brise de mer assez forte venait de s’élever, et la surface de l’océan commençait, comme c’est l’ordinaire à être agitée. Changeant donc tous ses plans, le capitaine dirigea toute son attention sur la sûreté des mâts qu’il jugeait d’une si grande importance.

Nous pourrons manger demain, mes amis, dit-il ; mais si nous perdons ces bâtons, nous n’aurons guère de chance de nous en procurer d’autres. Emmenez du monde sur le radeau, monsieur Leach, et faites-en doubler tous les amarrages pendant que je tâcherai de prendre le large. Si la brise devient plus forte, nous en aurons besoin, et nous pourrons même ne pas nous trouver alors aussi bien que nous le voudrions.

M. Leach passa sur le radeau et en assura toutes les parties par de nouveaux liens, car l’agitation des flots avait déjà tellement relâché les premiers, que l’ensemble du radeau courait risque de se séparer. Pendant qu’il y travaillait, les deux canots prirent des aussières et deux ancres de jet, car ils en avaient heureusement trois, une qu’on avait apportée du Montauk, et deux qu’on avait trouvées sur le bâtiment danois, et ils s’avancèrent au large. Dès que l’un des canots eut jeté l’ancre, celle qui assurait la chaloupe fut levée, et l’on toua cette embarcation jusqu’au canot, l’autre avançant plus loin pendant ce temps pour recommencer la même manœuvre. De cette manière, en deux heures de temps, toutes les embarcations et le radeau furent toués au vent et à deux milles de la terre ; mais alors l’eau devint si profonde que le capitaine fut obligé, fort à contre-cœur, de faire cesser ce travail.

— J’aurais voulu pouvoir ainsi nous avancer en mer de trois à quatre lieues, dit-il, car, à cette distance, nous aurions pu tirer parti du vent ; mais à présent, il faut nous borner à éviter la côte autant que nous le pourrons. Mâtez la chaloupe, et nous verrons si elle peut traîner le lourd radeau que nous avons à la remorque.

Pendant que cet ordre s’exécutait, on prit la longue-vue pour voir à quoi les Arabes s’occupaient. À la surprise générale, on n’en aperçut pas un ; l’examen le plus attentif ne put en faire découvrir aucun, ni sur le bâtiment échoué, ni sur le rivage, ni même à l’endroit où ils avaient dressé leurs tentes.

— Ils sont partis, de par Saint George ! s’écria le capitaine Truck, quand il se fut convaincu du fait. Chameaux, tentes et Arabes, tout a disparu. Les coquins ont déjà chargé leurs bêtes de somme et sont allés mettre leur butin en sûreté afin de revenir prendre une autre cargaison avant qu’une autre troupe de vautours rôdant sur le sable ait flairé la charogne. Au diable les chenapans ! j’ai cru un moment qu’ils m’avaient mis dans une catégorie, je leur souhaite beaucoup de joie. — Monsieur Lundi, je vous fais mes remerciements sincères de la manière mâle, franche et diplomatique dont vous avez rempli les devoirs de votre mission. Sans vous, nous n’aurions peut-être pas réussi à nous mettre en possession du mât de misaine. — Monsieur Dodge, vous avez la consolation de savoir que, dans cette occasion difficile, vous vous êtes comporté comme aucun de ceux qui sont avec moi ne l’aurait fait.

M. Lundi avait la tête trop remplie des fumées du schnaps pour faire attention à ce compliment ; mais M. Dodge y répondit en saluant profondément M. Truck, et-il songea aux excellents articles que cette aventure lui fournirait pour le Furet Actif et pensa même à composer un livre.

Alors commença la partie la plus laborieuse et la plus critique de l’entreprise du capitaine Truck, si nous en exceptons sa rencontre avec les Arabes, car il s’agissait de remorquer un radeau formé de toutes les vergues et de tous les mâts d’un grand bâtiment, en pleine mer, mais à peu de distance du rivage, et avec un vent poussant à la côte. Il est vrai qu’il ne manquait pas de bras, car il avait pu placer dix rameurs sur la chaloupe et quatre sur chacune des autres embarcations. Mais, après avoir fait route à voile et à rames pendant une heure, ils découvrirent que tous leurs efforts ne pourraient les faire arriver au Montauk que le jour suivant, si le même vent continuait. La dérive vers la côte était sérieuse ; la mer, chaque fois qu’elle se soulevait, les rapprochait insensiblement de la terre. Après avoir fait un demi-mille vers le sud, ils furent obligés de jeter l’ancre pour s’écarter des brisants, qui s’avançaient en mer en cet endroit au moins jusqu’à un mille.

