Le Paquebot américain/Chapitre XVIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 207-222).


CHAPITRE XVIII.


Ici, sur les sables, je le canonnerai en enfilade.
Le roi Lear



Ayant pris son parti, bien annoncé ses intentions, et ayant mis tout en ordre sur son bord, le capitaine Truck donna ses derniers ordres avec promptitude et clarté. Les dames devant rester sur le Montauk, il leur dit que les deux messieurs Effingham resteraient naturellement avec elles, comme leurs protecteurs, quoiqu’elles n’eussent rien à craindre dans la situation où elles étaient.

— Je me propose de laisser le bâtiment sous les soins de M. Blunt, ajouta-t-il ; car j’aperçois en lui quelque chose qui annonce de l’instinct pour la marine. — Si M. Sharp veut rester aussi, votre société en sera plus agréable ; mais en échange, Messieurs, je vous demande l’aide des bras vigoureux de tous vos domestiques. — Que le temps soit beau ou mauvais, M. Lundi est mon homme, et je me flatte de pouvoir compter aussi sur sir George Templemore. — Quant à M. Dodge, s’il lui plaît de rester en arrière, le Furet Actif y perdra un article remarquable, car il n’y aura d’autre historien de l’expédition que celui que je choisirai. — Pendant ce temps, M. Saunders aura l’honneur de préparer vos repas, et je me propose d’emmener tout l’équipage avec moi.

Comme on ne pouvait faire aucune objection sérieuse à cet arrangement, une heure après qu’on eut pourvu à la sûreté du bâtiment, le cutter et le canot partirent, l’intention du capitaine Truck étant d’arriver dans la soirée au bâtiment échoué, afin d’avoir le temps de préparer ses bigues pour se mettre à l’ouvrage dès que le soleil paraîtrait. Il espérait pouvoir être de retour dans le cours de la journée du lendemain. Il savait qu’il n’avait pas de temps à perdre ; car il s’attendait à chaque instant à voir revenir les Arabes, et la tranquillité de la mer est toujours d’une durée fort incertaine. Dans la vue déclarée de faire prompte besogne et avec la crainte secrète d’être attaqué par les habitants du pays, le capitaine emmena ses deux officiers, tous les hommes de son équipage dont la présence à bord n’était pas indispensable, et même quelques-uns de ses passagers. Supposant que le nombre pouvait intimider les Arabes, il voulait chercher à leur imposer par les apparences plutôt qu’autrement ; sans quoi, il aurait cru pouvoir se passer de la présence de M. Dodge, car, pour dire la vérité, il ne doutait pas que l’éditeur du Furet Actif ne prouvât son activité de toute autre manière qu’en travaillant ou en se battant.

Il ne fit mettre dans les deux embarcations ni eau ni provisions, que ce qui pouvait être nécessaire pour arriver au bâtiment danois ; ni cordes, ni poulies, ni aucune autre chose que des armes et des munitions ; car l’examen qu’il avait fait dans la matinée lui avait appris que, malgré le pillage qui avait eu lieu, il y trouverait tout ce dont il pourrait avoir besoin en tout genre. Dans le fait, tant de choses avaient été laissées, qu’un de ses motifs pour se hâter était la forte persuasion que ceux qui avaient emporté une partie du butin ne tarderaient pas à venir chercher le reste. Il emporta les fusils de chasse, les pistolets, ainsi que la poudre et les balles qui étaient sur le Montauk, et il y laissa le petit canon, qu’il fit charger afin qu’on pût faire un signal s’il arrivait quelque changement matériel dans la situation du bâtiment.

Ils étaient au nombre de trente hommes, et comme la plupart avaient une arme à feu, ils partirent pleins d’ardeur et de confiance et comptant sur le succès. Il y avait sur les deux embarcations autant de monde qu’elles en pouvaient contenir, mais il restait encore assez de place pour ramer. La chaloupe avait été laissée à sa place sur le pont, parce qu’on savait qu’il se trouvait sur le bâtiment échoué deux canots dont l’un était grand. En un mot, comme le capitaine Truck avait médité cette entreprise depuis l’instant qu’il avait reconnu la situations du bâtiment danois, il se mit à l’exécuter avec méthode et discernement. Nous commencerons par l’accompagner, et, dans un autre chapitre, nous reporterons l’attention du lecteur sur ceux que nous laissons à bord du Montauk.

La distance qui séparait les deux bâtiments était alors d’environ quatre lieues, et un promontoire étant placé entre eux, ceux qui étaient sur le cutter et le canot perdirent de vue en moins d’une heure le Montauk, qui, dépouillé de toute sa gloire, était à l’ancre dans l’intérieur du récif. Presque au même instant, ils aperçurent le bâtiment danois, et le capitaine Truck prit avec empressement sa longue-vue pour s’assurer de l’état des choses de ce côté. Tout y était tranquille et l’on ne voyait aucun signe qui indiquât que personne s’en fût approché depuis le matin. Il fit part de cette nouvelle à son équipage qui, stimulé par l’espoir d’un succès probable, redoubla d’ardeur, et l’on avança avec une nouvelle vitesse.

