Le Paquebot américain/Chapitre XXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 249--).


CHAPITRE XXI.


Il ne reste rien de plus ! Autour de ces débris de colosse renversé, s’étendent à perte de vue des sables arides et solitaires.
Shelley



Les lecteurs se rappelleront que le capitaine Truck, connaissant toute l’importance de mouvements rapides pour le succès de son entreprise, n’avait laissé sur le Montauk ni un matelot, ni un domestique, en un mot pas un seul autre homme que les deux MM. Effingham, M. Sharp, M. Blunt, et le maître d’hôtel Saunders. Si nous y ajoutons Ève Effingham et mademoiselle Viefville, Nanny Sidley et une femme de chambre française, nous aurons cité tous ceux qui y restaient. La première intention du capitaine avait été d’y laisser un de ses lieutenants ; mais encouragé par l’abri qu’il avait trouvé pour son bâtiment, par la grande force de ses amarres, et par le peu de prise que pouvaient avoir les vents sur des mâts de si petites dimensions, et lancés sur une coque protégée par le récif, et en même temps ayant une certaine confiance en M. Blunt, qui plusieurs fois pendant le voyage avait montré des connaissances en marine, il avait pris la détermination qui a déjà été rapportée, et avait installé ce dernier comme commandant ad interim du Montauk.

La situation de ceux qui restaient sur le paquebot, après le départ de tout l’équipage, était faite pour inspirer un intérêt grave et solennel. La nuit arriva douce et tranquille, et, quoiqu’il n’y eût pas de lune, ils se promenèrent plusieurs heures sur le pont avec une étrange sensation de jouissance, mêlée à un sentiment d’isolement et d’abandon. M. Effingham et son cousin se retirèrent longtemps avant les autres, qui continuèrent à se promener avec une absence de toute contrainte qu’ils n’avaient pas encore éprouvée depuis qu’ils étaient renfermés dans l’étroit espace d’un bâtiment.

— Notre situation est du moins nouvelle, dit Ève, pour des Parisiens, des Viennois, des Romains, ou quelque autre nom qu’on puisse vouloir nous donner.

— Dites Suisses en ce cas, répondit M. Blunt, car je crois que le cosmopolite lui-même a le droit de choisir sa résidence favorite.

Ève comprit cette allusion, qui lui rappela les semaines qu’ils avaient passées ensemble au milieu des sublimes paysages des Alpes, mais elle ne voulut pas laisser paraître qu’elle en avait gardé le souvenir ; car, quelque ingénue que soit une femme, il est bien rare qu’elle veuille montrer combien elle est sensible à l’objet qui lui touche le cœur de plus près.

— Préférez-vous réellement la Suisse à tous les autres pays que vous connaissez ? demanda M. Sharp. — Je laisse l’Angleterre à part ; car, quoique nous autres Anglais nous lui trouvions tant de charmes, il faut avouer que les étrangers joignent rarement leur voix à la nôtre pour lui donner des éloges sincères. Je crois que la plupart des voyageurs accorderaient la palme à l’Italie.

— Je pense comme vous ; et si j’avais à choisir un pays pour y passer ma vie, je donnerais la préférence à l’Italie. Cependant, je crois qu’en général on aime le changement de résidence comme le changement de saisons ; L’Italie est l’été, et je pense qu’on se lasserait d’un mois de juin perpétuel.

— L’Italie n’est-elle pas plutôt l’automne, un pays ou la moisson est récoltée, et où l’on voit déjà la chute des feuilles ?

— Pour moi, dit Ève, ce serait un printemps éternel ; car tout est éternel pour les jeunes personnes. Mon ignorance y recevrait sans cesse des instructions, et mon goût s’y perfectionnerait. Mais si l’Italie est l’été ou le printemps, qu’est donc la pauvre Amérique ?

— L’Amérique est le printemps sans contredit, répondit civilement M Sharp.

— Et vous, monsieur Blunt, vous qui paraissez connaître également bien toutes les parties du monde, consentez-vous à accorder à notre pays, à mon pays du moins, ce titre encourageant ?

— Il est mérité à beaucoup d’égards, mais, sous d’autres points de vue, le mot hiver lui serait peut-être mieux appliqué. L’Amérique est un pays peu facile à comprendre ; car, sous certains rapports, il est né, de même que Minerve, dans la maturité de l’âge, tandis que, sous d’autres, il est certainement encore au berceau.

— Et en quoi le considérez-vous principalement sous ce dernier point de vue ? demanda M. Sharp.

— Pour la force, pour le commerce, répondit M. Blunt avec un léger sourire, — pour l’opinion, pour le goût, et peut-être pour l’instruction. À ce dernier égard pourtant, quant à ce qui est uniquement pratique, et à ce qui concerne les aises communes de la vie, l’Amérique, comparée aux autres nations, peut se dire dans son été. Je ne crois pas, miss Effingham, que vous autres Américains, vous soyez au faîte de la civilisation, comme tant de vos concitoyens se l’imaginent ; mais vous n’êtes certainement pas au degré le plus bas de l’échelle, comme un si grand nombre de ceux de mademoiselle Viefville et de M. Sharp le croient si charitablement.

— Et quelles sont les idées des concitoyens de M. Blunt sur ce sujet ?

— Peut-être aussi éloignées de la vérité que celles des autres. — Je m’aperçois qu’il existe quelque doute sur le pays où je suis né, ajouta-t-il après une pause qui annonçait de l’hésitation et qui fit espérer qu’il allait résoudre la question en déclarant simplement le fait, et je crois que je profiterai de cette circonstance pour louer ou blâmer, comme je croirai devoir le faire, puisque personne ne peut m’accuser de partialité ou de préjugés.

— Cela doit dépendre de la justice de vos jugements. Quoi qu’il en soit, vous me trouverez de votre avis sur un point, — pour donner le pas à la délicieuse Italie, quoique je craigne que mademoiselle Viefville ne regarde cette opinion comme un crime de lèse-majesté contre son cher Paris, et que M. Sharp ne pense que c’est faire injure à Londres.

— Faites-vous réellement si peu de cas de Londres ? demanda M. Sharp avec plus d’intérêt qu’il ne croyait en montrer.