Heureusement, la décision était la qualité caractéristique du capitaine Truck. Il avait prévu que son équipage aurait à faire de longs et laborieux efforts, et avant qu’on eût ramé dix minutes, il avait fait signe à M. Leach qui était sur le cutter, de s’approcher de la chaloupe.

— Retournez au bâtiment danois, Monsieur, et rapportez-en ce que vous pourrez y trouver en guise d’eau, de pain et d’autres provisions ; car je vois que nous aurons à passer la nuit en mer. Nous aurons l’œil au guet. S’il passait quelque Arabe sur la plaine, nous tirerons un coup de mousquet ; s’ils sont assez nombreux pour qu’il soit nécessaire que vous les évitiez, nous en tirerons deux, et la grande voile de la chaloupe sera amenée pendant deux minutes ; nous ne pouvoirs vous donner plus de temps.

M. Leach exécuta cet ordre avec beaucoup de succès. Heureusement le cuisinier avait laissé ses marmites pleines de viande et il y en avait assez pour vingt-quatre heures. Les Arabes ne s’en étaient pas emparés, faute de savoir où cacher ce butin ; il trouva, en outre, une grande quantité d’eau et de pain, et, l’instinct d’un matelot découvrit une grande cruche de rhum de la Jamaïque qui servit admirablement à entretenir la bonne humeur dans l’équipage. Les vivres arrivèrent, à la grande satisfaction de M. Truck, à l’instant où la chaloupe venait de jeter l’ancre, car il prévoyait que, sans cela, il serait bientôt obligé d’abandonner son précieux radeau.

Quand l’équipage eut dîné, on reprit la longue et laborieuse opération de touer la chaloupe pour l’éloigner ; et, après un travail de deux heures, elle se trouva avec le radeau à une bonne lieue de la côte, un bas-fond ayant permis de faire servir l’ancre à jet à une plus grande distance de la terre que la première fois. Alors, ils déployèrent de nouveau les voiles entreprirent les rames. Mais la mer se montra encore leur ennemie, quoiqu’ils eussent maintenant le courant pour eux. S’il n’y avait eu ni vent, ni grosse mer, ils auraient fait des progrès plus faciles et plus rapides ; mais ces deux puissances ennemies les poussèrent avec une telle force vers la côte, qu’à peine étaient-ils à deux milles du bâtiment échoué, qu’ils furent obligés de jeter l’ancre encore une fois.

— Il ne leur restait aucune autre alternative que de se remettre à touer la chaloupe, pour profiter ensuite, autant qu’il serait possible, de l’espace qu’ils aurait gagné au large. Il en résulta qu’ils se trouvèrent, au coucher du soleil, presque derrière le promontoire qui leur cachait la vue du Montauk, dont le capitaine calcula qu’ils étaient alors à un peu moins de deux lieues. Le vent avait fraîchi, et quoiqu’il ne fût pas assez fort pour rendre la mer dangereuse, il augmentait tellement le travail de l’équipage, que M. Truck, à son grand regret, se vit obligé de chercher un bon mouillage pour donner du repos à son monde.

Il n’était pas possible de mettre le radeau en lieu de sûreté, car, au nord du promontoire, c’est-à-dire du côté où ils étaient, il n’y avait ni récif, ni baie qui pût leur procurer un abri. La côte n’offrait qu’une ligne sinueuse de bancs de sable, et en beaucoup d’endroits, quand il faisait du vent, la mer se brisait à la distance d’un mille du rivage, précisément comme à l’endroit où le bâtiment danois avait échoué et que le capitaine avait probablement choisi pour sauver la vie des hommes de son équipage. Dans de telles circonstances, il ne leur restait qu’à travailler encore à touer la chaloupe et le radeau jusqu’à une certaine distance en mer, et à y mettre les embarcations en sûreté pour la nuit, aussi bien qu’ils le pourraient. Cette manœuvre se termina à huit heures du soir, et le capitaine Truck donna ordre de jeter deux ancres à jet de plus, afin d’éviter, s’il était possible, le danger d’être jeté à la côte pendant l’obscurité. Quand cela fut fait, l’équipage soupa, on plaça quelques hommes de veille, et les autres purent dormir.

Comme les trois passagers avaient été exempts de tous ces travaux, ils offrirent de veiller à la sûreté des embarcations jusqu’à minuit, afin que tout l’équipage pût avoir autant de repos qu’il était possible d’en accorder ; et pendant que tous les autres dormaient du sommeil profond des marins fatigués, le capitaine Truck était assis avec eux dans la chaloupe, et ils causaient des événements de la journée.