Le soleil était encore à quelque distance au-dessus de l’horizon quand ils entrèrent dans l’étroit canal qui était en arrière du bâtiment échoué, et ils s’arrêtèrent, comme le matin, à côté des rochers. Sautant à terre, le capitaine Truck conduisit ses compagnons vers le navire, et en cinq minutes on le vit dans la hune examinant la plaine avec sa longue-vue. La solitude continuait à régner dans le désert, et il donna sur-le-champ l’ordre de commencer le travail sans délai.

Quelques-uns des meilleurs matelots mirent à la mer le mât de hune de rechange et la basse vergue du bâtiment danois et préparèrent des bigues, travail qui devait les occuper plusieurs heures. M. Leach et le second lieutenant, le premier sur l’avant, l’autre sur l’arrière, s’occupèrent avec quelques hommes à dépecer les mâts de perroquet et de hune, et à amener les vergues de hune sur le pont, tandis que le capitaine Truck, placé sur le pont, dirigeait le même travail pour le mât de misaine. Comme chacun travaillait avec ardeur, le soleil était à peine sur le point de disparaître à l’horizon, quand tout fut déposé sur le sable le long du bord, à l’exception des mâts majeurs. Cependant, avant d’amener les basses vergues, on avait enlevé la chaloupe de dessus son chantier, et on l’avait aussi placée à côté du bâtiment sur des appuis préparés pour la recevoir. Le capitaine appela alors tout équipage sur le sable, et la chaloupe fut mise à la mer, opération qui offrit quelque difficulté, attendu qu’il survenait de temps en temps de fortes lames. Dès qu’elle fut à flot, on la conduisit près des rochers, et l’on y embarqua les manœuvres dormantes et les voiles qui avaient été déverguées à mesure que les vergues avaient été amenées. On trouva deux ancres et on attacha une aussière à l’une d’elles, et la chaloupe fut conduite au delà de la barre et mise à l’ancre. Des cordes ayant été apportées, on réunit les vergues dans le même endroit, et on les attacha solidement ensemble pour la nuit. Une grande quantité de manœuvres courantes, plusieurs poulies et divers autres objets occupant peu d’espace, furent portés dans les embarcations du Montauk. Enfin on mit en mer le canot du bâtiment danois, qui était encore suspendu à l’arrière. Par ce moyen, le capitaine avait alors quatre embarcations, dont l’une était très-grande et en état de porter un chargement considérable.

Il était alors si tard et il faisait si obscur, que le capitaine Truck résolut de suspendre ses travaux jusqu’au lendemain matin. Au moyen de quelques heures de travail et d’activité, il s’était mis en possession des vergues, des voiles, des manœuvres dormantes et courantes, des canots et de beaucoup d’autres objets utiles, quoique moins essentiels, et il ne restait d’autre objet important que les trois mâts majeurs à bord du bâtiment échoué. Mais ces trois mâts étaient ce qu’il y avait de plus essentiel pour le capitaine Truck ; sans eux il n’aurait gagné que bien peu de chose à tout ce travail, car il avait sur son bord des voiles et des vergues de rechange, dont il aurait pu se servir faute d’autres ; mais c’était la base qui lui manquait, et il n’avait pris le reste que pour ne pas être obligé de se servir de vergues et de voiles qui n’étaient pas faites les unes pour les autres.

À huit heures du soir, l’équipage soupa et se prépara ensuite à se coucher. Le capitaine s’entretint avec ses deux lieutenants sur la manière de disposer ses gens pour la nuit, et il fut décidé qu’il garderait avec lui sur le bâtiment danois dix hommes bien armés, et que les autres iraient dormir sur les embarcations qu’on avait amarrées à la chaloupe, qui était à l’ancre en dehors de la barre. Ils s’y couchèrent sur les voiles, et à l’exception des hommes de veille, qu’on avait eu la précaution d’établir, les autres, de même que ceux qui étaient restés sur le bâtiment échoué, furent bientôt aussi profondément endormis que s’ils eussent été dans leurs hamacs à bord du Montauk. Il n’en fut pas de même du capitaine Truck. Il se promena sur le pont du bâtiment danois avec M. Leach plus d’une heure après qu’un profond silence y régnait, et même quelque temps après que M. Lundi, ayant fini une bouteille de vin dont il avait eu soin de se munir avant de quitter le paquebot, se fut couché sur quelques vieilles voiles dans l’entrepont. Toutes les étoiles brillaient au firmament, mais la lune ne devait se montrer que peu de temps avant l’aurore. Le vent venait de terre par bouffées soudaines ; il était brûlant, mais si léger, qu’au peu de bruit qu’il faisait en passant on aurait cru entendre les soupirs du désert.

