Le Paquebot américain/Chapitre XIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 222-237).


CHAPITRE XIX.


Oui, il le fait assez bien quand il y est disposé, et j’en fais autant ; mais il le fait de meilleure grâce et je le fais plus naturellement.
La Nuit des Rois.



Le sommeil de l’homme fatigué est plein de douceur. De tous ceux qui étaient ainsi profondément endormis sur le bord du grand désert, exposés à chaque instant à être attaqués par des pillards barbares, un seul songeait au danger, quoiqu’il y fût si peu exposé ; qu’il aurait dû y penser moins que bien d’autres, si son imagination n’eût servi plus souvent à l’égarer qu’à lui suggérer des idées justes et raisonnables. Cet individu était sur le cutter ; et comme il était à une distance assez considérable de la terre, que les Arabes n’avaient aucun bateau, et qu’ils n’auraient probablement pas même su comment le conduire s’ils en avaient eu un, il n’avait à craindre tout au plus qu’une décharge de leurs longs mousquets. Mais ce risque invraisemblable suffisait pour le tenir éveillé ; car c’est autre chose de fomenter la méchanceté, de faire circuler des commérages, d’écrire des articles diffamatoires et de prendre un ton d’hypocrisie dans un journal, ou de faire face à une volée de mousqueterie. La nature, l’éducation et l’habitude avaient rendu M. Dodge parfaitement propre au premier métier, mais il n’avait pas la moindre vocation pour le second. Quoique M. Leach, en plaçant ses vigies à bord des embarcations, eût complètement oublié l’éditeur du Furet Actif, jamais M. Dodge n’avait déployé tant d’activité que dans tout le cours de cette nuit, et il aurait vingt fois éveillé tous ses compagnons pour de fausses alarmes, sans la froide indifférence des flegmatiques marins qui étaient tour à tour en vigie, et qui connaissaient trop bien la nécessité du sommeil pour souffrir que celui de leurs camarades fût troublé par les appréhensions nerveuses d’un homme pour qui sa conscience était une source perpétuelle de craintes. La nuit se passa donc sans aucune alarme jusqu’au moment où, conformément aux ordres donnés par le capitaine Truck, les hommes en vigie sur le bâtiment échoué éveillèrent ainsi que ses deux lieutenants.

C’était l’instant où le premier rayon de l’aurore se glisse dans l’atmosphère et commence à combattre obscurité. — On n’était plus éclairé par les étoiles, quoique plusieurs fussent encore visibles, et le croissant de la lune qui venait de paraître ne répandait aucune lumière, et c’était au premier rayon de l’aurore qu’on était redevable d’entrevoir les objets, quoique encore confusément ; mais chaque moment en rendait les contours plus distincts.

Quand le capitaine Truck parut sur le pont, son premier regard tomba sur la mer ; car si la tranquillité en eût été sérieusement troublée, c’eut été le coup de mort pour toutes ses espérances. Heureusement la nuit n’avait apporté aucun changement à cet égard.

— Les vents semblent s’être mis hors d’haleine pendant le dernier ouragan, monsieur Leach, dit-il, et nous remorquerons nos mâts et nos vergues jusqu’au Montauk aussi tranquillement que si c’étaient des bâtons flottants sur l’eau d’un étang. Les lames de fond ont même diminué, et les brisants sur la barre ne produisent pas plus d’écume qu’un baquet de blanchisseuse. Appelez tout le monde sur le pont, Monsieur, et qu’on travaille à ces mâts avant le déjeuner, sans quoi nous pourrons encore avoir à faire des grillades d’Arabes.

M. Leach héla les embarcations, et ordonna qu’on ramenât tout le monde à bord. Il frappa alors, suivant l’usage, sur les planches du pont, et appela en haut tous ceux qui étaient restés sur le bâtiment échoué. Au bout d’une minute, les matelots arrivèrent, bâillant et étendant les bras, car aucun d’eux n’avait ôté ses vêtements, et la plupart lançaient à droite et à gauche leurs plaisanteries nautiques avec la même indifférence que s’ils eussent été à l’ancre dans le port. Après qu’on leur eut laissé quelques minutes pour se secouer et humer l’air, comme le dit M. Leach, tout l’équipage se trouva réuni sur le pont, à› l’exception de deux hommes laissés sur la chaloupe, et de M. Dodge, qui s’était chargé de faire sentinelle sur le canot, qui, comme à l’ordinaire, était près des rochers pour recevoir les objets qu’on pourrait avoir à transporter dans la chaloupe.

— Faites monter quelqu’un sur le mât de misaine, monsieur Leach, dit le capitaine bâillant comme un lévrier, et que ce soit un gaillard ayant de bons yeux, et non un de ces drôles qui se collent le nez aux feuilles d’un almanach pour savoir quel temps il fait ; qu’il ait toujours les yeux fixés sur le désert, pour voir s’il y paraît des Arabes.