— Vous avez trouvé les Arabes assez sociables, et n’ayant pas d’objection à boire un coup, monsieur Lundi ? dit le capitaine en allumant un cigare, signe infaillible qu’il avait dessein de causer. Vous avez vu en eux des hommes qui, s’ils avaient été envoyés à l’école dans leur jeunesse, qu’ils eussent appris à danser, qu’ils eussent été civilisés, en un mot, auraient pu faire d’assez bons compagnons de voyage dans ce monde où nous naviguons ?

— Sur ma parole, commandant, je regarde le scheik comme un homme de très-bonne compagnie, et à tout prendre un bon vivant. Il prenait son verre sans faire aucune grimace, souriait toujours en parlant, et quoique je ne pusse comprendre un seul mot de ce qu’il me disait, il répondait à toutes mes remarques aussi civilement que s’il eût parlé anglais. Je dois dire que je pense que M. Dodge lui a manqué d’égards en quittant sa compagnie avec si peu de cérémonie, Je suis sûr que le scheik en a été offensé, et il le dirait lui-même s’il pouvait seulement s’expliquer sur ce sujet. — Je regrette beaucoup, sir George, que nous n’ayons pas eu l’honneur de votre compagnie dans cette mission, car j’ai entendu dire que ces Arabes ont un respect convenable pour le rang et la noblesse, et M. Dodge et moi nous n’étions que de pauvres substituts pour un homme comme vous.

Le ton humble auquel M. Lundi s’était habitué n’était pas du goût de M. Dodge, qui, par suite de son caractère envieux, s’était si longtemps efforcé de persuader à tout le monde qu’un homme en valait un autre, illusion qu’il ne pouvait pourtant se faire à lui-même ; et il ne tarda pas à montrer de quelle manière il avait pris cette remarque.

— Sir George Templemore connaît trop bien les droits des nations pour faire une pareille distinction, dit-il ; si j’ai quitté le scheik arabe un peu brusquement, c’est parce que ses manières ne me plaisaient pas ; car je suppose que l’Afrique est un pays libre, et que personne n’est obligé de rester sous une tente plus longtemps qu’il ne le désire. Le capitaine Truck sait que je ne suis accouru que pour l’avertir que le scheik allait me suivre, et il apprécie sans doute mes motifs.

— Et si je ne les appréciais pas, monsieur Dodge, vous devez, comme d’autres patriotes, compter sur la postérité pour vous rendre justice. Les muscles et les nerfs sont si différemment construits dans les hommes, qu’on ne peut jamais calculer exactement le degré de vitesse de chacun ; mais quand nous serons arrivés en Amérique, je vous donnerai, si vous le désirez, un certificat qu’on ne pourrait trouver au besoin un messager plus agile que M. Steadfast Dodge. — Sir George Templemore, vous ne nous avez fait part d’aucune de vos opinions depuis que nous avons entrepris cette expédition. Je serais charmé de savoir ce que vous pensez des Arabes, ou de tout autre sujet qui peut se présenter à votre esprit.

— Ces Arabes ! oh ! capitaine, je pense que ces misérables sont odieusement sales, et, à en juger par les apparences, ils manquent cruellement de tout ce qui peut contribuer aux aises de la vie.

— Particulièrement de pantalons, sir George ; car je suis porté à croire que vous en possédez un plus grand nombre qu’on ne pourrait en trouver dans toute leur nation. — Eh bien ! Messieurs, il faut certainement voyager quand on veut voir le monde. Sans cette excursion sur la côte d’Afrique, aucun de nous n’aurait probablement jamais vu comment vit un Arabe, et avec quelle dextérité il sait tirer parti d’un naufrage. Quant à moi, s’il s’agissait de choisir entre la place de Jemmy Ducks à bord du Montauk et celle de scheik de cette tribu, je laisserais celle-ci au peuple, comme nous le disons en Amérique, monsieur Dodge, et je remuerais ciel et terre pour obtenir la première. Mais je crains, sir George, que ces county-tongues[1], comme M. Dodge les appelle, sous la forme d’eau et de vent, ne vous privent de chasser le buffle dans les prairies, du moins pour cette année.

— Je vous prie, capitaine, de ne pas estropier ainsi mon français. Je n’appelle pas un désappointement county-tongues, mais contra-toms ce qui est un mot probablement composé du nom d’une personne qui s’appelait Tom, et qui était contra ou opposée à tous les autres.