— Il est heureux, dit le capitaine, continuant la conversation qu’il avait avec M. Leach à voix basse, parce qu’ils sentaient tous deux que leur situation n’était pas tout à fait sûre, — il est heureux, monsieur Leach, que nous ayons fait porter l’ancre d’affourche sur le banc situé derrière le Montauk, sans quoi il frotterait bientôt son cuivre contre les angles de ces rochers. Le vent est faible, mais sous toutes ses voiles le Montauk serait bientôt loin de la côte, si tout était prêt.

— Oui, commandant, oui, si tout était prêt, répondit M. Leach, qui savait combien il y avait encore à travailler avant que cet heureux moment pût arriver.

— Si tout était prêt ! j’espère bien que nous serons en état de faire sauter ces trois quilles hors de ce bâtiment demain avant le déjeuner ; deux heures nous suffiront pour faire le radeau, et six à sept autres nous reconduiront sur notre bord.

— Cela peut être, commandant, si tout va bien.

— Bien ou mal, il faut que cela soit. Nous ne sommes pas dans une situation à jouer à la courte-paille.

— J’espère que cela pourra se faire, commandant.

— Monsieur Leach !

— Capitaine Truck !

— Nous sommes dans une catégorie du diable, Monsieur, s’il faut dire la vérité.

— C’est un mot que je ne connais pas beaucoup ; mais il est certain que nous sommes placés ici d’une manière désagréable, si c’est là ce que vous voulez dire.

Il s’ensuivit un assez long intervalle de silence ; et pendant ce temps les deux marins, dont l’un était vieux et l’autre jeune, continuèrent à se promener sur le pont.

— Monsieur Leach !

— Commandant !

— Priez-vous jamais ?

— Je le faisais autrefois, commandant ; mais depuis que je suis sous vos ordres, j’ai appris à faire d’abord mon ouvrage et à prier ensuite ; et quand une difficulté a été surmontée par le travail, la prière m’a souvent paru une œuvre de surérogation.

— Vous devriez rendre vos actions de grâces, Leach. Je crois que votre grand-père était ministre ?

— Oui, Monsieur, et l’on m’a dit que votre père suivait la même profession.

— On vous a dit la vérité, monsieur Leach. Mon père était un chrétien aussi pieux et aussi humble qu’on en vit jamais dans une chaire. C’était un pauvre homme, et, s’il faut dire la vérité, un pauvre prédicateur, quoique plein de zèle et de dévotion. Je m’enfuis de chez lui à l’âge de douze ans, et, depuis ce temps, je n’ai jamais passé huit jours de suite à la maison paternelle. Il pouvait faire peu de chose pour moi, car il avait reçu peu d’éducation et n’avait pas d’argent ; je crois qu’il n’était riche que de foi. Mais c’était un brave homme, Leach, quoiqu’il y eût peu d’instruction à recevoir de lui. Quant à ma mère, si jamais il exista sur la terre un esprit de pureté, il se trouvait en elle.

— Oui, oui, commandant ; c’est ce que sont ordinairement toutes les mères.

— Elle m’avait appris à prier, dit le capitaine, dont la langue semblait s’épaissir. — Mais depuis que je suis dans ma profession, je trouve peu de temps pour m’occuper d’autre chose que des devoirs qu’elle m’impose, et, pour dire la vérité, prier est devenu pour moi, faute de pratique, une des manœuvres les plus difficiles.

— C’est, suivant moi, ce qui nous arrive à tous, commandant. Je crois que tous ces bâtiments, qui vont d’Amérique à Londres et à Liverpool, auront à répondre de bien des âmes.

— Oui, oui, si l’on pouvait les mettre sur leur conscience, cela serait assez juste ; mais mon brave vieux père soutenait toujours que chacun devait boucher la voie d’eau causée par ses péchés, quoiqu’il dît aussi que nous étions destinés à voguer à babord ou à tribord, même avant d’avoir été lancés en mer.

— Cette doctrine fait de la vie une navigation facile ; et, dans le fait, je ne vois pas la nécessité de combattre le vent et la marée pour s’écarter de toute immoralité, quand on sait qu’on est destiné à y tomber après toutes ses peines.

— J’ai fait tous les calculs possibles pour m’expliquer cette affaire, et je n’ai jamais pu y réussir : cela est plus difficile que les logarithmes. Si mon père avait été le seul à le dire, j’y aurais moins pensé ; car il n’était pas savant, et j’aurais regardé tout cela comme un jargon de métier. Mais ma mère le croyait ; elle le croyait de cœur et d’âme, et elle était trop brave femme pour tenir longtemps à ce qui n’aurait pas été appuyé sur la vérité.

— Et pourquoi ne pas le croire aussi, commandant ? Pourquoi ne pas laisser tourner la roue ? On arrive à la fin du voyage par cette bordée aussi bien que par une autre.