Quoique les haubans et les étais des trois mâts eussent déjà été enlevés, un cartahu fut placé à chaque mât, et un homme fut hissé sans aucun délai au haut du mât de misaine. Comme il ne faisait pas encore assez jour pour bien distinguer les objets, le capitaine le héla et lui ordonna de rester où il était, de ne descendre que lorsqu’il en recevrait l’ordre, et de ne pas perdre de vue le désert un seul instant.

— Nous avons eu cette nuit, dit-il tout haut, la visite d’un Arabe ; et comme c’était un gaillard qui avait l’air d’avoir l’estomac vide, à moins qu’il ne soit plus sot que je ne le crois, il ne tardera pas à revenir pour attaquer le bœuf salé et le stockfisch de ce bâtiment. Surveillez donc le désert avec soin.

Les hommes de l’équipage, quoique habitués aux plaisanteries de leur commandant, se regardèrent les uns les autres d’un air plus sérieux, jetèrent un coup d’œil sur les armes, et cet avis indirect produisit tout l’effet qu’en attendait le capitaine, celui de les engager à travailler avec une triple activité.

— Qu’ils mâchent cela au lieu de leur chique, dit le capitaine à M. Leach en cherchant dans la cuisine un charbon rouge pour allumer son cigare ; je vous réponds que le travail des bigues n’en ira pas plus lentement pour cela, quelque désespérés philosophes que soient quelques-uns d’entre eux.

Ce pronostic se vérifia, car, au lieu de bâiller et d’étendre les bras, comme ils le faisaient une minute auparavant, les matelots commencèrent à se mettre tout de bon à l’ouvrage, s’appelant les uns les autres, et se dispersant sur les palans, sur les barres du cabestan et au pied des bigues, pour les maintenir.

— Virez ! s’écria M. Leach, souriant en voyant le bon effet qu’avait produit la nouvelle annoncée par le capitaine ; virez ! un coup de force, et mâtons ces bigues !

Comme cet ordre fut exécuté avec précision, il ne faisait pas encore grand jour quand les bigues furent mâtées et bien assurées. Chacun déployait à l’envi son activité ; et comme le travail était dirigé par des hommes dont les connaissances n’étaient jamais en défaut, tout autre qu’un marin aurait été surpris de la promptitude avec laquelle le grand mât, tout pesant qu’il était, fut élevé en l’air, et y resta suspendu assez haut pour être poussé par dessus le bord. Le descendre n’était plus qu’une bagatelle, et ce mât fut bientôt étendu sur le sable.

Le capitaine Truck savait combien la possession de ce mât lui était importante, car il pouvait encore tirer parti de la portion du mât de misaine qui restait sur le paquebot ; mais sans ce grand mât il ne pouvait gréer rien qui pût répondre à ses besoins. Se précipitant sur l’escalier dont il a déjà été parlé, il cria aux matelots de le suivre afin de lancer le mât à la mer avant le déjeuner.

— Assurons-nous de ce bâton, mes amis, ajouta-t-il, car c’est notre principal appui. Avec ce mât sur le Montauk je réponds du voyage. Personne ne doit songer à son appétit avant qu’il soit à l’abri de tout risque. Il faut que nous l’ayons, quand nous devrions faire la guerre à l’empereur de Maroc pour nous en mettre en possession.

L’équipage sentait la nécessité de faire de grands efforts, et il travailla en conséquence. La hune du grand mât fut décapelée et portée à l’eau ; le mât ne tarda pas à la suivre, quoique non sans peine, attendu qu’on y avait laissé les élongis, mais la pente des sables facilita le travail. Dès qu’il fut au bord de l’eau, la tête du mât fut mise à flot à l’aide d’aspects, ou du moins à si peu de chose près, qu’une très-grande force n’était pas nécessaire pour le remuer ; ensuite on attacha à l’autre extrémité du mât une amarre d’un des canots, et la hune fut amarrée le long d’un canot.

Alors le capitaine s’écria : — Soulevez le mât avec des anspects, halez sur l’amarre et tenez le mât droit ! — Halez tous ensemble, et la tête va flotter ! — Et vous, dans le canot, halez aussi ensemble et comme si vous étiez des géants ! — Vous avez cette fois gagné trois pieds, mes braves ; encore un effort ! — Halez avec le même ensemble que des filles qui dansent un cotillon ! — Courage, enfants ! — Encore un bon coup et que ce soit le dernier ! Que diable regardez-vous là-bas, vous, sur le mât de misaine ? N’avez-vous rien de mieux à faire que de vous amuser à voir nos efforts nous faire sortir les entrailles du corps.

L’intérêt qu’on prenait à s’assurer la possession du grand mât s’était communiqué à l’homme en vigie : au lieu d’avoir les yeux fixés sur le désert, comme il en avait reçu l’ordre, il regardait les travailleurs qui étaient sur le sable, et il montrait l’intérêt qu’il prenait à leurs efforts en penchant le corps en avant comme pour les aider dans leur travail. Averti par cette réprimande, il tourna sur-le-champ la tête du côté du désert, et l’instant d’après il s’écria : — Les Arabes ! les Arabes !