— Non vraiment ; ce serait faire tort à mon goût et à mes connaissances. Je crois que Londres est en cent choses la plus belle ville de la chrétienté. Ce n’est certainement pas Rome ; et quand même Londres serait en ruines depuis quinze siècles, je doute qu’on accourût en foule sur les bords de la Tamise pour se livrer à d’agréables rêveries au milieu de ses murs écroulés ; mais, pour tout ce qui est commode dans la vie, pour la beauté de la verdure, pour un mélange de paysages dont chacun donne l’idée d’un parc, pour l’architecture et pour la magnificence d’un certain genre, on aurait peine à trouver une ville égale à Londres.

— Vous ne parlez pas de sa société, miss Effingham ?

— Une jeune fille ayant si peu d’expérience serait coupable de présomption si elle en parlait. J’entends tellement vanter le bon sens de cette nation, que je n’oserais rien dire contre sa société ; et prétendre en faire l’éloge serait en moi une affectation. Quant à vos femmes, si j’en parle d’après mon humble jugement, je dois dire qu’elles m’ont paru parfaitement bien élevées et pleines de talents ; cependant…

— Continuez, je vous en prie ; souvenez-vous que nous avons solennellement décidé en congrès général que nous, serions cosmopolites jusqu’à ce que nous soyons en sûreté dans Sandy-Hook, et que la franchise serait entre nous à l’ordre du jour.

— Eh bien donc, ma définition du peuple anglais ne serait certainement pas un peuple parleur, continua Ève en souriant ; mais en société, vous êtes aussi aimables que peut l’être un peuple qui ne rit jamais et qui parle rarement.

Et les jeunes Américaines ? demanda mademoiselle Viefville laconiquement.

— Votre question est effrayante, ma chère demoiselle. M. Blunt m’a dit positivement qu’elles rient aux éclats sans savoir pourquoi.

Quelle horreur !

— Oh ! je suppose que c’est une calomnie. Mais, s’il faut que je m’explique, parlez-moi de Paris pour la société et de Naples pour la nature. — Quant à New-York, monsieur Blunt, je suspends mon jugement.

— Quel que soit le mérite particulier qui pourra attirer votre admiration sur cette grande cité commerçante, comme des écrivains à style ampoulé appellent la capitale de votre état, miss Effingham, je crois pouvoir prédire que ce ne sera ni l’un ni l’autre de ceux dont vous venez de parler. New-York n’a réellement aucune société, quoiqu’on n’y manque pas de compagnie ; compagnie qui est disciplinée à peu près comme un régiment de milice composé d’hommes tirés de différentes brigades et qui prennent quelquefois le tambour-major pour le colonel.

— Jusqu’à présent, je vous avais cru de New-York, dit M. Sharp.

— Et pourquoi ne le croyez-vous plus ? doit-on fermer les yeux sur des faits aussi clairs que le jour à midi, parce qu’on est né ici ou là ?

— Si je vous ai dit une vérité peu agréable, miss Effingham, accusez-en la franchise de celui qui vous a offensée. Je crois que vous n’êtes pas Mahattanaise ?

— Je suis montagnarde, étant née dans la maison de campagne de mon père.

— Cela m’encourage, car, en ce cas, je ne blesserai ici la piété filiale de personne.

— Pas même la vôtre ?

— Quant à moi, il est reconnu que je suis cosmopolite de fait ; tandis que vous ne l’êtes que par convention. Je doute que je pusse me permettre avec Paris ou avec Londres la même liberté que je vais prendre avec Mahattan ; je compterais peu sur la patience de mes auditeurs. Mademoiselle Viefville me pardonnerait à peine si j’essayais, par exemple, de critiquer la première de ces deux villes.

C’est impossible, monsieur Blunt ! vous ne pourriez le faire. Vous parlez trop bien français pour ne pas aimer Paris.

— J’aime Paris, mademoiselle ; et, ce qui est encore plus, j’aime Londres et même la Nouvelle York ; comme cosmopolite, je réclame au moins ce privilège, quoique je puisse apercevoir des défauts dans chacune de ces grandes villes. Si vous voulez vous rappeler, miss Effingham, que New-York est un bivouac social, un camp formé par des familles au lieu de soldats, vous reconnaîtrez qu’il est impossible qu’il existe dans cette ville une société polie, agréable et bien ordonnée. D’ailleurs, c’est une place commerçante, et nulle ville où l’on s’occupe exclusivement du commerce ne peut se faire une réputation par sa société : je crois qu’une telle anomalie n’a jamais existé. Quelle que soit l’utilité du commerce, peu de personnes soutiendront, je pense, qu’il soit du domaine des Grâces.

— Et Florence autrefois ? dit Ève.

— Florence et son commerce étaient dans des circonstances particulières, et les rapports des choses changent avec les circonstances. Quand Florence était puissante, le commerce était un monopole qui se trouvait dans un petit nombre de mains, et il se faisait d’une manière telle que les principaux intéressés n’étaient jamais en contact immédiat avec les détails de leurs spéculations. Les Médicis faisaient le commerce d’épiceries et de soieries, mais c’était par leurs agents, comme on le fait en politique. Ils n’avaient probablement jamais vu leurs bâtiments, et ils ne se mêlaient de ce commerce que pour en diriger l’esprit. Ils ressemblaient au législateur qui promulgue des lois pour faire fleurir le commerce, plutôt qu’au marchand qui examine un échantillon, qui déguste le bouquet d’un vin, ou qui écrase un grain de blé sous ses dents. Ils étaient négociants, classe d’hommes tout différents des facteurs qui ne font qu’acheter à l’un pour revendre à l’autre, moyennant un certain bénéfice, et dont tout l’esprit d’entreprise ne consiste qu’à augmenter la liste de leurs bonnes pratiques, et à faire ce qu’on appelle des affaires régulières. Les monopoles nuisent au grand nombre, mais ils sont certainement utiles au petit nombre des privilégiés. Les Médicis et les Strozzi étaient princes et négociants, et presque tout ce qui les entourait était sous leur dépendance. Aujourd’hui, la concurrence a permis à des milliers d’hommes de partager les bénéfices du commerce ; mais, quoique le commerce ait gagné au total un grand accroissement par ce système, il n’en a pas moins perdu dans ses détails, par suite de cette division.

— Vous ne vous plaigniez sûrement pas que des milliers d’hommes soient dans l’aisance aujourd’hui, pour un qui était le magnifique il y a trois cents ans ?