— Il n’y a pas grande difficulté à faire le voyage, Leach, ni même à traverser le passage de la mort ; mais le grand point est de savoir dans quel port nous devons finir par entrer. Ma mère m’a appris à prier. À dix ans je savais les douze Commandements, le Symbole du Seigneur et la prière des Apôtres, et je m’étais même lancé jusque dans le Catéchisme. Mais hélas ! hélas ! il n’en reste pas plus dans ma mémoire que de chaleur dans le corps d’un Groenlandais.

— D’après tout ce que je puis savoir, capitaine, on était mieux élevé de votre temps qu’à présent.

— Pas le moindre doute, Leach. De mon temps, on apprenait aux jeunes gens à respecter leurs supérieurs et les personnes âgées ; on leur faisait réciter le Catéchisme, la prière des Apôtres, et toutes ces sortes de choses. Mais depuis cinquante ans, l’Amérique a diablement culé. Je ne me flatte pas de valoir ce que je valais quand j’étais sous le commandement de ma chère et excellente mère ; mais pourtant il y a dans le monde, et même hors de Newgate, des hommes qui sont pires que John Truck. Par exemple, Leach, je ne jure jamais.

— Non, sans doute, commandant, et M. Lundi ne boit jamais.

La protestation de sobriété de M. Lundi était devenue un sujet de plaisanterie pour tout l’équipage, et M. Truck n’eut pas de difficulté à comprendre ce que voulait dire son aide ; mais quoiqu’il fût piqué d’une repartie qui usurpait son droit exclusif de railler sur son bord, il était dans un accès d’humeur à ne pas s’en fâcher, et un instant après il reprit la conversation, comme s’il n’eût été rien dit qui dût en troubler l’harmonie.

— Non, je ne jure jamais ; ou, si je jure, c’est en homme bien élevé, sans me permettre ces gros jurements qui remplissent la bouche, comme en faisaient autrefois les maquignons qui transportaient des chevaux de la Rivière aux îles des Indes Occidentales.

— Étaient-ils de forts jureurs ?

— Le vent du nord-ouest est-il fort ? Ces drôles, après s’être empâtés de religion à terre pendant un mois ou deux, éclataient en jurements, comme un ouragan, dès qu’ils étaient au large, et que ni les ministres, ni la congrégation ne pouvaient plus les entendre. On dit que le vieux Joé Bunk commençait sur la barre un jurement qui n’était fini que lorsqu’il était à la hauteur de Montauk. Je doute fort, Leach, qu’il y ait beaucoup à gagner à arrimer dans la cale la religion et la morale comme une balle de coton. Et c’est pourtant ce qui se fait sur la Rivière et dans les environs.

— Bien des gens commencent à être du même avis ; car, quand une opinion perce en Amérique, c’est comme la petite vérole.

— Je suis partisan de l’éducation, et je ne crois pas en avoir reçu plus qu’il n’est raisonnable. Je pense même qu’une prière est plus utile à un capitaine de bâtiment que le latin ; et même encore à présent j’y ai souvent recours, quoique ce puisse ne pas être tout à fait dans les termes de l’Écriture. J’ai rarement besoin de vent sans prier pour en avoir, mais c’est mentalement, j’en conviens ; et quant au rhumatisme, je prie sans cesse le ciel de m’en débarrasser, à moins que je ne le maudisse à babord et à tribord. N’avez-vous jamais remarqué que le monde est moins moral qu’auparavant depuis qu’on a inventé les bâtiments à vapeur ?

— Cette découverte est antérieure à ma naissance, commandant.

— C’est vrai, vous n’êtes presque qu’un enfant. Tout le monde paraît pressé d’arriver, et personne n’aime à s’arrêter pour prier, ou pour congédier ses péchés comme une balle qu’on chasse avec le pied. La vie est comme une traversée sur mer : nous sondons avec soin en sortant du port, et quand une fois la sonde ne trouve plus de fond, nous passons le temps gaiement ; mais quand nous approchons de nouveau de la côte, à la fin du voyage, nous reprenons la sonde et nous examinons comment nous gouvernons. C’est le moment de partir et celui d’arriver qui nous donnent tout l’embarras. Vous aviez quelque motif, capitaine, pour me demander si je priais jamais ?

— Certainement. Si je me mettais en besogne de prier en ce moment, ce serait pour demander une mer calme pour demain, afin que nous puissions conduire tranquillement à la remorque le radeau jusqu’au Montauk. Mais chut, Leach ! n’avez vous rien entendu ?

— Je crois avoir entendu un son qui n’est pas celui de la brise de terre. C’est probablement quelque animal sauvage, cal l’Afrique en est pleine.

— Je crois que dans cette forteresse nous pourrions venir à bout d’un lion. À moins que le drôle ne trouvât ce méchant escalier, il ne pourrait monter à bord ; et en renversant une couple de planches, ce serait comme lever un pont-levis ! Mais regardez là-bas ! il y a quelque chose qui remue à terre à peu de distance du rivage, ou mes yeux ne sont bons à rien.