Chacun cessa son travail, et tous allaient courir à leurs armes quand la voix ferme du capitaine Truck les arrêta :

— Où sont-ils ?

— Sur le monticule de sable le plus éloigné, à environ un mille et demi.

— Dans quelle direction marchent-ils ?

— Droit sur nous, commandant.

— Sont-ils à pied ?

— Non, commandant, ils ont des chameaux et des chevaux. Aucun n’est à pied.

— Quel est leur nombre ?

L’homme fut quelques instants sans répondre, comme s’il les eût comptés.

— Ils sont en force, commandant ; au moins une centaine. Mais les voilà qui mettent en panne, et ils ont l’air de sonder autour d’eux pour trouver un mouillage.

Le capitaine Truck hésita, et regarda le grand mât avec un air d’inquiétude.

— Mes enfants, dit-il, ce mât nous est plus important que ne l’était le lait de nos mères dans notre enfance. C’est notre boire et notre manger, notre vie et nos espérances. Jurons que nous nous en mettrons en possession en dépit de mille Arabes. Reprenez vos anspects, et soulevez ce mât. Soulevez-le comme si vous aviez un monde à faire mouvoir. Courage, mes amis ! courage !

On lui obéit, et le mât avança de plus de la moitié de la distance qui restait encore pour le mettre à l’eau. Mais l’homme en vigie cria en ce moment que les Arabes avançaient rapidement vers le bâtiment.

— Encore un effort, camarades ! s’écria le capitaine Truck ; le visage pourpre d’inquiétude ; et jetant son chapeau sur le sable pour donner lui-même l’exemple du travail.

On reprit encore une fois les anspects, et, au bout d’une minute, le mat flottait sur l’eau.

— Maintenant, à vos armes, mes amis. Et vous, là-haut, ayez soin de vous cacher derrière la tête du mât. Il faut que nous soyons prêts à leur montrer qu’ils ne nous font pas peur. — Un signe de la main ordonna à la chaloupe d’emmener ce mât important pour le joindre au radeau ; et on le vit passer lentement la barre.

Tout l’équipage remonta à la hâte sur le pont du bâtiment danois, poste que le capitaine déclara qu’il pouvait défendre contre une tribu entière d’Arabes. Pendant ce temps, M. Dodge, sur le canot, suivait la chaloupe, se servant des rames aussi bien qu’il le pouvait. Toute remontrance était inutile ; car il était déjà près de la barre quand on s’aperçut de son départ. Sir George Templemore et M. Lundi le dénoncèrent à haute voix, comme abandonnant d’urne manière si scandaleuse ceux qui étaient à bord du bâtiment danois ; mais ils ne produisirent aucun effet. Malheureusement pour le succès de l’entreprise de M. Dodge, ses talents pour conduire un canot ne répondaient pas au désir qu’il avait de se mettre plus en sureté ; et, quand il fut sur la barre, voyant qu’il ne pouvait ni faire avancer le sien en mer, ni même le manœuvrer, il sauta dans l’eau, pour gagner la chaloupe à la nage. Comme il était très-bon nageur, il y arriva sans accident, maudissant du fond du cœur les voyages, le désert, les Arabes, et généralement tout le genre humain, et désirant bien vivement se retrouver à Dodgetown ou Dodgeopolis au milieu de ses voisins. Le canot dériva naturellement sur le sable, et deux hommes de l’équipage du Montauk en prirent soin.

Dès que le capitaine Truck fut remonté sur le pont du bâtiment danois, il distribua les armes à son équipage. Sa politique était évidemment de ne pas commencer les hostilités, car il n’avait rien à y gagner ; mais il était bien déterminé à ne pas se laisser prendre vivant, tant qu’il aurait la moindre possibilité de l’éviter. L’homme en vigie faisait connaître tous les mouvements des Arabes. Il annonça bientôt qu’ils venaient de faire halte à une portée de pistolet du rivage ; qu’ils attachaient leurs chameaux et leurs chevaux, et que ce qu’il avait dit de leur nombre paraissait être assez exact.

Cependant le capitaine Truck était loin d’être satisfait de sa position. Le rivage était plus haut que le pont du bâtiment, et il en était si près, qu’en supposant, ce qui n’était pas, que les murailles du pont eussent été assez épaisses pour garantir des balles, leur peu d’élévation aurait rendu cet avantage inutile. D’une autre part, la position du bâtiment, penché un peu d’un côté et ayant le cap tourné vers la terre, l’exposait à voir son pont balayé par un feu d’enfilade ; et un ennemi adroit, en se tenant à couvert sur le rivage, pouvait tirer sur quiconque s’y montrerait, presque sans s’exposer lui-même. La différence de nombre était trop grande pour que le capitaine pût se hasarder sur la plaine ; et, quoique les rochers offrissent un assez bon abri du côté de la terre, ils n’en procuraient aucun du côté du bâtiment. Il n’osait diviser ses forces ; et abandonner le navire, c’eût été permettre aux Arabes de s’en emparer et renoncer aux deux autres mâts, dont il désirait encore se mettre en possession.