— Non, certainement. Je me réjouis de ce changement ; mais il ne faut pas confondre les choses avec les mots. Si nous avons mille facteurs pour un négociant, la société, dans le sens général de ce mot, y gagne évidemment ; mais si nous avions un Médicis au lieu de mille facteurs, la société, prise dans un sens particulier, pourrait aussi y gagner. Tout ce que je veux dire, c’est qu’en rabaissant la profession, on en a rabaissé l’esprit ; en d’autres termes, chacun de ceux qui font le commerce à New-York n’est pas plus un Lorenzo, que chaque ouvrier imprimeur n’est un Franklin.

— M. Blunt ne peut être né en Amérique, s’écria M. Sharp ; de telles opinions y passeraient pour une hérésie.

Jamais ! jamais ! s’écria mademoiselle Viefville.

— Vous oubliez toujours notre traité de cosmopolitisme. Mais on commet en pays étranger une très-grande erreur relative au commerce de l’Amérique ; je parle du commerce de marchandises. Il n’existe en Europe aucune puissance maritime de quelque importance qui ait une plus petite partie de sa population occupée de ce genre de commerce que les États-Unis de l’Amérique. — La nation, comme nation, est agricole, quoique l’état de transition dans lequel doit toujours se trouver un pays dont le gouvernement a été rapidement établi, fasse qu’on y voit plus de ventes et d’achats d’immeubles qu’il n’est d’usage dans les autres pays. Ce point mis à part, les Américains, comme peuple, ont proportionnellement moins de personnes qui s’occupent de commence que les états de l’Europe.

— Ce n’est pas l’opinion générale, dit M. Sharp.

— Je le sais, et la raison en est que toutes ou presque toutes les villes d’Amérique qui sont connues en pays étranger sont des villes purement commerçantes. Il faut dire aussi que la portion commerçante d’une communauté est toujours la partie concentrée ; et à défaut d’une cour, ou d’une capitale politique ou sociale, cette portion a toujours les plus grands moyens de se faire entendre et sentir, jusqu’à ce qu’on fasse un appel direct à l’autre classe. Les élections prouvent ordinairement qu’il existe entre la majorité du peuple et les classes commerçantes aussi peu d’accord que le permet l’intérêt public. En fait, l’Amérique n’a qu’un très-petit nombre de véritables commerçants, d’hommes qui sont la cause et non la suite du commerce, quoiqu’elle ait une activité excessive dans le trafic ordinaire. La portion de ses habitants qui exercent la profession de facteurs, — je nomme ainsi ceux qui sont les agents réguliers entre celui qui produit et celui qui consomme, — sont d’une classe élevée comme facteurs, mais ne sont pas de la haute classe des commerçants. L’homme qui fait à Lyon la commande d’une pièce de soie à trois francs l’aune, pour la revendre à trois francs et demi au détaillant, n’est pas plus un commerçant que le procureur qui fait valoir les formes devant une cour de justice n’est un avocat.

— Je crois que ces opinions ne seraient pas très-populaires en Amérique, comme dirait M. Dodge, dit Ève en riant. Mais quand y arriverons-nous ? Pendant que nous parlons de ce pays, nous sommes ici sur un bâtiment presque abandonné, et à un mille du grand désert de Sahara.

— Comme les étoiles sont belles ! dit Paul Blunt ; nous n’avons pas encore vu la voûte du firmament ornée de tant de brillants.

— Cela doit tenir à la latitude, dit M. Sharp.

— Quelqu’un pourrait-il dire précisément sous quelle latitude nous sommes ? — En faisant cette question, Ève leva les yeux sans y penser sur M. Blunt, car tous ceux qui étaient alors sur le paquebot avaient facilement reconnu qu’il avait à lui seul plus de connaissances en navigation que tous les autres réunis ensemble.

— Je crois que nous ne sommes pas loin du vingt-quatrième degré, à peu de distance du tropique, ce qui nous met au moins à seize degrés au sud du port où nous devons entrer. La chasse et l’ouragan nous ont écartés de plus de douze cents milles de la route que nous devions suivre.

— Heureusement, Mademoiselle, dit Ève, nous n’avons personne qui doive avoir de l’inquiétude pour nous, personne qui puisse prendre un intérêt bien vif au retard de notre arrivée. J’espère, Messieurs, que vous êtes également tranquilles à ce sujet ?

C’était la première fois qu’Ève avait jamais fait une question qui pouvait engager M. Blunt à faire quelque allusion à ses parents et à ses amis. À peine l’avait-elle faite, qu’elle s’en repentit, ce qui était fort inutile, car le jeune homme n’y répondit pas. M. Sharp dit que sa famille ne pourrait guère apprendre la situation dans laquelle il se trouvait que lorsqu’il lui écrirait pour annoncer son arrivée à New-York. Quant à mademoiselle Viefville, la mauvaise fortune qui l’avait réduite à remplir les fonctions de gouvernante ne lui avait presque laissé ni parents ni amis.

— Je crois que nous devons établir une garde cette nuit, dit Ève après un silence de quelques instants. N’est-il pas possible que les éléments nous réduisent à la même situation dans laquelle nous avons trouvé ce pauvre bâtiment danois ?

— Possible, certainement ; mais nullement probable, répondit M. Blunt. Nous sommes solidement amarrés, et ce récif, placé entre nous et l’Océan, nous sert admirablement de digue. On n’aimerait pas, sans secours comme nous le sommes, à échouer en ce moment sur une côte comme celle-ci.

— Pourquoi si particulièrement sans secours ? Faites-vous allusion à l’absence de l’équipage ?

— Sans doute, et au fait que nous ne pourrions trouver au besoin même un pistolet de poche pour nous défendre, puisque toutes les armes à feu, sans exception, ont été emportées.

— Ne pourrions-nous, dit M Sharp, rester ici cachés sur la côte quelques jours et même quelques semaines sans être découverts par les Arabes ?

— J’en doute fort. Des marins m’ont assuré que ces barbares rôdent sans cesse sur la côte, surtout après les coups de vent, dans l’espoir de trouver quelque bâtiment échoué, et qu’on a peine à concevoir avec quelle promptitude ils apprennent les calamités de ce genre. Il est même rare qu’on puisse leur échapper sur une embarcation.

— J’espère du moins que nous sommes en sûreté ici, dit Ève en tremblant, moitié par plaisanterie, moitié par frayeur véritable.