M. Leach regarda dans la direction indiquée, et s’imagina aussi voir quelque chose en mouvement. À l’endroit ou était le bâtiment échoué, le rivage n’avait pas une très-grande étendue, et le bâton de clin-foc qui était encore en place s’avançait si près de la petite hauteur qui mettait la côte au niveau du désert, qu’il n’était qu’à dix pieds de quelques buissons qui croissaient sur les bords. Quoiqu’il fût un peu penché, n’étant plus soutenu par les étais, le bout en était encore assez haut pour s’élever au-dessus des feuilles, et permettre à un homme qui y serait placé de voir la plaine aussi bien que le permettait la lueur des étoiles. Considérant cet examen comme très-important, le capitaine donna d’abord ses instructions à M. Leach sur la manière dont il devrait donner l’alarme à l’équipage, si la nécessité l’y obligeait ; et monta ensuite avec précaution sur le beau ; et de là par le moyen des manœuvres jusqu’à l’extrémité du bâton de clin-foc. Comme il fit tout cela avec la fermeté d’un marin et en prenant toutes les précautions possibles pour qu’on ne pût le découvrir, il y fut bientôt étendu, laissant pendre ses jambes pour maintenir son corps en équilibre, et jeta de tous côtés des regards attentifs, quoi qu’il ne pût voir ni bien loin, ni très-distinctement, attendu l’obscurité.

Après être resté une minute dans cette position, le capitaine Truck découvrit sur la plaine, à environ cinquante toises des buissons, un objet qui était évidemment en mouvement. Il ne le perdit plus de vue ; car, quand même il n’aurait pas eu des preuves que les Arabes étaient déjà venus à bord du bâtiment danois, il savait qu’il en rôdait souvent des bandes le long de la côte, surtout quand il y avait eu de forts coups de vent venant de l’ouest, dans l’espoir de trouver quelque butin. Comme tout son équipage dormait, à l’exception de M. Leach, et qu’il pouvait à peine découvrir ses embarcations, lui qui en connaissait la position, il espéra que s’il y avait des Arabes dans les environs, ils ne s’apercevraient pas qu’il s’y trouvât aussi des étrangers. Il est vrai que le changement opéré dans la mâture devait frapper quiconque avait, déjà vu le bâtiment ; mais on pouvait croire que ce changement avait été fait par une autre troupe de maraudeurs, et d ailleurs il était possible que ceux qui arrivaient, s’il arrivait quelqu’un, vissent le bâtiment pour la première fois.

Tandis que de pareilles idées se succédaient rapidement dans l’esprit du capitaine, le lecteur s’imaginera facilement qu’il n’était pas très à son aise. Cependant, il était de sang froid ; et comme il était résolu à faire sa retraite, les armes à la main, même contre une armée d’Arabes, il resta dans sa position avec une détermination qui aurait fait honneur à un tigre. L’objet qu’il voyait sur la plaine remua de nouveau, et des nuages qui étaient en arrière étant venus à s’entrouvrir, il distingua clairement la tête et le cou d’un dromadaire, mais l’examen le plus attentif ne put lui faire découvrir un homme sur le dos de cet animal. Il passa un quart d’heure dans la même position ; et les seuls sons qu’il entendit furent les soupirs de l’air de la nuit et le bruit sourd et constant de l’eau qui battait le rivage. Enfin, il descendit sur le pont où M. Leach l’attendait avec beaucoup d’impatience. Le capitaine savait quelle était l’importance de la découverte qu’il venait de faire ; mais ayant un caractère calme et réfléchi, il ne s’en était pas exagéré le danger.

— Les Arabes sont sur la côte, lui dit-il à demi-voix, mais je ne crois pas qu’il y en ait plus de deux, ou trois tout au plus, sans doute des espions ou des vedettes. Si nous pouvions nous en emparer, nous retarderions probablement de quelques heures l’arrivée de la troupe, et c’est tout ce qu’il nous faut. Qu’ils emportent ensuite le sel et tout le fardage du pauvre danois, j’y consens. — Leach, êtes-vous homme à me seconder dans cette affaire ?

— Pourquoi cette question, commandant ? Vous ai-je jamais manqué au besoin ?

— Jamais, Leach, jamais. Donnez-moi la main, et que ce soit entre nous à la vie, à la mort.

Ils se serrèrent la main, et surent tous deux qu’ils recevaient une assurance sur laquelle ils pouvaient compter.

— Éveillerai-je l’équipage, commandant ?

— Pas un seul homme. Chaque heure de sommeil qu’ils auront nous vaudra un de ces mâts. Ces trois bâtons sont la fondation de notre œuvre ; et un seul d’entre eux nous sera plus utile en ce moment que ne pourrirait l’être une flotte dans d’autres circonstances. Prenez vos armes et partons ; mais d’abord avertissons le second lieutenant de ce que nous allons faire.