On réfléchit vite dans les circonstances difficiles, et, quoique le capitaine Truck fût dans une situation toute nouvelle, ses connaissances pratiques et son sang-froid imperturbable faisaient de lui un commandant inappréciable pour tous ceux qui étaient sous ses ordres.

— Je ne sache pas, Messieurs, dit-il en s’adressant à ses passagers et à ses deux lieutenants, que Vattel ait prescrit aucune règle pour le cas dans lequel nous nous trouvons. Il est incontestable que, dans un sens, ces Arabes sont les propriétaires légitimes de ce pays ; mais ce pays est un désert, et un désert, de même qu’une mer, est, pour le moment, une propriété commune à tous ceux qui s’y trouvent. Il n’existe probablement en Afrique aucune autre loi sur les naufrages que celle du plus fort. Nous avons en outre été poussés sur cette côte par un mauvais temps, et c’est une catégorie sur laquelle Vattel s’est expliqué. Nous avons droit à l’hospitalité de ces Arabes, et, s’ils ne nous l’accordent pas de bon gré, de par le diable, Messieurs, je me sens disposé à en prendre autant que j’en aurai besoin. Monsieur Lundi, je serais charmé de savoir ce que vous pensez sur ce sujet.

— J’ai la plus grande confiance en vos connaissances, capitaine, et je suis également prêt à la paix et à la guerre, quoique ma profession soit pacifique. Mais, si vous me permettez d’exprimer mon opinion, je voudrais d’abord essayer d’entrer en négociation, s’il est possible, après quoi je me déciderais à la guerre.

— Je pense précisément comme vous, Monsieur ; mais comment négocier avec des gens à qui nous ne pouvons faire entendre un seul mot de ce que nous disons ? S’ils étaient versés dans la science des signes, nous pourrions faire quelque chose d’eux ; mais j’ai de bonnes raisons pour être sûr qu’ils sont, à cet égard, aussi stupides que des oisons. Nous nous trouverons dans une catégorie dès le premier protocole, comme on dit.

M. Lundi pensait qu’il y avait un langage que tout le monde pouvait comprendre, et il était disposé à l’employer. En examinant toutes les parties du bâtiment échoué, il avait découvert une petite caisse contenant des bouteilles de liqueur et un baril de genièvre de Hollande, et il pensait qu’une pareille offrande pouvait mettre les Arabes de bonne humeur.

— J’ai connu des gens, ajouta-t-il en expliquant où il avait fait cette trouvaille, qui, en matière de commerce, étaient obstinés comme des mulets quand il savaient le gosier sec, mais qui devenaient souples et traitables quand ils avaient bu leur bouteille. Je pense qu’en présentant cette offrande aux Arabes, nous les trouverons mieux disposés à notre égard, quand ils en auront pris suffisamment. Dans le cas contraire, j’avoue que, quant à moi, j’aurais moins de répugnance qu’auparavant à leur lâcher mon coup de pistolet ou de fusil.

— J’ai entendu dire que les musulmans ne boivent jamais de liqueurs fortes, dit sir George Templemore, — et ; dans ce cas, notre offrande sera méprisée. D’ailleurs, il y a la difficulté de la prise de possession. Si ces Arabes sont ceux qui sont déjà venus sur ce bord, ils peuvent ne pas nous savoir beaucoup de gré de leur offrir une si faible partie de ce qu’ils peuvent regarder comme leur appartenant déjà. Il est certain que si quelqu’un m’offrait mes pistolets damasquinés, pour qu’il lui fût permis d’emporter mon assortiment de rasoirs ou ma toilette portative des Indes, j’avoue que je ne lui en aurais pas beaucoup d’obligation.

— Le cas est parfaitement posé, sir George, et je serais complètement de votre opinion, si je ne pensais que ces Arabes peuvent réellement être mollifiés par quelques verres de liqueur. Si j’avais un ambassadeur convenable à leur envoyer avec l’offrande, j’adopterais sur-le-champ le plan de M. Lundi.

Après un moment d’hésitation. M. Lundi s’offrit avec courage pour être l’un des deux ambassadeurs qui porteraient l’offrande propitiatoire aux Arabes ; car il avait assez de pénétration pour s’apercevoir qu’il était peu probable que ces hommes songeassent à le retenir, quand ils savaient qu’il se trouvait si près d’eux une force armée considérable et assez déterminée pour courir le risque d’un combat. Tout ce qu’il demandait, c’était d’avoir un compagnon ; et le capitaine Truck fut tellement frappé de cet esprit de prouesse, qu’il déclara sur-le-champ qu’il l’accompagnerait lui-même. Mais ses deux lieutenants et tout l’équipage s’y opposèrent fortement, quoique avec respect. On sentait trop l’importance d’un tel commandant pour consentir à ce qu’il s’exposât ainsi sans nécessité, et l’on ne voulut même permettre à aucun de ses officiers de courir le même risque à sa place. Ils pourraient combattre, si bon leur semblait, mais ils n’iraient pas se jeter ainsi dans la gueule du lion sans aucun moyen de résistance.