— Je ne vois aucun motif d’alarme ou nous sommes, tant que nous pourrons maintenir le bâtiment à une certaine distance de la côte. Les Arabes n’ont pas de barques, et quand même ils en auraient ils n’oseraient attaquer un bâtiment à flot ; à moins qu’ils ne fussent instruits qu’il est sans défense, comme nous le sommes en ce moment.

— C’est une pauvre consolation, Messieurs, mais nous comptons sur vos soins. — Mademoiselle, je crois qu’il doit être près de minuit.

Ève et sa compagne souhaitèrent une bonne nuit aux deux jeunes gens, et se retirèrent dans leur chambre. M. Sharp resta encore une heure avec M. Blunt, qui s’était chargé de faire le premier quart. Ils causèrent gaiement et avec confiance, car, quoiqu’ils n’ignorassent pas qu’ils étaient rivaux, leur rivalité était une lutte franche et généreuse, qui n’empêchait pas que chacun d’eux rendît justice à l’autre. Ils parlèrent de leurs voyages, des costumes des différents pays qu’ils avaient parcourus, des aventures qu’ils y avaient eues, et du plaisir qu’ils avaient goûté en voyant des lieux que les arts avaient rendus célèbres, ou qui rappelaient de grands souvenirs. Aucun d’eux ne prononça un seul mot qui eût rapport à l’aimable créature qui venait de les quitter, et que chacun d’eux croyait encore voir longtemps après que sa forme légère et pleine de grâces avait disparu. Enfin M. Sharp descendit, son compagnon ayant insisté pour qu’il le laissât seul, en le menaçant de rester lui-même debout pendant le second quart. À compter de ce moment, il n’y eut plus d’autre bruit à bord du paquebot que celui des pas de la sentinelle solitaire qui se promenait sur le pont. À l’heure convenue, M. Sharp revint pour faire son quart à son tour. Celui qui avait dormi veilla, et celui qui avait veillé alla dormir. Mais comme l’aurore commençait à paraître, Paul Blunt, qui dormait profondément, se sentit tirer par le bras.

— Pardon ! lui dit M. Sharp à voix basse, mais je crains que nous ne soyons sur le point d’être interrompus dans notre solitude d’une manière fort désagréable.

— Puissances célestes ! ce ne sont pas les Arabes ?

— Rien de moins, à ce que je crains ; mais il fait encore trop obscur pour être certain du fait. Levez-vous, je vous prie, et nous pourrons réfléchir sur la situation dans laquelle nous nous trouvons. Ne perdons pas de temps.

Blunt s’était mis sur son séant, il passa une main sur son front comme pour s’assurer qu’il était bien éveillé ; il avait gardé tous ses vêtements, à l’exception de son habit, et, un moment après, il était debout au milieu de sa chambre.

— Ceci est trop sérieux pour risquer de faire une méprise, dit-il ; ne l’alarmons pas, n’alarmons personne, Monsieur, avant d’être bien certains du fait.

— Je pense entièrement comme vous, répondit M. Sharp, qui était parfaitement calme quoique évidemment très-inquiet ; je puis m’être trompé, et je désire avoir votre opinion. Tout le monde dort à bord, excepté vous et moi.

Paul Blunt passa son habit, et une minute après tous deux étaient sur le pont. Le jour ne paraissait pas encore, et il ne faisait pas assez clair pour bien distinguer les objets, même à la distance du récif, surtout quand ils étaient stationnaires. Cependant on voyait les rochers, car c’était l’instant ou la marée était basse, et la plupart élevaient leur cime bien au-dessus de l’eau. Les deux jeunes gens s’avancèrent avec précaution sur l’avant du bâtiment, où ils se cachèrent derrière la muraille, et M. Sharp montra à son compagnon les objets qui l’avaient alarmé.

— Voyez-vous, lui dit-il, ce rocher terminé en pointe, un peu à droite de l’endroit où l’ancre à jet est mouillée ? Je n’y vois plus rien, mais je suis certain d’y avoir vu quelque chose quand j’ai été vous trouver.

— C’était sans doute quelque oiseau de mer, car le jour va paraître et ils peuvent déjà avoir pris leur vol. Était-il bien grand ?

— Il paraissait comme une tête d’homme ; mais ce n’est pas tout : un peu plus au nord, là, j’ai distingué trois autres objets en mouvement, marchant dans l’eau, à l’endroit où les rochers ne se montrent jamais à fleur d’eau.

— Ce pouvaient être des hérons. Je crois qu’on trouve souvent ces oiseaux dans ces basses latitudes. Je ne puis rien apercevoir.

— Plût au ciel que je me fusse trompé ! mais je le crois impossible.

Blunt lui saisit le bras, le serra fortement, écouta avec attention, et lui dit à voix basse :

— N’avez-vous rien entendu ?

— Un bruit semblable à celui que produirait du fer battant sur l’eau.

Regardant autour de lui, Paul Blunt saisit un anspect, et passant rapidement sur le pied du beaupré, il se plaça contre la lisse de l’avant, et s’inclinant en dehors il examina avec attention les chaînes qui servaient d’amarres sur l’avant. Elles étaient très-rapprochées et parallèles, et comme elles étaient raidies, elles ne formaient qu’une légère courbe. Depuis le rocher, ou l’endroit où les ancres à jet avaient été mouillées, jusqu’à une pointe qui n’était qu’à trente pieds du bâtiment, on voyait épars çà et là des êtres vivants qui semblaient y ramper. Un second coup d’œil lui suffit pour reconnaître que c’étaient des hommes qui s’avançaient furtivement vers le paquebot.

Levant son anspect, M. Blunt en frappa plusieurs coups avec force sur les chaînes. Il en résulta que tous les Arabes — car c’étaient des Arabes — cessèrent tout à coup d’avancer, et restèrent assis sur les chaînes jambe de çà, jambe de là.

— Cela est effrayant, dit M. Sharp ; mais nous devons mourir plutôt que de permettre qu’ils arrivent ici.

— Je pense de même. Restez ici ; et s’ils avancent, frappez sur les chaînes. Nous n’avons pas un moment à perdre.