— Parfaitement expliqué, et aussi clair que l’eau de la cale d’un bâtiment, qui ne peut arriver à l’archipompe. — Sir George, M. Dodge vous a-t il dit de quelle manière ces Arabes jouissent de la vie ? Ces messieurs, pour s’épargner la peine d’avoir des assiettes à laver, mangent une demi-douzaine à la fois sur le même plat. Cela est tout à fait républicain, monsieur Dodge ; il n’y a pas un seul atome d’orgueil dans leur esprit.

— Je dois avouer, capitaine, que, pendant le peu de temps que j’ai passé dans leur pays, plusieurs de leurs coutumes m’ont frappé comme étant simples et louables ; et j’ose dire qu’un homme qui aurait le loisir de les étudier, y trouverait des choses dignes d’admiration. Je puis facilement me figurer des situations dans lesquelles un homme n’a pas le droit de s’approprier un plat pour lui seul.

— Sans doute, et celui qui désirerait une chose si déraisonnable ne pourrait être qu’un glouton. Mais quelle belle chose est le sommeil ! Voyez ces braves gens ! ils ne pensent pas plus à leurs dangers et à leurs fatigues que s’ils étaient chez eux, choyés par de bonnes et pieuses mères. Les bonnes âmes qui les ont nourris, et qui chantaient des cantiques religieux en les berçant, ne songeaient guère pour quelle vie dure et pénible elles les élevaient. Mais nous ne connaissons jamais notre destin, ou nous serions pour la plupart de misérables chiens, n’est-il pas vrai, sir George ?

Le baronnet tressaillit à cette interpellation, ce qui produisit sur l’esprit du capitaine le même effet qu’un nuage qui obscurcit un paysage que le soleil éclairait ; et il bégaya à la hâte l’espoir qu’il n’y avait pas de raison particulière pour craindre que quelque obstacle sérieux ne retardât leur retour à bord du Montauk.

— Il n’est pas facile, répondit le capitaine en bâillant, avec des embarcations aussi légères que les nôtres, de conduire à la remorque un radeau si pesant, précisément dans la direction qu’on le désire. Celui qui se fie aux vents et aux vagues se fie à un ami très-douteux, à un ami qui peut lui manquer au moment où il a le plus grand besoin de ses services. Quelque belles que soient les apparences à présent, je donnerais mille dollars, pris dans une bourse où il n’y en a pas un seul qui n’ait été péniblement gagné, pour voir ces mâts arrivés en sûreté à bord du Montauk et mis à la place qu’ils doivent occuper. Ces mâts, Messieurs, sont pour un bâtiment ce que les membres sont pour le corps d’un homme : sans eux il flotte, vole et roule au gré des vents, des flots et des courants ; avec eux il se promène, danse, saute, crie et parle presque : les manœuvres dormantes sont les os et les cartilages ; les manœuvres courantes, les veines et les artères dans lesquelles son sang circule ; et les poulies, les jointures

— Et quelle partie est le cœur ? demanda sir George.

— Le cœur est celui qui le commande. Avec un commandant en état de le gouverner, un bon bâtiment n’est jamais perdu, tant qu’il a un pied d’eau sous sa fausse quille et qu’il reste un fil de caret dont on puisse tirer parti.

— Cependant ce bâtiment danois avait tout cela.

— Oui, tout, excepté l’eau. Le meilleur bâtiment qui ait jamais été lancé à la mer est moins utile qu’un seul chameau, s’il se trouve à sec sur les sables de l’Afrique. Les infortunés ! leur destin aurait pu être le nôtre, et pourtant je ne pensais guère à ce risque pendant que nous étions au milieu des Arabes. Pourquoi nous ont-ils laissé échapper ? pourquoi ont-ils si promptement quitté le bâtiment échoué ? Tout cela est encore un mystère pour moi. Ils étaient en force, car en comptant tous ceux qui allaient et venaient, je crois qu’ils étaient au nombre de plusieurs centaines.

Le capitaine garda le silence et prit un air pensif. Le vent continua à augmenter, et il commença à avoir des inquiétudes pour son bâtiment : une fois ou deux il exprima une résolution à demi formée de se rendre à bord du Montauk sur un des deux canots, afin de veiller lui-même à sa sûreté ; mais il y renonça en voyant la mer qui se gonflait et la manière dont se tendaient les amarres qui attachaient le pesant radeau à la chaloupe. Enfin il s’endormit, et nous le laisserons dans cette situation avec ses compagnons pour retourner à bord du Montauk et rendre compte de ce qui s’y était passé pendant l’absence du capitaine.


  1. Littéralement langues campagnardes ; mais c’est le mot « contre temps » que M. Truck prononce ainsi, pour se moquer de la prononciation vicieuse de M Dodge.