— Peu importe, dit M. Lundi ; je n’aurais pas été fâché d’avoir un officier pour compagnon ; mais je suis sûr qu’aucun de ces braves gens ne refusera de passer une heure à vider une bouteille avec un scheik arabe. Qu’en dites-vous, mes amis ? quelqu’un de vous veut-il m’accompagner ?

— Moi ! — Moi ! — Moi ! s’écrièrent en même temps une douzaine de voix.

— Non, non, non ! s’écria le capitaine. J’ai besoin de tout mon monde, car je me sens un faible pour les deux bâtons qui restent ici ; et en retournant demain à bord du Montauk, nous aurons à lutter contre une mer debout et un vent contraire. Mais, par saint George, monsieur Lundi, j’ai votre affaire. Voulez-vous M. Dodge pour compagnon ? Il est accoutumé aux comités ; il aime à être employé, et il a besoin de quelque stimulant, après avoir fait le plongeon comme un canard. — Monsieur Leach, prenez le canot avec une couple d’hommes, et amenez-nous ici M. Dodge. Dites-lui qu’il a été unanimement choisi pour remplir un emploi très-honorable, très-lucratif, et — oui, très-populaire.

Comme c’était un ordre, M. Leach y obéit sans scrupule. Il descendit sur le canot, et fut bientôt en route pour se rendre sur la chaloupe. Le capitaine héla l’homme en vigie, et lui demanda ce que faisaient les Arabes Il en reçut une réponse satisfaisante : ils étaient encore occupés à attacher leurs chameaux, et ils dressaient leurs tentes. Comme cela ne ressemblait pas à des préparatifs immédiats d’attaque, il donna ordre à l’homme en vigie de les surveiller, et d’avertir s’ils s’approchaient, et il pensa qu’il pouvait encore avoir le temps de changer de place ses bigues et de se mettre en possession du mât d’artimon. Il mit donc son monde à l’ouvrage à l’instant même.

Comme chacun travaillait comme s’il se fût agi de la vie, ce mât léger, au bout d’un quart d’heure, était suspendu en l’air, et dix minutes ensuite il avait le pied par-dessus le bord, et il fut déposé sur le sable presque au même moment. Il ne fallut que quelques instants de plus pour décapeler la hune et la mettre à l’eau, après quoi tout le monde fut appelé pour déjeuner. L’homme en vigie annonça que les Arabes s’occupaient de la même manière, et étaient à traire leurs chamelles. Cette nouvelle était rassurante et chacun déjeuna tranquillement, charmé de savoir que ceux qu’on avait lieu de redouter passaient le temps d’une manière si pacifique.

Ni les Arabes ni nos marins ne firent pourtant durer ce repas plus longtemps qu’il n’était nécessaire. L’homme en vigie avertit que des détachements de quinze à vingt Arabes, montés sur des dromadaires dressés à la course, allaient et venaient fréquemment, se dirigeant vers l’orient ou en revenant. Quelquefois c’était un homme seul qui partait ou qui arrivait, comme s’ils eussent maintenu une communication avec d’autres corps campés plus loin dans le désert. Toutes ces nouvelles donnèrent de l’inquiétude au capitaine, et il pensa sérieusement qu’il était temps de prendre quelque mesure décisive pour amener l’alaire à sa fin. Cependant, comme le temps qu’on gagnait était en sa faveur, il ordonna d’abord à son monde de transporter les bigues sur l’avant, dans l’espoir de pouvoir enlever le mât de misaine, mât qui lui serait infiniment utile, puisqu’il lui éviterait de jumeler une nouvelle tête à celui qui restait encore sur le paquebot. Il se retira alors à l’écart avec ses deux ambassadeurs, afin de leur donner leurs instructions.

Dès que M. Dodge s’était trouvé sur la chaloupe, il avait senti renaître son courage, et avec son courage, son orgueil ; sa confiance en lui-même et son impudence. Pendant le peu de minutes qu’il avait passées dans l’eau, il n’existait pas dans le monde un homme plus doux et plus humble ; il avait même conçu quelques doutes sur la vérité de toutes ses idées favorites de liberté et d’égalité ; car on pense vite dans le danger, et il y avait eu un moment où il aurait aisément avoué qu’il était dans sa conduite journalière plus hypocrite que démagogue, que le principal motif de ses actions était l’égoïsme, que ses passions dominantes étaient l’envie, la méfiance et la méchanceté ; en un mot, où il se serait montré tel qu’il était. Dès qu’il fut sur la chaloupe, la honte s’empara de lui, et il chercha des excuses pour couvrir sa lâcheté. Mais sans nous arrêter à rapporter tout ce qu’il dit alors à ce sujet, et les moyens que prit M. Leach, pour le déterminer à revenir sur le bâtiment, nous donnerons dans ses propres termes l’apologie qu’à son retour il fit de sa conduite au capitaine Truck, non sans quelque embarras.