Blunt prononça ces mots à la hâte, et remettant l’aspect à son compagnon, il courut aux bittes, et commença à larguer les chaînes. Les Arabes entendirent le bruit des anneaux de fer qu’il jetait sur le pont à mesure qu’il larguait les chaînes, et ils n’avancèrent pas. Bientôt deux chaînes plièrent sous eux, et l’instant d’après les deux autres en firent autant. Ce fut l’instant d’une retraite générale, et M. Sharp compta positivement quinze hommes retournant à la hâte vers le récif, les uns dans l’eau jusqu’à mi-corps, les autres s’accrochant de leur mieux aux chaînes avec leurs mains. Les chaînes de l’avant étant larguées et tombées dans la mer, le bâtiment dériva peu à peu sur l’arrière. Les deux jeunes gens restèrent alors quelques instants en silence sur le gaillard d’avant, comme s’ils eussent pensé que tout ce qui venait de se passer n’était qu’une illusion.

— Cette situation est terrible ! s’écria enfin M. Blunt ; nous n’avons pas même un pistolet, pas un seul moyen de défense ; rien que cet étroit espace d’eau qui nous sépare de ces barbares ! Ils ont sans doute des armes à feu, et dès qu’il fera jour, nous ne pourrons même pas rester en sûreté sur le pont.

M. Sharp prit la main de son compagnon et la serra fortement.

— Que Dieu vous récompense s’écria-t-il d’une voix étouffée ; qu’il vous récompense de nous avoir procuré même un court délai. Sans l’heureuse pensée que vous avez eue, miss Effingham, les autres, nous tous, nous serions à présent à la merci de ces barbares impitoyables. — Ce n’est pas le moment de se livrer à un faux orgueil, ou de chercher indignement à se tromper l’un l’autre ; je suis sûr que chacun de nous mourrait volontiers pour épargner à cette belle et innocente créature un destin comme celui qui la menace ainsi que nous.

— Je donnerais ma vie pour la savoir en ce moment dans un pays civilisé et chrétien.

Ces généreux jeunes gens se serrèrent la main, et pas un sentiment de rivalité n’entra en ce moment dans leur cœur ; ils n’étaient inspirés que par le désir le plus pur et le plus ardent de sauver la femme qu’ils aimaient, et il serait vrai de dire que la sûreté d’Ève était le seul objet qui occupât leurs pensées. Dans le fait, l’intérêt qu’ils prenaient à elle était si vif ; son destin, si elle était prise, leur paraissait à un tel point plus terrible que celui de toute autre personne, qu’ils oublièrent pour le moment qu’elle n’était pas seule avec eux sur le bâtiment, et même qu’il s’y trouvait des individus qui pouvaient contribuer à détourner la calamité qu’ils redoutaient.

— Il peut se faire que leur troupe ne soit pas nombreuse, dit Paul Blunt après un instant de réflexion, et dans ce cas, n’ayant pas réussi à nous surprendre, il est possible qu’ils ne puissent rassembler une force suffisante pour hasarder une attaque à force ouverte avant le retour des embarcations. Nous avons, Dieu merci ! échappé au malheur d’être attaqués à l’improviste, et de devenir, sans nous en douter, victimes d’un si cruel destin. Quinze à vingt hommes oseront à peine attaquer un bâtiment du port de celui-ci, à moins qu’ils ne connaissent parfaitement notre petit nombre, et surtout notre dénuement total de toute espèce d’armes. Nous avons un petit canon à bord, il est chargé, et il peut servir à leur en imposer et à leur cacher notre faiblesse. Éveillons tout le monde, car ce n’est pas le moment de dormir. Nous sommes en sûreté, du moins pour une heure ou deux ; car, sans barques d’aucune espèce, ils ne peuvent trouver les moyens de venir à bord en moins de temps.

Les deux jeunes gens descendirent, marchant sans le savoir sur la pointe des pieds, comme des gens menacés d’un danger présent. Blunt était en avant, et, à sa grande surprise, il trouva Ève à la porte de sa chambre, et elle avait l’air de les attendre. Elle était tout habillée, car ses craintes et la nouveauté de sa situation l’avaient engagée à garder pendant la nuit une partie de ses vêtements, et quelques minutes lui avaient suffi pour compléter sa toilette. Elle était pâle, mais toute son énergie était concentrée en elle-même et l’empêchait de montrer la faiblesse d’une femme.

— Quelque chose va mal, dit-elle, tremblant en dépit d’elle même, et appuyant sa main, sans le savoir, sur le bras de Blunt ; j’ai entendu un bruit de fer tombant sur le pont.

— Calmez-vous, ma chère miss Effingham, calmez-vous, je vous en supplie. Nous sommes venus pour éveiller ces messieurs.

— Qu’est-il donc arrivé ? Ne me cachez rien, Powis, je puis tout entendre ; oui, je crois que j’en suis en état.

— Je crois que votre imagination vous exagère le danger.

— Sommes-nous plus près de la côte ?

— Il n’y a rien à craindre à ce sujet ; la mer est calme, et nos amarres sont bonnes.

— Les embarcations ?

— Reviendront certainement en temps convenable.

— Sûrement, dit Ève, reculant d’un pas, comme si elle eût vu un monstre, sûrement, ce ne sont pas les Arabes ?

— Ils ne peuvent entrer dans ce bâtiment, quoique nous en ayons vu rôder quelques-uns dans les environs : cependant, sans la vigilance de M. Sharp, nous aurions pu être surpris pendant la nuit. Quoi qu’il en soit, nous sommes avertis, et je ne doute guère que nous ne soyons en état d’intimider, jusqu’au retour du capitaine Truck, le petit nombre de barbares qui se sont montrés.

— Je vous remercie donc du fond de l’âme, sir George Templemore, dit Ève en s’adressant à M. Sharp, et vous recevrez les remerciements d’un père pour un tel service, joints aux prières de tous ceux qui vous ont tant d’obligation.

— Quoique j’attache tant de prix, miss Effingham, à ce que vous voulez bien me dire, que j’ai à peine le courage de chercher à mettre des bornes à votre gratitude, la vérité me force à lui donner une direction plus juste. Sans la présence d’esprit et la promptitude de M. Blunt, qu’il paraît que je dois à présent nommer Powis, nous serions tous à présent esclaves des Arabes.