Cet officier était endormi sur le pont ; car il était tellement fatigué du travail pénible auquel il s’était livré toute l’après-midi, qu’un peu de repos était pour lui le plus grand bien. L’intention du capitaine avait été de l’envoyer se coucher à bord de la chaloupe ; mais, le voyant accablé de fatigue, il lui avait permis de rester sur le bâtiment. Il avait eu la même indulgence pour l’homme en vigie ; mais, en ce moment, ils furent éveillés tous deux, et ils apprirent la situation des choses sur le rivage.

— Maintenant, ajouta le capitaine, ayez les yeux bien ouverts et la bouche bien fermée ; car je veux tromper ces espions et leur laisser ignorer qu’il y a du monde ici. Si vous m’entendez crier : « Alarme ! » éveillez tout le monde et préparez tout pour une escarmouche. Adieu, mes enfants ; ne fermez pas les yeux un instant. Leach, je suis prêt.

Ils descendirent sur le sable avec précaution ; et le capitaine, passant derrière le bâtiment danois avec son compagnon, alla d’abord au canot qui était resté près des rochers pour conduire ses deux lieutenants à la chaloupe. Les deux hommes qu’on y avait laissés étaient si profondément endormis, que rien n’aurait été plus facile à un parti ennemi que de les garrotter sans donner l’alarme. Après avoir hésité un moment, il résolut de ne pas les éveiller et se mit en marche vers l’endroit où il fallait monter sur le rivage.

Là, il devint nécessaire d’user de la plus grande circonspection, car ils entraient littéralement en pays ennemi. La rampe étant escarpée, quoique courte, ils furent obligés de marcher sur les mains et les genoux, ce qui contribua à les mettre à l’abri du risque d’être découverts ; et ils arrivèrent bientôt sur la plaine, près de quelques buissons.

— Voilà le chameau, dit le capitaine à voix basse ; voyez-vous sont cou élevé, et sa tête qu’il agite de temps en temps ? il n’est pas à trente toises du corps du pauvre Danois. Marchons le long de cette ligne de buissons et cherchons à découvrir le cavalier.

Ils avancèrent ainsi jusqu’à un endroit où les buissons laissaient entre eux une ouverture d’où l’on voyait le rivage et le bâtiment échoué.

— Voyez-vous là-bas les embarcations, Leach ? Elles sont en ligne avec le boute-hors du bâtiment danois. Elles semblent des points noirs sur la surface de l’eau, et un Arabe ignorant serait excusable de les prendre pour des rochers.

— Oui, si elles ne s’élevaient et ne s’abaissaient pas sur les vagues. Il faudrait être doublement Turc pour faire une pareille méprise.

— Ces tribus errantes du désert n’y regardent pas de si près. Le bâtiment a certainement subi quelque changement depuis hier, et il ne serait pas surprenant que même un musulman s’en aperçût ; mais…

La main de M. Leach, qui lui serrait le bras comme dans un étau, tandis que sa main gauche était étendue vers les buissons, de l’autre côté de l’ouverture, interrompit le discours du capitaine. Il vit dans les buissons un homme directement en face du bâton de clin-foc ; il était enveloppé d’une espèce de manteau, et le long mousquet qu’il portait sous le bras se distinguait à peine. Cet Arabe, car ce ne pouvait qu’en être un, considérait évidemment le bâtiment échoué, et, pour le mieux voir, il s’avança hardiment au milieu de l’ouverture. Trompe par ce silence profond qui régnait, il s’approcha sans précaution de l’endroit où les deux Américains étaient en embuscade, uniquement occupé de son examen. Quelques pas de plus le mirent à la portée du capitaine Truck, qui lui asséna un vigoureux coup de poing entre les deux yeux ; l’Arabe tomba comme un bœuf frappé par l’assommoir du boucher, et avant qu’il eût repris l’usage de ses sens il fut solidement garrotté, et le capitaine le fit rouler sans cérémonie le long de la rampe jusque sur le sable, après l’avoir bâillonné, le mousquet restant en la possession du vainqueur.

— Ce drôle est dans une catégorie, dit le capitaine à voix basse, il reste à voir s’il n’y en a pas un autre.

Une longue recherche n’obtint aucun succès, et le capitaine résolut de faire descendre le chameau sur le sable, afin qu’aucun Arabe errant dans le désert ne pût l’apercevoir.

— Si nous avons les mâts de bonne heure, dit-il, ces pirates de terre n’auront en vue aucun phare pour diriger leur course ; et dans une contrée ou un grain de sable ressemble tellement à un autre, il peut se passer une semaine avant qu’ils retrouvent le bâtiment.

Ils s’avancèrent tous deux vers le chameau avec moins de précaution qu’ils n’en avaient pris jusqu’alors, le succès qu’ils avaient obtenu leur donnant de la confiance et leur inspirant une nouvelle ardeur. Ils étaient persuadés que leur prisonnier était un voyageur solitaire, ou qu’il avait été envoyé en reconnaissance par une troupe qui attendait son retour, et qui n’arriverait que le lendemain.