— Il faut que j’aie mal compris vos arrangements, capitaine, dit-il ; car, de manière ou d’autre, quoique je ne sache trop comment, dès que l’alarme eut été donnée, il me sembla que je devais être sur la chaloupe pour être à mon poste. Je suppose que c’est parce que je savais que c’était là qu’étaient déposées les voiles et les manœuvres que nous étions venus chercher ici, et que par conséquent c’était l’endroit qu’il fallait défendre avec le plus de résolution. Je suis sûr que si les Arabes étaient venus nous y attaquer, j’aurais combattu comme un tigre.

— Nul doute, mon cher monsieur, et comme un chat sauvage. Nous sommes tous sujets quelques petites méprises, à la guerre comme en politique ; et un fait bien connu, c’est que les meilleurs soldats sont ceux qui reculent à la première attaque. Mais M. Leach vous a expliqué le plan de M. Lundi, et je compte sur votre zèle et sur votre courage. Voici une bonne occasion pour en donner une preuve, car jusqu’ici vous n’avez fait qu’une démonstration.

— S’il s’agissait seulement d’affronter les Arabes le sabre à la main…

— Bon, bon, mon’cher ami, prenez deux sabres si bon vous semble. On a beau aimer le combat, on ne peut jamais le livrer précisément comme on le voudrait. Faites avaler aux Arabes le schnaps du pauvre Danois ; et s’ils font le moindre mouvement pour avancer vers nous, donnez-nous l’alarme, afin que nous soyons prêts à les recevoir. Fiez-vous à nous pour l’ouverture de la campagne, comme je me fie à vous pour être un messager de paix.

— Mais comment l’entendez-vous ? comment pourrons-nous vous donner l’alarme assez à temps ?

— Rien n’est plus facile. Tuez seulement le scheik ; ce sera faire d’une pierre deux coups. Vous avez vos pistolets ; faites feu contre les Arabes à babord et à tribord, et soyez sûr que nous vous entendrons.

— Je n’en doute nullement, mais je doute un peu de la prudence d’une telle mesure. Il me semble réellement, monsieur Lundi, que c’est comme vouloir tenter la Providence, et je commence à avoir des scrupules de conscience. J’espère, capitaine, que vous êtes bien sûr qu’il n’y a dans tout cela rien qui soit contraire aux lois de l’Afrique ? Il faut aussi ne pas oublier la morale et la religion. Je déclare que les prémisses de votre argument, m’occupent entièrement l’esprit.

— Vous avez beaucoup trop de conscience pour un diplomate, dit M. Truck après avoir allumé un autre cigare. — Je ne vous dis pas de tirer sur les femmes ; que faut-il de plus à un homme ? Allons, allons, pas un mot de plus, et faites votre devoir de tout cœur ; chacun attend cela de vous, parce que personne ne peut le faire à moitié aussi bien. Si jamais vous revoyez Dodgetown, vous aurez de quoi faire tous les jours un article de journal pendant six mois ; et s’il vous arrive quelque chose de sérieux, comptez sur moi pour rendre justice à votre mémoire.

— Capitaine ! capitaine ! plaisanter ainsi sur l’avenir, c’est presque blasphémer. Il est rare qu’on parle impunément de la mort ; je suis réellement blessé d’entendre parler si légèrement d’un sujet si redoutable. J’irai trouver les Arabes, car je ne vois pas trop comment faire autrement ; mais présentons-nous à eux d’une manière aimable, et avec des présents qui nous assurent d’être bien reçus et de pouvoir revenir ici en toute sûreté.

— M. Lundi emporte la petite caisse de liqueur du Danois, et vous pouvez prendre tout ce qui reste ici, si bon vous semble, à exception du mât de misaine ; car je combattrai pour la possession de ce mât quand tous les lions de l’Afrique viendraient se joindre aux Arabes.

M. Dodge avait encore beaucoup d’autres objections à faire ; il en bégaya quelques-unes, mais il en conserva le plus grand nombre dans son cœur. Sans le malheureux plongeon qu’il avait fait, il aurait certainement fait valoir ses privilèges comme passager, et refusé positivement de se mettre en avant dans de telles circonstances ; mais il sentait qu’il s’était déshonoré aux yeux de l’équipage, et qu’un acte de vigueur décisif était indispensable pour rétablir sa réputation. D’une autre part, la neutralité maintenue jusqu’alors par les Arabes l’encourageait, et il penchait pour l’opinion que le capitaine Truck avait exprimée, que, tant qu’une troupe nombreuse d’Européens armés se montrerait sur le pont du bâtiment, le scheik, s’il avait tant soit peu de modération et de politique, ne voudrait pas en venir à des actes de violence.