— Nous ne chercherons pas à savoir lequel de vous, Messieurs, mérite le plus notre reconnaissance ; vous avez l’un et l’autre droit à nos bien sincères remerciements. Si vous voulez aller éveiller mon père et M. John Effingham, j’éveillerai mademoiselle Vielfville, Nanny et ma femme de chambre. Personne ne doit dormir dans un pareil moment.

Les deux jeunes gens allèrent appeler les deux cousins à la porte de leur chambre, et retournèrent ensuite sur le pont ; car ils sentirent que la prudence ne leur permettait pas de le quitter longtemps en pareilles circonstances. Cependant tout était tranquille, et l’examen le plus attentif ne put découvrir personne sur le récif.

— Plus loin vers le nord, les rochers sont séparés du rivage par une eau plus profonde, dit Paul Blunt (car, excepté en des occasions particulières, nous continuerons à leur donner leurs noms de guerre), — et quand la marée reviendra, il sera impossible d’y passer à gué. Les Arabes le savent probablement ; et ayant échoué dans leur première tentative, il est à croire qu’ils se retireront sur le rivage quand l’eau commencera à monter, pour ne pas rester sur cette langue de rochers, en face des forces qu’ils doivent supposer à bord d’un pareil bâtiment.

— Ne peuvent-ils pas être informés de l’absence de l’équipage, et avoir résolu de se rendre maîtres du paquebot, avant qu’il soit de retour ?

— C’est envisager le côté sombre du tableau ; mais cette conjecture peut n’être que trop bien fondée. Au surplus, le jour commence à paraître ; nous saurons bientôt ce que nous avons à craindre, et rien n’est pire que l’incertitude.

Ils se promenèrent quelque temps en silence sur le gaillard d’arrière. M. Sharp fut le premier à reprendre la parole.

— L’émotion causée naturellement par une telle alarme, dit-il, a fait que miss Effingham a trahi mon incognito, que je crains que vous ne trouviez assez absurde. Je vous assure qu’il était aussi accidentel que dénué de motif.

— À moins, dit Paul en souriant, que vous n’eussiez quelque méfiance de la démocratie américaine, et que vous ne fussiez disposé à vous la rendre propice en abdiquant momentanément votre rang et votre titre.

— Vous me faites injure. Mon domestique, qui se nomme Sharp, avait retenu ma chambre, et voyant que le capitaine me donnait ce nom, j’eus la faiblesse de l’adopter, dans l’idée que cela pouvait être commode sur un paquebot. Si j’eusse prévu le moins du monde que je dusse y rencontrer la famille Effingham, je n’aurais pas fait une pareille folie, car M. Effingham et sa fille sont d’anciennes connaissances.

— En cherchant ainsi à vous excuser d’une faute vénielle, vous oubliez que vous parlez à un homme coupable du même délit. Je vous connaissais parfaitement, car je vous avais vu sur le continent ; et vous trouvant disposé à vous contenter du simple nom de Sharp, je pris, dans un moment d’étourderie, celui de Paul Blunt, comme en étant le pendant. Un nom de voyage peut avoir ses avantages ; quoique je pense que tous ceux qui trompent les autres s’en trouvent toujours punis tôt ou tard.

— Il est certain qu’un mensonge en appelle un autre. Mais puisque nous sommes entrés dans cette carrière, ne ferions-nous pas bien d’y persister jusqu’à notre arrivée en Amérique ? Quant à moi, du moins, je ne pourrais réclamer à présent mon nom véritable, sans déposer un usurpateur.

— Vous ferez certainement bien d’agir ainsi, quand ce ne serait que pour échapper aux hommages de ce double démocrate M. Dodge. Quant à moi, peu de gens prennent assez d’intérêt à moi pour s’inquiéter du nom que je porte. Cependant j’avoue que je préférerais laisser les choses telles qu’elles sont, pour des raisons que je ne puis trop expliquer.

Ils n’en dirent pas davantage sur ce sujet, mais il fut entendu entre eux qu’ils conserveraient momentanément les noms qu’ils avaient pris. À l’instant où ils finissaient cette courte conversation, tous ceux qui restaient, à bord du paquebot arrivèrent sur le pont. Tous montraient un calme forcé, quoique l’extrême pâleur des dames annonçât la terreur dont elles étaient frappées. Ève luttait contre ses craintes par amour pour son père, qui avait été accablé à un tel point par cette nouvelle qu’il en avait perdu toute sa fermeté ; mais il avait alors repris son air de dignité, quoiqu’il fût plongé dans une angoisse inexprimable. John Effingham était sérieux et pensif. Dans l’amertume de son cœur, il avait d’abord murmuré quelques imprécations contre la folie qu’il avait commise en consentant à se dépouiller de ses armes. Une fois l’idée terrible de sacrifier Ève, pour lui éviter une captivité qu’il regardait comme plus horrible pour elle que la mort, s’était présentée à son esprit ; mais l’extrême tendresse qu’il avait pour sa jeune cousine, son caractère plein d’humanité, avaient bientôt banni cette pensée dénaturée. Cependant, quand il arriva sur le pont, il avait encore une idée vague qu’ils touchaient à l’instant où les circonstances exigeraient qu’ils mourussent tous ensemble. Personne ne montrait plus de calme que mademoiselle Viefville. Sa vie n’avait été qu’une suite de sacrifices ; elle se disait que sa mort, au milieu d’une scène de violence, serait le dernier, et elle s’y était résignée. Avec une espèce d’héroïsme national, elle s’était armée d’une fermeté romaine, et elle se préparait à subir son destin avec une tranquillité que des hommes auraient pu lui envier.

Telles étaient les idées et les impressions de ceux qui, à la fin d’une nuit paisible, avaient été éveillés en sursaut par la nouvelle d’un danger imminent. Mais elles s’affaiblirent quand ils se trouvèrent réunis sur le pont, et que le jour, qui paraissait alors, leur permit d’examiner leur situation. Paul Blunt surtout jeta un coup d’œil attentif sur les rochers les plus voisins du bâtiment, et il monta même dans la hune, d’où sa vue pouvait s’étendre sur toute la ligne du récif, et une étincelle d’espérance se ralluma dans tous les cœurs quand il annonça qu’il n’y apercevait rien qui fût doué de vie.