— Il faut que nous nous mettions à l’ouvrage avant que le soleil se lève, monsieur Leach, dit le capitaine d’une voix moins basse qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Ils continuèrent à marcher vers le chameau, qui secouait la tête, reniflait l’air, et enfin poussa un cri. À l’instant même un Arabe, qui dormait près de lui sur le sable, se leva, et monta en un clin d’œil sur son dos, et avant que nos deux marins surpris eussent eu le temps de décider ce qu’ils devaient faire, l’animal, qui était un dromadaire dressé à la course, était hors de vue dans l’obscurité. Le capitaine Truck avait couché en joue l’Arabe, mais il ne fit pas feu.

— Nous n’avons pas le droit de tuer ce drôle, dit-il, tout notre espoir à présent est dans la distance qu’il peut avoir à parcourir pour rejoindre ses camarades. Si notre prisonnier est un chef, comme je suis porté à le soupçonner, nous en ferons un otage, et nous tirerons de lui aussi bon parti qu’il pourrait en tirer d’un de ses chameaux. Soyez sûr que nous n’en reverrons pas un d’ici à plusieurs heures, et nous profiterons de ce temps pour prendre un peu de repos. Il faut qu’un homme passe son quart dans son hamac, sans quoi il devient aussi rétif qu’une poulie rouillée.

Le capitaine ayant adopté ce plan, ne perdit pas de temps pour l’exécuter. Étant descendus sur le sable, ils rendirent la liberté des jambes au prisonnier, qu’ils trouvèrent étendu parterre comme une planche, lui ôtèrent son bâillon, et l’emmenèrent sur le pont du bâtiment. L’ayant ensuite conduit dans la chambre du capitaine, M Truck prit une lumière, tourna tout autour de lui, et l’examina avec la même attention que si c’eût été quelque animal inconnu du désert.

Cet Arabe était un homme basané et vigoureux, d’une quarantaine d’années, ayant les fibres endurcies et offrant aux yeux la maigreur d’un coureur de profession. En un mot, tout son corps offrait l’image parfaite d’un homme fait pour supporter aisément le mouvement fatigant d’un dromadaire. Indépendamment du long mousquet dont le capitaine s’était emparé, il portait aussi un long couteau qui lui fut également retiré. Son principal vêtement était un manteau grossier de poil de chameau, qui lui servait de bonnet et d’habit : ses yeux noirs étincelaient pendant que le capitaine lui approchait une lampe du visage, et il était évident qu’il pensait qu’il lui était arrivé un malheur très-sérieux. Comme toute communication verbale était impossible, les deux marins essayèrent de se faire entendre par signes ; mais cette tentative, comme les raisonnements de certaines gens, produisit un effet diamétralement opposé à celui qu’ils attendaient.

— Le pauvre diable s’imagine peut-être que nous voulons le manger, Leach, dit le capitaine après avoir essayé, sans succès, quelques instants son talent pour la pantomime. — Il a quelque raison pour avoir cette idée, puisqu’il a été renversé comme un bœuf destiné à la cuisine ; tâchez du moins de lui faire comprendre que nous ne sommes pas des cannibales.

M. Leach commença alors une pantomime expressive, décrivant avec une clarté très-suffisante toute l’opération d’écorcher, de couper, de faire cuire et de manger le corps de l’Arabe, dans l’intention humaine de désavouer ensuite une telle cruauté en donnant de fortes marques de répugnance et de dégoût ; mais rien ne peut remplacer les deux petits monosyllabes oui et non, et le dernier acte de la pantomime fut si peu intelligible, que le capitaine lui-même s’y méprit.

— De par le diable ! Leach, s’écriait-il, cet homme s’imagine à présent qu’il n’est pas même bon à manger, tant vous faites des contorsions absurdes et ridicules. Un signe est un mât de fortune pour remplacer la langue, et tout marin devrait savoir s’en servir dans le cas où il ferait naufrage sur une côte sauvage et inconnue. Le vieux Joé Bunk en avait un dictionnaire, et, dans les temps de calme, il allait au milieu de ses chevaux et de ses bêtes à cornes, et s’entretenait avec eux des heures entières. Il avait fait un diagramme de ce langage, et il nous l’apprenait à nous autres jeunes gens qui étions exposés aux accidents de la mer. Je vais essayer de m’en souvenir, car je ne pourrai jamais m’endormir en songeant que cet honnête noiraud s’imagine que nous avons dessein de faire de lui notre déjeuner.

Il commença alors à faire ses explications dans la langue générale de la nature. Comme M. Leach, il décrivit d’abord toute l’opération de faire cuire et de manger le prisonnier, car il admettait que cela était indispensable par forme de préface ; et, pour peindre l’horreur que lui inspirait une telle barbarie, il imita ensuite les effets qu’il avait vus si souvent produits sur ses passagers par le mal de mer, croyant bien exprimer ainsi son dégoût pour le cannibalisme et faire entendre combien il était éloigné de vouloir manger son prisonnier. Cependant l’Arabe avait sérieusement pris l’alarme, et il l’exprima en sa propre langue par des plaintes et des gémissements auxquels on ne pouvait se méprendre. M. Truck fut très-mortifié de ne pas avoir mieux réussi ; et, comme tous ceux à qui il en arrive autant, il était disposé à en accuser tout autre plutôt que lui-même.