— Vous pouvez lui dire, Messieurs, ajouta le capitaine Truck, que dès que j’aurai en ma possession ce mât de misaine, j’évacuerai le bâtiment, et que je le lui laisserai avec tout ce qu’il contient. Ce bâton ne peut lui servir à rien, et je l’ai cloué à mon cœur. Expliquez-lui, cela bien clairement, et je ne doute pas que nous ne nous séparions les meilleurs amis du monde. Souvenez-vous pourtant d’une chose, c’est que, dès que vous nous aurez quittés, nous allons travailler à soulever ce mât, et s’il y avait quelque symptôme d’attaque, donnez-nous l’alarme, afin que nous ayons le temps de prendre nos armes.

Ce fut ainsi que M. Dodge se laissa persuader de se charger de cette mission ; mais ses réflexions et ses craintes lui en fournirent un nouveau motif, qu’il eut grand soin de ne pas laisser entrevoir. S’il y avait un combat, il savait qu’il serait obligé d’y prendre part s’il restait avec ses compagnons de voyage ; au lieu qu’étant avec les Arabes, il pourrait se cacher quelque part jusqu’à ce que l’affaire fût terminée ; car pour un homme de son caractère, la crainte de l’esclavage était beaucoup moins forte que celle de la mort.

M. Lundi et son collègue, emportant la caisse de liqueurs et quelques légers présents trouvés sur le bâtiment échoué, partirent précisément à l’instant où l’équipage, assuré que les Arabes étaient encore tranquilles, commençait à s’occuper sérieusement de son dernier et grand travail. Le capitaine conduisit ses ambassadeurs jusque sur le rivage, où il prit congé d’eux ; mais il s’y arrêta quelque temps pour examiner ce qui se passait dans le camp, qui était à environ cent toises de l’endroit où il se trouvait. Le nombre des Arabes n’avait certainement pas été exagéré ; mais ce qui lui donna le plus d’inquiétude, fut le fait que des détachements d’Arabes semblaient en communication constante avec une autre troupe, qui était probablement cachée par une suite de monticules de sable qui bornaient la vue à l’orient, car tous allaient et venaient de ce côté. Après avoir vu ses deux envoyés entrer dans le camp, il laissa une sentinelle sur le rivage et retourna sur le bâtiment pour accélérer la besogne importante dont on s’y occupait.

M. Lundi se montra le plus entendu des deux ambassadeurs, dès qu’ils eurent une fois commencé à exécuter leur mission. C’était un homme qui était tout nerfs, et qui avait trop peu d’imagination pour se figurer des dangers quand ils n’étaient pas très-distincts, et il avait une grande confiance dans la vertu pacifique de la caisse de liqueurs. Quand ils furent près des tentes, un Arabe s’avança à leur rencontre, et, quoique toute conversation fût impossible, M. Lundi, à force de gestes et en répétant plusieurs fois le seul mot scheik, réussit à se faire conduire, avec M. Dodge, devant ce personnage.

On a si souvent fait la description des habitants du désert, que je supposerai que mes lecteurs les connaissent, et je continuera ma relation comme s’il s’agissait de chrétiens. On a écrit bien des choses sur l’hospitalité des Arabes ; s’il y a quelque chose de vrai dans ces récits, on ne peut guère l’appliquer aux tribus qui fréquentent les côtes de l’Océan Atlantique : l’habitude de piller les bâtiments naufragés paraît y avoir produit les mêmes effets que dans certaines parties d’Europe bien connues ; mais un bâtiment protégé par quelques hommes naufragés et épuisés de fatigues, et un navire défendu par une troupe armée aussi nombreuse que celle que commandait le capitaine présentaient des objets tout différents à la rapacité de ces barbares. Ils connaissaient le grand avantage que leur donnait la circonstance qu’ils se trouvaient sur leur propre terrain, et se contentaient d’attendre les événements plutôt que de risquer un combat dont le résultat était douteux. Plusieurs d’entre eux avaient été à Mogador et dans d’autres ports, ou ils s’étaient formé une idée assez passable du pouvoir des bâtiments européens ; et comme ils voyaient que les hommes qui étaient à travailler sur le navire échoué n’avaient aucun moyen d’en emporter la cargaison, ce qui était le principal objet de leur cupidité, la curiosité et la prudence se joignant à certains plans qui avaient déjà été concertés entre leurs chefs, les maintenaient en repos, du moins pour le moment.

Ces Arabes n’étaient pas assez ignorants pour ne pas comprendre que quelque autre navire devait être dans les environs, et ils avaient envoyé de tous côtés le long de la côte pour s’assurer de ce fait avant de prendre leurs mesures définitives, car le scheik lui-même avait des idées assez justes sur la force d’un vaisseau de guerre et sur le danger d’en attaquer un. Le résultat de sa politique se fera mieux voir dans la suite de cette relation.

L’accueil que reçurent les deux envoyés du capitaine Truck fut marqué par cette politesse souriante et courtoise qui semble diminuer à mesure qu’on avance vers l’occident, et augmenter quand on marche à l’orient, quoiqu’elle eût certainement quelque chose de moins étudié que dans le palais d’un rajah indien. Le scheik n’était pas à proprement parler un scheik, et, ceux qui l’accompagnaient n’étaient pas de vrais Arabes, quoique nous leur ayons donné ce nom pour nous conformer à l’usage ; le premier avait pourtant de l’autorité sur les autres, et ses compagnons et lui avaient assez du type qui caractérise les tribus errantes qui sont à l’est de la mer Rouge, pour justifier le nom que nous leur avons donné.