— Dieu soit loué ! dit-il avec ferveur quand il fut descendu ; le ciel nous accorde du moins un répit contre l’attaque de ces barbares. La marée monte, et ils n’ont pas osé rester sur les rochers, de peur que toute retraite ne leur fût coupée, car ils nous croient sûrement plus nombreux que nous ne le sommes. Ce petit canon, qui est sur le gaillard d’avant, est chargé, quoiqu’il ne le soit qu’à poudre, car il n’y a pas un seul boulet à bord, à ce que m’a dit Saunders ; et je crois qu’il serait à propos de le tirer, tant pour alarmer les Arabes que pour servir de signal à nos amis. La distance à laquelle se trouve le bâtiment échoué n’est pas assez grande pour qu’ils ne puissent l’entendre, et je crois qu’ils enverraient au moins une de leurs embarcations à notre secours. Le son se propage rapidement, et ils peuvent arriver à temps, car il se passera sept à huit heures avant que l’eau soit assez basse pour que nos ennemis osent de nouveau se hasarder sur le récif.

On discuta la proposition, et comme il fut reconnu qu’après avoir chargé ce canon, précisément pour qu’on pût tirer un signal, toute la poudre qui se trouvait sur le bâtiment avait été emportée et qu’il n’y avait aucun moyen d’en tirer un second, on résolut de ne pas perdre un seul instant, et de faire connaître sur-le-champ à leurs amis le danger qu’ils couraient, s’il était possible que le bruit, arrivât jusqu’à eux. Dès que cette détermination eut été prise, M. Blunt et M. Sharp se mirent à faire les préparatifs nécessaires pour l’exécuter. Quoique celui-ci fît tout ce qu’il pouvait pour aider son compagnon, il ne pouvait s’empêcher de lui envier l’adresse, l’intelligence et la promptitude qu’il déployait en s’occupant de détails pratiques qui annonçaient un marin expérimenté, plutôt qu’un jeune homme ayant l’esprit cultivé et ayant vécu dans le grand monde. Au lieu de mettre à la hâte le feu à l’amorce d’un canon de fer du calibre de quatre livres, M. Blunt en doubla d’abord la bourre, l’y enfonça de toute sa force, et en graissa ensuite la bouche, en disant que c’était pour augmenter le bruit de l’explosion.

— Je ne puis en expliquer la cause physique, dit-il avec un sourire mélancolique ; mais c’est ce que soutiennent tous ceux qui firent des saluts et des salves. Au surplus, que cela soit vrai ou non, il est trop important que nous nous fassions entendre pour négliger rien de ce qui peut avoir la moindre chance d’y contribuer. Maintenant, sir George, si vous voulez m’aider, nous tournerons le canon à tribord, afin d’en placer la bouche du côté du bâtiment échoué.

— À en juger par toutes les connaissances pratiques que vous avez montrées en plusieurs occasions, et par le fait que tous les termes de cette profession vous sont familiers, je croirais que vous avez servi dans la marine, lui répondit le véritable baronnet en l’aidant à placer le canon dans la position qui vient d’être indiquée.

— Vous ne vous trompez pas, je suis presque né marin, et j’ai certainement été élevé dans la marine. Mais quoique j’aie beaucoup voyagé, et que depuis plusieurs années j’aie perdu mes anciennes habitudes, je n’ai pas tout à fait oublié ce que j’ai appris. Si j’avais ici cinq marins qui connussent bien leur métier, je crois que nous pourrions faire sortir ce paquebot de l’enceinte du récif et défier les Arabes. Plût au ciel que notre digne capitaine ne l’y eût jamais fait entrer !

— Il a tout fait pour le mieux.

— Sans aucun doute ; il n’a même fait que ce qu’une prudence louable exigeait : cependant il nous a laissés dans une situation très-critique.

— Cette amorce me semble humide ; je crains qu’elle ne prenne pas. Donnez-moi un charbon, s’il vous plaît.

— Eh bien ! pourquoi ne faites-vous pas feu ?

— Je me repens presque de ma proposition. — Est-on bien sûr qu’il ne reste aucun pistolet sur le bâtiment ?

— Saunders m’a assuré qu’on avait mis en réquisition jusqu’aux plus petits pistolets de poche.

— Que de pistolets et de fusils de chasse on pourrait charger avec la poudre qui est dans ce canon ! je pourrais même, au besoin, balayer le récif en employant du vieux fer en place de balles. Perdre cette précieuse charge de poudre, c’est comme si l’on perdait son dernier ami.

— Vous savez mieux que personne ce qu’il est à propos de faire ; mais je crois que MM. Effingham sont de votre premier avis.

— C’est une puérilité d’hésiter plus longtemps. Il y a des instants où un souffle d’air porte du côté de nos amis ; attendons un de ces courants ; et dès qu’il se fera sentir, je mettrai le feu à l’amorce.

Ce moment arriva, et Paul Blunt, ou Paul Powis, comme il se nommait véritablement, appliqua le charbon à l’amorce. Le coup partit et produisit une forte détonation ; mais quand il vit la fumée s’élever presque perpendiculairement, il exprima de nouveau ses doutes sur la sagesse de la mesure qui venait d’être prise. S’il avait su que le son s’était dispersé dans l’air sans arriver au bâtiment échoué ; ses regrets auraient été encore bien plus vifs ; mais c’était un fait dont on ne pouvait dès lors s’assurer, et il fallut que plusieurs heures s’écoulassent avant qu’on pût être certain que cette tentative n’avait pas réussi.

Lorsque le jour parut enfin, on put voir le rivage, et il semblait aussi solitaire, aussi silencieux que le désert. Pendant une demi-heure, la petite compagnie, rassemblée sur le pont, éprouva cette réaction qui accompagne toujours le changement de fortes émotions ; on s’occupait même d’autres objets, et la conversation commençait à devenir enjouée, quand un grand cri poussé tout à coup par Saunders renouvela toutes les alarmes. Il était dans la cuisine à préparer le déjeuner ; de là il jetait souvent un regard inquiet vers la terre, et son œil perçant avait découvert un nouveau danger, un danger encore plus sérieux, qui les menaçait.

On voyait une longue suite de chameaux traversant le désert et s’avançant vers la partie du récif qui touchait à la terre. En cet endroit étaient aussi une vingtaine d’Arabes qui attendaient l’arrivée de leurs amis, et il était naturel de supposer que c’étaient ceux qui avaient essayé de prendre le bâtiment par surprise. Comme les événements qui arrivèrent ensuite se rattachent à la conduite politique et prudente que les Arabes avaient adoptée près du bâtiment échoué, c’est une occasion convenable d’expliquer les motifs qui les avaient empêchés d’attaquer le capitaine Truck, et de faire connaître la véritable situation des choses parmi ces enfants du désert.