— Je commence à croire, monsieur Leach ; dit-il, que ce drôle est trop stupide pour être un chef ou un espion, et que c’est tout simplement un sot qui s’est écarté de sa tribu, et qui n’a pu la rejoindre parce qu’il n’a pas eu assez de bon sens pour reconnaître sa route dans un désert. L’homme le plus borné aurait dû me comprendre, et pourtant vous voyez à ses cris et à ses lamentations qu’il n’entend pas plus ce que je lui dis que s’il était sous un autre parallèle de latitude. Le drôle s’est tout à fait mépris sur mon caractère : si je voulais réellement devenir une bête de proie et dévorer mes semblables, quiconque aurait la moindre connaissance de la nature humaine s’imaginerait-il que je voudrais commencer par un nègre ? Que pensez-vous de sa méprise, monsieur Leach ?

— Il est clair, commandant, qu’il suppose que vous avez dessein de le faire rôtir, et de manger ensuite une telle quantité de sa chair, que votre estomac aura peine à la digérer ; et s’il faut dire la vérité, je crois que presque tout le monde aurait tiré la même conclusion de vos signes, qui étaient aussi cannibales que rien de ce que j’ai jamais vu de semblable.

— Et que diable a-t-il conclu des vôtres ? s’écria le capitaine avec quelque chaleur ; s’est-il imaginé que vous vouliez lui mortifier la chair par un jeûne de quinze jours ? Non, non, Monsieur, vous êtes un premier officier très-respectable ; mais vous ne connaissez pas plus les principes de signes de Joé Bunk, que cet éditeur du Furet Actif ne connaît la vérité et les convenances. C’est la bévue de votre soliloque qui a mis ce pauvre homme sur une fausse route. Il a greffé votre idée sur la mienne, et il s’est mis ainsi dans une catégorie dont aucun livre ne pourrait le tirer avant que sa frayeur soit passée. La logique ne peut rien sur les animaux effarouchés, disait le vieux Joé Bunk. Écoutez-moi, Leach ; j’ai grande envie de laisser aller ce drole à la dérive, en confisquant à notre profit le mousquet et le couteau. Je crois que j’en dormirais mieux si je savais qu’il a pris le large sans craindre de nous fournir des grillades demain matin.

— Il est bien inutile de le garder ici, commandant, car son camarade qui est parti sur le dromadaire, filerait cent nœuds avant que celui-ci en filât un. Si l’alarme est donnée à une troupe d’Arabes, ce n’est point ce drôle qui la donnera. Il sera désarmé, et en fouillant dans ses poches nous y trouverons des munitions pour son mousquet, qui lancera une balle aussi loin qu’une pièce de la reine Anne. Quant à moi, commandant, je ne vois pas de raison pour le garder, car il resterait un mois avec nous, qu’il ne nous entendrait pas mieux, quand même il passerait tout ce temps à l’école.

— Vous avez raison ; et d’ailleurs, tant qu’il sera avec nous, nous serons exposés dans son esprit à des soupçons très-désagréables ; ainsi, coupez le câble, Leach, et qu’il aille au diable à la dérive.

M Leach, qui sentait une forte envie de dormir, coupa la corde qui liait les bras du prisonnier, et l’Arabe se trouva libre en un instant. D’abord il ne sut que faire de sa liberté ; mais une forte application a posteriori du pied du capitaine, dont l’humanité avait cette brusquerie qui caractérise les marins, le fit sauter sur l’échelle conduisant sur le pont, et quand les deux marins y furent arrivés, il était déjà au bas du mauvais escalier, probablement construit par ses propres compagnons ; une minute après ils le virent gravir le rivage, et dès qu’il en eut gagné le haut il s’enfonça dans le désert et disparut dans l’obscurité.

Des hommes endurcis par une longue habitude de leur profession pouvaient seuls songer à dormir dans les circonstances où se trouvaient nos deux marins ; mais ils étaient trop accoutumés à se lever à la hâte dans les moments d’alarme pour perdre des instants précieux à se livrer à leurs craintes comme des femmes, quand ils savaient qu’ils auraient besoin le lendemain matin de toute leur énergie et de toutes leurs forces, que les Arabes arrivassent ou non. Ils établirent une vigie, dirent à l’homme qui en était chargé de recommander la plus active vigilance à celui qui le relèverait, et alors le capitaine Truck se jeta sur le lit du pauvre Danois qui était alors esclave dans le désert, tandis que M. Leach se faisait conduire à la chaloupe sur le canot. Ils ne furent pas cinq minutes étendus sur leur couche temporaire sans être profondément endormis.