M. Lundi et M. Dodge furent invités par signes à s’asseoir, et on leur offrit des rafraîchissements qui ne furent pas très-attrayants pour le premier ; aussi ne tarda-t-il pas à ouvrir sa caisse de liqueurs et à montrer à ses hôtes ce qu’il fallait en faire. Ceux-ci, quoique musulmans, ne se firent pas scrupule, de suivre son exemple, et dix minutes passées à boire et à se faire des signes inintelligibles établirent entre eux une sorte d’intimité.

L’homme que le capitaine Truck avait fait prisonnier la nuit précédente avec si peu de cérémonie, fut alors amené devant le scheik, et l’on montra beaucoup de curiosité pour savoir si ce qu’il avait dit du penchant des étrangers à manger leurs semblables était vrai ou non. Dans le cours des siècles, les habitants du désert avaient entendu quelques prisonniers raconter l’histoire de marins qui avaient mangé un ou plusieurs de leurs compagnons, et il existait encore parmi eux, à ce sujet, de vagues traditions que le récit de cet homme avait fait revivre. Si le scheik eût, comme M. Dodge, écrit des articles de journaux, il est probable qu’il aurait parlé des mœurs et des coutumes des Américains d’une manière aussi judicieuse et aussi véridique que l’avait fait l’éditeur du Furet Actif à l’égard des différentes nations qu’il avait vues.

M. Lundi fit la plus grande attention aux gestes qui accompagnaient la description que faisait cet homme de l’envie qu’avait montrée le capitaine Truck de faire des grillades de son corps, et qu’il termina en cherchant gravement à faire entendre aux deux envoyés que le scheik les invitait à dîner avec lui. M. Lundi était porté à accepter la proposition ; mais M. Dodge envisagea l’affaire sous un autre point de vue, car avec une conformité d’opinion qui disait réellement quelque chose en faveur de la science des signes, il en vint à la même conclusion que le pauvre Arabe, avec la différence importante qu’il s’imagina que les Arabes avaient dessein de dîner aux dépens de ses propres membres. M. Lundi, dont l’esprit était plus robuste, rejeta bien loin une pareille idée, et crut la réfuter suffisamment en montrant à M Dodge deux ou trois jeunes chameaux, et en lui demandant s’il croyait qu’aucun homme, Turc ou chrétien, penserait à manger un être aussi maigre, aussi sec et aussi peu appétissant que lui, quand il avait à sa disposition une nourriture bien plus succulente.

— Prenez votre part de la liqueur pendant que la bouteille passe, ajouta-t-il, et ne vous inquiétez pas du dîner ; je ne doute pas qu’il ne soit substantiel et convenable. Si j’avais prévu l’honneur qu’on veut nous faire, j’aurais apporté au scheik un service de couteaux et de fourchettes de Birmingham, car il paraît réellement un homme comme il faut et bien disposé ; j’ose dire qu’il paraîtra encore plus à son avantage quand il aura mangé quelques tranches de chameau et qu’il les aura arrosées d’une ration proportionnée de schnaps. — Monsieur le scheik, je bois à votre santé de tout mon cœur.

Les hasards de la vie auraient à peine pu rassembler deux hommes d’un caractère plus différent que M. Lundi et M. Dodge ; ils offraient un tableau en raccourci, mais complet, de deux classes nombreuses de leurs nations respectives, et ils étaient si diamétralement opposés l’un à l’autre, qu’on aurait eu peine à les reconnaître pour des rejetons de la même souche. Le premier était lourd, obstiné et plein d’assurance ; il ne connaissait pas les détours, avait des manières cordiales, et ne manquait pas de sincérité, quoi qu’il fût adroit en affaires, malgré son air de franchise : le second avait l’esprit plus ouvert, était méfiant, rusé, menteur, flatteur, quand il croyait que son intérêt l’exigeait, envieux et médisant dans tout autre cas, et avait un extérieur froid, qui avait du moins le mérite d’avoir l’air de ne pas vouloir tromper. Tous deux avaient de forts préjugés ; mais dans M. Lundi, ces préjugés étaient la suite d’anciens dogmes en religion, en politique et en morale, tandis que, chez M. Dodge, c’était un vice résultant de son séjour constant en province et d’une éducation qui n’avait pas été à l’abri du fanatisme du xviie siècle. Cette différence de caractère fit qu’ils envisagèrent les choses sous un point de vue tout différent dans cette entrevue. Tandis que M. Lundi était disposé à prendre tout à l’amiable, M. Dodge était entièrement livré à ses soupçons ; et, s’ils fussent retournés au bâtiment en ce moment, celui-ci aurait appelé aux armes, tandis que l’autre aurait engagé le capitaine Truck à aller voir le scheik comme on rend visite à un voisin aimable et bienveillant.