Le bâtiment danois avait échoué, comme le capitaine Truck l’avait supposé, pendant le dernier ouragan, et tout l’équipage avait été sur-le-champ fait prisonnier par une troupe d’Arabes errants qui se trouvaient près de la côte, comme c’est leur usage après un gros temps. Ne pouvant emmener qu’une très-faible partie de la cargaison, ils avaient emmené à la hâte leurs prisonniers dans une oasis, pour apprendre cette nouvelle importante à leurs amis, en laissant sur la côte des espions chargés de leur donner avis sur-le-champ de tout autre naufrage qui pourrait avoir lieu, et de tout changement qui pourrait survenir dans la situation du bâtiment danois. Ces espions avaient vu le Montauk dériver le long de la côte presque sans mâts et sans voiles, et ils l’avaient suivi des yeux jusqu’à ce qu’il eut jeté l’ancre entre la terre et le récit ; ils avaient aussi vu partir les embarcations, quoiqu’ils ne pussent savoir quel était le but de cette expédition ; mais la direction qu’elle suivait indiquait assez que le bâtiment échoué était le point de destination. Toutes ces informations avaient été transmises aux principaux chefs des différentes troupes qui étaient près de la côte, et ceux-ci étaient convenus d’unir leurs forces pour s’emparer du second bâtiment, et de partager ensuite le butin.

Quand les Arabes revinrent sur la côte le matin, les chefs qui se trouvaient parmi eux comprirent bientôt le motif de l’arrivée des embarcations près du bâtiment échoué, et ayant compté à peu près le nombre de ceux qui travaillaient à bord de ce bâtiment, ils en avaient assez justement conclu qu’il devait rester peu de monde sur le paquebot à l’ancre. Ils avaient trouvé une longue-vue sur le bâtiment danois, et plusieurs d’entre eux connaissant l’usage de cet instrument, parce qu’ils en avaient déjà vu de semblables, ils s’en étaient servis pour découvrir le nombre et le sexe de ceux qui étaient à bord du Montauk, et ils avaient dirigé leurs opérations en conséquence. Les troupes qui avaient paru et disparu derrière les hauteurs sablonneuses du désert, à l’époque où notre relation est arrivée, se composaient des Arabes qui arrivaient de l’intérieur ; et ceux qui s’avançaient vers le récif étaient ceux que Saunders venait de découvrir. Attendu la forme arrondie de la côte et l’interposition d’un promontoire, la distance qui séparait les deux bâtiments était deux fois plus grande par eau que par terre, et ceux qui arrivaient en ce moment par le travers du paquebot dressèrent leurs tentes fort tranquillement, comme s’ils n’eussent eu besoin, pour être sûrs du succès, que de déployer leurs forces sans se cacher, et qu’ils n’eussent eu aucune crainte du retour de l’équipage.

Quand les deux jeunes gens et leurs deux amis plus âgés eurent bien examiné cette troupe qui était composée de plus de cent Arabes, ils entrèrent en consultation sur ce qu’ils avaient à faire ; et comme Paul Blunt s’était déclaré marin, et qu’il avait déjà montré son intelligence et sa promptitude à trouver des ressources, les yeux des autres se fixèrent naturellement sur lui, comme pour attendre son opinion.

— Jusqu’à ce que la marée remonte, dit-il, je ne vois aucun motif de crainte. Nous sommes hors de portée de la mousqueterie, ou, dans tous les cas, les Arabes ne peuvent du rivage diriger contre nous qu’un feu mal ajusté et fort peu dangereux. Nous avons en outre l’espoir de voir arriver nos amis à chaque instant. Mais, s’ils n’arrivaient pas et que la marée, en se retirant, fût aussi basse que celle d’hier, notre situation deviendrait véritablement critique. L’eau qui entoure ce bâtiment peut nous servir de protection temporaire ; mais le récif en est à si peu de distance, qu’on peut y venir à la nage.

— Mais nous pourrions défendre le paquebot contre des hommes, arrivant à la nage, qui voudraient monter sur le pont, dit M. Sharp.

— Nous le pourrions probablement, si nous n’avions qu’eux à craindre ; mais supposez vingt à trente nageurs résolus, arrivant en même temps sur différentes parties du bâtiment, et protégés par les longs mousquets des autres Arabes ; placés sur les rochers du récif ; et vous concevrez l’impossibilité de toute défense. Le premier de nous qui se montrerait sur le pont, pour repousser ceux qui voudraient nous aborder, serait sûr d’être, tué comme un chien.

— C’est une cruelle faute de nous avoir exposés à cet horrible destin ! s’écria M. Effingham cédant à l’amour paternel.

— Cela est plus facile à dire à présent que lorsqu’elle a été commise, dit John Effingham ; comme marin et comme ayant en vue un objet important, le capitaine Truck a agi pour le mieux, et, quoi qu’il puisse nous arriver, nous ne devons pas le blâmer. Les regrets sont inutiles, et tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de chercher quelque moyen d’écarter le danger qui nous menace, avant qu’il soit trop tard. — Monsieur Blunt, il faut que vous soyez notre conseiller, notre commandant. Ne nous est-il pas possible de conduire le paquebot au-delà du récif, et de jeter l’ancre assez loin pour que nous n’ayons à craindre ni les nageurs ni les longs mousquets ?

— J’ai songé à cet expédient. Si nous avions une embarcation, on pourrait y réussir par ce beau temps ; mais, sans embarcation, c’est une chose impraticable.

— Mais nous en avons une, reprit John Effingham en jetant un coup d’œil sur la chaloupe qui était sur ses chantiers.

— Une qui est trop lourde pour ce service, quand même il nous serait possible de la mettre à la mer, et je doute que toutes nos forces réunies en vinssent à bout.

Un long silence suivit. Chacun faisait des efforts inutiles pour imaginer quelque moyen d’échapper aux Arabes ; et ces efforts étaient inutiles, parce qu’en de pareilles occasions, la mesure qui réussit est ordinairement le résultat d’une sorte d’inspiration soudaine, plutôt que celui de longues et laborieuses réflexions. Illustration